Prêtre et homme dans le monde. Le témoignage de Guy Gilbert
De la mission universelle à une vocation particulière...
Fabrice Varangot
N°1996-5 • Septembre 1996
| P. 306-318 |
Il est certes bien difficile de rendre la verve et la saveur d’un témoignage. Bien plus encore quand il s’agit de celui de Guy Gilbert ! Mais il est instructif de voir comment la figure sacerdotale qu’il présente donne à réfléchir et à méditer à un jeune séminariste qui le reçoit avec attention et dans la prière. Les accents retenus, les dimensions découvertes, renseignent sur quelques traits reconnus comme signifiants de la consécration sacerdotale.
La lecture en ligne de l’article est en accès libre.
Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.
Le Père Guy Gilbert est venu en novembre dernier prêcher une retraite à des séminaristes et à des jeunes prêtres de plusieurs nationalités, en formation théologique à Bruxelles. Il a voulu être témoin, comme homme et comme prêtre, de la présence de Dieu sur son chemin, et de l’exigence d’une vie offerte à la suite du Christ. Être appelé par Dieu à une mission particulière dans l’Église universelle en marche dans le siècle présent : tel est le sens de toute vocation, qui va bien au-delà de la singularité du ministère parisien de Guy Gilbert. Sa vie témoigne de l’œuvre de Dieu dans le monde, et ne fait pas l’économie d’une intériorisation des conseils évangéliques qui sont la structure même de son être.
Nous allons, dans un premier temps, voir de quelle manière Guy Gilbert a été conduit vers le sacerdoce au service des jeunes. Puis nous considérerons, avec lui, les exigences d’une vie sacerdotale et la façon dont elle s’enracine dans la vie de l’Église à travers le mystère de l’obéissance. Enfin, par l’exemple de son apostolat auprès des jeunes, nous pourrons voir comment son cœur de prêtre façonne son rapport aux plus pauvres, afin que ceux-ci puissent trouver le chemin vers Dieu.
Le choix de Dieu : récit d’une vocation
Rien ne prédisposait Guy Gilbert à devenir serviteur de Dieu, dans le sacerdoce. Et pourtant, le souvenir d’avoir été aimé pour lui-même, un parmi quinze frères et sœurs, reste le premier terreau où put éclore sa vocation. Vers l’âge de treize ans, il a compris que Dieu lui avait réservé une place particulière dans l’Église. Il ne pouvait se douter alors de quelle manière sa vocation allait se réaliser.
Il choisit d’en parler à un prêtre du voisinage, et non au curé de sa paroisse, avec qui il n’avait pas d’affinités. Guy Gilbert insiste sur le peu de sympathie et de chaleur que lui inspirait ce dernier : sa vocation a pu s’éveiller hors de la rencontre de ce prêtre, mais l’enfant qu’il était garde en mémoire le visage de cet homme à qui il n’a pas pu se confier. Rude et cassant tout d’abord, sa joie devint évidente d’année en année et les rapports avec lui devinrent chaleureux. Malade, Guy le visitait et il mourut soudainement dans ses bras.
Il entre alors au petit séminaire de Saintes, où il est nommé cérémoniaire : Dieu le rencontre à travers la solennité et la simplicité de l’Eucharistie. Son cœur de prêtre reste habité par la beauté de ce sacrement, source de la vie chrétienne. Dieu poursuit son œuvre à travers les joies mais aussi les difficultés que Guy va rencontrer pendant sa formation.
Revenu du service militaire, il arrive au séminaire de Bordeaux. La présence d’un prêtre soupçonneux à son égard lui fait prendre conscience de la violence destructrice de l’inimitié. Avec franchise, il règle ce différend afin que ni l’un ni l’autre ne s’enferme dans cette logique indigne de la charité apostolique. Ensuite, il part en Algérie, se croyant appelé à un ministère au cœur de l’Islam.
