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Le sens rédempteur de la Nuit

Wilfrid Stinissen, o.c.d.

N°1991-4 Juillet 1991

| P. 226-240 |

La nuit obscure dont parle Jean de la Croix purifie-t-elle seulement l’individu qu’elle touche ? Parce que la solidarité universelle est au cœur de toute vie d’oraison, la nuit de l’esprit s’y trouve, de surcroît, rédemptrice, comme la compassion de Marie et le mystère du Samedi Saint. Élargissant ainsi la perspective sanjuaniste, l’auteur montre comment l’union à Dieu s’opère aujourd’hui à travers une « nuit obscure collective », où beaucoup habitent comme « à l’ombre de la mort ». Mais dans l’Eucharistie du Seigneur, toute nuit atteint sa fécondité, qui est de participer au salut que Dieu veut pour tous.

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Saint Jean de la Croix considère la nuit obscure comme une étape de l’évolution spirituelle de la personne. Pour lui, la nuit a une fonction avant tout purificatrice. Dieu prépare l’âme à l’union.

Notre conscience planétaire

Cette vision apparemment individualiste de la nuit obscure fait parfois difficulté à l’homme d’aujourd’hui. Il voudrait savoir si la nuit a aussi une signification pour d’autres.

Ce n’est pas que notre amour soit plus pur, plus altruiste que celui de Jean de la Croix. Loin de là ! Mais nous pensons d’une autre façon. Nous avons une vue plus globale, plus universelle. Notre conscience est devenue planétaire. Nous tous qui habitons la planète terre, nous devenons de plus en plus une seule grande famille. L’humanité s’unifie. Grâce aux moyens modernes de communication, il suffit de quelques secondes pour savoir ce qui se passe de l’autre côté du globe. La TV nous donne même la possibilité d’être témoins des grands événements de notre temps. Une guerre nucléaire ne frapperait pas une nation particulière mais l’humanité tout entière ! Qu’un auteur (Rushdie) manque de respect vis-à-vis de l’islam, et la politique mondiale s’en ressent. Un tremblement de terre dans un pays déclenche une vague d’actions de secours dans les cinq continents. Des pays auparavant ennemis collaborent dans le domaine de la technologie ou de la médecine. Nous comprenons mieux que nos ancêtres notre responsabilité les uns vis-à-vis des autres.

Ma nuit obscure, ne devrait-elle pas, elle aussi, avoir une signification pour d’autres ? S’agit-il seulement de moi, de ma cause, ou s’agit-il toujours de nous ?

Il est clair que cette perspective n’est pas tout à fait étrangère à saint Jean de la Croix. Il sait que c’est une grâce pour l’Église entière si une personne est purifiée par Dieu et atteint l’union avec lui. Nous nous souvenons de sa phrase célèbre : « Un peu de ce pur amour est plus précieux devant Dieu, plus utile à l’âme et sert mieux les intérêts de l’Église, bien qu’il corresponde à une apparente oisiveté, que toutes les œuvres réunies » (Cantique 29,2). Mais de telles remarques n’apparaissent que sporadiquement dans son œuvre et ne changent pas l’image de la nuit comme purification individuelle.

Dans la Lettre à une carmélite [1] Hans Urs von Balthasar écrit : « Je vous ai dit que je pense que saint Jean de la Croix a parlé de la Nuit Obscure comme de la purification nécessaire à son âme par humilité, ne voulant pas s’approcher trop du Mystère de la Croix, mais son expérience est certainement christologique ». Il avait déjà exprimé cette idée dans son livre Dieu et l’homme d’aujourd’hui, écrit en 1958 (la traduction française est de 1966) : « Et il n’importe nullement, dans ce cas, que les sujets n’aient pas toujours su l’interpréter à la pleine lumière de la théologie, et n’aient vu en elle, la plupart du temps, dans leur humilité, que des procédures de purification subjective » (267).

Personnellement je crois que si saint Jean de la Croix ne parle que de purification, c’est parce qu’il était un enfant de son temps. Au temps du saint, quand on parlait d’évolution spirituelle, la relation personnelle avec Dieu était toujours au centre. En décrivant l’expérience mystique, on se référait toujours à l’aventure d’amour de l’époux et de l’épouse dans le Cantique des Cantiques. La mystique était une mystique sponsale.

Nous vivons en d’autres temps. L’homme moderne a, tout en étant affreusement égocentrique, un sentiment de responsabilité et de solidarité. Il ne comprend pas comment il pourrait être heureux au ciel en sachant que des millions de ses frères et sœurs brûlent en enfer.

Dans sa pièce Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc, Charles Péguy (1873-1914) décrit comment Jeanne ne peut accepter que ses frères se perdent.

