Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Edith Stein

Gianni Bracchi, o.c.d.

N°1997-3 Mai 1997

| P. 175-187 |

On connaît les controverses qui assombrissent la reconnaissance « officielle » de la sainteté d’Edith Stein. La publication de cette belle causerie du P. Gianni Bracchi ne veut que donner à nos lecteurs et lectrices l’occasion de méditer encore l’exceptionnelle figure de cette femme chrétienne, carmélite morte de sa « mort juive » et qui, comme telle, appelle notre vénération.

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Edith naquit en 1891 à Breslau, ville allemande à cette époque et devenue maintenant la ville polonaise de Wroclaw. Elle était la onzième enfant et dernière fille d’un couple juif. Orpheline de père dès l’âge de deux ans, ce fut sa mère, femme profondément religieuse et fortement attachée à la tradition juive, qui éduqua avec sagesse et fermeté sa nombreuse famille. Edith est une fillette autonome, douée d’un esprit très vif. Vers quinze ans, elle ne parvient plus à croire en Dieu et abandonne la foi de sa famille. Mais, pendant son adolescence, elle cherche la vérité (comme développement de la connaissance), et s’engage dans l’action pour la promotion de la femme.

Elle fréquente l’Université - fait assez exceptionnel pour les filles de cette époque - si bien qu’en 1910 elle sera la seule femme inscrite à la faculté de philosophie de sa ville. Edith s’établit à Goettingen, véritable « cité universitaire », où a lieu la première rencontre décisive de sa vie : celle du philosophe Edmund Husserl, créateur de la phénoménologie.

Edith est frappée par l’honnêteté rigoureuse de la pensée de son maître, passe sa maîtrise sous sa direction, avec le maximum de points et les félicitations du jury. Sa thèse concerne le problème de l’empathie : un mode de connaissance intuitive d’autrui, qui repose sur la capacité de se mettre à la place de l’autre. Husserl l’estime prête pour une chaire de professeur et, lors de son déplacement à Fribourg, la choisit comme assistante. C’est à Edith que Husserl confie ses manuscrits et ses notes, une production énorme, pour les classer, il faut d’abord les décrypter et ensuite les mettre en ordre et les compléter.

Dans une lettre de 1917, Edith écrit :

La dernière trouvaille du maître la voilà : premièrement je dois demeurer avec lui jusqu’à mon mariage ; deuxièmement je puis épouser exclusivement un homme qui, lui aussi, deviendra son assistant, de même que les enfants. Quel malheur !

Husserl est très exigeant et un peu tyrannique ; son plus grand mérite, c’est d’avoir formé ses étudiants à son principe de la connaissance renouvelée : il faut adhérer à la réalité ; il faut adhérer aux phénomènes tels qu’ils sont, d’où vient le terme de « phénoménologie ».

Edith, à cause de cette attitude intellectuelle, ne peut s’empêcher d’être affectée par des événements particuliers tels que :

  • l’étude du Notre Père en allemand archaïque ;
  • la rencontre avec la personnalité géniale et désordonnée de Max Scheler, qui venait de se convertir au christianisme ;
  • les deux années passées au front, pendant la première guerre mondiale, comme infirmière de la Croix-Rouge, où elle est affrontée au mystère de la souffrance.

Ces faits l’amènent à se confronter à la dimension religieuse.

On peut imaginer l’intensité avec laquelle elle vit, en l’écoutant décrire l’émerveillement vécu, lors d’une visite culturelle à une église catholique, à la vue d’une paysanne venue prier avec son sac à provisions :

La chose m’étonna. Dans les synagogues et dans les temples protestants que j’avais visités, on y entre seulement durant les services liturgiques. Ici, les gens entraient entre une affaire et l’autre, comme par une coutume ou un geste spontané ; je fus frappée à tel point que je n’ai plus oublié cette image.

Mais il existe deux autres épisodes, plus décisifs : Edith avait connu à Gœttingen un jeune professeur qui l’avait fort impressionnée par sa bonté, son amabilité et le goût artistique qu’il manifeste dans la décoration de sa maison : Adolphe Reinach, le bras droit de Husserl pour les contacts avec les étudiants. Edith était devenue une amie de la famille. En 1917, Adolphe Reinach est tué en Flandre.

