Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

À propos du prochain synode sur la vie consacrée

Godfried Danneels

N°1994-3-4 Mai 1994

| P. 139-165 |

Dans un libre « à propos de... », nous publions une relecture des lineamenta, extraite d’une conférence, faite à des religieux lors d’une rencontre fraternelle, par le Cardinal Danneels, archevêque de Malines-Bruxelles. C’est le cœur d’un pasteur qui exprime ses convictions, ses soucis, son espérance. La simplicité du propos est celle d’une contemplation paisible et pénétrante. La parole ici nous éclaire, mais davantage encore nous parle au cœur.

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Les lineamenta d’un Synode sont un texte destiné à provoquer des réactions. Il est envoyé à tout le monde, ici, à tous les religieux, aux évêques, partout dans le monde, pour avoir leurs réactions. C’est ce qu’on appelle en anglais un « appetizer », ce qui donne du goût pour ce qui va être traité dans le Synode.

Dans les lineamenta du prochain Synode sur la vie consacrée, il y a trois parties. La première, plus dogmatique, plus doctrinale, sur la nature et l’identité de la vie consacrée au sens très général, qui englobe celui de vie religieuse et des nouvelles formes encore peu codifiées. Il ne sera pas possible de passer à côté du problème soulevé par cette efflorescence actuelle de « nouvelles communautés ». La deuxième traite de l’environnement social, culturel, dans lequel la vie religieuse et la vie consacrée se développent pour le moment. Une troisième, enfin, porte sur le rôle de la vie consacrée dans l’Église comme communion et comme « mission » (selon la formulation du Synode de 1985).

I. Nature et identité

Dans la première partie, on insiste fort sur l’unité des trois éléments qui déterminent la vie religieuse ou consacrée : la vocation, la consécration et la mission. Ils ne font qu’un.

Je ne vais pas m’arrêter à l’énumération qui est faite des différentes formes de vie consacrée : les ordres monastiques, les contemplatifs, les ordres apostoliques et les congrégations religieuses diocésaines et pontificales, les vierges consacrées, les instituts séculiers, les sociétés de vie apostolique... Je crois que l’on peut résumer cela en un mot : y a-t-il quelque chose qui n’a pas encore été essayé au cours de l’histoire de l’Église ? Tout existe ! C’est un grand problème pour les évêques qui ne sont pas spécialisés dans ce domaine-là : il faut d’abord qu’ils étudient leurs dossiers : il y a tellement de formes différentes qui ne sont pas toujours faciles à déterminer et à définir.

Reprenons ce qui est peut être plus important dans cette première partie, les éléments fondamentaux de l’identité de la vie consacrée.

Éléments fondamentaux

Et d’abord, l’unité entre vocation, consécration et mission.

Très souvent on pense à la vie consacrée et religieuse - et on y inclut alors sans le vouloir les prêtres diocésains - en vue d’une activité, d’un agir dans l’Église et dans le monde.

Or, ce qui détermine l’être même du religieux, du consacré, c’est l’unité des trois aspects mentionnés avec une forte accentuation sur la consécration qui configure au Christ d’une façon radicale. Le suivre, tel qu’il est, à la lettre ou presque, c’est l’être même de la vie religieuse et de la vie consacrée.

L’idée de consécration (se dédier à Dieu, s’offrir à Dieu), l’idée sacrificielle qui est, en arrière-plan, l’idée d’offrande spirituelle dont parle saint Paul, est une idée complètement obscurcie dans notre société et notre civilisation ; quand on rencontre quelqu’un, on ne demande pas qui il est, on le détermine par son agir, par ce qu’il fait.

L’être même des religieux, leur originalité, leur spécificité « tombe à plat », complètement, si on n’a pas cet élément de consécration.

Les jeunes, par exemple, ont de la peine à comprendre pour elle-même la valeur d’une consécration. Ils considèrent cela comme un acte ponctuel : on a dit une fois devant une statue de la Vierge que l’on voulait bien se consacrer à elle, c’est tout. Mais toute l’idée d’offrande spirituelle, de passer toute sa vie dans la charité et le dévouement, la dévotion à Dieu, de se configurer au Christ et se laisser prendre par lui, tout cela est une perspective peu présente à l’heure actuelle.

Il faut mettre cette difficulté en rapport avec un obscurcissement de l’être même de Jésus. Quand on demande à des jeunes : Jésus, qui est-il ? Vous aurez toujours comme réponse ce qu’il fait : il a prêché, guéri les malades, il a fait toutes sortes de choses. Vous recevez rarement comme réponse que l’être même de Jésus, avant même qu’il ne guérisse le premier malade, était l’obéissance à la volonté de son Père. Une phrase comme C’est ma nourriture de faire la volonté de mon Père » est rarement citée. Notre culture a perdu quelque chose, car cela était bien connu il y a un siècle ou même il y a cinquante ans.

Un deuxième point touche aux conseils évangéliques.

Ils se fondent sur les paroles de Jésus et sur son exemple. Pour le religieux, dit le texte, c’est une grâce de conformité au Christ consacré et envoyé, la mise en forme de la « sequela Christi ».

Les trois conseils évangéliques se rapportent exactement aux trois grandes pulsions de l’être humain : posséder, procréer et s’épanouir ; ces pulsions que les psychanalystes disent fondamentales dans la structure de l’homme. Les trois conseils évangéliques ne sont rien d’autre que la conséquence d’une prise de conscience, à partir de l’évangile, de l’exemple et des paroles du Christ, qui fait que l’homme accepte sa finitude et en même temps l’infinitude de Dieu. Il se relativise comme être dépendant. Donc, il s’établit dans une sorte d’obéissance, de dépendance incarnée, jusque dans ses pulsions les plus fondamentales. Il devient dépendant là ou ces trois pulsions ont toujours tendance à s’absolutiser. Les trois conseils évangéliques sont trois formes de relativisation, d’acceptation de la finitude et donc d’acceptation de la grandeur, de la toute-puissance et du caractère absolu de Dieu ; et en même temps ce sont les trois formes fondamentales d’une seule option : un oui total à Dieu.

Troisième élément : on n’a de vie religieuse et de vie consacrée - dans certaines formes du moins - que communautaire, et toujours elle est eschatologique.

Eschatologique. Tous les hommes certes, non religieux et non consacrés, devront forcément un jour abandonner leurs richesses. Ils vont tous, à leur mort, devoir abandonner leur épouse et leurs enfants. Ils vont tous, un jour, devoir dire : je ne peux plus rien faire, je ne suis que passif, je vais mourir. Alors il est évident que celui qui anticipe cette mort vit déjà exactement le « post-terrestre », l’humain de l’au-delà de la mort. Il est en situation eschatologique.

Ce qui me frappe toujours, c’est que la définition que donne saint Augustin de la virginité n’est pas une définition où entre le mot « sexe » ou « sexualité ». Il dit : Virginitas est perpetua meditatio in carne corruptibili incorruptibilitatis, c’est la pensée continuelle, alors qu’on est encore dans un corps corruptible, de ce que nous sommes incorruptibles. La virginitas est une méditation, une pensée du cœur. Ce qui situe la virginité non pas dans le domaine directement ou uniquement ou d’abord sexuel, érotique ou génital. Augustin, qui en savait quelque chose, dit : « la virginité est dans le cœur, dans l’âme ».

