Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

La vie consacrée à la croisée des chemins

Enjeux et défis

Philippe Annaert

N°1998-1-2 Janvier 1998

| P. 71-81 |

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

Le temps des bilans

La fin du XXe siècle sera pour beaucoup d’hommes le moment de faire le bilan des cent dernières années. L’historien, plus que tout autre, excelle dans ce genre d’exercice, mais le scientifique, quel que soit son domaine de prédilection, s’abstient rarement de porter son regard sur le passé récent. Sa démarche procède sans doute d’un désir légitime d’estimer le chemin parcouru sur la route du progrès. En matière d’armement et au regard de l’usage intensif, voire inconsidéré, que l’homme moderne fait de la nature, on peut toutefois douter que le bilan du dernier siècle soit en tout point positif.

Dans cette perspective d’un bilan séculaire, quelles conclusions peut-on tirer sur le plan de la vie consacrée ? Au vu des dernières décennies, le bilan s’avère fort contrasté. La situation de la vie religieuse diffère d’un continent à l’autre, voire même entre les pays d’une même zone géographique, cela tant en raison de la grande diversité des régimes politiques que des facteurs culturels locaux, plus ou moins propices au développement du christianisme et de ses composantes les plus essentielles. Le constat d’ensemble qui se dégage d’une première analyse est toutefois bien négatif pour certaines régions de vieille chrétienté que sont l’Europe occidentale ou son émanation d’outre Atlantique, le nord du continent américain. Un même patrimoine culturel et spirituel, ainsi que des modes de vie fort proches, issus en général de la société de consommation, dont le développement marque la deuxième moitié du siècle, sont les apanages de ces deux sous-continents.

Le dernier tiers du XXe siècle se caractérise, dans la plupart des pays occidentaux – Europe de l’Ouest et Amérique du Nord, principalement –, par une baisse significative des vocations religieuses et sacerdotales. Nombre de communautés, voire même certaines congrégations, n’enregistrent plus aucune entrée depuis quinze à vingt ans. Les Instituts de vie active sont les plus touchés par cette désaffection, mais les contemplatifs ne sont pas épargnés. Il s’agit là d’une crise sans précédent dans l’histoire de la vie consacrée. De mémoire d’historien, aucune période du Moyen âge ou des Temps modernes, pas même le siècle des Lumières, pourtant synonyme d’impiété dans les mentalités collectives, n’ont connu pareilles difficultés.

Crise des vocations, crise de l’Église, crise de société ou de civilisation, quel que soit le point de vue auquel on se situe, les explications rationnelles demeurent peu aisées à cerner. Partant d’une analyse de la seule vie consacrée, nous avons conscience de fausser quelque peu le problème. Il nous semble toutefois que les religieux, même s’ils ne peuvent maîtriser l’ensemble des paramètres qui déterminent leur existence et leurs conditions de vie, ne doivent pas rester passifs et renoncer à toute action concrète pour infléchir le cours des choses. Mieux, n’ont-ils pas un rôle important à jouer, un rôle moteur dans la dynamique de développement et de renouvellement du christianisme ? Leur témoignage de foi, le soutien de leur prière, leur ouverture à l’autre et leur action concrète pour soulager les misères du monde, sont porteurs d’espérance. Une attitude résolument tournée vers l’avenir est infiniment plus utile à leurs frères que des regrets adressés à un passé glorieux et sans doute, déjà, un peu mythique.

Les conséquences directes ou indirectes de cet infléchissement de la dynamique de la vie consacrée en Occident sont à la fois nombreuses et très diverses. La chute sévère des effectifs et le vieillissement de la population religieuse sont les premières manifestations concrètes de la crise. La mort des ordres religieux ou du moins la disparition de nombreux Instituts aux assises trop restreintes semblent ensuite inéluctables. Les suppressions pures et simples, la dispersion de communautés moribondes, les regroupements et les fusions plus ou moins réussies, les absorptions et les fédérations sont autant de formules auxquelles l’Église recourt pour trouver une solution aux difficultés d’existence qu’engendre cette situation difficile. En bout de course, des localités ou des régions entières se vident des sœurs ou des pères qui faisaient partie intégrante de leur substrat religieux, parfois depuis des siècles. Sur un plan international, des déséquilibres se créent entre les nations et les continents en déclin ou en expansion. Les assises historiques de bien des congrégations sont durement ébranlées, au risque de voir se perdre de riches traditions spirituelles. Cette approche demeure toutefois occidentale et pris sous un autre angle, le point de vue serait sans doute tout différent.

