Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Mémoire vive du « jeu pascal »

Mystique et tâches de la vie religieuse aujourd’hui

Dolores Aleixandre, r.s.c.j.

N°1999-1 Janvier 1999

| P. 7-15 |

Il sera sans doute un peu frustrant de ne pouvoir lire en son entier le très bel exposé de Sœur Dolores. Mais son ampleur et sa profondeur méritaient que l’on y vienne à plusieurs reprises ! Ce sera tout gain pour en tirer quelque profit spirituel. Nous lirons donc seulement le texte-parabole qui l’introduit. Déjà y faire écho dans la prière, en communauté, serait un bon exercice... ! Viendront ensuite, annonçons-les déjà, les parties suivantes : Encourager les désirs, Maintenir vivante la mémoire pascale du perdre/gagner, Engendrer un signe alternatif de bonheur. Rien que l’énoncé de ce triptyque indique combien cette relecture de la vie consacrée est forte de cette sève qui l’anime en son plus profond, là où elle est entée en Jésus Christ.

Nous remercions très chaleureusement le secrétariat romain de l’U.I.S.G., ainsi que Sœur Dolores Aleixandre, r.s.c.j., de nous avoir volontiers accordé le droit de reproduire cette version française de la conférence donnée en espagnol par Sœur Dolores lors de la Réunion Plénière de l’Assemblée des 3-7 mai 1998 (« Religieuses, artisanes d’un avenir meilleur en route vers de nouvelles solidarités »). Déjà publiée dans le bulletin de novembre 1998 de l’U.I.S.G. et dans le n° 3/1998 L’Union Vie religieuse en Belgique, nous sommes heureux de lui assurer une nouvelle diffusion plus diversifiée.

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

Les chroniques racontent que, en plein Moyen Âge, il y avait, dans un pays lointain, un vieux monastère situé au milieu d’une vallée, entre des montagnes escarpées. Il avait connu, dans le passé, une vie florissante grâce à la multitude de moniales qui remplissaient ses cloîtres, élevaient leurs voix au chœur ; fouillaient dans les vieux codes de sa bibliothèque, travaillaient avec ardeur le potager et servaient le Seigneur dans la joie et la simplicité du cœur. Mais, au cours des années, survint une grande sécheresse, les terres devinrent désertes et les produits se faisaient si rares que la vie devenait de plus en plus dure et les ressources du monastère de plus en plus maigres. Les sœurs les plus faibles tombaient malades et il n’était plus possible d’acheter des remèdes. Le potager était leur unique soutien, mais elles ne pouvaient plus acheter de semences. Des brèches apparaissaient dans les murs du monastère, le vent se glissait par toutes les fissures, mais il n’y avait pas d’argent pour les réparer. Les aliments, qu’elles partageaient avec les pauvres qui frappaient à leur porte, étaient de plus en plus rares et le malaise se propageait parmi les sœurs provoquant chez certaines murmures et découragement. L’abbesse, malgré sa grande prudence et sa force d’âme, était sérieusement préoccupée et priait le Seigneur jour et nuit lui demandant de porter remède à tant de besoins.

Une nuit elle eut un songe qui se répéta le jour suivant et l’autre encore : « Va à la ville, écoutait-elle, mets-toi au milieu de la place du marché et regarde, sans bouger de là, parce que là tu trouveras un grand trésor ». L’abbesse était peu portée à faire cas des songes, mais comme celui-ci se répétait nuit après nuit, elle réunit finalement les sœurs en Chapitre et leur demanda leur opinion sur ce cas. Elles réfléchirent, prièrent et, finalement, sœur Mathilde, l’une des plus sages et des plus respectées de la communauté, exprimant à haute voix l’opinion de toutes dit : « Allez à la ville, ma Mère, de toute façon nous n’avons rien à y perdre. Si vous n’avez rien trouvé à la fin de la journée, vous reviendrez parmi nous et nous continuerons à offrir au Seigneur les peines que lui-même nous envoie. Mais si le songe se révèle vrai, vous serez la bienvenue avec le trésor que vous rapporterez parce que cela nous permettra de sortir de cette grande pénurie et nous pourrons continuer à aider les pauvres. »