Sa jeune veuve demande l’aide d’Edith pour classer les travaux philosophiques du défunt afin de les publier. Edith est mal à l’aise, à la pensée de revenir dans leur maison autrefois pleine de beauté et de bonheur. Elle est sûre de la retrouver dans le deuil et le désespoir. Au contraire, elle revoit son amie, marquée par la douleur, mais le visage transfiguré, dans un surprenant climat de paix. La veuve lui raconte alors le baptême reçu, il y a peu de mois, par Adolphe et par elle-même, lors de leur décision d’appartenir à l’Église protestante (même s’ils avaient depuis toujours une inclination pour l’Église catholique) : ils avaient obéi à une urgence secrète.

« Peu nous importe, disaient-ils, il ne faut pas penser à l’avenir ; une fois entrés en communion avec le Christ, c’est lui qui nous conduira où il voudra ! Entrons dans l’Église : on ne peut plus attendre ! » Dans la suite Madame Reinach deviendra catholique. Edith écoutait ce récit plein de tendresse et observait cette paix :

Ce fut ma première rencontre avec la croix, avec la force divine que la croix donne à ceux qui s’en chargent. Pour la première fois, l’Église m’apparut visiblement, née de la Passion du Christ et victorieuse de la mort. À l’instant même mon incroyance rendit les armes, le judaïsme pâlit à mes yeux, tandis que dans mon cœur la lumière du Christ pointait. C’est pourquoi, au moment de recevoir l’habit de carmélite, je voulus ajouter à mon nom celui de la Croix.

Cet événement, ou ce phénomène, travailla pendant quatre ans sa conscience, jusqu’à ce qu’il reçût une nouvelle clarification lors d’un autre épisode crucial. Pendant l’été 1921, Edith réside chez un couple d’amis qui s’étaient, eux aussi, convertis au protestantisme. Un soir les deux amis doivent sortir, et lui confient maison et bibliothèque.

Sans choisir, j’ai pris le premier livre qui me tomba sous la main. C’était un très gros volume, titré : La vie de Sainte Thérèse d’Avila, écrite par elle-même. Ayant commencé à le lire, je le trouvais tellement attachant, que je ne pus en interrompre la lecture avant de l’avoir terminé. Quand j’eus fermé le livre, je fus obligée de m’avouer à moi-même : « voilà la vérité ».

Elle écrira plus tard :

Je rencontre dans mon être un autre Être qui n’est pas le mien, mais qui en est le support et le fondement : au fond de mon être, là où je me rencontre moi-même, je puis, par la foi, reconnaître l’Être éternel.</quote

Edith avait passé toute la nuit à lire ; le matin elle alla acheter un catéchisme et un petit missel : elle les étudia à fond et, quelques jours après, elle assistait à sa première messe.

Rien ne me demeura obscur, dit-elle, je compris même le plus petit rite. La messe terminée, je rejoignis le prêtre à la sacristie, après un bref entretien, je lui demandai d’être baptisée. Il me regarda très étonné et me répondit qu’il fallait une certaine préparation pour être admise dans l’Église catholique. « Depuis combien de temps suivez-vous l’enseignement de la foi catholique ? me dit-il. Qui vous instruit ? » Pour toute réponse je réussis à bredouiller : « Je vous en prie, révérend père : examinez-moi. »

Après un examen très sévère, le prêtre reconnut sa compétence en ce qui concernait la foi catholique. Le baptême fut fixé au 1er janvier de l’année 1922 ; dorénavant elle ajoutera à son prénom celui de « Thérèse ». La conversion provoque une déchirure douloureuse entre Edith et sa mère, qui ne peut accepter que sa fille renonce à la foi de ses ancêtres.

Dans l’esprit d’Edith-Thérèse l’appel au baptême et au carmel coïncident. Néanmoins son directeur spirituel l’empêcha de réaliser rapidement l’appel à la vie cloîtrée ; il trouvait qu’elle avait une tâche à accomplir dans le milieu culturel.