La fracture des générations

Réfléchissant sur les conditions de vie des communautés religieuses et sur les voies d’un possible renouveau, le problème du vieillissement apparaît d’emblée fort crucial. L’âge des acteurs de la vie communautaire a-t-il des conséquences plus ou moins directes sur la dynamique des Instituts et sur leurs chances de renouvellement ? Le fossé de jour en jour plus important qui sépare le noyau dur de bien des groupements spirituels, de leurs nouvelles et trop rares recrues, est-il de nature à freiner les initiatives les plus louables ? La vie communautaire est-elle même encore tout simplement possible dans de telles conditions ? Mais le sort des communautés religieuses est-il finalement bien différent de celui de la famille traditionnelle et de toute institution laïque ?

On ne peut nier en effet, aujourd’hui, que les générations se comprennent difficilement et que la société contemporaine se fragmente de plus en plus. Les aspirations des adolescents et leur manière de vivre ne correspondent plus guère à celles de leurs parents, qui ont eux-mêmes souvent vécu de rudes conflits avec la génération précédente. Paradoxalement, ces adultes dans la force de l’âge, qui ont à peine dépassés la quarantaine, feraient figure de jeunes dans bien des communautés religieuses. Mieux, ils seraient sans doute contraints de ronger leurs freins sous la houlette de têtes pensantes qui naviguent souvent dans une soixantaine que la pension légale et le congé pris d’activités professionnelles astreignantes rendent d’autant plus active. En bout de course, le dernier âge de la vie s’est fait plus long qu’autrefois et ses représentants plus nombreux que jamais. Mais leur poids numérique ne compense guère leur perte progressive d’influence. Religieux ou laïcs, tôt ou tard, ils sont relégués dans des maisons de retraite où toute autonomie tend, par la force des choses, à leur être retirée. À leur manière pourtant, par une certaine forme d’inertie, pas toujours involontaire, et par une méconnaissance, assez compréhensible d’ailleurs, des nouvelles générations, ils peuvent agir de manière fort négative sur la dynamique de groupe.

Ces différents éléments constitutifs de la vie sociale contemporaine, somme toute assez peu motivants, du moins à première vue, peuvent-ils être dépassés dans le cadre d’une communauté religieuse, voire même peut-on y trouver matière à réflexion et source d’une nouvelle dynamique ? Force est de constater que certaines expériences de mise en contact de jeunes avec des représentants du troisième âge portent des fruits inattendus, notamment dans le cadre d’une assistance aux pensionnaires des maisons de retraite ou à des personnes isolées. Malgré le gouffre culturel qui les séparent et peut-être en raison même de ces conceptions de vie différentes, le contact entre les adolescents et leurs grands-parents est souvent meilleur qu’avec la génération intermédiaire. Un certain recul par rapport à l’immédiat, une meilleure écoute de l’autre, une expérience de l’existence sont autant d’atouts naturels des plus âgés. Ils portent également témoignage auprès d’une jeunesse souvent désabusée et inquiète des dangers du monde contemporain - chômage, pollution, sida, etc. – d’une époque certes fort sombre à certains égards, l’entre-deux-guerres mondiales, mais animée d’idéaux mobilisateurs : progrès scientifique et technologique, combat social, essor religieux et missionnaire, etc. Le succès rencontré auprès des jeunes par certaines évocations de ce passé récent, en Belgique notamment avec l’exposition « J’avais 20 ans en 45 », montre à l’évidence qu’une attente réelle existe à l’égard du message des anciens. Cet intérêt s’étend-il également au domaine religieux ? C’est vraisemblable, si l’on interprète dans ce sens l’énorme audience populaire rencontrée par les récentes Journées mondiales de la Jeunesse, à Paris en août 1997, autour du pape Jean-Paul II.

