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Place et rôle des Pères du désert dans la Tradition chrétienne

Lucien Regnault, o.s.b.

N°1996-4 Juillet 1996

| P. 221-231 |

C’est à la figure des Pères du désert que s’attache Dom Regnault. Leur rôle dans la mise en place de l’ascétisme chrétien est important mais doit être bien évaluée. Entre autres thèmes abordés, celui de la paternité spirituelle trouve ici une évocation qui mériterait une reprise plus ample.

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On donne communément le titre de “Pères du désert” aux moines orientaux qui ont vécu du IV. au VIe siècle et qui sont regardés comme les fondateurs du monachisme chrétien. Mais pour bien comprendre la portée de ce titre, il convient de le réserver aux anachorètes égyptiens qui, à la fin du III. ou au début du IVe siècle, ont été les premiers à quitter les lieux habités pour s’en aller vivre en plein désert [1]. La place et le rôle de ces pionniers de l’érémitisme chrétien sont souvent mal perçus ou méconnus. Il ne faut ni les majorer indûment ni minimiser leur importance. Il est nécessaire pour cela de situer exactement les Pères du désert dans le développement de l’ascétisme chrétien des premiers siècles.

Ascétisme et monachisme chrétien durant les trois premiers siècles

Par le Nouveau Testament et les écrits patristiques les plus anciens nous savons que, dès le début de l’Église, des chrétiens fervents - hommes ou femmes - renonçaient volontairement et définitivement au mariage pour mieux suivre le Christ. Les femmes étaient appelées ordinairement “vierges”, mais les hommes étaient désignés par différents termes : “ascètes” “apotactiques”, “zélés”, etc. et aussi, quoique plus rarement, par le mot “moines”. Ce dernier fait n’a été reconnu qu’il y a un demi-siècle grâce aux nouveaux documents trouvés par les archéologues. Le terme de “moine” apparaît déjà dans deux apocryphes du IIe siècle découverts en 1945 à Nag Hamadi en Haute-Égypte, l’ Évangile de Thomas et le Dialogue du Sauveur. D’après ces textes, il est clair que le sens primitif du mot est non pas “seuls” au sens de solitaires dans le désert, mais “seuls” au sens de célibataires, sans femme. M. Guillaumont a montré que le mot connotait aussi dès le IIIe siècle l’idée d’une vie unifiée dans la recherche de Dieu, idée déjà exprimée par saint Paul dans la première aux Corinthiens : alors que le chrétien marié est divisé, partagé entre le souci de plaire à Dieu et le souci de plaire à son conjoint, celui qui reste célibataire est tout occupé des choses divines [2].

Durant les trois premiers siècles, ascètes et vierges vivent au sein des familles et des communautés chrétiennes sans éprouver le besoin de s’en écarter. Ils mènent une vie d’ascèse et de prière, se rendant souvent dans les églises et s’abstenant seulement des distractions mondaines. La plupart ne se croient pas tenus de renoncer à leurs biens ; ils vivent de leurs revenus ou de leur travail. C’est de ces milieux ascétiques que sont issus les moines d’Égypte qui vont devenir les Pères du désert.

Les Pères du désert dans le prolongement du mouvement ascétique précédent

Pour beaucoup d’ermites du IVe siècle, nous ignorons les circonstances dans lesquelles ils ont été poussés à s’en aller vivre au désert. En revanche nous connaissons bien la vocation des premiers Pères du désert, des plus illustres, qui ont fondé les centres monastiques les plus célèbres d’Égypte. Or il est remarquable que tous ceux-là ont commencé par mener une vie d’ascèse et de prière dans leur village ou à proximité avant de partir vivre en plein désert.

Antoine, à vingt ans, embrasse la vie ascétique après avoir entendu à l’église la parole du Christ au jeune homme riche : “Va, vends tout ce que tu as... puis viens et suis-moi.” Il quitte la maison familiale et s’en va vivre à l’écart tout en fréquentant les autres ascètes du voisinage. Il s’éloigne progressivement, s’enferme d’abord dans un tombeau, puis se retire dans un fortin en ruines au-delà du Nil avant d’aboutir finalement au mont Qolzoum, non loin de la mer Rouge [3].

Amoun, le fondateur de Nitrie et des Kellia, avait été marié contre son gré, mais il réussit à convaincre son épouse de garder la virginité. Lui aussi mène une vie d’ascèse et de prière durant dix-huit ans avant d’aller s’établir au désert de Nitrie.
Macaire est moine dans un village. Comme on veut l’élever à la cléricature, il s’enfuit dans un autre village, où il vit en anachorète un peu à l’écart des habitations. À la suite d’une calomnie, il se retire au désert de Scété.

