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L’affectivité spirituelle

Robert Roelandt, s.j.

N°1999-1 Janvier 1999

| P. 34-51 |

Sans entrer dans une théorie particulière, ni, en conséquence, dans une analyse psychologique déterminée, cet article éveille avec justesse à la dimension « affective » de la vie spirituelle ou encore, ce qui serait une autre manière de dire, à la compréhension de notre vie spirituelle comme « affectée par ». C’est déjà une tâche importante que de travailler à clarifier cette situation souvent confuse. Mais, affectée par quoi, par qui ? Une exposition de la pratique du discernement (conduisant à la reconnaissance de - et à la décision en liberté en accord avec - l’attrait divin, l’élection dans la doctrine ignatienne du discernement des esprits) devra alors compléter ces préliminaires indispensables. Que la grâce assume, purifie, ré-ordonne la nature vers sa Fin, ce texte en est une belle démonstration.

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Les Exercices Spirituels accordent une grande attention aux « diverses motions qui se produisent dans l’âme » (Ex, 313), en vue « d’ordonner sa vie sans se décider en raison de quelque attachement qui serait désordonné » (Ex, 21). Pour aider tout disciple du Christ à prendre une décision droite, en toute occasion, Ignace l’invite à se référer constamment à ce qui se passe dans son cœur ; il lui recommande avec insistance de repérer ce qui l’a touché au cours de sa prière, de le noter et de s’arrêter là où il a « senti une plus grande consolation ou désolation ou un plus grand sentiment spirituel » (Ex, 62). En fait, la majeure partie des « exercices » proposés par Ignace est consacrée à la « répétition », c’est-à-dire à l’approfondissement des sentiments spirituels éprouvés, que ce soit dans le sens du goût ou du dégoût intérieurs ; par la médiation et l’examen de ces motions affectives, le disciple du Christ peut découvrir progressivement ce que Dieu lui-même « met dans son cœur » (cf. Ex, 155) pour le faire progresser au mieux dans la voie de son amour et de son service. Ce qu’Ignace appelle « l’expérience des consolations et des désolations » (Ex, 176) met donc fortement en valeur l’affectivité spirituelle ; c’est pour lui une voie privilégiée, bien que pas la seule, qui permet de « faire une saine et bonne élection » (Ex, 175), c’est-à-dire de se décider conformément à la volonté de Dieu.

Ignace se fonde évidemment sur sa conviction de foi que Dieu est en contact immédiat avec l’homme (Ex, 15), qu’il agit directement dans son cœur et dans son affectivité ; et il suppose par le fait même que l’homme peut prendre conscience de cette action divine au plus intime de lui-même. Un sentiment peut donc naître dans le cœur, de telle nature qu’à la fois on le qualifie de « spirituel » et qu’il porte la marque de l’action de Dieu. Comment cela peut-il se produire, et du côté de l’homme et du côté de Dieu ? Qu’est-ce qui caractérise l’affectivité « spirituelle » ? Ce sera l’objet principal de cette brève étude.

Ignace parle de l’alternance des consolations et des désolations comme d’une donnée de base de l’affectivité spirituelle ; celle-ci manifeste en effet un rythme spécifique, capable d’éclairer chacun sur l’action divine en lui en même temps que sur ses motivations personnelles ; nous considérerons ce que nous manifeste cette alternance des sentiments spirituels.

Enfin, nous nous demanderons quel est l’enjeu du mouvement des sentiments spirituels. En prendre conscience aide à progresser dans la lucidité nécessaire à toute action bonne ; il purifie le regard sur Dieu, sur les autres, sur soi-même, de telle sorte que chacun tente de ne rien vouloir « s’il n’y est pas poussé uniquement par le service de Dieu » (Ex, 155). Une visée idéale certes, mais pleinement évangélique.

Qu’est-ce que l’affectivité spirituelle ?

On ne peut évidemment déterminer ce qu’est un sentiment spirituel qu’en situant l’affectivité dans la personne humaine ; ce qui passe par un bref rappel de quelques notions essentielles.

L’homme est un corps animé par un esprit, ou bien un esprit qui s’exprime dans un corps ; corps et esprit sont indissociables : ensemble, ils constituent la personne humaine. En celle-ci, l’élément moteur est l’esprit qui permet à chacun de dire : je, moi. Une étincelle permanente, au centre de la personne, qui fonde son identité unique, sa dignité inaliénable, et qui s’exprime sans cesse dans un être de chair ; l’esprit, en l’homme, n’est pas réductible à son corps, mais il en a besoin pour l’animer. Ainsi s’explique la vocation de la personne humaine ; elle est destinée à mener une vie en esprit à travers les multiples fragilités de sa condition charnelle.