Edith passe les dix ans qui suivent sa conversion comme enseignante, au sens le plus profond du terme, chez les dominicaines, où « Mademoiselle le professeur » se consacre à la formation des jeunes filles, en enseignant langue et littérature allemandes. Elle mène une vie réservée, presque monastique ; en même temps que ses cours, elle étudie la pensée philosophique de la tradition chrétienne (notamment saint Thomas d’Aquin), pour la comparer au système phénoménologique de Husserl. Sa traduction et son commentaire du De Veritate de saint Thomas sont un joyau, tant par la limpidité de la traduction, que par la profondeur des notes.

Cependant, elle commence à retravailler sa pensée et à publier des études philosophiques, même si son appartenance à l’Église catholique ne favorise pas le déroulement de sa carrière universitaire. De 1928 à 1931 elle participe à plusieurs congrès et est appelée à donner des conférences à Cologne, Fribourg, Bâle, Vienne, Salzbourg, Prague et Paris. En 1932 elle obtient, enfin, une chaire à l’Institut Supérieur germanique de Pédagogie scientifique de Münster. « Elle était, écrivent ses étudiants, le professeur qui défendait le mieux le point de vue catholique, sans compromission. Elle dépassait les autres professeurs par son intelligence perspicace, par sa vaste culture, par ses exposés parfaits, par son attitude intérieure résolue. »

Un an ne s’était pas encore écoulé depuis sa nomination quand Hitler devint chancelier du Reich et fit expulser les juifs de tous les emplois publics. Le 25 février 1933, Edith donne son dernier cours. C’est l’Année Sainte de la Rédemption ; les persécutions nazies contre les juifs se multiplient. Désormais plus rien ne la retient dans le monde ; on lui donne la permission d’entrer au carmel, où elle choisira le prénom de « Thérèse-Bénédicte » et y ajoutera « de la Croix ». Au couvent elle vit humblement, comme tout le monde. Les religieuses de cette communauté ignorent sa valeur intellectuelle et la regardent avec bienveillance, car elle est très maladroite. Toutefois les supérieurs de l’ordre des carmes jugent que ses qualités doivent être exploitées et valorisées ; ils lui demandent de poursuivre ses études, en accord avec sa nouvelle vocation de carmélite. Elle récrit entièrement sa production philosophique, qu’elle formulera en mille trois cents pages ; mais l’éditeur contacté renoncera à la publication, par crainte des nazis ; le titre de l’œuvre était : « Être fini et Être éternel ».

En 1938, puisque le nazisme s’acharne contre les juifs, on décide de la protéger, en la déplaçant dans un couvent en. Hollande. Sa sœur Rose se convertit aussi et la suit au carmel.

La guerre éclate en 1939. Les supérieurs des carmes demandent alors à sœur Thérèse-Bénédicte d’écrire un essai sur la pensée et l’expérience de saint Jean de la Croix, dont on va célébrer le centenaire de la naissance. Elle obéit de bon gré et l’œuvre aura pour titre : Scientia Crucis.

Les déportations massives des juifs se déclenchent en 1942.

Les évêques des Pays-Bas protestent ; les autorités allemandes leur donnent des assurances concernant les juifs convertis au catholicisme. Mais pour les évêques cela ne suffit pas ; dans une lettre publique, lue dans toutes les églises le 26 juillet, ils condamnent fermement les déportations de tous les juifs. En guise de représailles, le 27 juillet, le Commissaire du Reich rédige cet ordre secret :

Étant donné que les évêques catholiques se sont mêlés de cette affaire, bien qu’ils ne fussent pas directement touchés, tous les juifs catholiques seront déportés cette semaine. Il faut refuser toute intervention en leur faveur.

Le 2 août la déportation commence. Le Commissaire prononce un discours public, dans lequel il dit textuellement :

Dans certaines églises protestantes aussi, on a lu des déclarations contre l’Allemagne ; toutefois les représentants des Églises protestantes nous ont dit que cela s’était passé contre leur propre volonté, et qu’ils n’avaient pas réussi, pour des raisons techniques, à empêcher la lecture publique de ces déclarations. Si, au contraire, le clergé catholique ne veut pas s’engager à traiter avec nous, nous sommes obligés de considérer les catholiques de pur sang juif comme notre pire ennemi, et de les déporter au plus vite dans l’Est.

