Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Message de la Présidente de l’UESM

Message prononcé en septembre 1993, à Olomouc (Tchéquie)

France Delcourt

N°1994-5 Septembre 1994

| P. 290-296 |

À la porte du synode sur la vie consacrée dans l’Église et sa mission dans le monde, ce message de la Présidente de l’UESM est à entendre avec générosité et humilité inventive. Dans son rapport avec “le reste de la terre”, la vie religieuse du premier monde, attentive aux perspectives de la société et de l’Église décrites ici, aura à chercher et à offrir inlassablement son témoignage propre.

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Pour la première fois depuis 1945, l’ensemble de la vie religieuse européenne respire enfin librement, pouvant communiquer d’un pays à l’autre, échanger les expériences si diverses provenant de chaque moitié de l’Europe.

Cette découverte s’est faite progressivement au sein de l’UCESM. Depuis sa fondation en 1981, nous avons toujours eu des délégués des conférences de Supérieurs/es Majeurs/es de Pologne et de l’ex-Yougoslavie. Mais c’est après la chute du mur de Berlin, que, pour la première fois, fin 1989, nous avons eu parmi nous des religieuses de l’ex-DDR ; puis, en 1991, le président de la Conférence de l’ex-Tchécoslovaquie (élu Vice-Président de l’UCESM) était présent ; et cette année en avril, à Prague, nous avions des délégués de Hongrie et de Roumanie.

Ces quarante-cinq dernières années ont profondément changé le visage de la vie religieuse, surtout celui de la vie religieuse apostolique, en Europe.

  • En Europe orientale et centrale, les religieux/ses ont réussi à persévérer malgré un contexte de persécution ouverte, conduisant à la dispersion des membres, à la perte des institutions congréganistes (confisquées par l’État) et au manque de communication avec le reste du monde (notamment leurs instituts et l’Église libre, l’accès aux documents conciliaires...).
  • En Europe occidentale, une vie religieuse qui, bien que libre (à quelques exceptions près), s’affronte à une société moderne, où l’on voit une mutation culturelle d’évolution très rapide, et où, dans le pluralisme des options, l’Église est une proposition parmi d’autres.

Et les instituts, qui voient baisser leurs effectifs, cèdent progressivement leurs institutions.

Finalement, tant à l’Est qu’à l’Ouest, la vie religieuse européenne est conduite à une mutation radicale que l’on peut résumer en parlant d’une perte de puissance : celle donnée par les œuvres et le parc immobilier, et celle donnée par la reconnaissance des services rendus. Il y a un effacement de l’image de succès apostolique (que ce soit en Europe ou en « mission ») et des privilèges concédés par la société.

La question que nous devons déchiffrer est la suivante : Quel signe le Seigneur nous fait-il à travers ces événements ?

N’est-ce pas de revenir au sens fondamental de la vie religieuse en deçà de ses activités traditionnelles ?

Dans un monde où s’affirment, jusqu’à la violence et la guerre, les revendications des particularismes ethniques et religieux, la vie religieuse peut témoigner qu’il est possible de vivre la communion dans les différences reconnues, acceptées, assumées, vécues comme un enrichissement mutuel, sans que l’identité propre se sente menacée.

Dans une société de production et de consommation où l’économie apparaît comme un projet prioritaire, les instituts religieux rappellent par leur existence que l’on ne vit pas seulement de pain mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu.

Dans une humanité en quête de bonheur par l’exacerbation des désirs d’avoir, de pouvoir, de séduction, les vœux religieux attestent qu’il y a d’autres chemins pour être heureux : ceux des béatitudes et des conseils évangéliques.

Dans une Europe qui, dans un but louable de solidarité avec nos frères et sœurs de l’Est, risque de se fermer sur elle-même, les instituts religieux internationaux appellent à l’ouverture aux besoins du Tiers-Monde et à l’accueil de ses apports culturels.

Peut-être pouvons-nous porter attention à deux grands secteurs de la vie européenne actuelle où nous avons quelque chose d’important à offrir et à recevoir.

Le dialogue avec les autres religions, croyances, et la quête du sens

Au plan œcuménique, nous portons le regret que l’Europe, en envoyant ses missionnaires dans le monde, ait aussi exporté les divisions entre chrétiens.

Nous avons une responsabilité particulière pour améliorer le dialogue, surtout avec les Églises-sœurs orthodoxes (nous savons les difficultés dans les ex-pays de l’Est...).

Les communautés monastiques peuvent jouer un grand rôle, et certaines le font déjà, pour échanger les expériences, les recherches, et surtout faire tomber les préjugés réciproques.