Il n’est pas nécessaire de beaucoup parler de la dimension communautaire, qui ne relève pas uniquement ni d’abord d’une « chaleur » fraternelle, mais bien plus de petites paroles de réconciliation. Message qui à notre époque passe bien. Il faudrait peut-être ajouter une petite phrase au célèbre résumé du livre des Actes : « Ils partageaient le pain, ils écoutaient la parole des apôtres, ils allaient à la synagogue ou au temple et ils étaient des îlots, des oasis, de réconciliation ».

Pour terminer ce survol de la première partie, demandons-nous, avec le texte, ce qui fait l’essentiel de l’engagement dans la vie consacrée.

  1. Le don radical à Dieu qu’on préfère à tout, et donc le renoncement au monde.
  2. L’empreinte christologique fondamentale : une amitié personnelle pour le Christ qu’on suit de tout près, de façon radicale.
  3. Une dimension pascale de la consécration : s’établir dans l’obéissance à travers la mort pour passer à la résurrection : « C’est ma nourriture de faire la volonté de mon Père ».
  4. Le faire en Église : le sens ecclésial est essentiel.
  5. Et puis, l’unité, l’union entre la contemplation et l’action.

La mise en œuvre de cette manière de vivre implique des conditions ou plutôt des « méthodes » (chemins) pour tendre à la plénitude de ces cinq points.

D’abord, avoir une vie spirituelle, personnelle et communautaire et, ici aussi, ne pas choisir entre les deux. Puis mettre tout sous le primat de la charité parfaite. Les trois conseils évangéliques sont comme trois formes de mort à soi-même, de oui total à Dieu, donc, de charité et d’obéissance. Et encore, se nourrir aux sources authentiques de la spiritualité chrétienne que sont la liturgie, les traditions propres à chaque Institut, l’Eucharistie, la communauté, la lecture assidue de l’Écriture, la méditation, la contemplation.

Enfin, l’engagement à une conversion continuelle, qui n’est rien d’autre que la mise en pratique quotidienne de sa consécration.

Variété charismatique

Dans la deuxième section de cette première partie, que nous ne voulons pas détailler, il est pourtant important de remarquer que le texte consacre une page entière aux frères laïcs. Il souligne combien c’est une vocation importante dans l’Église, menacée et peu comprise, parce qu’elle est, dans l’opinion publique, mal différenciée de celle du prêtre : « Si on est un homme, tout de même, pourquoi ne pas devenir prêtre ? » disent les gens. Ce que fait le frère, le laïc peut le faire, renchérit-on. À nouveau, on le voit bien ici, le « faire » ne donne pas la solution. Il faut chercher du côté de l’être. La vocation de frère, c’est la vocation de consacré par excellence. Parce qu’elle est pure, on ne peut pas s’y tromper. Ou bien on n’en croit rien, ou bien on a compris.

Le texte comprend aussi un passage sur les Instituts séculiers, qui sont (selon moi) ce qu’il y a de plus difficile à définir. Ils regroupent des personnes qui vivent dans le monde et qui s’occupent de choses séculières. Ils sont presque entièrement laïcs puisqu’il leur manque un aspect pourtant fondamental de la vie religieuse qui est la vie communautaire. D’autre part, ils ont tout de même des liens sacrés, ils font des vœux selon les conseils évangéliques. Je ne dis pas que cela n’a pas de sens, loin de là. Mais ce n’est pas entièrement clarifié.

Quant aux nouvelles formes de vie évangélique, où l’on trouve des personnes mariées, on ne peut pas les considérer comme des instituts de vie consacrée, dit le texte. Beaucoup de ces expériences qui se développent avec un grand dynamisme méritent d’être suivies avec un discernement éclairé et des guides qualifiés, afin qu’elles puissent parvenir à trouver une place organique et claire dans l’ensemble du peuple de Dieu.

II. Dans l’Église et dans le monde d’aujourd’hui

Au seuil de l’an 2000

Le document attire ici l’attention sur quelques valeurs solidement acquises. J’en souligne l’une ou l’autre.

La plus grande qualité de compréhension et de célébration de la liturgie qui joue maintenant dans les communautés religieuses un beaucoup plus grand rôle qu’il y a cinquante ans. C’est là qu’on découvre la communauté en tant que telle : elle est un « nous » humain où le « je » n’est pas absorbé ; un « nous » humain où le « nous » de la Trinité, où la communion, ne détruit pas la personnalité et où la personnalité n’isole pas mais relie aux autres.

C’est une gageure, un véritable défi de vouloir construire un équilibre entre un « moi » profondément accepté et accueilli et un « nous » qui a ses exigences. Combiner ces deux aspects, c’est presque faire un modèle de la Trinité, vouloir être comme elle. D’ailleurs, c’est la prétention qu’a la communauté chrétienne : refléter la vie intra-trinitaire.

Autrefois, on avait aussi le sens de la communauté, mais le « moi » y était absorbé de temps en temps, comme mangé par la communauté. Il y a une tendance inverse aujourd’hui. La communauté deviendrait une juxtaposition de personnalités fortes, où les religieuses (mais cela est vrai aussi des religieux) sont des « dames » avec chacune leur appartement, sans grands liens entre elles. Les béguines au Moyen Âge vivaient ainsi, mais elles s’entraidaient tout le temps, tout en restant des demoiselles, chacune dans son petit appartement, avec clôture, et une chapelle centrale. De temps en temps on a l’impression que les religieux aussi, et les prêtres, se comportent de la même manière.

Valeurs et dimensions nouvelles

Comme valeurs et dimensions nouvelles de la vie consacrée, le texte parle, entre autres, de l’émergence d’une théologie de l’Église locale. Les religieux prennent conscience de la théologie de l’Église locale, et aussi de leur insertion en elle, d’une beaucoup plus grande collaboration et communication entre les divers instituts de vie consacrée locaux. C’est un fait, les relations dans le monde des religieux sont beaucoup plus fortes qu’il y a cinquante ans.

On relève aussi la croissance et l’extension de la vie consacrée dans les jeunes Églises et les pays de l’Est. Il y a une nouvelle sensibilité, dans les ordres religieux, envers les minorités ethniques, les pauvres, les jeunes, la justice, la paix, etc.

Aspects négatifs

Quatre d’entre eux sont mentionnés par le texte.

On parle des symptômes de désorientation, chez les personnes et chez les groupes, à cause des changements intervenus par rapport au passé dans les textes « constitutionnels » et dans la pratique concrète. Ce qui me frappe le plus, c’est le brouillard qu’on fait, de temps en temps, autour des conseils évangéliques, en les interprétant de façon telle qu’à la fin, être pauvre, c’est... être riche en gardant le titre de pauvre. Ou bien, être chaste, c’est entrer dans toutes sortes de relations affectives en n’ayant pratiquement aucune charge de famille. Dans l’obéissance, c’est plus clair encore : c’est faire un contrat de travail avec son supérieur, auquel lui surtout doit se tenir. Je me rappelle le mot de Confucius : « Si je devais recommencer ma vie, je voudrais qu’on détermine exactement le sens des mots ».