La vie en esprit

Trouver le point intérieur, si ténu, où je suis vraiment « moi », où je suis une personne libre, est une entreprise difficile, à toujours recommencer. Car le moi dont nous éprouvons spontanément l’existence n’est qu’un moi périphérique, encombré de toutes sortes de désirs possessifs, lié aux mouvements puissants de notre affectivité, à tel point que bien souvent nous sommes agis par nos sentiments, visant à adhérer à ce qui plaît et à rejeter ce qui déplaît. Et n’est-ce pas en ces termes que se décrit la liberté pour la plupart des gens ?

Si nous voulons vivre en conformité à ce que nous sommes, des esprits incarnés, il s’agit donc de travailler sans cesse à libérer notre cœur, à libérer notre liberté, c’est-à-dire de vivre en sorte que nos sentiments puissent exprimer à leur manière la vie de l’esprit qui nous anime. Est-ce possible ? Pouvons-nous développer en nous des sentiments qui portent et expriment la réalité de notre esprit ?

La vie affective

Les sentiments sont omniprésents en nous ; en réalité, nous vivons surtout d’affectivité. Des désirs toujours renaissants se bousculent en nous ; nous passons de l’un à l’autre, en restant insatisfaits. Ces mouvements affectifs, qui nous traversent, proviennent de nombreuses sources, et notamment de tout ce qui a marqué notre existence depuis les premières années de l’enfance : l’hérédité, le caractère inné, l’éducation reçue, les multiples expériences de la vie, les milieux où nous avons été insérés, les personnes qui nous ont influencés, etc. Engrangées dans notre mémoire, ces diverses composantes sont constamment mises en action dans les circonstances présentes de notre vie ; tantôt l’une, tantôt l’autre est réactualisée dans des motions affectives qui jaillissent en nous.

Notre affectivité ressemble à un mouvement perpétuel ; elle se manifeste en de multiples variations de sentiments. Selon les personnes, ces variations sont plus ou moins fortes ou peu perceptibles, rapides ou lentes, amples ou discrètes, mais elles rythment toujours la vie de notre cœur et s’imposent à nous. Car les sentiments recèlent une grande force, qu’ils puisent dans les profondeurs non-conscientes de notre être et que nous avons peine à maîtriser.

Dans nos relations avec d’autres personnes, nous ressentons également des tendances variées et successives ; parfois on se sent proche de telle ou telle personne, et parfois à l’égard de la même personne, on se trouve distant, voire en opposition. Nos relations humaines sont fortement tributaires de nos mouvements affectifs ; elles suivent en quelque manière le rythme de ceux-ci.

Pourtant, nous constatons que vis-à-vis des autres, nous ne pouvons pas nous contenter de suivre le mouvement instinctif de nos sentiments. L’autre nous interpelle plus profondément ; sa dignité personnelle lui donne droit à notre respect et à notre attention, quels que soient les sentiments spontanés, d’attirance ou de rejet, que nous ressentons à son égard. N’est-ce pas ainsi que, selon l’Évangile, Jésus abordait l’autre, comme l’ont clairement avoué ses adversaires : « Maître, nous savons que tu es franc et que... tu ne tiens pas compte de la condition des gens » (Mt 22,16). Ainsi le sentiment à l’égard de l’autre peut et doit s’adresser à sa personne comme telle, et donc porter la marque de notre vie en esprit, c’est-à-dire devenir un sentiment spirituel.

À plus forte raison, en va-t-il de même dans notre relation avec Dieu que nous ne voyons ni ne touchons. Nous allons à lui avec la même affectivité, et nous éprouvons à son égard la même variation de sentiments. Parfois nous le sentons proche, nous sommes davantage assurés de lui ; mais souvent « dans le tréfonds de notre cœur, (sa) place reste marquée comme un grand vide, une blessure », comme le note si bien une hymne, et nous n’éprouvons plus, dans la relation avec lui, de « goût spirituel » ; expression significative, illustrant bien la profondeur des sentiments qui s’adressent à Dieu.

Dans les relations avec Dieu comme avec les autres, les sentiments adéquats proviennent nécessairement d’une zone plus profonde de notre être, ils sont chargés de notre vie en esprit, ils peuvent et doivent devenir des sentiments spirituels.