Au moment où se construit une certaine unité européenne (CEE), il est dommage que l’unité entre Églises chrétiennes tarde, rende moins crédible la parole du Christ que nous prétendons annoncer.

Dialogue avec les religions abrahamiques

L’Islam devient la deuxième religion de notre continent du fait des nombreux immigrés venant des pays islamisés et aussi de la présence de quelques pays (Turquie notamment) majoritairement musulmans. Nous souffrons de voir les communautés musulmanes bosniaques massacrées sous nos yeux depuis plus d’une année, et nous éprouvons la honte devant l’impuissance qu’éprouvent nos gouvernements pour mettre fin à cette tragédie (malgré les appels de plusieurs conférences nationales, de l’UCESM, de l’UISG...).

L’Islam véhicule souvent une culture qui déconcerte les Européens pétris par le christianisme. Nombreuses sont les communautés de vie religieuse apostolique qui se trouvent en contact avec des musulmans par le travail, l’habitat. Beaucoup de leurs filles fréquentent des écoles catholiques. Là aussi, il faut faire tomber les nombreux préjugés réciproques, trouver le chemin du dialogue entre croyants pour bâtir la paix.

Le Judaïsme. Les juifs ont tellement souffert en Europe, au cours de la seconde guerre mondiale, et en dehors de cette guerre, en Allemagne et en URSS, qu’ils ont fondé l’État d’Israël où la cohabitation avec les Palestiniens est conflictuelle. Or, à travers les médias, nous constatons combien l’antisémitisme resurgit facilement dans nos pays qui se disent tolérants et démocratiques.

Nous qui partageons le même héritage vétéro-testamentaire et savons que Jésus Christ a pris chair de ce peuple, nous avons à sensibiliser nos concitoyens à cette réalité historique et à creuser nos sources communes.

Dialogue avec les autres croyances

De plus en plus nous voyons grandir le nombre des adeptes à d’autres croyances : bouddhisme, sectes, Nouvel Âge... C’est le signe d’une soif, de la recherche spirituelle d’un absolu, d’un idéal...

Nous savons aussi combien, après l’écroulement des systèmes marxistes à l’Est, règne un vide spirituel : par quoi va-t-il être comblé ? Par les biens de la société de consommation ? Par tout vent de doctrine ? Par la foi de leurs ancêtres ?

Comment se fait-il que, dans nos pays européens si riches en monuments chrétiens, tant de personnes passent à côté de la source sans la voir ? Sans doute, plus que de témoins de pierre, les personnes ont-elles besoin de témoins de chair.

Sommes-nous ceux et celles qui montrons le chemin vers la Source ? Notre témoignage de vie fait-il percevoir, deviner la source à laquelle nous puisons ?

Savons-nous proposer nos spiritualités comme un chemin vivant vers Dieu, le chemin ouvert par un homme ou une femme de Dieu et suivi par de nombreux disciples ?

Sommes-nous de ces guides spirituels qui savent assurer un accompagnement fraternel et éclairé à partir du point où se trouvent les personnes, et leur donner des repères qui leur permettent de progresser ?

Le dialogue entre foi et culture moderne

Il ne s’agit pas de regarder vers le monde d’avant 1945. Ce monde-là est passé. Il s’agit de regarder le monde d’aujourd’hui, avec ses faiblesses, c’est vrai, mais aussi et surtout ses richesses, ses valeurs...

C’est ce monde d’aujourd’hui qui est à évangéliser, tel qu’il a été façonné par un à deux millénaires de christianisme, mais aussi par d’autres courants philosophiques et religieux ; tel qu’il a été traumatisé par deux guerres mondiales fratricides et fracturé en deux blocs dominés par deux grandes idéologies s’opposant en guerre froide pendant un demi-siècle.

C’est de ce monde que viennent ceux et celles qui rejoignent nos instituts religieux. Ils y sont nés et n’en connaissent pas d’autre. Il ne peut être question de leur parler de l’Église d’avant-guerre ou d’avant le concile. Nous n’avons pas à projeter sur eux notre lecture de leurs requêtes spirituelles ou communautaires, lorsqu’ils réclament plus de vie ensemble, plus de prière communautaire... Ils ne demandent pas de revenir aux situations d’autrefois qu’ils n’ont jamais connues. Mais nous avons à les ouvrir au monde, à veiller à ce qu’ils ne s’enferment pas dans les couvents comme en un refuge hors de l’espace et du temps.