Le déclin du religieux

La vocation religieuse est, en quelque sorte, à la fois la mise en pratique d’un idéal de vie, porté au plus profond de soi par l’individu, et la réponse concrète faite à Dieu à l’appel qu’il nous adresse personnellement à le rejoindre et à vivre pour Lui et en Lui. Les Instituts de vie active y ajoutent une dimension supplémentaire, celle de l’action concrète auprès du prochain : soins aux malades et aux pauvres, enseignement, prédication, etc. Il est possible que, dans le courant du XXe siècle, la dimension spirituelle de la vie religieuse apostolique ait perdu une part de sa visibilité et que la spécificité de ce type d’engagement ne soit plus perçue comme fondamentalement différente de celle des autres acteurs du monde caritatif, travailleurs sociaux de tout genre, ou encore médecins et infirmières sans frontière. Quant à la vocation particulièrement riche de l’éducateur chrétien, qu’en reste-t-il réellement aujourd’hui, dans un monde où l’enseignement vise plutôt l’acquisition d’un savoir et la formation professionnelle que l’enrichissement de l’esprit et son ouverture aux valeurs humaines et spirituelles fondamentales. Dans cette perspective, l’école moderne peut-elle encore être le lieu d’un combat spirituel et d’un approfondissement de la foi, comme l’était le collège jésuite des XVIIe et XIXe siècles ? Le religieux y-a-t-il encore sa place ?

En tous les cas, on ne peut nier ce fait avéré : les ordres enseignants ne recrutent plus depuis trente ans parmi la jeunesse à laquelle ils se vouent, alors que plus de quatre-vingt pour cent de leurs recrues de naguère en étaient issues. Mais subsiste-t-il quelque idéal de vie chrétienne dans l’existence tous les jours plus réglementée d’un fonctionnaire de l’éducation nationale ? Et le métier d’enseignant est-il même encore perçu comme une vocation enrichissante par ceux qui l’exercent quand, malgré un investissement personnel multiforme, ils se retrouvent sans moyens pour répondre aux enjeux pédagogiques modernes et confrontés à tout moment au sacro-saint principe de la rentabilité et de l’assainissement budgétaire ? En quelques décennies, l’enseignant a perdu à la fois son prestige intellectuel et social comme le charisme qui sous-tendait son œuvre d’éducateur chrétien et d’humaniste. Dans ces conditions, peut-il encore être un modèle pour une jeunesse à la recherche d’idéaux mobilisateurs ?

En cette fin de XXe siècle, c’est l’humanisme qui disparaît, laissant définitivement la place au matérialisme, et avec lui s’estompe aussi le fondement spirituel de toute forme d’engagement. La coopération au développement remplace peu à peu la mission, sans doute trop compromise par plus d’un siècle de domination occidentale sur le reste du monde. Inexorable laïcisation d’un domaine longtemps réservé à l’Église... La rencontre de l’autre, le défi des grandes détresses du monde contemporain demeurent fort mobilisateurs. Toutefois, la figure emblématique de tels combats n’est plus la même que par le passé. Les événements de septembre 1997 sont révélateurs de cette évolution des mentalités. La mort d’une princesse, symbole de jeunesse, de beauté et de richesse, mobilise plus les esprits en Occident que celle d’une vieille religieuse de Calcutta. Face à l’engagement généreux, mais tardif, de la première en faveur de certaines causes majeures comme les mines anti-personnel, on en oublie ses frasques, ses déboires amoureux contribuant d’ailleurs à alimenter sa légende de pauvre petite fille riche et mal aimée. Sa mort précoce inscrit d’ailleurs son destin dans la courte durée, ce qui la rend plus accessible encore à une jeunesse contemporaine fort hésitante devant les projets à long terme. Elle apparaît ainsi comme une figure emblématique de cet éphémère qui caractérise l’humanité en à la fin du XXe siècle.