Deuxième difficulté : on parle de symptômes d’ individualisme et de sécularisation. On vient peut-être d’une époque, par exemple dans les congrégations religieuses féminines diocésaines, où l’individu était absolument absorbé par la communauté, probablement un peu écrasé. Que de plaintes entend-on encore de celles qui en ont souffert ! Mais maintenant, il y a tout de même un grand individualisme et un sécularisme certain. Si on ne fait pas attention, on perd son identité. Les jeunes sentent cela, et plus exigeants pour les autres que pour eux-mêmes, évidemment, ils disent volontiers : « Si ce n’est que pour vivre cela, il n’est pas nécessaire de se faire religieux(se) ».

On signale aussi une difficulté dans la manifestation de désaccords vis-à-vis de l’autorité du magistère, du Siège apostolique, des évêques, bref, dans la communion et la soumission des religieux aux pasteurs de l’Église. Dans certains pays c’est vraiment grave. On ne peut pas toujours invoquer le prophétisme, effectivement inhérent à la vie religieuse, pour s’établir comme sur Sirius et juger de tout. En préparant ce synode des évêques, je dois dire que c’est un problème pour moi : jusqu’où va la compétence, l’autorité des évêques sur la vie religieuse dans l’Église ? Je suis convaincu que les religieux sont surtout responsables de leur vie religieuse, pas tellement pour légiférer à son sujet que pour la vivre. La charge et les devoirs de pasteur s’étendent à tout le troupeau, et pourtant une réelle autonomie est à reconnaître dans des domaines de la vie religieuse où l’évêque n’a directement ni compétence ni autorité. Ce sera un point où nous devrons être très attentifs.

Il y a encore la question de la raréfaction des vocations, du manque d’enthousiasme pour les formes présentes de la vie consacrée, qu’il faudrait quand même pouvoir expliquer. Il n’est pas toujours très justifié mais assez prévisible, car, s’il est vrai que chez les jeunes on a très peu de respect et d’intérêt pour l’histoire, y compris pour celle d’avant-hier soir, il ne faut pas s’attendre à ce qu’ils aient beaucoup d’intérêt pour ce qui existe depuis des siècles. C’est un élément.

Mais ce qui joue aussi, c’est que l’inspiration fondamentale de la « sequela Christi », qui, elle, intéresse les jeunes, ne passe pas assez visiblement à travers les grands instituts classiques. Sans doute, les médias ont-ils une responsabilité dans cette distorsion de l’image de la vie religieuse. Et c’est un grand problème.

Dépasser les ambiguïtés

Le document présente alors quelques éléments qui ne sont ni négatifs, ni positifs, mais ambigus. On peut les interpréter en bien ou en mal.

Par exemple, le culte de la liberté. Ce qui m’étonne toujours quand les jeunes parlent de liberté, c’est qu’ils parlent de la liberté « de » : je suis libre de tout esclavage, de toute pression. Ils ne pensent jamais à être libres « pour ». Alors on constate qu’ils sont libres de tout, mais qu’ils sont complètement paralysés, comme un lapin par le phare d’une voiture, parce qu’il ne savent pas « quoi faire » avec leur liberté, pour quoi être libre. Ils disent : « C’est ça la liberté dans sa conception moderne : être libre de tout obstacle ». En fait, ce n’est pas moderne du tout ! On se retrouve au siècle des Lumières... La véritable liberté, celle que l’on trouve dans l’évangile et dans saint Paul, c’est d’être libre DE, bien sûr, mais surtout POUR (et vient alors le QUE faire). Donc, le culte de la liberté est bon, mais il mène souvent à l’individualisme, à une liberté qui n’est pas située, sans maîtrise de ses moyens, finalement folle. C’est donner un jouet qui devient une bombe, ou, si vous voulez, c’est une immense énergie comme la chute d’eau du Niagara : il faut pouvoir la canaliser, sinon elle détruit tout. Les turbines par lesquelles doit passer l’eau, il faut les fournir aux jeunes, sinon ils risquent d’être détruits par leur propre énergie.

Deuxième élément : l’engagement préférentiel pour les pauvres, qui devient une sorte d’évidence mais qui est en même temps, souvent, sans discernement. On fait de l’analyse de la réalité et de l’engagement social l’être même de la vie religieuse. On oublie la consécration et on passe entièrement à la mission qui, alors, est rétrécie au social.

Un troisième élément : l’émergence de nouvelles cultures. Mais l’inculturation peut mener certains instituts à rechercher d’abord des vocations autochtones au prix d’un arrachement à leur propre milieu, ou encore à attacher plus d’importance aux vêtements que l’on adopte qu’au corps qui les habite.

Quatrième élément : la promotion de la femme, l’un des signes de notre temps qui a une incidence notable sur la vie consacrée féminine, pour laquelle une présence ecclésiale doit se chercher en harmonie avec sa dignité et sa mission. Mais il arrive parfois qu’un féminisme mal compris soit porté à revendiquer le droit de prendre part dans l’Église à des ministères qui ne sont pas compatibles avec sa structure hiérarchique voulue par le Christ. C’est un immense problème, surtout pour certaines religieuses aux États-Unis, problème sur lequel le synode aura sûrement à revenir. Pourtant, le féminisme laïc, aux États-Unis, change. Il n’est plus, comme le voudraient peut-être certaines religieuses, celui d’il y a dix ou quinze ans. Il est d’ailleurs intéressant de voir la généalogie des livres consacrés à la femme. Il faut commencer avec Simone de Beauvoir, il y a trente ans. « Le deuxième sexe » affirmait : « Il n’y a pas de différence entre l’homme et la femme, c’est la culture qui produit la différence. Évacuons-la, revenons au naturel, la différence s’évanouira ». Si on lit maintenant les dernières productions sur ce sujet, le ton est tout autre. On revient, je crois, à une sorte d’équilibre entre les partenaires. Les femmes sont de plus en plus convaincues qu’ »être égales à l’homme en tout » les tue. Elles revendiquent de plus en plus leur féminité, et je crois que c’est un grand avantage. En Amérique Latine, certaines religieuses en sont encore au stade du post-Simone de Beauvoir. Il faudra pouvoir le leur dire, en évitant d’être lynché ! D’autre part, le statut de la femme dans l’Église repose sur une très forte tradition qui n’a pas été suffisamment réfléchie, et nous avons besoin qu’une véritable réflexion théologique soit instaurée à ce propos.

Je crois que les femmes sont les mieux placées pour donner des arguments. Il faut leur confier cette réflexion sur leur statut dans l’Église. Mais auparavant il faut leur donner la possibilité de se former en les invitant à bien connaître leur dossier. Nous ne pourrons jamais régler cette question par des slogans ou par des arguments d’autorité. Le grand désavantage, c’est que beaucoup de femmes, qui maintenant sentent bien l’enjeu théologique de cette problématique, n’ont pas les moyens de l’approfondir faute, trop souvent, d’une réelle formation théologique. On dira alors facilement des choses qui ne tiennent pas debout. Laissons-les faire de la théologie, de la bonne théologie. Si les arguments que la tradition véhicule sont bons, elles le reconnaîtront. Alors donnons-leur l’occasion de faire de la théologie, aussi exigeante pour elles que pour les garçons.