Il se rend compte maintenant de la richesse de sa formation : ouvrier par naissance, il est au contact de la culture bourgeoise par l’Église ; puis de celle des musulmans en Algérie, enfin de celle des loubards à Paris. Ce métissage est important, car sa vie apostolique le conduit, encore aujourd’hui, dans un monde où toutes les cultures se côtoient. Sa mission de pasteur l’oblige à ne pas s’enfermer dans une culture à l’exclusion des autres.
Pour son premier ministère, il est donc nommé à Blida, en Algérie : Dieu dispose de la vocation à laquelle Guy Gilbert a voulu répondre. À Blida, il rencontre Alain, enfant martyrisé, auquel il se rend disponible. Il sait que le sens de son célibat est d’être présent à l’appel de l’autre, du plus petit. Monseigneur Duval lui confie une mission particulière auprès des jeunes musulmans. Ainsi, peu à peu, Guy découvre quelle mission Dieu lui réserve dans son Église. La proclamation de l’Évangile par la parole, mais aussi dans son action auprès des jeunes est le seul acte politique qu’il accepte de faire. Il ne veut pas entrer dans les querelles politiques.
En 1970 il quitte l’Algérie, sur ordre de son évêque, à la suite des premières pulsions intégristes qui mettent sa vie en danger. Il arrive à Paris, où il est inséré dans une communauté de cinq prêtres éducateurs dont la mission est de s’occuper des gamins de la rue. Il est rattaché à une paroisse du XIXe arrondissement. L’accueil qui lui est réservé est déterminant pour lui. Même s’il détonne dans cette communauté et lui pose de nombreux problèmes, il gardera en mémoire la force de cette amitié sacerdotale. Elle est comme un huitième sacrement. Les prêtres et même les séminaristes doivent en faire l’expérience, car elle est le lien qui soude cette nouvelle famille humaine qu’est le presbyterium d’un diocèse.
Les différentes tenues vestimentaires qu’il adopte, de la soutane au clergyman, et même son look actuel, sont entièrement orientés vers la mission à laquelle il est envoyé. Le vêtement doit servir de pierre d’achoppement pour dévoiler les racismes qui sommeillent en chacun de ses interlocuteurs, et doit les conduire à reconnaître le sens de sa vie de prêtre et d’éducateur, à travers ceux que l’on exclut.
Aujourd’hui, il continue à fréquenter la rue pour aller à la rencontre des jeunes. Il s’occupe d’enfants qui lui sont confiés par le juge. Pour les mineurs de 13 à 16 ans, il a établi une permanence d’accueil à Paris. Il propose à certains de quitter Paris pendant un an et d’aller à Faucon, ferme provençale où les jeunes retrouvent un certain équilibre au contact des animaux. Enfin, une cinquantaine de familles d’accueil sont en relation avec lui, pour poursuivre ce travail éducatif.
Être prêtre : une histoire d’amour universel
Le prêtre est présence : présence aux autres, qu’il rencontre dans son ministère et pour lesquels il est “sacrement de l’Amour” [1] ; présence à soi dans une vie au rythme de la prière. Ainsi, chaque rencontre est un témoignage et manifeste un lien d’Église : on n’est pas prêtre pour soi d’abord, mais pour les autres. Absorbé par le ministère, il arrive parfois que l’on oublie l’exigence de cette double présence. Les temps de retraite sont toujours nécessaires pour retrouver le sens de son engagement. Quarante-huit heures passées, tous les dix jours, dans un monastère, sont sa force.
Le don du célibat
Le célibat n’est pas un état supérieur aux autres états de vie. Il s’inscrit dans le temps présent comme un état ultérieur, anticipant ce qui ne passera pas dans la façon d’aimer. Le célibat n’est pas d’abord choisi mais reçu. Il est un don de Dieu, et il ne peut se comprendre qu’en Dieu. Il est inutile alors de chercher à justifier cette grâce. Le célibat est en effet une histoire d’amour, et, comme toute histoire d’amour, elle se conjugue à deux : Dieu toujours fidèle, l’homme en proie à toutes les tentations.