Un idéal pour la jeunesse

Quel idéal pour les jeunes : Diana ou Teresa, la richesse qu’on reçoit par naissance ou la pauvreté désirée et choisie, la jeunesse éphémère ou le crépuscule d’un cheminement spirituel longuement mûri, le futile d’une existence dorée ou l’éternité d’une vocation exemplaire au service des derniers des hommes ? L’histoire nous propose certains modèles qui unissent parfois ces deux extrêmes, la beauté de l’âme prenant toutefois le pas sur la beauté physique. Qu’on songe ici à Jeanne de France, fille, sœur et femme de roi, délaissée et répudiée par un royal époux, plus soucieux de la raison d’Etat - prétexte à son divorce - que de son propre salut, gagné dans l’accomplissement d’une union, certes politiquement imposée et inféconde aux yeux des hommes, mais sanctifiée par la vertu, l’amour et le respect mutuel. Libérée des contraintes du monde à l’âge où une autre collectionnera plus tard les amants, Jeanne, parfait exemple de jeunesse et de maturité, se donne à Dieu et attire à elle une cour sainte de jeunes filles, premières pierres de l’Annonciade de France.

Certes les voyages de Sœur Teresa de Calcutta comme ceux de Jean-Paul II ont attiré les foules, les jeunes en particulier. Sœur Emmanuelle, cette chiffonnière de cœur, nous interpelle également. Finalement, l’impact de leur rayonnement spirituel sur les mentalités collectives de notre époque n’est pas fondamentalement différent de celui de la princesse Diana. Ils représentent sans doute, chacun à leur manière, un idéal de vie trop éloigné de notre propre existence et de nos habitudes d’occidentaux privilégiés. Idéal inaccessible parce que trop élevé, il relève plus de l’imaginaire que du probable, voire du possible. Par paresse ou par lâcheté, l’homme moderne se contente bien souvent d’accourir, de regarder et de rêver à ce que pourrait être sa vie, sans prendre la décision d’agir à son tour, à la suite du modèle admiré. Qui donc s’engagera sans relâche dans la croisade contre les mines anti-personnel et y consacrera sa vie entière en souvenir d’un idéal proposé par une princesse que le XXIe siècle aura vite oubliée ?

L’important serait sans doute de rendre cet idéal accessible à chacun, de montrer toute sa modernité face aux enjeux du monde présent et à venir, de le rendre aussi plus conforme à l’esprit de notre temps sans toutefois en altérer les principes fondamentaux. Vatican II appelait de ses vœux un renouvellement de la vie consacrée. Force est de constater que trente ans après la clôture du concile, ce renouveau auquel beaucoup d’instituts ont pourtant travaillé, ne s’est nullement concrétisé dans une dynamique générale nouvelle, bien au contraire. En contrepartie, des mouvements originaux se sont développés et connaissent aujourd’hui un réel succès. Ils drainent vers eux une bonne part des vocations. Leur approche différente de la vie consacrée et de l’organisation communautaire est sans doute un des fondements de leur réussite. Leurs projets spirituels semblent bien répondre à l’attente d’une jeunesse qui, paradoxalement appartient tant à l’élite chrétienne qu’à des milieux détachés de l’Église depuis une ou deux générations. Ils vont même jusqu’à attirer certains membres actifs de communautés anciennes, cette adhésion pouvant aller parfois jusqu’à la rupture avec l’Institut d’origine.

Richesse et complémentarité

Commentant ce dernier phénomène à propos d’une consœur, une religieuse me confiait dernièrement que pareille défection lui semblait d’autant plus normale que sa communauté était trop sclérosée pour pouvoir encore apporter quelque enrichissement spirituel aux plus jeunes et s’ouvrir à de nouvelles attentes. Par un curieux paradoxe, ce sont parfois ces transfuges, parmi lesquels on pourrait d’ailleurs compter certains des initiateurs du renouveau dans nos régions, qui contribuent le plus à la structure et à l’assise spirituelle d’un mouvement, par le riche bagage qu’ils lui apportent. Les ordres anciens, qui se montrent pourtant fort peu capables de se renouveler aujourd’hui, insufflent ainsi quelque chose de leur esprit, pourquoi pas même de leur charisme fondateur, aux nouveaux Instituts. Il est dommage que cette démarche ne soit pas plus consciente de part et d’autre. Mieux orchestrée et pleinement désirée par chacun, elle pourrait sans doute générer une véritable dynamique de renouveau spirituel qui profiterait à l’Église entière.