Et encore la recherche de religiosité et de transcendance que l’on ressent de nouveau dans notre monde et qui se manifeste surtout chez les jeunes : une recherche de Dieu, de l’energie vitale, de l’impersonnel très souvent. C’est une chance, mais en même temps un risque énorme, parce qu’il y a là une religiosité sauvage. Lorsque je voyais venir cette nouvelle religiosité, il y a cinq ans, je me félicitais, je me disais : « Pas mal, ça ! Laissons venir ! En fait, le matérialisme et l’empirisme plat ont cessé ». Maintenant je pense : c’est aussi difficile de combattre les faux dieux que de combattre l’athéisme. Les faux dieux sont très attachants. L’athéisme est trop dur. Il y a peu d’athées « purs ». L’athéisme est exigeant intellectuellement. Mais les faux dieux, la religiosité des sectes, du New Age, c’est très attachant. Quand il fallait combattre l’athéisme, c’était dans la rencontre rude de crises intellectuelles, des scepticismes profonds ; il fallait vaincre la mauvaise compréhension, le doute, la suspicion. Maintenant il faut combattre le charme et ce n’est pas plus facile.

L’insistance de la redécouverte du charisme fondateur n’est pas sans ambiguïté non plus. Certes, nous l’avons dit, il doit être revivifié au contact de l’option préférentielle pour les pauvres. Il ne doit pas se dissoudre dans le socio-économique.

Ainsi, un vaste tour d’horizon est proposé dans des domaines où le meilleur et le moins bon peuvent se côtoyer.

Diversité des situations géographiques et culturelles

Le texte consacre alors quelques paragraphes à la considération de la diversité des situations de la vie consacrée. Nous ne pouvons être longs ; le texte lui-même se contente de situer les problèmes.

Dans le premier monde, occidental surtout, les vides laissés par les départs et le vieillissement posent l’immense problème de la reconversion des œuvres que l’on a eues en main.

Dans le deuxième monde, les pays de l’Est de l’Europe, il y a une véritable renaissance de la vie consacrée, mais l’orientation théologique demeure très pauvre, ce qui pose d’énormes problèmes. Ils n’ont ni livres, ni universités, ni académies de théologie, ni corps professoral, ni publications. Ils entrent dans un régime de liberté à l’occidentale avec toutes ses possibilités, mais soumis aussi à tous les vents du libre-échange des idées, sans avoir les moyens de se scolariser eux-mêmes. C’est un peu, comme, souvent chez eux d’ailleurs, la « générosité aveugle ». Il y a des jeunes au cœur rempli de désir, de générosité, et une tête complètement vide. Parfois ils ne connaissent pas l’Évangile, ils n’ont même pas de bibles. Il y a donc là-bas un immense besoin d’éducation théologique. Il est capital de le remarquer et de les aider dans ce sens. Mais avec la difficulté supplémentaire qu’ils refusent notre théologie en l’identifiant aux cas les plus décriés, et sans voir tous les théologiens qui ont œuvré ouvertement ou de manière plus cachée à Vatican II ;

Il est important de bien comprendre ces différences. Ils nous trouvent « sur-structurés » et, non sans quelques raisons, ils nous reprochent de n’avoir plus que cela. Or ils peuvent aussi nous apporter quelque chose, car ils ont souffert pour la foi. Ils ont survécu non à cause des structures mais dans le sang de leurs martyrs. C’est vrai, on ne sauve pas une Église avec des structures, mais dans la foi. Cela, ils l’ont.

Quant aux jeunes Églises, on souligne deux difficultés : celle de la sélection des candidats et celle de leur accompagnement et de leur formation. Beaucoup de candidats, un staff réduit et déjà sur-occupé. Or le problème de l’inculturation est central et demande la recherche d’un équilibre où ne pas perdre l’essentiel de la vie consacrée chrétienne.

Un paragraphe est alors consacré aux religieux et religieuses vivant encore aujourd’hui sous des régimes politiques qui leur sont opposés. C’est vrai, nous avons un peu trop l’impression, maintenant que l’oppression dans les pays de l’Est disparaît, qu’il n’y a plus de « persécutés » ni de martyrs. Il ne faut pas oublier le Vietnam, la Corée du Nord, l’Inde, les pays musulmans, où seule l’ambassade est ouverte à l’aumônier militaire... Nous ne pouvons pas les oublier.

Poursuivre sur le chemin du renouveau

Le texte continue, dans cette deuxième partie, en invitant à poursuivre le renouveau, la conversion (a) continuelle.

Je crois que c’est un élément qui fait défaut dans la spiritualité et dans la définition de la vie consacrée de nos jours. Cette insistance sur la conversion était tellement forte chez les Pères de l’Église et les anciens moines que leur vie était pensée et vécue comme une perpétuelle pénitence, une « métanoïa ». Je ne vois pas beaucoup cette insistance sur la conversion dans les articles de revues, dans nos congrégations et nos instituts.

D’ailleurs, en cela, ils participent à l’air du temps. Nous sommes des « socratiques ». Nous pensons que le péché c’est l’erreur et qu’il suffit d’être illuminé pour l’extirper de notre cœur. C’est évidemment faux. Qui ne voit qu’il ne suffit pas de connaître le bien pour le faire ? Nous croyons si facilement qu’on peut réformer, convertir et s’engager seulement par un acquis cognitif. Mais ce n’est pas parce qu’on est intelligent que l’on est saint... J’entends très peu parler de cette conversion permanente. Le style de vie (b) devrait pourtant être conforme à la vocation.

Avec la relecture théorique et pratique de l’ esprit des fondateurs(c) et l’intensification de la communion ecclésiale(d), il y a aussi la compréhension nouvelle du service de l’autorité (e), et je crois que ceci est un immense problème contemporain. Tous les autres problèmes lui sont connexes. Le problème de l’ordination des femmes en Angleterre n’est pas un problème de théologie de la femme ou un problème de théologie des ministères, c’est un problème d’autorité. Qui, dans l’Église, détermine qu’on est ou non fidèle à l’Esprit du Christ ? Le vote du Synode, les pasteurs ? Je n’oserais jamais dire que si l’on vote à la majorité des deux tiers dans l’Église, surtout s’il s’agit d’une tradition séculaire et forte, ces deux tiers suffisent pour devoir changer quelque chose. Certes, la démocratie est toujours préférable à n’importe quelle dictature ou à un despotisme éclairé dans l’organisation de la société, mais ce n’est pas une garantie qu’on est dans le vrai, tout au plus cela indique les chemins du « faisable ».

Quelques problèmes prioritaires

En premier lieu, bien sûr, la promotion des vocations (a) et leur formation (b). Insistance du texte à dire combien nos jeunes sont très fragiles et fort ignorants de la tradition chrétienne. C’est difficile de le leur dire comme ça, c’est presque une insulte. Pourtant, pour nous il est bon de le savoir.