Les sentiments spirituels

Ces sentiments plus profonds se développent dans notre cœur, face à l’Autre et aux autres, qui nous donnent d’exister comme sujets libres et responsables. Car en vérité nous sommes suscités, en tant que personne humaine, par le regard de l’Autre, notre Dieu, de qui nous tenons notre existence et notre liberté, et par le regard des autres, qui réactivent en nous cette même existence de personnalité libre, invitée à accueillir et à exercer librement sa vie.

Des sentiments spirituels se manifestent aussi quand, dans les petites comme les grandes occasions, nous avons à prendre position vis-à-vis de notre existence : pourquoi suis-je en ce monde ? quel est le sens de ma vie ? quelle en est sa valeur ? Nous remarquons alors, si nous sommes attentifs, que nos réponses explicites ou implicites à ces questions vitales suscitent en nous des réactions de paix ou d’inquiétude, de consentement ou de rejet, etc. Ce sont bien des sentiments, car notre esprit ne s’exprime que par notre structure corporelle ; ils gardent même la tonalité particulière de notre affectivité personnelle, mais ils sont enracinés dans la zone spirituelle de notre être et révèlent la visée profonde de notre cœur, en réponse aux questions et aux appels relatifs à notre condition et à notre destinée d’homme. La liberté humaine est leur « terrain » propre, leur lieu spécifique ; ils n’éclosent et ne mûrissent qu’à mesure que l’homme accède d’une façon ou d’une autre à sa liberté. Certes, la liberté humaine reste souvent enfouie dans le tohubohu de l’affectivité, et ainsi les sentiments spirituels peuvent n’être que peu ou pas du tout identifiés, pendant de longues périodes, et même pendant toute une vie ! Mais la liberté est l’apanage de tout cœur humain, elle est présente en tout homme, signalant toujours « l’homme possible », selon l’expression de Maurice Zundel ; et les sentiments spirituels existent, imperceptibles, même dans l’homme qui ne vit qu’à la périphérie de son être ; si atténués qu’ils soient, ils peuvent éclore un jour... d’autant plus que, dans cette zone profonde de la personne humaine, l’Esprit de Dieu est présent, agissant avec un infini respect - que nous avons peine à comprendre - et suscitant notre existence spirituelle.

La vie dans l’Esprit

« C’est le propre du Créateur d’entrer, de sortir, de produire dans l’âme une motion, l’amenant tout entière à l’amour de sa divine Majesté » (Ex, 330). Cette affirmation d’Ignace souligne une fois encore l’action de l’Esprit dans le cœur de l’homme : l’Esprit y agit comme il le veut, c’est son domaine. L’Esprit, communiqué par le Seigneur ressuscité et vivant, se joint à notre esprit de telle sorte que tout notre être, et donc notre affectivité, participe à sa vie propre. Il est intimement uni à chaque cœur qui l’accueille, jusqu’à ne point former nombre avec lui ; et en même temps, loin de l’écraser dans sa souveraineté inimaginable, il le suscite comme partenaire libre dans un véritable dialogue.

Que l’Esprit agisse directement dans le cœur humain, c’est une réalité vécue, perçue par les croyants d’une manière plus fréquente qu’on ne l’estime d’ordinaire. Il suffit de se rappeler certains faits : une vocation, une conversion, une illumination, qui marquent soudainement une existence ; dans chacune de nos vies, il arrive, par exemple lors d’une rencontre ou d’un pèlerinage, d’une épreuve ou d’une souffrance, que nous ressentions l’irruption de l’Esprit de manière telle que nous ne pouvons en douter : Dieu vit dans notre cœur et nous conduit. Cette action directe de Dieu envahit toute la personne, lui donne assurance et paix ; non point une euphorie superficielle, car elle ne gomme pas nos situations humaines, parfois inconfortables ou même douloureuses, mais elle opère un renouvellement en profondeur, qui libère le cœur de ses aliénations instinctives et nous remet en contact avec la source de notre existence.

Il est vrai que cette action ressentie ne se prolonge pas dans la durée ; elle se mêle rapidement aux aléas de nos mouvements affectifs ordinaires. En effet, l’action de l’Esprit se trouve comme mise à l’épreuve des événements de notre vie, qui engendrent dans le cœur des désirs et des sentiments plus ou moins égocentriques et le ramènent au niveau périphérique de l’affectivité. Ces mouvements affectifs sont souvent opposés à la motion de l’Esprit, qu’il s’agisse de simples inattentions ou de refus plus nets ; ils perturbent le cœur et provoquent en lui une certaine turbulence.