Le jour suivant, de bonne heure, tandis que les moniales priaient les vigiles, l’abbesse abandonna le monastère. Après plus de trente ans durant lesquels elle n’avait pas franchi l’abri protecteur de ses murs, elle se sentait comme perdue, exposée à l’intempérie, mais elle s’arma de courage et, s’enveloppant dans son ample cape, elle marcha dans la vallée jusqu’au moment où elle arriva à la ville. C’était jour de marché et tout bouillonnait d’activités : les marchands allaient et venaient sur la place, ils installaient leurs étals, criaient pour annoncer leurs produits. L’abbesse se posta au milieu de la place, déconcertée par un bruit et un mouvement auxquels elle n’était pas habituée. Personne ne semblait faire attention à elle, les marchands la bousculaient dans leurs allées et venues et elle devait sortir de là pour laisser passer les charrettes et les troupeaux. Mais c’était bien celui-là l’endroit que le songe lui avait indiqué pour découvrir le trésor et elle était disposée à ne pas en bouger ; cependant elle avait beau regarder avec attention, elle ne voyait sous ses pieds que les mauvaises pierres dont était pavée la place.

Quand vint le soir, l’activité du marché déclina et quelques vendeurs commencèrent à se rendre compte qu’elle était là, surpris de sa persistance à attendre sans rien vendre, sans rien acheter. L’un d’eux lui dit, sur un ton moqueur : « Eh la sœur ! qu’est-ce que vous attendez ? On vous a chassé de votre monastère ? Ou alors vous voulez nous vendre votre cape pour acheter des indulgences ? » Une cascade de rires salua sa déclaration et l’abbesse seule demeura sérieuse, se mordant les lèvres pour ne pas répondre. La nuit tombait, le froid se faisait sentir et la place se vidait peu à peu. Deux derniers vendeurs ramassaient leurs étals et l’un d’eux lui cria : « Ma sœur, vous allez rester là toute la nuit ? qu’est-ce qui vous arrive ? Faites attention, le garde va vous arrêter si vous restez seule à cette heure-ci. » L’abbesse avait besoin de se confier à quelqu’un et elle se risqua à leur confesser : « J’ai fait un rêve dans lequel il m’a été dit que, ici-même, je vais trouver un trésor. » Ils se mirent à rire en l’écoutant et l’un d’eux commenta à mi-voix : « Il n’y a pas de remède pour les bonnes sœurs, elles m’ont toujours paru innocentes ! Qu’est-ce que tu en dis toi ? Et celle-là est venue de loin pour courir après un songe ! Elle ne sait pas qu’il n’y a que les fous et les sots qui croient aux songes. Moi aussi il y a des mois que je rêve que sous les dalles de la cuisine du monastère de la vallée se cache un trésor... Et tu crois que ça va me passer par la tête de faire le ridicule et d’aller frapper à la porte d’un endroit où elles sont plus pauvres que des rats pour aller chercher, sous leur cuisine, un trésor qui n’existe pas !...

En les voyant s’éloigner, l’abbesse sentit son cœur battre très fort et, malgré la nuit, elle reprit, le plus rapidement possible, le chemin du monastère. En arrivant, elle demanda qu’on sonne la cloche, elle réunit les sœurs et leur demanda de la suivre à la cuisine. Une fois arrivées là, et à l’étonnement de toutes, elle se mit elle-même à retirer les pierres noires du foyer : un merveilleux coffre en or était caché là et, à l’intérieur, un très vieux papyrus de valeur inappréciable ! Elle demanda à une sœur âgée, connaissant les langues anciennes de la Bible, de le lire et elle traduisit son contenu à haute voix, c’était deux fragments de l’évangile de saint Matthieu : « Le Royaume de Dieu est semblable à un trésor caché dans un champ et qu’un homme a découvert : il le cache à nouveau et, dans sa joie, il s’en va, met en vente tout ce qu’il a, et il achète ce champ » (Mt 13, 44). « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il renonce à lui-même, prenne sa croix, et qu’il me suive. En effet, quiconque veut sauver sa vie la perdra ; mais quiconque perd sa vie à cause de moi, la sauvera. Et quel avantage l’homme aura-t-il à gagner le monde entier s’il perd sa vie ? » (Mt 16, 24-26).

Quelques années plus tard le monastère connaissait de nouveau une vie florissante. Un manuscrit découvert récemment conserve le témoignage de l’abbesse : « Nous avons vendu le coffre en or, nous avons payé nos dettes, nous avons réparé nos brèches et nous avons pu de nouveau secourir les pauvres. Mais ce qui, à la vérité, nous a enrichi ce furent ces paroles de l’Évangile : là était caché le véritable trésor que le rêve annonçait » [1]

Entrer dans le texte

Si nous pouvions maintenant commenter ensemble ce conte, je suis sûre que l’interprétation que nous en ferions toutes ensemble serait bien meilleure que tout ce que je pourrais vous dire : nous parlerions de ce que nous suggère la situation du monastère ; du rêve de l’abbesse et de sa décision de sortir hors des murs pour chercher des ressources permettant de survivre ; de son inconfortable attente sur la place du marché ; de la valeur de sa constance, de la mentalité que révèlent les paroles des deux vendeurs et, surtout, de la conclusion : c’était justement dans le monastère que se cachait le trésor, et son contenu était d’étranges paroles introduisant dans un jeu mystérieux de perdre pour gagner.