III. Mission de la vie consacrée

Deux chapitres dans cette troisième partie établissent le rapport entre la vie religieuse dans l’Église comme communion et dans l’Église comme mission.. Il faut donc bien situer la vie religieuse consacrée dans l’Église et y découvrir alors sa part spécifique dans l’évangélisation.

La vie consacrée dans l’Église-communion

D’abord, la première chose importante est de bien sentir la dimension ecclésiale de la vie consacrée : aimer l’Église. Je suis de plus en plus convaincu qu’un des critères pour juger, quand quelque chose ne semble pas bien aller, de l’acceptabilité d’une vocation de séminariste, de religieux ou de religieuse ou de toute autre vocation, le test en quelque sorte, c’est de « faire une prise de sang » sur l’amour de l’Église. Il ne suffit pas d’être dedans, ou avec, il faut sentir l’Église, s’identifier à elle dans une pleine communion à sa doctrine, à sa vie, à ses pasteurs, à ses fidèles et à sa mission dans le monde. De cette manière, les religieux et religieuses seront les « experts en communion », témoins et artisans de ce projet de communion qui est au sommet de l’histoire humaine. Ne sommes-nous pas comme au temps de Catherine de Sienne ? Voilà une grande sainte à redécouvrir pour notre temps dans son amour engagé pour l’Église, terminant toutes ses remontrances même les plus sévères par : « Je reste la fidèle petite servante du doux Christ sur la terre ». Si nous n’aimons pas l’Église, doivent se dire les religieux et religieuses, cela n’ira pas. C’est un gros problème pour le moment. Pour beaucoup d’ailleurs, évêques, prêtres, religieux, religieuses, laïcs, cette sorte de dureté pour sa mère. C’est presque adolescent... Mais au fond, soyons sérieux, il y a de l’orgueil là-dessous. L’humilité n’est pas notre fort pour le moment et je ne parle pas uniquement des instituts religieux.

Ensuite, et c’est dans la même ligne, communion et obéissance envers le pape et les évêques, parce que les religieux ont un lien particulier avec le ministère de Pierre, qui doit se traduire en une communion d’amour à l’égard du Saint Père : la relation au ministère de Pierre. D’ailleurs, nous n’avons pas à choisir : ou bien c’est un seul pape que nous aimons et à qui nous obéissons, ou bien des millions de papes. Il n’y a pas d’entre-deux. C’est ce qui s’est passé avec le protestantisme : on a perdu un pape, on en a un maintenant dans chaque paroisse. Il n’y a pas d’autre choix. Il y a toujours une tendance, quand on ne reconnaît pas l’autorité de Pierre, à se transformer un peu soi-même en petit Pierre, en Pierrot. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas, de temps en temps, comme Catherine de Sienne, dire au pape qu’il doit se convertir. Mais il faut savoir le dire comme on le dit à un père, et non pas à un brigand. Aux évêques aussi, d’ailleurs...

La vie consacrée dans l’Église-mission

Pour la nouvelle évangélisation, il ne faut pas penser uniquement à la mission ad gentes (encore que là, dans « les Missions », ce soient les religieux et religieuses qui ont été souvent aux premières lignes) mais il faut penser à la mission ici, qui d’ailleurs redevient parfois une « première annonce » et ce sont aussi les religieux et religieuses qui y concourent. Nouvelle évangélisation aussi que de « refaire le tissu chrétien de la société humaine » : les relations de tous avec Dieu, le respect de la vie, de la dignité de la personne humaine, la destination universelle des biens. C’est très important et à l’évidence la vie professée par les vœux et le signe qu’elle donne sont de première importance apostolique.

En ce qui concerne l’insertion de la vie consacrée dans le monde, la première « chose » à faire est de rendre présent à l’intérieur de la société l’esprit des béatitudes et des œuvres de miséricorde : « un témoignage particulier de l’amour de Dieu dans le monde ». Cela, les consacrés peuvent le faire « plus et mieux « que les prêtres, par leur mobilité, leur détachement, par le sens de l’Évangile, leur vie évangélique : vita apostolica. Certes, les prêtres diocésains sont irremplaçables, mais ce sont un peu des « saint Jacques » qui restent à Jérusalem. Il faut des pasteurs qui « soient là », qui restent avec leur peuple ; c’est même leur grandeur. Même dans les périodes de persécution ils ne fuient pas. Mais nous manquons terriblement d’itinérants, nous avons trop de « Jacques » et trop peu de « Paul ». Trop de gens qui « expliquent » et trop peu de gens qui « convertissent », trop de « catéchètes » et pas assez d’évangélisateurs en première ligne. Les religieux et les religieuses ont des possibilités d’entrer chez les gens que beaucoup d’autres n’ont pas, que le prêtre résident non plus n’a pas parce que sa mission est d’être « Jacques ».

Une deuxième urgence est l’attention aux jeunes, surtout dans le premier monde, où ils vivent aujourd’hui pris entre la recherches des grands idéaux et la déception profonde devant les rêves brisés des idéologies et des idoles. Ils sont souvent les victimes inconscientes de manipulations : du consumérisme, du plaisir facile qui use et qui dégrade la personne et la vie. Qui pourra les accompagner ? C’est très lourd et demande un investissement de temps considérable, de longues soirées avec eux, qui rarement se couchent avant minuit. À un certain moment on ne tient plus le coup. À nouveau nous avons des « Jacques » très dévoués qui les accueillent, mais au prix de fatigues souvent trop lourdes après avoir déjà été à la tâche toute la journée. Il y a là un appel particulier à la vie consacrée apostolique.

L’option préférentielle pour les pauvres demeure évidemment une priorité surtout dans Tes pays où la pauvreté matérielle est grande, mais chez nous actuellement il s’agit surtout de pauvreté psychologique, psychique et spirituelle, et elle est terrible. La misère derrière les fenêtres des belles villas est grande, d’autant plus grande que ceux qui en souffrent ne peuvent souvent pas en parler. Le long de nos autoroutes, il y a tous les deux kilomètres des « postes d’écoute » par lesquels on peut joindre la gendarmerie qui vous dit : « Vous êtes en panne de voiture ? On va vous envoyer quelqu’un ». Mais le long de la route de la vie, dans la société, où sont les postes d’écoute ? Et gratuits, en plus ? Pour moi, c’est cela aussi l’option préférentielle pour les pauvres. Et si la grande pauvreté, le quart monde, existe aussi dans nos villes, loin de moi de dire qu’il ne faut pas s’en préoccuper, mais il y a tant d’autres pauvretés encore. Les enfants souvent laissés à eux-mêmes, ou tramés de l’un à l’autre dans les foyers désunis...

Le texte parle encore de la présence à la culture. La transmission de l’accès à la culture a toujours été l’apanage et la tâche des consacrés en Europe. L’Europe médiévale a été formée par eux. Nous avons tout appris des moines et des consacrés, entre autres la viticulture, la botanique, la médecine, l’écriture, la liturgie, le chant, l’enseignement, l’architecture...