Lorsqu’on examine de près les documents qui nous racontent ces cas de vocation, on s’aperçoit que ces premiers Pères du désert avaient déjà voué leur vie au Christ avant de quitter le monde. S’ils abandonnent les lieux habités, c’est afin de mieux réaliser le renoncement total au monde auquel ils se sentaient appelés. Ils savaient - ou pressentaient - qu’ils trouveraient au désert à la fois l’inconfort et l’austérité qui garantiraient leur ascèse et les conditions privilégiées de solitude et de silence qui favoriseraient leur prière et leur union à Dieu. Déjà moines par leur solitude de célibataires et leur vie spirituellement unifiée en Dieu, ils allaient le devenir en un sens nouveau qui va apparaître et se propager de plus en plus au long du IVe siècle : celui de solitaires séparés du monde.

Durant la première moitié du IVe siècle, le mot “moine” garde encore son sens primitif, comme le montrent deux documents datés : un papyrus conserve la requête en justice d’un Isidore de Karanis, en date du 6 juin 324. Lors d’un hold-up, cet Isidore a failli être assassiné. Il a été sauvé par l’intervention du diacre Antonin et du “moine” Isaac, personnages qui, manifestement, vivent l’un et l’autre dans une agglomération et non au désert. Quelques années plus tard, dans son commentaire sur le psaume 67 (335), Eusèbe de Césarée parle des “moines” dans le sens d’ascètes qui ont un rang spécial dans l’Église [4]. D’ailleurs, quand saint Athanase dira, à propos de la vocation initiale de saint Antoine, qu’à ce moment-là, “le moine ne savait rien du grand désert” [5], cela indique qu’il y avait déjà alors des “moines”, mais qui vivaient à proximité des lieux habités. Et c’est pourquoi aussi le nom de moines a été donné aux cénobites comme aux anachorètes dès la première moitié du IVe siècle.

L’influence décisive des Pères du désert sur l’évolution du monachisme au IVe siècle

Les Pères du désert ont donc inauguré dans l’Église une nouvelle forme de vie ascétique et monastique, comprenant cet élément inédit de séparation totale d’avec le monde. Avant eux, on voyait partout des ascètes et des vierges, dont quelques-uns manifestaient parfois une certaine tendance à s’écarter un peu des autres fidèles, mais nulle part il n’y avait la rupture radicale et définitive qui caractérise les Pères du désert. Dès que nous trouvons quelque part au IVe siècle cette nouvelle forme de vie monastique, nous découvrons presque toujours que c’est sous l’influence des Pères d’Égypte. Et cette influence des Pères du désert va être si importante que finalement toutes les formes de vie monastique chrétienne vont s’en trouver marquées. Que ce soit en Palestine, en Asie Mineure ou en Occident, on ne concevra plus désormais de vie monastique sans une part importante de solitude et de silence. La réalité même se trouve transformée et cela se répercute sur le langage. Désormais moine, monastère et vie monastique connoteront toujours une certaine séparation du monde plus ou moins accentuée.

Il est intéressant de noter ce changement de sens qui s’opère progressivement durant le IVe siècle. Au début du siècle, nous l’avons vu, le mot “moine” n’a manifestement pas encore le sens de solitaire dans le désert. À la fin du siècle au contraire, ce sens est devenu prédominant. Entre-temps deux textes législatifs donnent des indices très significatifs de cette évolution [6] :

 En 370, un décret de l’empereur Valens déplore que des hommes ayant des fonctions dans les villes aillent se faire moines au désert :

Il est des paresseux qui désertent les charges de leurs cités pour gagner solitudes et déserts et s’agréger, sous prétexte de religion, à des rassemblements de moines. Les gens de cette espèce qu’on trouvera en Égypte, nous prescrivons de les arracher de leurs cachettes et de les ramener aux fonctions de leur patrie.

 Vingt ans plus tard (390), une loi de l’empereur Théodose déclare :

Tous ceux qui font profession d’être moines recevront l’ordre de rejoindre et d’habiter les lieux déserts et les vastes solitudes.

À ce moment-là, le désert est devenu le lieu normal des moines et, sur le bord du Nil, une jeune fille, qui s’était fait rabrouer par Arsène pour avoir touché un moine, répliquait : “Si tu es moine, va-t’en dans la montagne”, c’est-à-dire dans les lieux déserts [7].