Il peut se faire ainsi qu’après avoir ressenti un profond sentiment de présence divine, le cœur éprouve peu après un puissant mouvement affectif à l’égard d’autres personnes, et qu’en conséquence il devienne comme insensible dans sa relation avec Dieu : toute la force affective est mobilisée par des relations humaines au risque d’obscurcir la relation personnelle avec Dieu. Ou bien, après avoir reçu une inspiration spirituelle, montrant la nécessité d’une entreprise apostolique, le cœur engagé dans cette œuvre en vient à être tellement occupé et comme submergé par les soucis de l’action, qu’il en oublie son élan premier et que les préoccupations quotidiennes occultent la présence de Celui qui l’a mis en route à son service.

Notre cœur, travaillé par l’action de l’Esprit, subit également l’influence de notre affectivité égocentrique ; de ce fait, il entre inévitablement dans une alternance de sentiments spirituels dont il est à la fois le terrain et l’enjeu. À travers la docilité et la résistance que traduisent les divers sentiments spirituels, le cœur se trouve appelé à affermir ses consentements, à surmonter ses refus, pour accéder progressivement à une liberté plus authentique dans son comportement à l’égard de Dieu et des autres.

Mais avant de poursuivre notre réflexion sur cette alternance des sentiments spirituels, et son fruit, c’est-à-dire une plus grande lucidité éclairant notre action, il est peut-être utile de regarder un modèle vécu de l’éclosion d’une affectivité spirituelle, en se rappelant l’expérience d’Ignace lors de sa conversion. Cette expérience a été véritablement, pour lui, le germe d’un itinéraire intérieur, qu’il est parvenu à universaliser en rédigeant les Exercices Spirituels.

L’expérience d’Ignace

Dans le « récit » de sa vie, qu’il dicta peu avant sa mort sur l’insistance de ses compagnons, Ignace avoue qu’il « croissait toujours en dévotion, c’est-à-dire dans la facilité à trouver Dieu, et maintenant plus que jamais durant toute sa vie. Toutes les fois et à toute heure où il voulait trouver Dieu, il le trouvait » [1]. Une telle libération de la liberté est évidemment le fruit d’un long cheminement, commencé plus de trente ans auparavant, lors de sa conversion à Manresa.

Ignace est alors animé d’un grand désir : faire quelque chose de grand de sa vie, être un véritable chevalier, selon la culture et la mentalité de son époque ; il entretient des rêves immenses d’exploits à accomplir pour la Dame de ses pensées, une figure mythique sur le modèle des récits d’amour courtois ; pour sa conquête, il est porté par le désir de montrer une image brillante et prestigieuse de lui-même.

À Loyola, au cours de sa convalescence après sa blessure à Pampelune, il ne trouve pas de romans d’amour... mais seulement des livres pieux : vie de Jésus et biographies de saints emplies de merveilleux. Et Ignace de se dire : « Saint Dominique, saint François a fait ceci ; eh bien moi, il faut que je le fasse ! » Il est encore habité du même désir égocentrique, la belle image de soi, même si c’est maintenant dans le registre des exploits pieux : « aller nu-pieds à Jérusalem, ne manger que des herbes, faire toutes les autres austérités qu’il voyait avoir été faites par les saints ». Il y avait tout de même une différence par rapport au passé : il remarque que s’il est exalté dans des rêves au sujet de sa Dame, il reste ensuite, une fois envolé le rêve, sec et désolé ; mais quand il s’exalte à propos du Christ et de ce qu’il veut faire pour lui, il demeure ensuite allègre et consolé. La prise de conscience, simple et profonde, de ce fait suscite en lui la première expérience du discernement des sentiments spirituels.