Mon choix est de nous arrêter justement là, de relire le conte à la lumière de sa conclusion : l’abbesse accablée sous le fardeau d’une grande perte se met en route pour un possible gain et c’est justement le désir de trouver un trésor qui la met en route et la rend capable de perdre la tranquillité et les sécurités que lui offraient les murs du monastère. Elle affronte les risques d’un milieu inconnu, attend, en proie à l’incertitude, à l’indifférence et aux moqueries sans trouver le trésor là où elle l’escomptait. Mais c’est précisément à l’endroit indiqué par le rêve qu’elle entend des mots qui modifieront la direction de sa recherche et la conduiront à découvrir le gain, de façon tout à fait inattendue, à un endroit totalement différent de celui où elle pensait pouvoir le trouver.

Maintenant nous allons lire les deux textes de Saint Matthieu, illuminant le second à la lumière du premier, celui de la parabole du trésor. Nous le ferons avec une « caméra au ralenti », essayant de le découper en séquences, de trouver ses éléments essentiels et d’imaginer le monde intérieur et les réactions de ceux qui l’ont écouté pour la première fois.

D’abord il faut lire le contexte immédiatement antérieur parce qu’il jette sur ce passage une lumière certaine : Jésus a repris Pierre avec sévérité : « Tu ne penses pas comme Dieu mais comme les hommes » (Mt 16, 23) puis, il appelle ses disciples et commence à les instruire sur ce que c’est « penser comme Dieu » ou « penser comme les hommes ». Et, exprimant la première phrase au conditionnel : « Si quelqu’un veut me suivre... », il met cette suite à la portée de tous ceux qui veulent l’entreprendre. Le désir est donc le premier élément dont il faut tenir compte.

Le second, que nous allons qualifier de perte, apparaît immédiatement après, comme conséquence inévitable de cette « suite », comme sa pierre de touche, l’unique à laquelle on reconnaît la capacité d’authentifier le désir initial : « ...qu’il renonce à lui-même et qu’il me suive... » Il est donc demandé, à celui qui est « candidat à être disciple », de se décider à se renier lui-même, de manière absolue et sans détours. Et le verbe, impossible à adoucir, est le même que celui que l’on trouve dans les reniements de Pierre (Mt 26, 69-75). Imaginons la stupeur des interlocuteurs de Jésus, leur geste de refus devant une telle exigence. Pour cela, et comme s’il avait entendu cette vague de protestations, il recourt à une maxime du Livre de la Sagesse : « ...parce que celui qui veut sauver sa vie la perdra, mais celui qui la perdra à cause de moi la sauvera... » La sagesse proverbiale offre un point d’appui pour soutenir son insolite prétention et essaie de placer une base solide face à l’insécurité des auditeurs, mais la proposition est absolument nouvelle et n’offre pas d’autre garantie que un « pour moi » « et pour l’évangile », ajoute Marc), sans autre référence que la personne de Jésus.

Le « parce que... » par lequel commence la sentence est significatif et révèle une insistance dans le raisonnement, une suite de l’argumentation, mais en utilisant un autre vocabulaire qui élargit le contenu de l’expression « se renier soi-même » [2].Le verbe « désirer » apparaît de nouveau, mais ce désir qui, avant, se centrait sur la suite, se révèle maintenant comme désir de sauver sa propre vie. Le contenu du verbe « sauver », selon le dictionnaire, est : conserver sain et sauf, mettre à l’abri d’un péril, préserver, échapper, garder sa maison ou sa fortune, maintenir ses propres biens en bonne situation, réserver...

Ce qui est surprenant et scandaleux c’est que, pour Jésus, cette recherche pour sauver la vie débouche sur tout le contraire de ce que l’on prétendait : c’est perdre, c’est-à-dire échouer, frustrer, gaspiller, dépenser, perdre, souffrir une perte, être arraché de, mourir... Par contre, celui qui « perd sa vie » (et donc accepte d’en être dépouillé), celui-là la sauvera, c’est-à-dire : sera à l’abri du péril, échappera, obtiendra, aura du succès, gagnera... La phrase suivante introduit deux autres verbes équivalents à « sauver/perdre » : Parce que, « à quoi servira à quelqu’un de gagner le monde entier s’il perd sa vie ? » Le verbe grec kerdaino veut dire : chercher un gain, économiser, s’épargner soi-même, s’enrichir, soigner ses propres intérêts, chercher son profit personnel, tandis que zemioo veut dire : causer du tort, blesser, provoquer une perte, infliger une déroute.