Vivre son célibat, c’est témoigner de cet Autre avec qui, un jour, on a fait alliance, et qui, par sa grâce, nous soutient dans ce long chemin de fidélité. Il est vain de vouloir convaincre ses interlocuteurs non croyants de la beauté ou de la signification du célibat. Il est plus beau de le vivre modestement dans le don total aux autres, afin qu’au-delà de la question sexuelle, il soit pour ces autres un accès au mystère de l’amour de Dieu. Ainsi, la vie engagée dans le célibat doit se dire qu’a été reçue cette grâce extraordinaire de vivre l’impossible, par amour de Dieu.
Lorsque l’on interroge Guy Gilbert sur sa sexualité, il pose immédiatement à son interlocuteur une question similaire ; il veut signifier que chaque homme a un jardin secret que l’on doit respecter. Même si la sexualité a aussi une signification sociale, dans la mesure où la société promeut un certain idéal de la personne, il n’en demeure pas moins que nul ne doit être jugé sur sa sexualité, mais au contraire conduit à réfléchir sur le sens qu’il donne à celle-ci. D’une certaine manière, le célibat du prêtre est une provocation à réfléchir au sens de la vie.
Soyez pauvre pour être libre
Parler de la pauvreté est toujours difficile. Comment, dans un même sermon, s’engager dans la lutte contre la pauvreté et s’exclamer “Heureux Tes pauvres” ? Avant tout discours, il est nécessaire de regarder Jésus pour en comprendre l’articulation. Il est né dans la fange d’une étable ; il est mort entre deux gangsters. Mais sa vie tout entière a été travaillée par un souci constant pour les pauvres. S’il faut interroger les Écritures, il faut aussi demander la grâce de comprendre et de vivre cette pauvreté à la suite du Christ comme un chemin de liberté.
Le Christ, dans l’épisode du jeune homme riche, dévoile le sens de la pauvreté : être libre pour aimer. La richesse comme la pauvreté touchent en effet le cœur des qualités humaines. Le danger de la richesse est de courir le risque d’être pauvre en humanité. Moins on a de besoins, plus alors on est disponible pour accueillir l’autre, celui qui vient à votre rencontre, peut-être hésitant, peut-être révolté contre le luxe de certains presbytères ou de certaines communautés.
Le Christ place, pour chacun, la barre très haut : “Va, vends tout ce que tu as...” Il faut se détacher des biens matériels pour retrouver la vérité de ce que l’on est. Suivre le Christ n’est pas simplement un contrat d’association pour une œuvre commune, mais entraîne une transformation de tout l’être qui se dit dans la pauvreté.
Si le chemin d’humanité passe par la pauvreté, il passe aussi par le partage quelle que soit la richesse dont on dispose. Mais il ne faut pas que le choix de la pauvreté devienne le choix des pauvres ou d’être pauvre : choisir la pauvreté, c’est choisir la liberté du cœur. Il arrive que l’on fasse fausse route lorsqu’au lieu de vivre cette liberté par rapport aux biens matériels, on s’enchaîne à des pratiques de pauvreté et de partage qui empêchent d’accueillir celui qui est tombé sur le bord du chemin.
Vivre la pauvreté, c’est aussi se compromettre, perdre sa réputation pour aller rendre visite à celui que tous ont rejeté : Guy rappelle ses visites dans les prisons, où il veut aller à la rencontre du voleur, de l’assassin, de celui qui est mis au ban de la société, et qui, pourtant, a besoin d’assistance. Car la pauvreté se cache aussi derrière les barreaux de prisons, où tant de fils de bonnes familles sont abandonnés, n’étant plus jugés dignes d’amour par leurs parents. Jésus est toujours du côté des perdants !