Conclusion

Marie, modèle et mère de la vie consacrée

Le texte se termine en évoquant Marie, modèle et mère de la vie consacrée. Certes, la vie consacrée est essentiellement christocentrique mais Marie est celle « qui mène au Christ ». C’est un très beau paragraphe des lineamenta. Malheureusement, ce genre de texte se termine toujours par cette évocation de Marie, et, fatigué... on ne le lit plus ! Pourquoi n’avoir pas, pour une fois, mis au début cette référence mariale ?

Dans un article, le Père André Knockaert écrit : « Si le pape et les évêques consacrent un synode à la vie consacrée, ce n’est pas pour lui décerner une distinction honorifique. C’est la marque d’un souci. Les évêques sont préoccupés de sa bonne santé. Que remarquent-ils de préoccupant ? »

Je crois que le fait qu’on réserve un synode à la vie consacrée n’est pas uniquement dû à ce souci et à cette préoccupation. D’abord, il y a une sorte de suite logique dans les différents synodes depuis 1969 avec, tous les trois ans, un sujet qui monte à la surface. Certains ont été plus ou moins remarqués. On se souviendra pourtant du grand synode qui a abouti au texte Evangelii nuntiandi. Et d’autres : le synode anniversaire des 25 ans de Vatican II, celui sur les laïcs, celui sur la formation des prêtres. Il y a donc une certaine « logique » organique de la succession des synodes, qui suit la vie de l’Église. Le synode doit, en outre, toucher à un sujet universel, pastoral et théologique en même temps. Mais il y a tout de même un peu de vérité dans la question du P. Knockaert. Oui, les évêques et le pape se font un peu de souci à propos de la vie consacrée et de la vie religieuse dans l’Église.

Un premier souci relève de la constatation de la baisse des vocations, plus marquée dans les instituts religieux que dans le clergé diocésain, du moins dans le premier monde.

Deuxièmement, dans le monde occidental, il y a le problème des œuvres apostoliques : enseignement, hôpitaux, éducation, sur lesquelles a pratiquement été fondée l’Europe occidentale et qui maintenant, ou bien passent en d’autres mains ou en tout cas posent de graves problèmes de gestion aux Églises locales.

Un troisième motif de ce synode est que les religieux eux-mêmes se sont plaints de ce que, depuis presque dix ans, on ne parlait jamais d’eux en programmant la suite des synodes.

Enfin une quatrième raison plausible : c’est dans le monde des consacrés, des religieux et religieuses, qu’il y a certainement le plus de sensibilité pour percevoir l’évolution de ce qu’on appelle « la modernité ». C’est des milieux religieux que viennent, par exemple, le souci des pauvres et l’option préférentielle à leur égard. Aussi les contacts les plus étroits avec l’athéisme et les autres dimensions de cette modernité. C’est aussi chez les religieux que le caractère prophétique de l’Église, sa créativité, sa capacité de rénovation et de renouveau ont été le plus remarqués. C’est vrai que le monde des religieux dans l’Église est un peu comme la pointe de l’asperge, le lieu où elle grandit et en même temps ce qu’il y a en elle de plus tendre et de plus exposé.

DIALOGUE AVEC LE CARDINAL DANNEELS

Q. Ne croyez-vous pas qu’il soit possible de se consacrer à Dieu tout en ayant des enfants ? N’est-ce pas la situation de certains couples dans les communautés nouvelles qui répondent a un certain nombre de critères caractérisant la vie consacrée ?

R. Oui. Par le baptême toute vie est consacrée mais il faut peut-être noter une petite différence quand on parle de consécration religieuse et qu’on envisage la virginitas comme fondamentale à cette consécration. Non que la sainteté ne soit pas également l’aventure du couple, évidemment. Mais il faut garder aux mots leur signification. Et le conseil évangélique de la virginité est vraiment spécial. Il va jusqu’aux racines de la vie et de la mort. Ne pas être père ou mère, dans le célibat pour le Royaume, ce n’est vraiment pas la même chose que d’avoir, ou non, peu ou beaucoup d’argent. Dépouillé de son passé, de son avenir, on est dans un présent « entre ciel et terre ». Il y aurait peut-être, à notre époque, une tendance à minimiser l’importance de la virginité consacrée en disant que c’est un conseil parmi les autres. On pensera alors volontiers à inclure dans la vie consacrée même des femmes et des hommes mariés. Ce n’est pas respecter le sens foncier de la consécration religieuse. Certes, on a peut-être trop exagéré tout ce qui touche à la sexualité (et à sa culpabilisation) et exalté la virginité en dépréciant le mariage. Il ne faut pas que le balancier retourne trop loin au point de ne plus reconnaître que, dans ce domaine de la vie et la mort, nous sommes dans un tout autre ordre que dans celui du rapport aux biens matériels par exemple. Ce n’est pas du même ordre. Je ne dis pas que la spécificité de la consécration religieuse réside seulement dans la virginité consacrée. Le reste compte également et, ultimement, évidemment pour tous, l’ordre de la charité.

Il existe, depuis longtemps, dans l’Église une bénédiction pour les vierges et non pas pour les pauvres ni les obéissants. Cela veut dire quelque chose. Cela veut dire que c’est bénissable et qu’il y a là quelque chose d’unique.

Je serais donc très sérieux sur ce point. Et je ne nommerais pas « vie consacrée » n’importe quelle pratique des conseils évangéliques. Sans la virginité, la vie « consacrée » perd son centre de gravité. D’ailleurs les gens ne s’y trompent pas. Le « pour Dieu » de la virginité, ouvre des espaces pour toutes les confidences.

Je pense que le peu de possibilités qu’ont nos contemporains de percevoir la valeur de la virginité est très lié à l’obscurcissement de la foi en la vie éternelle et en la Résurrection. Le jour où cette dimension de la foi n’est plus intimement vécue, il n’est plus sensé de « ne pas se marier », il faut se marier ; ne pas se marier est inhumain, si on meurt tout à fait. Les gens sentent cela. Tout ce « boum » auquel on assiste dans le domaine de la sexualité, qui est aussi un phénomène de décadence, de fin de civilisation, ce n’est pas la première fois que ça arrive. La fin de la civilisation romaine était un peu du même ordre. C’est le dernier stimulant avant de mourir. Cela a quelque chose à voir avec la décadence et avec une immense « peur de la mort ». « Peur de la mort ? », me direz-vous. Les gens n’en parlent pas. Précisément, ils n’en parlent pas.

Nous vivons une période où nous « savons » tout de la sexualité et nous en savons très peu. Nous « savons » tout sur la technique, mais presque rien sur la signification profonde, humaine, biblique, divine de la sexualité. Un technicien « sait » tout sur le vol de l’avion, comment cela fonctionne. Mais de la poésie du vol lui-même ? Rien, ou si peu. Ne travaillons-nous pas, dans le domaine de la sexualité aussi, comme des garagistes et non comme des poètes ou comme des êtres humains, tout simplement ?

Nous sommes peut-être dans la plus mauvaise période pour réfléchir au sens profond de l’être-homme, de l’être-femme parce que nous ne sommes pas dans une période de sérénité, nous n’avons pas le recul suffisant. C’est la période où nous en parlons le plus peut-être en en sachant le moins. Je suis convaincu de cela.