Le même jour, la Gestapo se présentait aux portes du couvent, avec un blindé, pour appréhender Edith Stein, « la moniale juive ». On lui donne très peu de temps pour se préparer à quitter le couvent. Sur son bureau il y a le manuscrit de Scientia Crucis presque achevé : elle venait de décrire la mort de saint Jean de la Croix. Les derniers mots que les consœurs entendent sont adressés à sa sœur Rosa, effrayée :

« Viens, nous allons (mourir) pour notre peuple. »

Les religieuses recevront encore un billet adressé à la mère prieure, dans lequel Thérèse-Bénédicte lui demande de renoncer aux efforts faits pour la libérer. On y lit : « Je ne ferai plus rien pour me libérer. Je suis contente de tout. Une Scientia Crucis peut s’obtenir seulement si la Croix pèse sur nos épaules de toute sa pesanteur. J’en suis persuadée depuis toujours et de tout mon cœur je dis : Ave Crux, spes unica. »

Ce qui est étonnant, dans la vie d’Edith Stein, ce sont les coïncidences : personnes et événements apparemment étrangers, qui soudain se recoupent et laissent entrevoir que toute son histoire est tissée selon un dessein providentiel.

Ainsi le mystère de sa race juive et de sa vocation chrétienne : ce drame s’incarne dans son rapport avec sa mère. Même les dates, ainsi que les événements, sont emplis de significations. Edith naît le 12 octobre 1891 : pour le calendrier juif c’est le jour du Kippour, la grande « Fête du Pardon », de l’expiation.

« Ma mère, écrit Edith, a toujours prêté une grande importance à cette circonstance, je crois que cela, plus que tout, lui rendait particulièrement chère sa fille dernière-née. »

Sa mère meurt le 14 septembre, Fête de l’Exaltation de la Croix, la fête chrétienne du pardon, de l’expiation chrétienne ; c’est aussi le jour où les carmélites renouvellent leurs vœux. « Quand vint mon tour de prononcer mes vœux, écrit Edith, ma mère était avec moi, dans mon cœur. J’ai clairement senti qu’elle était auprès de moi. » Quelques jours après, un télégramme lui annonce la mort de sa mère, à l’heure même où sa fille faisait à Dieu l’offrande d’elle-même. Quelqu’un chuchota que sa mère s’était convertie ; Edith se fâcha :

La nouvelle de la conversion de ma mère est tout à fait sans fondement. Je ne sais pas qui l’a inventée. Ma mère a gardé sa foi jusqu’au bout. Puisque sa foi et sa confiance ont persévéré depuis son enfance jusqu’à ses 87 ans, et qu’elles ont été la dernière étincelle vivante en elle durant son agonie, j’ai confiance que ma mère a trouvé un Juge très bon et qu’elle est devenue ma protectrice la plus attentive, pour m’aider à atteindre mon but.

Ce rapport entre la mère et la fille est l’icône vivante de la passion et de la souffrance qui unissent et séparent judaïsme et catholicisme. Tout avait commencé le jour où la fille, tout en sachant déchirer le cœur de sa mère et ne pas pouvoir en attendre un consentement, s’était agenouillée devant elle, et sans aucun atermoiement, avec tendresse et fermeté, lui avait annoncé : « Maman, je me suis faite catholique ! » Ce fut la première fois qu’Edith vit pleurer cette femme qui avait assumé toute seule, dans le travail et la charité, une vie très dure, avec onze enfants à élever.

Un jour de Kippour, que sa mère passait entièrement à la synagogue, en jeûne total, Edith l’avait accompagnée pour lui faire plaisir. Sa mère dira à une amie : « Je n’ai jamais vu personne prier comme Edith ; et ce qui m’étonne le plus, c’est qu’elle peut suivre dans son livre nos prières. » Lorsque le rabbin lut d’une voix forte les mots solennels : « Écoute, Israël, ton Dieu est unique » - la mère serra le bras de sa fille et lui dit : « Tu as entendu ? Dieu est unique ! »

Le drame devint plus violent encore le 12 octobre 1933, le dernier jour de Kippour qu’Edith passera chez sa mère. Le soir, en revenant de la synagogue, la mère, quoique très âgée, veut faire le trajet à pied, pour pouvoir parler à sa fille. Edith pour la rassurer lui dit que la première année au carmel n’est qu’un essai. - « Si tu fais un essai, lui répond sa mère, tu vas réussir sans doute ! » Puis elle ajouta :

- C’était beau, n’est-ce pas, l’homélie du rabbin ?