Mais si les pauvres sont proches du cœur de Dieu, ils ne sont pas seuls à cette place ; ils sont souvent en marge, même dans l’Église. Vivre le don au pauvre exige de quitter parfois les pauvres, pour rencontrer celui qui s’est fait pauvre pour nous, afin de pouvoir alors revenir vers eux.
Prier et agir : de Dieu aux hommes .
Prier est la première mission, la seule priorité. La prière dépasse infiniment l’action. Sainte Thérèse de Lisieux n’est-elle pas devenue la patronne des missions ? S’il est facile d’énoncer cette conviction, il n’est pas facile de la vivre, et elle peut se perdre au fil des années. Dieu est toujours plus grand que nous et ses œuvres plus grandes que nos œuvres. Pour exercer un apostolat, il faut parler à Dieu de ceux vers qui l’on va, avant de leur parler de Dieu. Le ministère prend alors sa vraie dimension, qui est de conduire tous les hommes vers le Père.
Les ministères sont multiples et particuliers, mais tous ont un caractère universel. Chacun doit respecter le ministère de l’autre. En effet, si les sensibilités et les dons sont différents, tous reçoivent de l’Église une mission, qui trouve sa place dans sa mission universelle. Souvent le regard manque de bienveillance à l’égard de ceux qui n’appartiennent pas au même mouvement que nous. Or il faut admettre que le don universel passe par-dessus ces appartenances. Même si dans le concret de la vie, on ne peut être donné à tous, cependant, par le lien d’obéissance qui constitue le prêtre dans l’exigence d’un apostolat particulier, il rejoint tous les hommes.
Les prêtres sont les hommes de l’universel ; mais ils ne doivent pas oublier d’être incarnés dans un ministère particulier, sinon leur ministère ne rejoint plus les hommes : celui qui veut trop embrasser ne saisit que le vent et ne rejoint plus le peuple qui lui a été confié.
Les points cardinaux d’une vie en équilibre
L’équilibre physique est la première pierre sur laquelle repose toute la vie. Il faut prendre soin de son corps, mais en se gardant de l’idolâtrer. Il est le temple de l’Esprit, le lieu à partir duquel se joue la rencontre des autres et du Tout-Autre. S’occuper de soi, soigner son corps en lui donnant les moyens de se modeler au rythme de sa nature, c’est essentiel pour retrouver la vérité de l’amour. On ne peut pas professer l’amour du prochain, si on ne s’aime pas soi-même. On ne peut pas être attentif aux autres, à leurs besoins, si on néglige les besoins de son propre corps. Aussi est-il nécessaire de bien se nourrir, de prendre le temps de suivre son rythme animal pour pouvoir contempler la nature. Le sport nous y aide, le repos aussi. Souvent, lorsque le ministère est absorbant, on s’oublie au point de ne plus prendre un temps pour soi, un temps pour dormir... peut-être huit heures ; et aussi un temps pour manger de manière équilibrée. Prenons garde de ne pas devenir des morts-vivants inaptes à toute action.
Il ne faut pas non plus aller au-delà de ses forces. Oser dire à son supérieur, à son évêque, qu’un ministère est au-dessus de ses forces, ce n’est pas refuser d’obéir mais permettre à celui-ci de nous connaître. Les tempéraments sont différents mais une vie bien réglée est une assurance d’être toujours disponible, toujours capable de répondre.
L’équilibre affectif se structure depuis le premier jour de la formation. Il s’agit d’abord d’une décision à prendre en acte, sans en repousser l’échéance au moment de l’ordination ou de la consécration. On ne peut présager de demain mais on peut le préparer. La consécration du cœur doit se faire sans attendre. Ainsi, toutes les amitiés doivent être assumées au sein même de cette consécration, sans être une compensation affective qui empêcherait de croître dans l’histoire d’amour qui lie au Sauveur. De même, les rencontres ne doivent pas être le terrain d’un investissement affectif désordonné : la sensibilité y est engagée mais non aliénée. Une sainte indifférence n’exclut pas l’amour : “Le Seigneur a donné, le Seigneur a repris, que le nom du Seigneur soit béni”.