Si des ponts existent bien ça et là entre certains mouvements et que des expériences heureuses mais limitées animent divers ordres anciens en adoptant un mode de réflexion et des structures nouvelles, force est de constater qu’en règle générale les échanges demeurent réduits. Chacun semble vivre de son côté, en entretenant ses lieux de rencontre privilégiés et ses propres réseaux de communication. Même quand un mouvement nouveau succède à un ordre ancien, dans un cadre chargé d’histoire et de spiritualité, comme il arrive souvent aujourd’hui, que reste-t-il de l’héritage du passé si ce n’est les murs et le souvenir d’une présence qui s’estompe rapidement dans l’esprit des nouveaux ? Un lieu de culte revivifié par une présence chaleureuse et dynamique est certes l’aspect le plus positif de cette prise en charge de l’infrastructure religieuse par les groupements nouveaux. Pareille initiative me paraît très porteuse sur le plan spirituel et capable de renouveler la foi et de susciter de nouvelles vocations parmi les jeunes. Toutefois, pour être tout à fait objectif, il faut souligner que ce genre de situation peut aussi engendrer des conflits avec tous ceux qui se reconnaissent plus volontiers dans une participation sans doute plus passive mais pas forcément moins enrichissante à la vie chrétienne. Tous ne sont pas capables du même type d’engagement et à l’oublier certains mouvements nouveaux pourraient fort bien se couper tôt ou tard d’une bonne part de la communauté chrétienne qu’ils cherchent pourtant à dynamiser.

Les conflits de génération peuvent se produire tout autant entre les mouvements spirituels d’âge différent que dans le cadre d’une même communauté religieuse, voire d’une Église locale. L’histoire nous montre la lutte d’influence entre cisterciens et bénédictins, au temps de Bernard de Clairvaux et de Pierre le Vénérable, ou la guerre parfois ouverte entre les mendiants et les ordres anciens, au XIIIe siècle, ou entre les jésuites et ces mêmes mendiants, trois siècles plus tard. Fort heureusement, l’Église d’aujourd’hui paraît plutôt épargnée par ce genre de conflits. Par le passé d’ailleurs, l’existence d’une nouvelle dynamique au sein des mouvements religieux a toujours fini par avoir des conséquence positives, même pour certains Instituts qui lui semblaient très réfractaires à l’origine. Au XVIIe siècle, par exemple, l’émergence d’ordres religieux nouveaux va de pair avec la réforme de communautés anciennes, bénédictines, bernardines, franciscaines ou carmélitaines, surtout. Dans l’invasion mystique, l’ancien et le nouveau font donc bon ménage et, malgré les dissensions, contribuent ensemble au renouvellement de la foi.

Jeunesse du cœur et de l’esprit

Les fondateurs et réformateurs qui attirent les âmes d’élite par centaines autour de leur projet spirituel ne sont pas tous de la première jeunesse. Beaucoup, comme saint Dominique, saint Ignace, sainte Jeanne de Chantal ou sainte Louise de Marillac ont près de quarante ans au moment où ils s’engagent pleinement sur la voie que Dieu leur a tracée. Bien plus, sainte Thérèse a près de cinquante ans quand elle fonde son carmel d’Avila, et sainte Jeanne de Lestonnac les a déjà atteints quand elle initie sa Compagnie de Notre-Dame. Quant à sainte Angèle Merici, c’est à soixante ans révolus qu’elle regroupe autour d’elle ses premières ursulines. Nul conflit de génération dans ces entreprises audacieuses et pleinement réussies. Au contraire, l’expérience des anciens est désirée et recherchée par une jeunesse en mal de repères spirituels et en quête d’absolu. L’âge n’est donc pas un obstacle à la réalisation d’un nouveau projet de vie, pourvu que le charisme qui l’anime soit suffisamment puissant.