 Oui.

 Chez les juifs aussi on peut être religieux, tu ne crois pas ?

 Oui, répond Edith, si l’on n’a rien rencontré d’autre !

 Et toi, s’écria sa mère, pourquoi l’as-tu rencontré ? Je n’ai rien contre lui : bien sûr il était très bon. Mais pourquoi se prétend-il Dieu ?
Edith continue : « Ce soir-là, ma mère et moi demeurâmes seules dans la maison. Elle cacha son visage dans ses mains et commença à pleurer. Je me plaçai derrière sa chaise et serrai contre moi sa tête blanche. Je restai longtemps ainsi, et réussis enfin à la persuader d’aller se coucher. Je l’accompagnai dans sa chambre et je l’ai aidée à se déshabiller pour la première fois de ma vie. Puis je restai assise à côté de son lit, en silence : jusqu’au moment où elle-même me souhaita la bonne nuit. »

Le lendemain, au moment du départ d’Edith pour le carmel de Cologne, la scène déchirante se répète. Edith doit s’enfuir.

Sa mère ne lui écrira jamais ; parfois, en cachette, elle allait voir de loin le couvent des carmélites de sa ville, pour se faire une idée de ce qu’est un carmel ; dans les derniers temps, elle ajoutait deux mots pour la mère prieure dans les lettres que ses filles envoyaient à leur sœur Edith. Sœur Thérèse-Bénédicte, lui a écrit tous les vendredis, jusqu’au jour de sa mort.

Voici d’autres coïncidences : 1933 : l’année qui voyait le début de l’entreprise démoniaque du Troisième Reich, était aussi l’année sainte de la rédemption, et l’année de l’entrée d’Edith carmel. Écoutons son témoignage :

C’était la veille du premier vendredi d’avril, en cette année-là, la Passion de Notre Seigneur était célébrée d’une façon très solennelle. À huit heures nous nous trouvâmes pour l’Heure Sainte à la chapelle du carmel... Le prédicateur prêchait très bien... mais mon esprit était occupé à quelque chose de plus intime que ces mots. Je m’adressai au Rédempteur et lui dit : « Je le sais : c’est ta Croix qu’on impose sur les épaules du peuple juif. » La plupart d’entre eux ne pourront jamais le comprendre ; mais ceux qui ont reçu la grâce de l’avoir compris devront l’accepter sans réserve au nom de tous. Je me sentais prête et demandais au Seigneur qu’il me montre, seulement, la manière de le réaliser. L’Heure Sainte terminée, j’étais certaine d’avoir été exaucée, même si je ne savais pas encore en quoi consistait la Croix dont le Seigneur me chargeait.

Par son témoignage direct, nous savons qu’elle entra au carmel avec la conviction que Dieu lui préparait une mission qu’elle n’accomplirait nulle part ailleurs. Quand elle avait décidé d’entrer au couvent, certains parents l’avaient accusée de se mettre à l’abri, au moment même où son peuple allait mourir. Quelques jours après sa prise de voile, mais cette fois pour la rassurer, une amie le lui avait répété. Edith répondit : « Oh non ! Je ne le crois pas. On viendra, c’est sûr, m’enlever d’ici : de toute façon je ne prévois pas de demeurer en sûreté. »

Après que les SS l’eussent emmenée, les consœurs, en rangeant ses papiers, trouvèrent une image où elle avait écrit l’acte d’offrande de sa vie pour la conversion du peuple juif.

Depuis le dimanche de la Passion en 1939, elle avait demandé à la prieure l’autorisation de s’offrir au Cœur de Jésus en victime pour la paix : « Je le désire, dira-t-elle, parce que maintenant c’est déjà la douzième heure... je sais que je ne suis qu’un petit rien, mais Jésus le veut : un jour il en appellera aussi beaucoup d’autres. »

En 1938, elle avait écrit dans une lettre :

J’en suis certaine... : le Seigneur a accepté ma vie en faveur de tous. Je songe à la reine Esther qui a été choisie pour intercéder pour son peuple devant le roi. Moi aussi, je suis une toute petite Esther, pauvre et impuissante, mais le Roi qui m’a choisie est infiniment grand et miséricordieux. Voilà ma grande consolation.