Q. Vous décelez un certain flottement dans l’attachement des religieux à l’Église. Ne croyez-vous pas que ce flottement vient, au moins partiellement, de ce que, pour beaucoup, la notion d’Église n’est pas claire ? Le lien plus grand que vous avez relevé avec l’Église locale montre que là, au niveau local, la notion d’Église est plus facilement perçue.

R. C’est peut-être vrai. Je crois que la notion d’Église n’est pas suffisamment claire. Il est difficile pour nos contemporains de comprendre quelque chose qui soit en même temps visible et invisible. L’Église-institution, on la voit et on la critique. L’Église-mystère et sacrement qui s’y exprime, on ne la comprend pas car on ne la voit pas. On n’a une perception ecclésiologique exacte que lorsque la perception de l’Église est sacramentelle, c’est-à-dire où il y a « la forme et la matière », où il y a la grâce et le signe extérieur. Cette façon « sacramentelle » de penser date du Moyen Âge. Par une dichotomie très malheureuse, ou bien on se limite au côté extérieur, l’Église-institution, ou bien on se réfugie dans une sorte de conception de l’Église, sainte, mystique, mais planant quelque peu au-dessus de la réalité. On ne voit pas l’unité des deux, comme le demande l’ordre sacramentel.

Un regard qui en même temps voit le côté extérieur et perce jusque dans le méta-empirique est essentiel pour pouvoir être chrétien, car c’est le regard de la foi. La foi regarde quelqu’un de visible : un homme de Nazareth, fils de Marie, et à travers lui, le Fils de Dieu. Il regarde le pain sur l’autel et, à travers cela, le Corps du Christ. Il regarde la création et, à travers cela, il voit Dieu. Ce regard, l’homme moderne l’a perdu. Il est ou bien purement spiritualisé et ésotérique, ou bien il est rivé à l’empirique. Il est complètement fasciné par les couleurs et les formes. Cela explique aussi le vide de l’art moderne, particulièrement de sa peinture. Il n’y a plus qu’un art pessimiste, fragilisé, très extérieur, sans intériorité, sans mystère. Les figures ne sont plus habitées. Ce sont des corps exposés, écartelés, déchirés, meurtris ou bien ce sont des formes abstraites, sans âme. Même la littérature est une sorte de description épidermique ou la pure répétition absurde des lieux communs : « Ah ! les beaux jours » de Becket. Il n’y a plus de mystère.

À l’inverse, les icônes ont une forme, des couleurs, des lignes - qui suivent même des canons très précis et contraignants pour le peintre -, et en même temps il y a un mystère et qui n’est pas purement esthétique. Un enfant à qui une maman disait de bien regarder la Vierge d’une icône répondait : « Non, je ne la regarde pas, c’est elle qui me regarde ». Contrairement aux Vierges de Memling qui disent déjà : « Regarde comme je suis belle », devant une icône on a l’impression qu’elle dit : « Je te regarde ». C’est cela la différence entre un regard sacramentel, un regard en profondeur avec du relief, et un regard plat. La plupart de nos fidèles regardent maintenant l’Église comme un objet de curiosité. Nous regardons l’Église, nous n’avons jamais l’impression que l’Église, notre mère, nous regarde. L’Église n’est plus une icône, mais une plate image.

Q. Après le synode sur les laïcs, vous aviez souhaité que soit élaborée dans l’Église une théologie de la masculinité et de la féminité. Y a-t-il quelques avancées pour aider le synode de 1994 ?

R. Oui, j’avais souhaité cela. Mais tout ce qui paraît pour le moment est, ou bien de l’ordre psychologique, sociologique, ou bien simplement statistique. Cela dit quelque chose, mais jamais l’essentiel. La sociologie ne peut dire que : « Pour le moment, ceci est perçu comme cela », c’est tout. Ce qu’il en sera dans deux ans, la sociologie ne le dit pas ; elle n’a aucune valeur prophétique.

Être homme, être femme, c’est d’abord de l’ordre de l’être. Ce n’est pas d’abord psychologique, c’est bien plus profond. Nous avons besoin d’une réflexion anthropologique, biblique, voire métaphysique sur le pourquoi de la dualité dans l’humanité de l’homme et de la femme ; ce ne peut tout de même pas être seulement pour avoir des enfant. Cela doit renvoyer à un mystère bien plus profond. La Bible nous donne déjà des orientations en nous suggérant que le couple homme/femme est un moyen de véhiculer dans toute l’histoire de l’humanité quelque chose de l’être même de Dieu, la « possibilité » de l’amour. Paul progresse encore en disant que le mystère de l’amour entre l’homme et la femme pointe déjà vers le mystère de l’amour du Christ et de son Église. La dualité homme/femme n’est pas uniquement animale, de l’ordre de la reproduction, elle n’est pas non plus seulement en vue du plaisir érotique mutuel, mais aussi et avant tout elle a quelque chose à voir avec l’être même de l’homme et donc de Dieu.

On y réfléchit trop peu. D’ailleurs, je me demande si cette « réflexion » n’est pas avant tout d’ordre mystique, de l’ordre de la prière. Ce qui me frappe, c’est que quand le pape écrit un texte comme Mulieris dignitatem, lui qui est un philosophe (c’est lui aussi qui pendant trois ans a prononcé les denses et fortes homélies rassemblées dans les livres « Homme et femme il les créa »), il l’intitule une méditation. C’est le seul texte où il nous dit : « Ce que je vais écrire maintenant est une méditation ». Certains disent que c’est pour que cela ne soit pas considéré comme doctrinal et d’ordre dogmatique. Je crois que c’est vrai. Mais c’est surtout parce qu’il a senti que sur l’être même de la femme et sa féminité, le langage à utiliser devait être différent. C’est pour faire comprendre que le langage adapté à ce mystère n’est ni sociologique, ni psychologique, ni exégétique, ni même théologique, ni d’enseignement, mais de l’ordre de la prière et de la méditation.

Partout où je vais, des femmes me demandent quand elles vont être ordonnées prêtres. Pour pouvoir leur apporter une réponse, j’ai lu ce texte au moins dix fois sans jamais pouvoir le résumer. C’est très curieux, car, à la lecture, ce texte est très convaincant. Il en est un peu de même du livre d’Evdokimov : « La femme dans l’histoire et le salut du monde ». On ne va pas « résoudre » ce mystère de l’homme et de la femme, parce qu’il est tellement proche du mystère de Dieu qu’il faut probablement être Dieu pour comprendre l’homme et la femme. « Homme et femme Il les créa. » Dieu ne va pas nous laisser déchiffrer cela trop vite !

Q. Les lineamenta expliquent-ils clairement la spécificité de la vie religieuse apostolique par rapport à la vie religieuse contemplative et quels sont les accents ?

R. Il y a des éléments. Toute une colonne pour la vie contemplative. Le texte souligne que l’incarnation de la charité, qui est la voie de sainteté pour l’une et l’autre forme de vie religieuse, sera, ici, marquée par le priorité donnée à la prière, l’ascèse, la pénitence. Pour la vie active, c’est l’engagement dans l’évangélisation et les œuvres de miséricorde, dans l’insertion de l’esprit des béatitudes au sein même de la société. Il s’agit de la même charité. C’est dans les moyens que se trouve la distinction. Le texte insiste fort sur la prière et la pénitence pour les contemplatives. C’est très classique depuis les Pères de l’Église.