L’équilibre spirituel ne s’acquiert pas à force d’exercices de piété, comptabilisés comme pour constituer un capital. Chaque jour, nous avons vingt-quatre heures pour être des saints. Le Christ ne compare pas ses disciples à des écureuils mais à des moineaux, qui chaque jour reçoivent leur nourriture pour ce jour-là. Il faut donc prendre les temps de prière dès maintenant, pour aujourd’hui. Le séminaire est un moment qui structure par l’apprentissage du bréviaire, du chapelet, de la méditation... mais la retraite reste tout de même un capital absolu, car elle est l’instant privilégié d’une rencontre, comme une image qui fait mémoire de ce que l’on est. Il y a une grâce liée à toute retraite, car ce temps silencieux d’amour offert permet à Dieu d’agir.
Ainsi, la prière n’est pas une batterie que l’on recharge, mais une structure. Toute la vie spirituelle s’épanouit sur cette construction. Prier aujourd’hui pour aujourd’hui, c’est consolider cette construction qui nous constitue comme disciple du Christ et permet d’agir. Jésus lui-même se retire pour prier lorsque vient le jour de faire les œuvres du Père.
Le prêtre doit pouvoir vivre le silence et en le vivant y appeler. Dieu se dit quand les bruits du monde se taisent. La vie spirituelle ne peut en faire l’économie, même s’il est parfois difficile de trouver le silence. Apprendre à se taire, apprendre à écouter Dieu dans la voix d’un doux silence, est une étape essentielle pour vivre la conversion à laquelle Dieu appelle sans cesse et que, sans cesse, nous remettons à demain parce que nous n’avons pas pris le temps d’y être attentifs.
L’équilibre dans le ministère ne peut se vivre dans la vérité si les équilibres physique, affectif et spirituel ne sont pas maintenus. De plus le ministère s’authentifie devant Dieu dans des temps privilégiés de retraite. Guy Gilbert témoigne de l’importance de ces temps de recul et de prière arrachés au quotidien toutes les deux semaines. Un prêtre est d’abord voué à Dieu, et il l’est pour tous les hommes. Il doit donc dans son ministère, témoigner de cette universalité : savoir accueillir l’importun, celui à qui l’on n’est pas officiellement envoyé, c’est vivre l’amour universel qui nous habite par la grâce de Dieu. Il faut savoir aimer, être toujours jeune d’esprit pour conjuguer à tous les temps et sur tous les modes l’exigence du don total. Même s’il faut en priorité se tenir au ministère qui est confié, il ne faut pas qu’il devienne, à la longue, un prétexte pour oublier les autres, ou bien la source d’un orgueil et d’une suffisance peu évangéliques.
Vivre son ministère dans la transparence, accepter d’en parler et d’être aidé est parfois difficile. Nous avons tendance à nous approprier ceux qui nous sont confiés. Or nous les avons reçus de Dieu par notre évêque, et le premier secours nous vient du Seigneur : Dieu agit si on l’implore ; le second secours vient des hommes de bonne volonté, toujours attentifs à notre appel.
La célébrité nous guette parfois. Guy en souffre car il ne peut accepter d’être mis à la première place. Son ministère l’a porté au-devant de la scène ; il a témoigné sur les écrans pour alerter l’opinion publique touchant l’urgence de son action, mais il n’attend rien en retour pour lui-même. De même il faut être attentifs et prudents comme des serpents afin de ne pas rechercher cette gloire et cet honneur qui viennent des hommes. À ceux qui lui demandent un autographe, Guy demande d’abord le leur ! Nous avons Dieu à révéler ; nous avons les petits à révéler, et la célébrité ne doit servir qu’à cela. Le silence et la discrétion sont toujours supérieurs à la célébrité, même la plus humble...