Venons-en maintenant à d’autres coïncidences.

C’est Jean de la Croix, le mystique réformateur du Carmel, qui a le plus souligné, dans la vie de l’Église, la nécessité de la Croix. Au moment où elle est emmenée en captivité, Edith achève l’étude sur Jean de la Croix : elle s’arrête au récit de sa mort. C’est l’heure, maintenant, non plus d’écrire, mais d’expérimenter en personne la Scientia Crucis dont elle a parlé.

Sa vie se greffe sur celle de saint Jean de la Croix : Edith est née en 1891, troisième centenaire de la mort de saint Jean de la Croix en 1591 ; elle est morte en 1942, quatrième centenaire de la naissance de saint Jean de la Croix en 1542.

Encore une coïncidence étrange : en ces jours de terreur, une grande partie d’un peuple chrétien - le peuple allemand - oubliait sa foi et proclamait une foi païenne, terrible : la foi dans le sang aryen. « Aujourd’hui, écrivait l’idéologue officiel du parti nazi, naît une foi nouvelle : le mythe du sang, une foi qui, par le sang, sauvegarde l’essence divine de l’homme. C’est une foi fondée sur cette évidence : le sang aryen représente le mystère qui renverse et remplace les anciens sacrements ».

Dans la revue officielle du parti nazi, Rosenberg écrivait : « Parmi les grandes puissances idéologiques qui s’opposent irréductiblement à la communauté des peuples blancs, liés par le sang aryen... il y a l’Église romaine. »

Dans sa personne même, Edith manifesta ce véritable drame théologique, qu’il faudrait mieux approfondir : elle est tuée en tant que juive, par des ex-chrétiens décidés à inventer un nouveau paganisme ; mais elle a aussi été assassinée en tant que chrétienne, en représailles contre les évêques hollandais qui avaient condamné le nouveau paganisme.

Edith appartient, en même temps et entièrement, au peuple juif et au peuple chrétien. Elle atteste que le peuple chrétien est greffé sur le peuple juif ; et comment un peuple chrétien qui se retourne contre ses racines juives devient païen.

Edith a écrit à la fin de 1939 :

On m’a donné le nom que j’avais demandé : « de la Croix ». Au pied de la Croix j’avais compris le destin qui s’annonçait pour le Peuple de Dieu en ce temps-là... Certes, aujourd’hui je sais mieux ce que cela signifie d’être l’épouse du Seigneur, dans le signe de la Croix. Personne ne pourra le comprendre totalement : c’est un mystère.

Dans les activités professionnelles d’Edith Stein, il y a également des coïncidences remarquables et significatives.

De sa période d’athéisme, elle pouvait dire : « Ma seule prière était la soif de vérité. » Cette soif la conduit à Goettingen, censé être le « paradis des étudiants, où jour et nuit, à table ainsi qu’à la promenade, on ne fait que de la philosophie, et, bien sûr, on ne parle que de phénoménologie. » Son modèle vivant reste Husserl : « le philosophe, le maître indiscutable de notre époque », le maître de la connaissance objective.

La jeune Edith, avant son départ pour l’université, était si passionnée que ses copains la surnommaient « le connaisseur objectif », et lui dédient une chanson, dont le refrain disait : « Tandis que toutes les filles rêvent de baisers, (en allemand : Kusselen), Edith, au contraire, rêve de Husserl. »

« J’avais 21 ans, dira Edith, mon cœur était plein d’attente. La psychologie m’avait déçue ; c’était une science trop jeune et sans fondements objectifs. La phénoménologie, au contraire, pour le peu que j’en savais, m’enchantait, surtout sa méthode objective de travail. Elle explique : « Tous les jeunes étudiants qui suivent la phénoménologie sont avant tout des réalistes, passionnés par la réalité et de la réalité... La connaissance en sortait renouvelée. »

Ce n’est ici ni le lieu ni le moment de faire de la philosophie. Mais il faut reconnaître qu’elle était alors l’enjeu des batailles culturelles. Après une longue période dominée par le subjectivisme (la vérité dépend du sujet, qui la pense et la détermine), la vérité objective redevenait l’objet de l’attention.