Chevalier du Christ, il se décide à partir pour Jérusalem. Sur son chemin, à Montserrat, non loin de Barcelone, il passe une nuit auprès de la Vierge - sa Dame maintenant - selon le rituel des chevaliers ; il se dépouille de ses vêtements de noble et revêt un pauvre habit de pèlerin II fait un détour par Manresa, où l’attend son Seigneur, qui va l’y inviter à une véritable conversion. Là, dans un hôpital, il se livre à de grandes austérités : il mendie, jeûne, fait des pénitences physiques, laisse pousser sa belle chevelure, ses ongles (« dont il avait été très soucieux »). Il a plusieurs fois la vision d’une chose resplendissante, comme un serpent avec beaucoup d’yeux ; il est grandement consolé de la voir, puis quand la chose disparaît, il est envahi par le dégoût. Cette « chose » en fait « incorpore » son image de lui, son désir égocentrique de prestige. Il est alors secoué par de grandes désolations et des consolations subites, qui vont l’effrayer : « Quelle est cette nouvelle vie que nous commençons maintenant ? » Il passe par de fortes crises de scrupules, malgré de fréquentes confessions, et subit même des tentations de suicide... « mais sachant que se tuer était un péché, il se remettait à crier : « Seigneur, je ne ferai pas de chose qui t’offense ». Ignace souffre une agonie ; l’image de lui-même est en train de s’effondrer.

Enfin, « il lui vint certains dégoûts de la vie qu’il menait, avec de grandes envies de l’abandonner. Et là-dessus le Seigneur voulut qu’il s’éveillât comme d’un rêve ». Il fait alors retour sur son passé immédiat, se met à considérer par quels moyens cet esprit de désolation lui était venu... C’est le mauvais esprit qui lui faisait tenir ainsi à ses propres projets, en l’y enfonçant dans toutes sortes de scrupules et d’excès. « En ce temps-là, dit-il, Dieu se comportait avec lui de la même manière qu’un maître d’école se comporte avec un enfant : il l’enseignait ». D’abord il est délivré des scrupules ; puis il décide de manger de la viande, de prendre le sommeil nécessaire ; il se coupe les ongles et les cheveux, renonçant ainsi à l’image du « saint » qu’il voulait donner de lui-même, d’abord à ses propres yeux. Peu à peu, il se sent libéré de ce qu’il appelle « la vaine gloire », et son désir se purifie. « L’unique chose pour lui était d’avoir Dieu seul pour refuge. » Son regard ne se porte plus sur lui, pour soi-disant plaire à Dieu, mais il se dirige tout droit sur Dieu lui-même, et désormais il s’efforcera de rechercher la gloire du Seigneur. Il renonce à l’image tant désirée de lui-même, pour se mettre pauvre à la suite de Jésus pauvre, et ainsi entrer dans son œuvre de miséricorde et de salut pour tous les hommes.

Bien sûr, le problème d’Ignace n’est pas classé pour autant ; il reste un homme. Vers la fin de son séjour à Manresa, après une illumination intérieure qui scella sa conversion, voici que réapparut « cette chose... très belle, avec de nombreux yeux... Mais elle n’avait pas une aussi belle couleur qu’à l’accoutumée » ; elle continua de lui apparaître pendant longtemps, mais à chaque fois, en signe de mépris, il chassait cette vision « avec un bourdon qu’il avait l’habitude de porter à la main ».

Le Père Jean-Claude Dhôtel, qui annote le Récit, fait remarquer qu’en diminuant d’éclat, la vision perd de son pouvoir de séduction. Et il ajoute : « Il importera peu que le phénomène se reproduise par la suite : c’est en effet le propre de l’homme de se projeter dans une image illusoire. L’important est que celle-ci soit identifiée et « chassée », bien que non abolie, pas plus pour Ignace que pour nul autre » [2]. Aucun homme en effet n’est en mesure de fixer définitivement son cœur en Dieu ; en d’autres termes, toute personne qui s’efforce de rester dans la familiarité divine, vit sous le régime d’une alternance de sentiments spirituels ; il lui incombe de rester vigilante et d’adapter attentivement son comportement face à la fragilité permanente de son cœur.

L’alternance des sentiments spirituels

La vitalité spirituelle se mesure à l’amour de Dieu et des autres. Même non senti, cet amour habite le cœur dès lors qu’il suscite des actes de service ; mais en certaines occasions, il stimule profondément. Et l’amour n’est pas seul : la foi opère en lui, et l’espérance l’accompagne.

Cette vitalité ou consolation consiste en un « accroissement de foi, d’espérance et de charité » (Ex, 316) ; elle insuffle dans le cœur un goût des valeurs et des réalités divines, qui imprègne toute la vision de la vie et du monde ; elle s’exprime particulièrement par la louange et la reconnaissance. Elle ne produit pas simplement une sorte de relaxation du corps et de l’esprit, mais un accord profond avec Dieu et un accueil paisible des autres [3].