Le mystère de l’Église : l’obéissance libératrice
Un mystère d’unité
L’Église du Christ est en marche : aux visages des douze apôtres se sont joints neuf cent vingt-huit millions d’autres visages de “toutes races, langues, peuples et nations”. Mais l’Église est toujours une. Elle garde son unité parce qu’elle est l’assemblée des enfants de Dieu, tous différents, mais tous convoqués dans l’unique troupeau conduit par l’unique Pasteur. Il faut aimer cette Église-là et respecter tous les chrétiens, du conservateur au progressiste, car ils sont les membres du corps du Christ, choisis par Dieu pour accomplir une mission particulière dans son Église. Cette attitude ne vient pas de la tolérance ; car, s’il faut les aimer, ce n’est pas malgré leurs différences, mais parce qu’ils sont différents et précieux aux yeux de Dieu. Chacun est unique, et chacun est aimé par Dieu de cette façon. Le Christ dit à sainte Catherine de Sienne : “J’aurais pu tout leur donner mais j’ai voulu qu’ils aient besoin les uns des autres.” L’amour du prochain est le commandement qui vivifie l’unité de l’Église.
Un mystère d’obéissance
Dans le mystère de l’Église, l’obéissance rend libre pour aimer. Faire sa propre volonté ne rend pas heureux, car elle s’oppose à la volonté des autres. Le Christ obéit au Père. Aussi, par son obéissance, est-il rendu libre pour aller vers les pauvres et les aimer comme le Père les aime. Le Christ a dit à Pierre : “Un autre te montrera le chemin.” Cet autre, pour nous, c’est l’Église. Ainsi, toute mission, pour rejoindre la volonté du Père, doit être reçue de Dieu par son Église. L’évêque, parce qu’il est d’abord sacrement, avant d’être un homme de pouvoir, a reçu lui-même mission de conduire l’Église particulière dont il a la charge. Finalement, un jour ou l’autre, faire sa volonté propre devient suicidaire, car cela finit par rompre le lien de communion qui unit la mission particulière à la mission universelle de l’Église.
Si l’obéissance allait de soi, elle ne serait pas l’obéissance. Le Christ lui-même, au Jardin des Oliviers ou au Calvaire, obéit jusqu’au bout, afin que la volonté du Père se fasse. L’obéissance permet depuis toujours la pérennité de l’Église. Le silence imposé à Yves Congar lui a permis de prendre la parole au moment le plus propice, celui du Concile, afin que l’Église en soit glorifiée.
“Là où est l’évêque, là est l’Église” : du Christ à l’évêque
Par l’évêque, l’Esprit Saint anime l’Église. Quelles que soient les qualités ou les défauts personnels de l’évêque, il a été choisi par Dieu : saint Paul nous rappelle que ce qui est méprisable aux yeux des hommes, voilà ce que Dieu choisit pour son œuvre de salut. Le prêtre ne peut donc être signe pour l’Église que s’il est “cosigné” par l’évêque ; en effet, si chacun fait ce qu’il veut, le mystère de l’Église et de sa mission n’est plus qu’une association réduite à des perspectives temporelles. Le Christ lui-même est envoyé par son Père. Le ministère du prêtre est sanctifié dans cette plénitude de l’obéissance. Il peut porter ainsi des fruits, visibles ou invisibles.
Obéir ne peut se réduire à une soumission servile. Il ne s’agit pas, tel l’esclave ou le chien, de subir sans mot dire les fantasmes d’un tyran. Obéir signifie en premier lieu participer à la mission de l’Église, en se laissant conduire par l’Esprit. Si le prêtre doit être assez humble et confiant pour accepter la mission que son évêque lui confie, l’évêque, de son côté, doit avoir le même regard d’amour que le Christ portait sur le jeune homme riche.