Husserl disait :

La vérité est un absolu... Elle ne dépend point de celui qui la pense... Il faut recommencer par la réalité, la décrire telle qu’elle est, avant de vouloir l’expliquer...Il faut rencontrer les choses et entendre ce qu’elles-mêmes disent.

Nous savons que cet enseignement a également marqué la jeune Edith dans le domaine de la religion.

Ce qui nous intéresse, c’est la communion de destin qui s’est instaurée entre le maître Husserl et sa disciple, devenue disciple du Christ. Edith avait parlé à son maître de sa conversion : il l’avait accueillie très cordialement ; mais en même temps, elle comprit qu’un abîme s’était ouvert entre eux. Husserl, juif de naissance, avait été formé dans le protestantisme, mais il n’avait jamais été croyant.

Après cet entretien Edith écrit : « Posséder la Grâce, ou bien en être un instrument privilégié : voilà la distance abyssale. L’abîme se manifeste surtout lorsqu’on parle de la dignité et de l’importance des choses suprêmes. »

L’horizon de Husserl demeurait une approche philosophique, détachée et professionnelle. Tout comme pour le problème de la mort qu’il regardait d’une façon socratique plus que chrétienne.

On peut lire dans une lettre d’Edith :

Le jour après mes vœux perpétuels, j’ai reçu un billet de Madame Husserl, où elle me parle de la phrase prononcée par mon maître le soir du jeudi saint.
Les événements de cette semaine m’apparaissent comme un véritable cadeau pour ma profession religieuse. J’avais un grand désir que le passage de Husserl à la vie éternelle survienne pendant cette semaine, à cause de la coïncidence qui a fait que ma mère aussi manqua à l’heure où je renouvelais mes vœux au Seigneur. Il ne s’agit pas d’avoir confiance dans mes prières ou dans mes mérites possibles. Plus simplement, je suis persuadée que Dieu n’appelle personne pour elle-même, en outre, si l’offrande d’une âme lui agrée, il sait être généreux en gestes d’amour.

L’agonie de Husserl va durer du jeudi saint, 14 avril 1938, jusqu’au 27 avril. Pendant cette même période Edith se prépare à sa consécration définitive, le 21 avril. Le tout se passe dans la semaine qui précède Pâques et celle qui suit.

Il existe un compte rendu de la mort de Husserl, qui montre la manière progressive dont le professeur dépassa le niveau purement philosophique pour s’ouvrir à la foi, comme un enfant. C’était l’après-midi du jeudi saint, le 14 avril 1938 :

« J’ai vécu en philosophe, je veux essayer de mourir comme philosophe. »

Plus tard, il parle à la religieuse infirmière qui l’assiste :

- Est-il possible de bien mourir ?

 Oui, et dans la paix, lui répond la religieuse.

 Mais, comment ?

 Par la grâce de Jésus-Christ, notre Sauveur.

 Alors il faut prier pour moi !

Vers neuf heures, le soir du jeudi saint (c’est la femme de Husserl qui l’a communiqué à Edith), Husserl dit : « Dieu m’a accueilli dans sa grâce, il m’a permis de mourir... ». Depuis ce moment-là, il ne parle plus de son travail de philosophe, et il en est soulagé.

Le matin du vendredi saint, il dit :

- Quel beau jour le vendredi saint : le Christ nous a tout pardonné.

 Oui, Dieu est bon, répond la religieuse.

 C’est vrai, il est bon, mais il demeure aussi incompréhensible, pour moi c’est une grande épreuve.

Il disait voir des lumières, des ténèbres et puis encore la lumière. Il entra dans le coma jusqu’au 27 avril. Ce jour-là, il se réveilla et s’adressa à son infirmière en criant : « J’ai vu une chose merveilleuse : vite, écrivez ! », mais il expira. Edith témoigne humblement, mais d’une façon très claire, que son aventure spirituelle et celle de son maître étaient nouées à un niveau mystérieux. Madame Husserl, elle aussi, deviendra catholique.