Cela demande de notre part :

 Le sens de la Création

Notre monde est sensible à toutes les prouesses techniques dont l’homme moderne dispose pour maîtriser la vie, communiquer à travers l’espace... Plus que jamais il se sent créateur, capable de se diriger... L’important est de donner le sens originel et ultime de cette création : don qui nous vient de Dieu, remis entre nos mains pour le faire fructifier, et conduire l’humanité à une plénitude de bonheur.

 Le sens de l’incarnation de Jésus Christ

Qui n’est pas moins présent à ce monde d’aujourd’hui qu’à celui d’autrefois. Il nous faut repérer les « semences du Verbe » enfouies dans les personnes, les groupes, les événements.

Jésus Christ a partie liée avec ce monde qu’il veut sauver.

 Le sens de l’Esprit qui souffle où il veut, et dont on ne sait ni d’où il vient ni où il va...

Il faut renoncer à tout maîtriser, mais nous laisser emporter par ce souffle, saisir les mouvements en cours, ce qui est sous-jacent aux valeurs vécues...

Cela demande une souplesse d’adaptation, tout en renonçant à nos certitudes toutes faites, à nos comportements venant d’une autre époque...

Mais avons-nous vraiment l’amour de ce monde ?

Ne sommes-nous pas désemparés face à cette société que nous ne savons comment évangéliser ? Cherchons-nous à la connaître vraiment ? Avons-nous des contacts avec les jeunes, le monde scientifique, technique ?

Quel est notre rapport avec les valeurs culturelles de ce temps :

la sensibilité aux droits de l’homme et à la justice ?

l’aspiration à l’autodétermination ?

Nous laissons-nous toucher par leur générosité, par leur tolérance ?

Donnons-nous leurs dimensions aux valeurs déjà vécues ?

Savons-nous partager, sans chercher à les imposer, les valeurs que nous estimons importantes pour notre vie ?

Or voici que, comme vie religieuse en Europe, nous sommes devenus pauvres

 En personnel : C’est ce qui frappe le plus : diminution des vocations, vieillissement des effectifs. Toutefois, nous représentons encore la moitié de l’effectif mondial des religieux/ses. Ce potentiel ne doit pas être oublié. Il est remis entre nos mains. Le défi est de savoir le faire fructifier au mieux, notamment par la qualité de notre vie religieuse et apostolique.

 En visibilité : notre surface immobilière diminue, les institutions subissent de grandes mutations.

 En potentiel apostolique : nous ne pouvons plus répondre à toutes les demandes qui nous sont faites, surtout par la hiérarchie qui, elle aussi, a de moins en moins de prêtres.

La vie religieuse vit donc un dépouillement dans les différentes parties de l’Europe (à part quelques exceptions). Nous sommes donc invités à entrer dans un chemin d’humilité, car nous nous sentons souvent des marginaux de la société moderne.

Vivons-nous cette pauvreté comme une chance ?

 Chance de fidélité plus authentique à l’essence de la vie religieuse, qui se situe plus au niveau de l’être que du faire. Il nous faut donc retrouver une qualité de vie religieuse : une façon de vivre les vœux, la vie communautaire, la prière qui soit davantage « branchée » sur la société actuelle.

Que notre vie soit un témoignage lisible, une parole compréhensible parce qu’empruntant le langage, les symboles de la culture moderne... donc une vie religieuse davantage inculturée dans le contexte d’aujourd’hui.

 Chance de collaboration et de concertation avec les autres, autres instituts religieux, autres membres du peuple de Dieu.

La vie religieuse peut être un « pont » entre clergé et laïcs ; nous avons à creuser la complémentarité des vocations et personne ne pourra faire ce travail à notre place.

Nous avons à changer notre mode de relation avec les laïcs, qui ne sont pas des exécutants mais des partenaires à niveau égal, où chaque partie apporte quelque chose à l’autre.

Nous avons à développer le dialogue avec le clergé, en sachant expliquer les évolutions de la vie religieuse apostolique, en particulier faire comprendre nos institutions, nos préoccupations.

 Chance de plus grande proximité des pauvres, des exclus, des marginalisés, qu’ils soient en Europe ou dans le monde (Tiers-Monde en particulier).

Saurons-nous nous mettre à leur école ? Allons-nous prendre le risque de nous laisser évangéliser par les pauvres ?

Rendus davantage conformes à Jésus Christ, nous pourrons alors donner, à notre modeste niveau, le visage de l’Église servante et pauvre et faire découvrir le cœur de Dieu qui a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique.

16, rue J. B. de la Salle
F-75006 PARIS, France

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