Les exemples que nous donne l’histoire du christianisme devrait faire réfléchir bien des responsables religieux contemporains sur le sens profond de leur mission. Pour répondre pleinement aux vœux du Concile, il paraît primordial de se remettre régulièrement en question et de travailler sans relâche à redéfinir un projet spirituel et apostolique qui réponde à la fois au charisme des origines et aux besoins de l’Église et de la société de notre temps. C’est dans cette mobilisation autour d’un même projet de vie, qui unit nécessités du temps présent et richesse d’une tradition spirituelle, que jeunes et moins jeunes peuvent se retrouver. À chacun d’être ouvert à l’autre, d’être à l’écoute de son frère et de faire sienne l’expérience dont celui-ci est porteur, expérience du monde en marche pour les uns, expérience de vie pour les autres. Sans efforts mutuels, tout dialogue et tout échange restent impossibles. Le principe même de la vie communautaire n’est-il pas d’ailleurs de réunir dans un même projet, sans a priori aucun, le riche et le pauvre, le jeune et le vieux, le bien portant et le malade. S’il est vrai que de constituer des communautés distinctes en fonction de l’âge permet de donner un peu d’air aux éléments les plus dynamiques, quand ceux-ci sont en trop petit nombre, cette solution n’a rien d’idéal car elle tend à rompre tout échange et à briser la cohésion du groupe.

La situation de crise vécue par beaucoup de congrégations nécessite toutefois de bien réfléchir à une stratégie. Mais celle-ci doit se garder d’être uniquement centrée sur l’administration du passé et la gestion de l’institution, école ou hôpital, à laquelle une communauté a pu naguère s’identifier. La polarisation des esprits et des activités en terme de survie ou de suppression attendue et programmée, tue toutes les initiatives. Le défaitisme ambiant est également trop perceptible pour ne pas faire renoncer les esprits les plus entreprenants. Pourquoi s’étonner alors de ne plus faire aucun émule ? À entendre trop souvent « Il est trop tard » ou « Nous sommes trop vieux », le jeune comprend vite qu’il doit chercher sa voie ailleurs. Malgré les efforts que cela nécessite aux uns comme aux autres, la vie consacrée aujourd’hui demande à la fois audace, intuition, imagination et persévérance. Son avenir passe sans doute par un renouvellement des formes et des structures, action qui n’est pas forcément révolutionnaire si l’on se réfère au passé et à la tradition de l’Église. Il nécessite aussi un partage plus poussé de cette irremplaçable expérience de vie des consacrés avec les laïcs, qu’ils soient jeunes ou non, sans cantonner ce rapprochement dans une simple collaboration fonctionnelle sur un terrain d’apostolat commun.

Enfin, un véritable renouveau de la vie consacrée ne pourra naître que d’un franc dialogue avec le monde. La civilisation moderne qui sous-tend la société occidentale a partiellement perdu le sens du sacré. La crise des vocations n’est en fin de compte qu’un indicateur parmi d’autres du divorce entre l’homme de notre temps et la religion. Le contexte culturel et les mentalités évoluent, mais l’appel de Dieu reste toujours présent. C’est nous qui ne l’entendons pas. Celui qui y répond aujourd’hui, quels que soient son âge et ses moyens, se doit de faire entendre cette voix qui nous appelle et d’être porteur d’un projet spirituel à la dimension de l’humanité. De tous temps, les religieux, même quand ils semblaient fuir le monde, se sont faits les messagers du Christ auprès des hommes. Même dans le désert, leur voix se faisait entendre et leur solitude se peuplait rapidement. Plus tard, fils de saint François et de saint Dominique ont parcouru le monde en proclamant l’Évangile. Ensuite, capucins et jésuites, en vrais soldats du Christ, ont été les fers de lances de la Contre-Réforme, préparant le chemin d’un profond renouveau. Aujourd’hui, animés d’un même idéal, leurs successeurs ne doivent pas tant se pencher sur leur sort que s’ouvrir au monde pour lui proposer un projet audacieux,... le dessein de Dieu.

179, avenue P. Deschanel
B-1030 BRUXELLES, Belgique

Mots-clés

Dans le même numéro