Le jour de l’ordination, le jeune prêtre dit : “je promets” (promitto). Cette promesse est essentielle et doit constamment être méditée. L’autorité de l’évêque demeure par-delà les personnes qui ont la charge épiscopale : là où est l’évêque, là est l’Église. Cette autorité est d’abord un service. Guy Gilbert utilise des images pour décrire la charge épiscopale : l’évêque doit parler : pour avancer, il a une longue-vue, c’est sa crosse qui est aussi une croix ; en même temps, il doit avoir un rétroviseur, car nous sommes héritiers de milliards de chrétiens ; toute la tradition et l’abnégation de nos prédécesseurs nous ont permis d’exister et d’être ce que nous sommes. La longue-vue permet de voir les signes des temps et la relève qui avance.
L’évêque n’est donc pas un chef de bande usant arbitrairement de son autorité. Il “soude des rivets et les resserre ou les détend” pour que l’Église soit l’Église du Christ. Son charisme est, en premier lieu, la communion et l’unité. Il importe aux prêtres de ne pas le laisser porter seul le fardeau de son diocèse. Car la communion exige aussi le partage. Quel prêtre écrit à son évêque gratuitement pour lui donner des nouvelles ou lui faire partager un enthousiasme ? Qui prend la défense de son évêque quand il est injustement traité ? L’évêque est un homme fragile et sensible, comme tout homme. Il ne faut pas le mutiler en le réduisant à sa fonction.
L’apostolat auprès des jeunes
Nous sommes dans une société sans père et les jeunes nous demandent d’être leur père. Dès lors, impossible de s’engager à moitié dans un apostolat auprès des jeunes ; et cela exige beaucoup de temps. Quand on a dit à un jeune qu’on l’aimait, il faut pouvoir rester présent.
Il ne faut pas avoir peur de poser des exigences, car elles représentent les fondements sur lesquels s’élaborent le rapport à la loi et le respect de l’autre. Une certaine violence peut même, quelquefois, être un outil persuasif quand certains jeunes manifestent une tendance agressive incontrôlée : la seule violence qui vaille est celle de l’amour. On ne peut être violent dans le sens noble du terme qu’en aimant et en priant. Il ne faut jamais perdre la maîtrise de soi : la violence issue de la colère est un mal plus grand, qui n’atteint pas sa fin éducative. Ainsi, un jeune, se rendant compte qu’il avait été trop loin, remercia Guy de l’avoir atteint d’une “droite évangélique” [2].
Évangéliser ?
Chaque homme, et à plus forte raison chaque jeune, est toujours en chemin. Nul ne peut dire : je suis au terme de la route que le Seigneur a préparée pour moi dans son mystère d’amour. La mission qui attend le prêtre est de témoigner des valeurs évangéliques, d’annoncer la Bonne Nouvelle, d’abord par ce qu’il est, ensuite seulement par ce qu’il dit. Accompagner et pousser les jeunes dans leur foi, leur faire découvrir le mystère d’amour de Dieu, ne doit pas être du prosélytisme : la relation qu’ils ont avec Dieu est unique et respectable, même si elle doit s’intérioriser.
Chaque pas dans la foi est un moment décisif qui fait basculer la vie, et chaque pas vient à son heure. On ne peut pas dire à un jeune martyrisé par son père : “le Père des cieux t’aime”. Le témoignage de la vie est parfois supérieur au témoignage de la parole : Jésus s’est tu pendant trente ans ! Le prêtre doit vivre l’Évangile de telle façon qu’en le voyant on puisse dire : “Dieu existe.” Les seuls jeunes à qui on peut parler d’emblée de Dieu, ce sont les musulmans, ou ceux qui ont eu la chance de recevoir une formation chrétienne solide. Mais, dans nos pays, ils sont de moins en moins nombreux.