Q. Parfois, les évêques et la politique des nominations paroissiales donnent une impression d’utilisation des religieux pour « boucher les trous » plutôt qu’une reconnaissance d’un rôle spécifique. Qu’en pensez-vous ?

R Vous avez raison. Mais comment feriez-vous si vous étiez évêques et que vous n’ayez pas de prêtres ? Vous en chercheriez. Il ne faut pas nous reprocher d’en chercher. Mais, cela dit, c’est vrai, il y a une tendance, pas seulement chez les évêques mais chez les religieux eux-mêmes - le texte insiste sur cela - à mettre plus l’accent sur la mission, à vouloir « se réaliser », « vérifier » la consécration dans et par le travail apostolique. Les évêques vont parfois dans ce sens et c’est une mauvaise évolution. Nous ne pouvons pas poser le problème du manque de prêtres, ni organiser les choses de telle façon que la mission commence à déborder sur tout et qu’en conséquence la consécration en souffre.

La valeur de la vie religieuse et de la vie consacrée dans l’Église ne dépend pas d’abord de leur contribution à la pastorale, diocésaine ou autre, mais de leur être même, de la consécration. Cela peut poser des problèmes. Par exemple, pour les religieuses, qui de plus en plus nous aident dans les paroisses et qui y sont très précieuses. Quand on a une paroisse sans prêtre résident et qu’on a une petite communauté de religieuses au presbytère, cela vaut un curé dans la pratique et nous essayons d’obtenir leur présence et leur aide. De même avec l’une ou l’autre religieuse vivant en communauté mais « détachée » à la paroisse. Tout cela peut être très difficile pour elles parce que les horaires et les rythmes d’une paroisse ne sont pas ceux d’une communauté religieuse. Tout est décalé et ne s’ajuste pas avec ce que demande normalement la vie en communauté. Ces problèmes ne sont pas résolus. De temps en temps les religieuses nous demandent : « Est-ce une bonne évolution ? Ne faut-il pas créer des religieuses-vicaires ? Des congrégations nouvelles ? Sera-ce encore la vie religieuse si la vie communautaire n’est plus présente ? »

Il existe dans notre diocèse des femmes qui ne vivent pas en communauté mais font un don total d’elles-mêmes dans la tâche pastorale, don total qui inclut pratiquement tous les vœux ; elles sont directement liées à l’évêque. L’être même de l’ »auxiliaire de l’apostolat » est déterminé par l’acte de l’évêque qui la fait « auxiliaire ». Mais de temps en temps je me demande s’il ne faudrait pas fonder des congrégations pour et avec ces jeunes femmes qui sont prêtes à assumer ce travail. Pour l’instant on est un peu assis entre deux chaises. Et ce que je regrette, c’est que, pour les travailleuses pastorales, la préoccupation première est trop souvent le travail. Ensuite, si consécration il y a, c’est de nature privée, par des vœux privés, ou alors cette dimension est absente. Certes, il leur est demandé une vie de prière personnelle, mais c’est laissé un peu à leur seule générosité. On dira donc : « La mission en premier lieu. Soyez tout de même aussi encore un peu croyantes ». Je pense que ce devrait être exactement le contraire : « Soyez de ferventes croyantes, et ensuite on vous confiera une tâche de travailleuse pastorale ». Car quand la vocation et l’appel, de quelqu’ordre qu’il soit, ne précèdent pas le travail apostolique, ils (elles) ne tiennent pas le coup, parce que ce n’est pas un travail comme un autre. Il demande un grand investissement, une grande résistance, une patience et surtout une inlassable confiance pour ne pas se laisser décourager par les échecs. Pour cela, il faut une foi et un dévouement qui sont de l’ordre de la vocation. Je dis souvent cela aux travailleuses pastorales : « Si vous n’avez pas la vocation, de quelque façon que cela s’exprime, vous n’allez pas tenir le coup ». C’est de la qualité de la spiritualité qu’il faut partir pour confier une mission et pas l’inverse. Ce n’est pas de l’ordre de l’administration.

Q. Dans la formation des séminaristes, y a-t-il une place définie pour l’information sur la vie religieuse ?

R. Oui, mais petite. Des témoignages souvent. Rien de vraiment systématique. J’ai un peu pitié de mes séminaristes qui devraient être informés de tout, depuis les médias jusqu’aux soins palliatifs. Il est plus important qu’ils aient une solide formation dans quelques domaines essentiels : Bible, Dogme, Morale, Liturgie et Sacrements, Histoire de l’Église et un peu de Droit canon. Une tête et un cœur bien formés leur donneront de rencontrer les autres questions de la vie ecclésiale et de la société avec intelligence et générosité. C’est vrai aussi pour la vie religieuse.

Q. Qu’en est-il de l’habit religieux ? La plupart du temps nous ne le portons plus sauf pour la prière.

R. Je me demande si c’est bien. Dans bien des cas, l’habit facilite le contact avec les gens. D’autre part, il n’y a plus de signe visible de la présence des religieux dans la cité. Par contre, nous le savons, l’habit ne fait pas le moine. Pourtant je dis qu’il est bon de montrer ce que l’on est.

Quand on va à un mariage, au cours de la réception, on voit arriver des gens bien habillés, c’est beau. Puis, on voit arriver quelqu’un en pantalon de velours et col roulé : c’est un prêtre ou un religieux. Cela manque un peu de sens. Nous sommes tombés de la soutane lourde, avec barrette, dans le jeans absolu. Ce n’est pas bon. Sur ce point, les prêtres américains ont une tradition plus équilibrée que la nôtre : clergyman à l’église ou en réunion, tenue plus simple au repos ou en vacances. Je crois qu’il faut montrer ce que l’on est. Mettre son habit religieux. Pour la liturgie en tout cas, il faut « se cacher » sous le vêtement approprié. Une messe sans aube, sans chasuble, sans vêtement liturgique, cela n’a pas de sens, même pas dans un camp avec les jeunes.

Je me souviens d’une visite en Orient chez Mgr Edelby : il faisait chaud, nous étions en été, on causait en se rafraîchissant de quelques fruits, nous étions en chemise ouverte. Le lendemain, à la liturgie, c’était le déploiement de tous les attributs, mitre y comprise. Après l’office je lui dis : « Vous étiez complètement différent ce matin et hier soir ! » « Oui, dit-il, ce matin, je n’étais pas que moi-même, j’étais le Seigneur devant son assemblée et cela, c’est tout autre chose. Il faut que je me cache ». Je ne l’ai jamais oublié. Ne perd-on pas le sens de la beauté liturgique ? Dans certains cas, c’est vraiment négligé. Il faut réapprendre à nos prêtres et à nos religieux le sens de la beauté. La liturgie est belle, et une des portes d’accès au divin pour nos contemporains, c’est le beau. C’est vrai que l’habit ne fait pas le moine, mais l’absence d’habit encore moins !

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