Le retrait au désert aurait pu n’être qu’un phénomène passager, un fait occasionnel lié aux conditions historiques et géographiques au IVe siècle en Égypte. Il fait apparaître dans l’Église une nouvelle forme de vie monastique, anachorétique et érémitique, qui aurait pu s’ajouter aux formes déjà existantes sans les influencer de façon notable. Or très vite les Pères du désert vont être considérés dans tout le monde chrétien comme les modèles achevés de l’idéal évangélique. Saint Athanase donne Antoine en exemple non seulement aux ermites et anachorètes, mais à tous les moines et à tous les chrétiens. Son héros n’a fait, somme toute, qu’aller jusqu’au bout des exigences du renoncement nécessaire à tous les disciples du Christ.

Les Pères du désert et le cénobitisme

Les Pères du désert se sentaient appelés à aller vivre seuls au désert. Mais bientôt de nombreux disciples sont venus les rejoindre dans leur solitude, et c’est ainsi qu’est née la vie monastique semi-anachorétique. Par ailleurs la vie cénobitique qui apparaît en Haute-Égypte au début du IVe siècle est issue, elle aussi, de l’anachorétisme. Son fondateur Pachôme, après sa conversion et son baptême, avait embrassé d’abord une vie d’ascèse et de service du prochain avant de se retirer au désert auprès de Palamon. Quelques années après, il fonde une communauté de frères qui servent Dieu ensemble et se servent les uns les autres dans l’enceinte d’un monastère [8]. Le monastère pachômien est situé dans la vallée du Nil mais, entouré d’un mur de clôture, il constitue comme un espace de désert dans les lieux habités, si bien que son fondateur est compté, lui aussi, parmi les Pères du désert. Au IIIe siècle et au début du IV., il y avait sans doute déjà des ébauches de vie communautaire parmi les ascètes et les vierges. La nouveauté en Égypte, chez Pachôme, c’est que la vie cénobitique s’enracine, se greffe sur la vie anachorétique, à la différence de la conception basilienne, par exemple, qui est une communauté, un groupement d’ascètes. Saint Basile n’admettait pas la vie solitaire, l’érémitisme. Mais après lui, en Asie Mineure comme en Palestine et ailleurs, le cénobitisme a subi l’influence de l’érémitisme, avec lequel il voisinait souvent. Désormais la séparation du monde, le retrait à l’écart, la solitude et le silence deviennent des éléments essentiels de toute vie monastique, en Occident comme en Orient. Et il faut y ajouter un autre élément important qui vient aussi des Pères du désert : la paternité spirituelle sous sa forme nouvelle, distincte de celle des évêques.

La paternité spirituelle des Pères du désert

Jusqu’au IVe siècle il existe une seule forme de paternité spirituelle dans l’Église : celle des évêques, successeurs des apôtres. Parmi les ascètes il y a des anciens, comme nous le voyons au début de la Vie d’Antoine, mais si les ascètes ont affaire à un père, c’est à leur évêque. Ascètes et vierges sont soumis aux évêques, qui veillent sur eux comme sur la portion la plus précieuse de leur troupeau. Les moines, qu’ils soient anachorètes ou cénobites, reconnaîtront toujours cette paternité des évêques. On lit par exemple dans les Vies pachômiennes : “Les évêques sont nos Pères qui nous instruisent selon les Écritures [9]”. Mais au IVe siècle, avec l’exode des moines au désert, une nouvelle forme de paternité spirituelle apparaît, non plus de caractère institutionnel, lié à l’ordination, mais charismatique et monastique. À la fin du siècle, dans tous les groupements érémitiques et cénobitiques d’Égypte on voit cette paternité exister et s’exercer, avec l’usage d’appeler Père les anciens et les fondateurs ou chefs des monastères.

Le principal document qui nous apprend l’existence d’une paternité spirituelle en milieu monastique est la célèbre lettre de saint Jérôme à Eustochium (qui est de 384). Parlant de quelques grands moines de Nitrie, Macaire, Pambo, Isidore, saint Jérôme note qu’on les appelle “Pères” et que l’Esprit Saint s’exprime en eux. Et un peu plus loin, dans la même lettre, quand il distingue trois espèces de moines qui existent en Égypte, il mentionne à propos des cénobites le Père qui chaque jour instruit les frères. Grand voyageur, il connaissait bien les moines d’Orient et d’Occident. S’il note explicitement cette habitude d’appeler Pères les anciens et les supérieurs de monastères, c’est que l’usage devait être propre à l’Égypte à ce moment-là.