Il y a, par ailleurs, des temps de sécheresse spirituelle, au cours desquels la relation avec Dieu est perturbée. Non point un « coup de cafard » psychologique, ni non plus une dépression nerveuse, mais une atmosphère intérieure éprouvante, instable, qui tient éloigné de Dieu et des autres (Ex, 317). L’invisible ne dit plus rien ; on incline à se raccrocher à des objectifs tangibles, à des valeurs culturelles et sociales ; les valeurs évangéliques apparaissent inopérantes ; le cœur se trouve comme paralysé.

On peut donc distinguer deux catégories principales de sentiments spirituels, qui se succèdent d’ordinaire dans le cœur, sous des formes innombrables selon les personnes ; des auteurs spirituels ont regroupé ces formes en couples opposés : joie/tristesse ; équilibre/excès ; clarté/obscurité ; paix/inquiétude ; le premier terme caractérisant un temps de consolation ou stimulation, le second terme un temps de désolation ou sécheresse. Cette classification correspond souvent à la réalité.

Il est toutefois indispensable de recourir à une interprétation plus fine des sentiments spirituels, utilisant aussi un critère intellectuel - de connaissance - afin de découvrir le sens - et donc le message - d’une motion affective.

Un double critère d’interprétation

Prenons l’exemple de la tristesse. D’ordinaire, ce sentiment qualifie un état de désolation qui tend à faire régresser la vie spirituelle d’une personne « pour qu’elle n’aille pas plus loin » (Ex, 315). Tel fut le cas du jeune homme riche qui, à la parole de Jésus (Suis-moi) « s’assombrit et s’en alla tout triste, car il avait de grands biens » (Mc 10,22). Mais il se peut aussi qu’une réelle tristesse fait « qu’on aille plus avant dans la pratique du bien » (Ex, 315) ; alors, paradoxalement, la tristesse provoque un élan positif dans une personne : celle-ci constate avec peine qu’elle est bloquée dans une situation la menant à la médiocrité spirituelle. Tel fut le cas de Pierre lorsqu’après son reniement, il sentit le regard de Jésus se poser sur lui : « Il sortit et pleura amèrement » (Lc 22,62).

Le sentiment de tristesse, face à Jésus, apparaît ambivalent : il peut qualifier soit une désolation, soit une consolation, dans la mesure où l’on connaît l’orientation du cœur qui l’éprouve. La tristesse risque d’enfoncer dans la nuit spirituelle un cœur qui pourtant se sent appelé au progrès ; ou elle peut stimuler un cœur empêtré dans une tiédeur qui s’oppose à ses véritables aspirations.

Pour interpréter correctement ce sentiment spirituel, il importe de le situer dans une évolution spirituelle globale, en déterminant d’abord où en est actuellement la personne dans son effort ordinaire de vie : par exemple, va-t-elle « de bien en mieux » ou « de mal en pis » (Ex, 335) ; et en considérant ensuite ce que lui apporte réellement ce sentiment par rapport à son état présent : une stimulation ou une paralysie, un progrès ou une régression ?

Il ne suffit donc pas d’enregistrer simplement les sentiments spirituels qui traversent notre cœur, mais il faut toujours découvrir la direction dans laquelle ils nous poussent. La motion du sentiment resterait aveugle, si elle n’était pas accompagnée par la connaissance de son sens, et si elle ne montrait pas, à l’examen, comment elle s’articule dans le combat spirituel de la personne. Tout le mouvement des sentiments spirituels résulte, en effet, de la réaction du cœur humain à l’action de l’Esprit, du fait que « la chair en ses désirs s’oppose à l’Esprit et l’Esprit à la chair ; entre eux, c’est l’antagonisme » (Ga 5,17).

Le mauvais esprit

À ce point de notre réflexion, il nous faut aborder une question que nous pose le langage d’Ignace. Quand, à la fin de son séjour à Manresa, il réfléchissait à cette « chose aux nombreux yeux » qui continuait à lui apparaître intérieurement, il eut, dit-il, « la très claire connaissance, avec un grand assentiment de la volonté, que cela était le démon » [4]. Pour lui, discerner les motions de l’affectivité spirituelle revient à opérer un « discernement des esprits » (Ex, 176), c’est-à-dire à reconnaître dans les sentiments spirituels l’action du bon ou du mauvais ange, du bon ou du mauvais esprit. Que penser de cette perspective ?