Le troisième élément à mettre en relief est apparu : le gain mais, comme dans un jeu d’incohérences : perte et gain ont échangé leur rôle et il faut les comprendre à contresens, de nouveau sans autre appui que la parole de Jésus et sa manière particulière et sélective d’interpréter la vie.

Si nous revenons maintenant à la phrase initiale, je crois que nous pourrons mieux comprendre sa structure et hasarder une hypothèse sur sa relation avec la vie religieuse (VR) : si nous définissons celle-ci à partir de la suite de Jésus, il nous faut la supposer ordonnée, à partir de sa raison d’être, par le dynamisme de perte/gain, affectée radicalement par lui, invitée à l’incorporer à son être même, appelée à entrer dans un jeu qui se convertit en sa « métaphore institutionnelle » en ce qui devrait faire qu’elle se distingue des autres modes de vie qui l’entourent.

À l’époque actuelle, où nous cogitons tant sur la force significative de la VR, je pense que c’est là que se cache notre véritable identité : être des hommes et des femmes qui, en réponse à un appel, désirent « penser et sentir » comme Dieu lui-même et, à cause de Jésus et de son Évangile et pour la joie de l’avoir rencontré, sont disposés à entrer dans le jeu perdre/gagner (du « qui perd gagne ») et à en faire un style de vie à l’intérieur de l’Église, avec une mission qui s’insère dans celle de Jésus :« chercher et sauver ce qui était perdu » (Lc 19, 10).

La réflexion qui suit part de cette hypothèse qui constituerait la « mystique » de la VR et comme la triple tâche spécifique de celles qui l’embrassent [3] :

encourager des désirs,
maintenir vivante la mémoire du perdre/gagner,
engendrer un style alternatif de bonheur.

En approfondissant chacun de ces trois points nous nous approcherons également de cinq femmes de l’évangile. Trois d’entre elles sont protagonistes de récits : la samaritaine (Jn 4,1-42), la veuve pauvre (Mc 12,41-44) et la femme qui a versé le parfum qu’elle apportait sur Jésus (Mt 13,33). Les deux autres sont des personnages de paraboles : la femme qui enfouit le levain dans la masse (Mt 13, 33) et l’une des jeunes filles qui attendaient l’époux avec leurs lampes allumées (Mt 25,1-13). Je les ai choisies parce que, au premier abord, nous les voyons toutes les cinq tenant quelque chose en mains (une cruche, des monnaies, du parfum, du levain ou de l’huile), elles le perdent ensuite et gagnent, en échange, quelque chose de différent. En elles nous pouvons contempler, comme dans une icône, ce que signifie, dans le concret de cinq vies, le geste risqué de perdre/gagner.

Sœur Dolores Aleixandre, Religieuse du Sacré Cœur, est actuellement professeur d’Écriture Sainte à l’Université pontificale Comillas de Madrid. Parmi de nombreuses publications, nous notons dans les plus récentes : Bautizados con fuego, Ed. Sal Terrae, Santander, 1997 ; Esta historia es mi historia. Narraciones bíblicas vividas hoy, Ed. CCS, Madrid, 1997.

[1Inspiré du conte : « Eizik el zapatero ». Cf. E. Wiesel, Célébration hassidique. Portraits et légendes. Paris, 1972, p. 19.

[2Le logion, présent dans les trois synoptiques (Mc 8, 34-37 ; Lc 9, 22-27), apparaît également dans l’évangile de Jean, après la sentence sur le grain de blé qui, s’il meurt, porte beaucoup de fruit : « Celui qui aime sa propre vie la perd ; par contre, qui hait sa vie dans ce monde la gardera pour la vie éternelle » (Jn 12, 25). L’Apocalypse nous offre une clé pour comprendre en quoi consiste aimer/haïr quand, parlant des justes qui, par le sang de l’Agneau, ont mis en déroute celui qui les accusait jour et nuit, il dit d’eux : « Ils n’ont pas aimé leur vie jusqu’à craindre la mort » (« ils ont haï leur vie jusqu’à en mourir ») (Ap 12, 11).

[3À partir de maintenant je me référerai à la VR féminine.

Mots-clés

Dans le même numéro