Que nous révèlent les autres sources ? La réalité, comme toujours, existe avant le titre. Dans la Vie d’Antoine, on ne voit nulle part quelqu’un appeler Antoine “Père” ou “Abba”, mais la réalité de sa paternité y apparaît bien. Non pas au début, quand le jeune Antoine fréquente les ascètes de son voisinage : “Les uns l’aimaient comme un fils, les autres comme un frère.” Mais quand il aura fait le pas décisif de sa vie, son exode au désert, alors il devient Père. Au chapitre 15 de la Vie, Antoine est, à Pispir, “comme le Père de tous ces ermitages”, et le biographe ajoute : “Par des entretiens fréquents, il encourageait les moines et il détermina beaucoup à le devenir”. Antoine engendrait à la vie monastique et faisait progresser ses disciples par son enseignement. Dans le grand discours où saint Athanase résume cet enseignement, Antoine s’adresse à ses auditeurs moines comme à ses enfants, comme à ses fils : “Vous, mes fils, vous apportez à votre Père..., Je vous parle comme à mes enfants...” Avant de mourir il dira à ses disciples : “Souvenez-vous de moi comme d’un Père... [10].”

Cette paternité s’exerce surtout à l’égard des moines : “Tous les moines, qui le regardaient comme un Père, l’embrassèrent”, mais le saint traite aussi paternellement tous ses visiteurs, à tous il dit : “Mes enfants”. Même les empereurs “lui écrivent comme à un père”, il leur répond et eux reçoivent ses lettres avec joie. À quoi le biographe ajoute : “Ainsi était-il aimé de tous, chacun voulait l’avoir pour père.” Même les étrangers venus de loin pour le voir “après avoir reçu ses conseils, rentraient chez eux comme accompagnés par leur père.” Quand il fut mort, “tous étaient comme des orphelins qui viennent de perdre leur pere [11]”.

Tous ces textes suggèrent l’idée d’une paternité quasi universelle s’étendant largement à tous ceux qui approchent, ne fût-ce que quelques instants, le saint homme de Dieu où même à ceux qui ne l’ont jamais vu et qui n’ont fait qu’entendre parler de lui. Or la diffusion extraordinairement rapide de la biographie d’Antoine écrite par saint Athanase et traduite presque aussitôt en latin, a propagé la renommée d’Antoine dans tout le monde chrétien et par le fait même donné au patriarche des moines d’Egypte une postérité innombrable.

Antoine sera revendiqué comme Père même par les cénobites pachômiens de Haute Égypte : “Notre saint Père Apa Antoine [12].” Les Pachômiens avaient pourtant, eux aussi, un père céleste et glorieux, dont la paternité est née, comme celle d’Antoine, du rayonnement de sa sainteté et d’un charisme manifeste de l’Esprit.

 Dans la Vie de Pachôme, on voit d’abord Pachôme soumis à son frère aîné Jean, avec qui il mène la vie anachorétique, mais un jour, sur la rive du Nil, un crocodile s’élance pour le dévorer. Pachôme l’apaise aussitôt d’un mot et d’une caresse. Alors Jean se jette à ses pieds : “À partir d’aujourd’hui, je t’appelle mon Père [13].” Le rédacteur de la Vie écrira : “Un homme qui en engendre un autre dans l’œuvre de Dieu est son père après Dieu, dans ce siècle et dans l’autre. Ainsi en est-il vraiment de notre père Pachôme, il mérite d’être appelé Père, car notre Père qui est dans les cieux habite en lui, comme l’Apôtre le confesse quand il dit : ‘Ce n’est pas moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi.’ C’est pourquoi, par la bonté divine qui est en lui il encourage quiconque désire lui obéir en disant : ‘Soyez mes imitateurs comme je le suis du Christ.’ Donc quiconque imite l’Apôtre par ses pratiques mérite d’être appelé Père à cause de l’Esprit Saint qui habite en lui.” Il y a là référence au Père, au Christ et à l’Esprit, comme cela se retrouve dans le vocable “Abba” [14].

 Enfin les Apophtegmes nous montrent de façon massive l’existence de cette paternité en milieu monastique du désert. Comme l’a écrit I. Hausherr, “les Pères du désert apparaissent tout à coup dans les Apophtegmes dans tout l’éclat de leur paternité spirituelle” [15]. Les Apophtegmes sont presque exclusivement de provenance égyptienne et ce ne sont que des paroles et des actions d’Abba, c’est-à-dire de Pères. À eux seuls, ils suffiraient à démontrer l’origine égyptienne de la paternité monastique.

Les Apophtegmes ne nous disent pas comment et pourquoi est apparue cette nouvelle forme de paternité. Il semble qu’elle soit comme une conséquence des conditions de vie des ermites au désert. Ceux-ci, coupés des communautés ecclésiales et des évêques, devaient aspirer à retrouver un Père en la personne de l’ancien qui les formerait à la vie érémitique.