Pendant toute sa vie, avant et après sa conversion, Edith Stein a beaucoup réfléchi et écrit sur la condition de la femme, sur sa place au sein de la famille, sur son rôle dans la société, sur sa vocation dans l’Église. Elle a développé sa pensée en suivant la méthode de la phénoménologie : en observant les caractéristiques somatiques, psychiques et spirituelles de la femme. Elle envisage dans la femme, à tout niveau, une prédisposition à accueillir, protéger et favoriser tout ce qui est humain. Le don de soi-même en vue de l’épanouissement total de tout ce qui est humain : voilà le caractère spécifique de la féminité.

Edith en vient à dire que la vocation de l’Église et la vocation de la femme coïncident. À propos des femmes-prêtres, elle a écrit en faveur d’un engagement toujours plus fort de la femme dans la vie, dans la charité et l’activité de l’Église ; mais cela tout en valorisant la tradition de l’Église catholique concernant le sacerdoce.

La tradition est une démonstration : les représentants officiels du Seigneur sur la terre sont des hommes. Mais le Seigneur même a voulu se lier à une femme si étroitement qu’il ne l’a fait avec nul autre être sur la terre. Il l’a conformée à lui-même d’une manière unique, et lui a confié pour l’éternité une place dans l’Église que personne d’autre ne peut atteindre. La femme est appelée à être l’épouse du Christ : à partager sa destinée.
C’est lui-même qui a choisi des femmes pour parler de son amour aux apôtres, aux rois, aux papes, pour préparer la voie de Dieu dans les cœurs des hommes.

Edith aurait aimé l’idée de Violaine dans L’annonce faite à Marie de Paul Claudel : « Le mâle est prêtre, mais il n’est pas défendu à la femme d’être victime. »

Nous allons maintenant retrouver Edith à l’heure de sa passion. Nous n’avons pas beaucoup de détails sur les derniers événements de sa vie : on repère Edith Stein dans le camp de concentration de Westerbork, avant qu’elle n’arrive à la dernière station de son Chemin de Croix. On la décrit comme une femme « qui se caractérisait par son attitude pleine de paix et de sérénité, malgré les cris, les hurlements, les plaintes déchirantes des nouvelles internées, dont l’état d’angoisse, d’excitation était indescriptible ».

Sœur Thérèse-Bénédicte passait parmi les femmes comme un ange consolateur, apaisant les unes et soignant les autres. Plusieurs mères semblaient tombées dans une désolation qui frôlait la folie : médusées par la douleur, elles ne savaient plus que pleurer, tout en oubliant leurs enfants. Sœur Thérèse-Bénédicte prenait soin des petits, elle les lavait, les peignait, cherchait pour eux de la nourriture et les soignait selon leurs besoins. Durant tout son séjour au camp, elle eut un comportement si charitable et si courageux, que ce souvenir bouleverse encore celles qui l’y ont rencontrée.

Un commerçant de Cologne la rencontra à Westerbork et lui demanda : « Qu’en sera-t-il de vous désormais ? »

Sœur Thérèse-Bénédicte lui répondit : « Jusqu’à présent, j’ai pu prier et travailler : j’espère pouvoir continuer à prier et à travailler. » Elle est ainsi conduite à réaliser d’une façon imprévue sa vocation de femme. Sœur Thérèse-Bénédicte, dans cet enfer de violence, grâce à la force de la foi, sera une véritable mère, là où la maternité charnelle était impuissante.

Elle avait écrit autrefois :

Je suis conservée dans l’être d’un instant à l’autre...
Je me sais soutenue, et ce soutien me donne du calme et de la sécurité... Ce n’est pas la sécurité hautaine de l’homme qui se confie dans sa propre force, mais la sécurité suave et béate de l’enfant porté par un bras fort : cette sécurité, vue objectivement, n’est pas moins raisonnable.

Entre le 8 et le 11 août 1942, dans une chambre à gaz du camp d’extermination d’Auschwitz, Edith Stein, Thérèse-Bénédicte de la Croix, unit son sacrifice à celui du Christ.

Le premier mai 1987, à Cologne, Edith Stein est béatifiée par Jean-Paul II.

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