Les analyses des sciences humaines nous ont montré que beaucoup de phénomènes affectifs s’expliquent par un enchaînement de causes intrinsèques, propres à la personne et à son évolution, sans qu’il soit nécessaire de recourir à des causes externes, comme l’action d’esprits. Mais ceux-ci sont pris au sérieux dans de grandes cultures religieuses, comme en Afrique et en Asie ; et en Occident, de nos jours, il n’est pas rare de rencontrer des gens qui voient le diable partout. Sans doute faut-il raison garder dans un sens comme dans l’autre : ni exclure, ni majorer l’action de Satan. En restant dans cet équilibre, c’est-à-dire sans rejeter à priori l’un ou l’autre terme, il est loisible cependant, lorsqu’on traite des sentiments spirituels, d’utiliser de préférence un langage se référant au combat intérieur et décrivant l’affrontement de ce que nous avons appelé le moi périphérique (ou charnel) et le moi profond (ou spirituel) suscité par l’Esprit ; comme, légitimement, d’autres trouveront plus adéquat d’employer un langage plus personnalisé.

De toute façon, on ne rendrait pas vraiment compte de la réalité spirituelle si l’on faisait l’impasse sur l’action de Satan dans le cœur de l’homme. Nous ignorons presque tout de la face cachée de notre cœur. Et le sens chrétien nous enseigne que là se déploie l’action du « père du mensonge » (Jn 8,44). Il en va de même dans l’histoire, comme le note le Concile Vatican II : « Un dur combat contre la puissance des ténèbres passe à travers toute l’histoire des hommes » [5]. Au cours de ce siècle, notre histoire ne nous a-t-elle pas dévoilé des horreurs qu’on ne peut guère attribuer seulement à la faible volonté humaine ?

Ajoutons une remarque fondamentale : nous ne connaîtrons « l’ennemi de la nature humaine », comme dit Ignace, que dans la mesure où nous accueillerons « l’Ami des hommes », de la même manière que nous ne connaissons notre péché qu’en nous ouvrant à la Miséricorde. Dans une culture qui imprégnait les cœurs de la crainte de toutes sortes d’esprits, saint Paul affirme constamment que le Sauveur est bien plus fort que toute Puissance invisible, comme dans ce texte parmi d’autres : « Son énergie, sa force toute-puissante, Dieu les a mises en œuvre dans le Christ lorsqu’il l’a ressuscité des morts et fait asseoir à sa droite dans les deux, bien au-dessus de toute Autorité, Pouvoir, Puissance, Souveraineté... oui, il a tout mis sous ses pieds » (Ep 1,19-22). Au-delà de ce que nous inspirent nos peurs et nos incertitudes, une véritable prise de conscience du Mal et du Malin passe par la confiance, toujours première, en notre Sauveur qui nous communique l’Esprit.

La vie en esprit et dans l’Esprit est rythmée par l’alternance des sentiments spirituels ; cette alternance nous révèle peu à peu quel esprit nous meut et nous suggère lentement les comportements capables de traduire dans des actes les inspirations que l’Esprit de Dieu ne cesse de nous donner au plus profond du cœur.

La finalité ou l’enjeu du mouvement de l’affectivité spirituelle n’est rien de moins que notre capacité de grandir en liberté spirituelle ; en aiguisant et purifiant notre regard intérieur, l’alternance des sentiments spirituels nous ouvre le chemin d’un amour plus pur et plus fort. C’est ce qu’en conclusion nous envisagerons maintenant.

Vers la lucidité

La vie d’amitié avec Dieu le Père, par Jésus le Fils, dans l’Esprit, est une réalité à la fois bienheureuse et douloureuse, rythmée, comme tout amour véritable, par une succession de proximité et d’éloignement, qui progressivement nous rend plus purement attachés à lui.

En effet, l’alternance des consolations et des désolations permet de reconnaître en vérité ce qui finalement est visé par la conscience ; elle démasque nos illusions et notre égoïsme, de façon à nous situer plus sincèrement face à Dieu. Il en va de même pour tout amour véritable : le fait d’être passé par des sentiments successifs de communion et d’éloignement vis-à-vis d’une personne aimée nous permet de l’aimer d’une manière plus désintéressée, pour son seul bien... une sorte de détachement dans un attachement plus réel et plus profond. Tout comme cette même alternance dans nos relations avec Dieu nous conduit à entrer à son égard dans une confiance plus désintéressée : lui seul importe, son action prime tout, quoiqu’il en soit de « moi ».