Dans le cénobitisme pachômien, c’est le fondateur et chef de la communauté qui porte le nom de Père : “Notre Père Pa-chôme [16].” Il y a eu certainement influence des milieux anachorétiques sur les milieux cénobitiques. Dans les documents du Ve siècle, l’ Histoire Lausiaque, l’Histoire des Moines et les œuvres de Cassien, on voit que la paternité spirituelle des saints moines existe partout.

Conclusion

Les Pères du désert ont été parfois considérés par certains historiens - ou romanciers - comme des excentriques et des marginaux. N’était-ce pas folie que de prétendre vivre seul en plein désert sans aucune relation avec autrui ? Aussi bien l’expérience a tourné court, puisque assez vite les premiers ermites ont été rejoints par de nombreux disciples, qui les ont obligés à rompre leur solitude. Il n’empêche que dès ce moment les Pères du désert sont admirés non seulement des moines qui désirent les imiter mais aussi de tous les chrétiens. En peu de temps leur réputation s’étend bien au-delà des frontières de l’Égypte et leurs paroles mémorables sont traduites en toutes les langues. L’archevêque d’Alexandrie, saint Athanase, écrit la vie du plus célèbre d’entre eux, saint Antoine, et le présente comme l’idéal du parfait disciple du Christ. Cette vie d’Antoine, écrite peu après la mort du saint (356) et connue bientôt jusqu’à Trèves, impressionnera fortement saint Augustin, et tous les autres grands docteurs de l’Église seront influencés par les Pères du désert.

Même si l’expérience personnelle des Pères du désert a été courte et restreinte dans le temps et l’espace, elle a été d’une fécondité étonnante dans l’histoire de l’Église et de la spiritualité chrétienne. Elle a d’abord été la source d’un courant érémitique qui reste vivant de nos jours encore. Puis elle a marqué de façon décisive l’évolution de la vie monastique en lui donnant sa note caractéristique de retrait du monde. Depuis lors toutes les formes de vie religieuse comportent une certaine séparation du monde, plus ou moins accentuée selon les activités de leurs membres. Mais l’influence des Pères du désert s’est exercée plus largement sur le développement de la spiritualité chrétienne. Solitude, silence, recueillement, attention à soi-même et purification du cœur : toutes ces pratiques qui, jusque-là étaient cultivées par les écoles de sagesse antique surtout, ont été particulièrement prisées et exploitées au désert avant d’être intégrées dans le trésor de la spiritualité chrétienne. Enfin le terme abba, qui s’est répandu partout avec les Apophtegmes des pères, a propagé dans le monde chrétien la paternité spirituelle issue du désert. Toutes ces richesses que nous devons aux Pères du désert sont devenues le patrimoine commun de tous les chrétiens. Puissent-elles leur devenir - ou redevenir - de plus en plus familières, comme le souhaitait le Concile Vatican II, et plus récemment le Synode des évêques sur la vie consacrée !

Abbaye de Solesme
F-72300 SABLÉ-sur-SARTHE, France

[1L. Régnault. Les Pères du désert à travers leurs apophtegmes. Solesmes, 1987, 19-20.

[2A. Guillaumont. Aux origines du monachisme chrétien. Coll. Spiritualité orientale, n° 10, Bellefontaine, 1979, 218-222.

[3Vie d’Antoine, § 1-4, 8, 11-12, 49-50.

[4Références dans E. Dekkers, “Monaxos, solitaire, unanime, recueilli”, dans Fructus centesimus. Mélanges offerts à G. J. M. Bartelink, Steenbruge 1989, Instrumenta Patristica, XIX, 93-97.

[5Vie d’Antoine, § 3.

[6Textes cités par A. de Vogüé, Histoire littéraire du mouvement monastique dans l’Antiquité, t. 1, Paris 1991, 81-82.

[7Apophtegmes (cité supra, n.5), 70 (Arsène 32).

[8A. Veilleux. La vie de saint Pachôme selon la tradition copte. Coll. Spiritualité orientale n° 38. Bellefontaine, 1984, § 3-26, 42-47.

[9Ibid. § 37, p. 59.

[10Vie d’Antoine, § 4, 15, 16, 91.

[11Ibid. § 54, 81, 88.

[12A. Veilleux. La Vie de saint Pachôme, § 2, 22.

[13Ibid., § 20, 41-42.

[14L. Regnault. Les Pères du désert (cité supra, n. 1), 31.

[15I. Hausherr. Direction spirituelle en Orient autrefois, Coll. Orientalia christiana analecta 144, Roma, 1955, 28.

[16A. Veilleux. La Vie de saint Pachôme (cité supra, n. 10) à partir du § 25, 46.

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