Le prêtre doit avoir suffisamment de discernement pour lire dans le cœur de ces jeunes le désir de rencontrer Dieu, par-delà leur refus, leur révolte ou leur indifférence. Il n’y a pas de génération perdue : Dieu continue son œuvre ; et nous y coopérons. Dans chacun brille une lumière d’espérance sous le masque parfois repoussant et inadéquat qu’il se fabrique, pour affirmer qu’il est une personne digne d’être aimée et faite pour aimer par-delà ses blessures.
Ils ont le sens du sacré
Plus que les anciens, les jeunes ont le sens du sacré. Leur foi n’est pas rationnelle, ou du moins n’est pas explicitée comme telle. Elle cherche à se dire dans le symbole. Cela est manifeste chez les enfants musulmans qui ont le sens du geste. Si les prêtres se comportent parfois comme des spécialistes de la liturgie, légiférant sur ce qu’il faut faire ou ne pas faire, ces jeunes ont un sens de Dieu qui doit s’exprimer.
Tout doit partir de l’amour de Dieu. Jean-Paul II rappelait à Denver : “Si tu as l’amour et si tu sais qu’il vient de Dieu, tu es invincible.” Il faut parler de l’amour de Dieu, non pas de manière abstraite mais à partir du don précieux du Corps du Christ. Tout part de l’amour de Dieu, tout y retourne : cette seule certitude aide les jeunes à vivre leurs problèmes personnels, et leur permet de se structurer pour l’avenir.
L’eucharistie : sacrement de l’unité
Les jeunes ne vont plus à la messe, mais ils sont toujours prêts à se rassembler. La mission du prêtre est sans doute de leur redonner le goût de la célébration eucharistique. C’est elle qui cimente l’unité entre les hommes. Il est peut-être nécessaire de retrouver un certain sens du sacré qui leur soit accessible. Il s’agit avant tout de rester profondément humain et de manifester par des gestes symboliques le lien d’amour qui unit l’homme à Dieu. Les jeunes respectent ces signes dans lesquels ils découvrent le don d’amour de Dieu qui les invite à la communion.
Guy Gilbert aime rappeler par des signes la beauté et la vérité de l’amour de Dieu. Ainsi, il tire le pain béni d’un seul pain apporté en offrande, l’autre partie étant consacrée pour devenir le Corps du Christ. Il veut manifester l’unité des hommes devant Dieu. Les musulmans ou les non chrétiens qui se groupent souvent autour de l’autel, à ses côtés, reçoivent à la fin de la messe le pain béni. Ils comprennent parfaitement le partage de ce qui est consacré et de ce qui ne l’est pas.
Ce geste éminemment symbolique est significatif en lui-même, et respecte la réalité sacramentelle de la présence réelle. Guy propose aussi, en l’expliquant, l’adoration du Saint Sacrement, car il sait qu’elle demeure un lieu privilégié de la rencontre avec le Christ Sauveur.
Conclusion
Guy Gilbert est témoin de l’Évangile ; un Évangile incarné dans sa vie de prêtre au service des jeunes en difficulté. Comme roi, il a reçu le peuple des petits, des blessés de la vie qu’il entoure d’affection ; prophète, il annonce le royaume de Dieu, non pas comme un idéal inaccessible, mais comme la rencontre singulière du Christ avec chaque homme ; prêtre, il poursuit cette mission incomparable de rassembler tous les hommes dans la maison du Père par l’Église de son Fils, et d’offrir au monde le Corps du Sauveur.
Aussi, lorsqu’il est donné d’entendre son témoignage, chacun peut-il être sensible à la vérité de ses paroles. Son célibat, sa pauvreté, son obéissance, ne sont pas des mots mais la substance de sa vie, offerte pour tous les hommes, il y réfléchit pour leur redonner toute leur valeur. Il est un homme d’Église, parce qu’il a reçu l’ordination sacerdotale, et aussi parce qu’il aime l’Église, Corps du Christ, et poursuit avec elle, d’une manière particulière, sa mission universelle de compassion et de salut.
N.D. de la Strada
Rue Ch. Debuck, 22
B-1040 BRUXELLES, Belgique