Découvrir et ajuster patiemment les mouvements de notre cœur est, pour nous, engagés dans l’action, d’une importance vitale. L’action nous sollicite à l’extérieur de nous-mêmes, et nous risquons de ne plus faire attention à ce qui se passe en nous. Le mouvement centrifuge, qui à bon droit nous emporte dans l’action, doit être équilibré par un retour constant vers notre cœur, pour examiner son orientation et ses mouvements spirituels. Nous apprendrons ainsi à déchiffrer ce qui nous fait courir. Nous sommes si facilement influencés par des pseudo-motivations qui sont comme induites en nous par nos déterminismes personnels, notre milieu, nos réussites ou nos échecs, nos fautes même. En effectuant cette constante autocritique, c’est-à-dire un discernement personnel continu, nous accédons à la fois à une relation plus sincère avec Dieu et à une meilleure connaissance de nous-mêmes, en pénétrant jusqu’à la zone profonde de notre liberté spirituelle, au-delà de la zone superficielle de nos tendances instinctives ; et nous sommes alors incités à progresser vers cette lucidité véritable, dont nous avons besoin comme de pain.

La lucidité est au cœur du comportement simple et cohérent de Jésus ; il l’a exprimée en une sentence profonde : « La lampe de ton corps, c’est l’œil. Si donc ton œil (ton regard) est simple, ton corps tout entier sera dans la lumière » [6].

Maurice Zundel a appliqué cette affirmation bien ciselée à l’apparition de Jésus ressuscité aux disciples d’Emmaüs, en citant un commentaire de saint Grégoire le Grand : « Il leur apparut au-dehors comme il était au-dedans d’eux-mêmes ». Certes les disciples parlaient de Jésus et l’aimaient, mais en même temps ils doutaient de lui ; c’est pourquoi ils ne peuvent pas le reconnaître tout de suite. Chacun voit les autres avec ses yeux, et l’univers et Dieu même lui apparaissent selon la qualité de son regard. C’est ainsi que Dieu, à nos yeux, « peut prendre le visage d’un étranger, ses traits peuvent se déformer comme ils l’ont été si souvent dans l’Ancien Testament, selon le regard de l’homme qui n’était pas suffisamment éveillé ou purifié pour le percevoir dans sa vérité ». En fait, toute connaissance correspond en quelque manière au regard de l’homme ; selon que ce regard est pur ou trouble, aimant ou chargé de haine, le monde, l’humanité, Dieu même prend un autre visage. Nous n’aurons jamais fini de purifier, de simplifier notre regard.

La grâce incluse dans le discernement des sentiments spirituels est précisément la purification de notre regard sur Dieu, à travers un rythme qui vise à nous détacher de nous-mêmes et à libérer en nous un amour librement donné. Nous connaîtrons davantage Dieu dans la mesure où nous l’aimerons plus purement, et « il nous apparaîtra d’autant plus vivant que notre regard sera plus pur et plus aimant » [7].

Robert Roelandt est actuellement Supérieur de la Maison Saint-Ignace à Bruxelles. Il a dirigé pendant douze ans deux Centres Spirituels, à Kinshasa (Congo) et à Wépion (Belgique). Il s’est toujours intéressé à la spiritualité ignatienne, et notamment aux Exercices spirituels, convaincu de leur pertinence vis-à-vis des changements culturels de notre époque.

[1Ignace de Loyola, Récit, Paris, Desclée De Brouwer, coll. Christus, n° 65, p. 161, n° 99.

[2Récit, nos 19-31, p. 75-89, passim. Pour la citation de J. Cl. Dhôtel, p. 89, note 34.

[3Cf. Gal 5,22-23.

[4Récit, n° 31, p. 89. Notons qu’Ignace mentionne ici les deux critères (intellectuel et affectif) indiqués plus haut : une connaissance et un assentiment.

[5Gaudium et Spes, n° 37, 2.

[6Mc 6,22. Le mot grec àploûs est ici traduit selon son sens premier : “simple”, sans pli.

[7Maurice Zundel, Vie, mort, résurrection (Homélies pour la Semaine Sainte), Éd. Anne Sigier, Sainte-Foy (Québec), 1996, p. 159-161. Voir aussi du même auteur : Quel homme et quel Dieu (Retraite au Vatican), Saint-Maurice (Suisse) Éd. Saint-Augustin, 2e éd., 1995, p. 70.

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