Elle sait, dans la prière, qu’elle se révolte contre Dieu. Mais, sans cette révolte, dit-elle, sa messe, sa communion elles-mêmes, deviendraient « véreuses et creusées en dedans ». Aucune invitation à « s’abandonner à la volonté de Dieu »... ne peut la satisfaire. Seule une dernière certitude la sauve de cette terrible crise d’âme : la certitude d’avoir dans sa révolte même contre la damnation, rencontré à l’improviste le point le plus secret dans le cœur de Dieu. Dieu lui non plus n’est pas neutre. Dieu lui non plus « ne s’accommode pas » de l’incompréhensible, de l’intolérable, de l’impossible.

Jeanne sait obscurément que sa révolte ne la sépare pas de Dieu, qu’au contraire, elle l’unit à lui, puisque la révolte se trouve aussi en Dieu.

La répugnance de nos contemporains contre l’idée que l’homme puisse être perdu éternellement n’est peut-être pas toujours due à un manque de foi. Cette répugnance pourrait aussi être le fruit d’une compréhension plus profonde de l’être de Dieu. Un Dieu qui est amour ne saurait être indifférent ou neutre. « Dieu notre sauveur veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » (1 Tm 2,3-4). « C’est la volonté de celui qui m’a envoyé que je ne perde rien de tout ce qu’il m’a donné, mais que je le ressuscite au dernier jour » (Jn 6,39). Ce sont ces textes-ci et d’autres semblables qu’on découvre aujourd’hui. L’espérance qu’un jour toute l’humanité sera sauvée grandit chez les théologiens de notre temps. On ne croit pas que le ciel puisse être un vrai ciel tant que manque un frère ou une sœur.

L’Église n’a jamais considéré la parole de Jésus à propos de Judas : « Mieux eût valu pour cet homme-là de ne pas naître » (Mt 26-24) comme un jugement définitif et irrévocable. Elle a toujours été consciente du fait que Dieu peut trouver des chemins et des moyens qu’il ne nous a pas révélés, qu’il peut encore sauver ce qui semble perdu.

L’Église a canonisé une foule de gens, mais jamais elle n’a déclaré que quelqu’un serait damné. Hans Urs von Balthasar a écrit que non seulement nous pouvons, mais devons espérer que tous les hommes seront sauvés ; l’année suivante il a répondu dans une plaquette aux critiques que son livre avait soulevées en certains endroits [2].

Le thème de la substitution

Mais cette espérance croissante va de pair, du moins chez les chrétiens les plus fervents, avec un sentiment plus aigu de la responsabilité que nous avons les uns envers les autres. Si nous désirons que tous soient sauvés, nous devons être prêts à payer le prix. Dieu veut que nous nous sauvions les uns les autres. Il ne veut pas faire le travail tout seul, non parce qu’il est paresseux, mais parce qu’il est « koinonia » (communion). Étant communion, il veut que nous soyons avec lui. Il nous a créés pour élargir la communion intratrinitaire. Nous sommes appelés à communier avec lui, à faire ce qu’il fait, à prendre soin de ses affaires. Dieu veut que la rédemption soit un travail « en équipe ».

La conscience de cette solidarité est particulièrement aiguë dans l’Église catholique. C’est entre autres pour cela qu’elle est appelée « catholique » : elle prend soin de l’ensemble, de la totalité.

C’est dans le contexte de cette solidarité que la nuit obscure prend un nouveau sens en notre temps. La nuit n’a pas seulement une fonction purificatrice. La nuit se réfère à la croix du Christ, et la croix est notre salut. Quand Dieu introduit quelqu’un dans la nuit, il met la croix de son Fils sur ses épaules. Cette personne peut porter la croix avec Jésus et participer à l’œuvre de la rédemption. Elle ne souffre pas seulement pour elle-même, pour expier son propre péché. Sa souffrance est aussi une œuvre de substitution. Elle sait qu’il n’y a pas seulement une « communion des saints » mais aussi une « communion des pécheurs ». Nous sommes des vases communicants.

Au fond, cela n’est pas si étrange. L’homme a toujours su qu’il pouvait faire quelque chose à la place d’un autre. Un élève se laisse punir à la place d’un camarade pour que le camarade échappe à la punition. Un homme se laisse fusiller pendant l’occupation allemande ; il se laisse tuer à la place de son fils recherché par la Gestapo. Dans les tragédies grecques on rencontre souvent des personnes qui offrent leur vie pour leur pays ou leur peuple.

Dans la tradition monastique ce thème de la substitution a toujours été actuel. Chaque moine, chaque moniale est un petit David qui combat contre Goliath, pour le peuple, à la place du peuple. Cette idée de substitution marque vraiment la vie religieuse, surtout la vie contemplative. « Nul d’entre nous ne vit pour soi-même, comme nul ne meurt pour soi-même », écrit saint Paul (Rm 14,7). Nous sommes conscients, nous devrions être conscients, que notre engagement personnel a une influence décisive sur le sort de l’humanité.

Il serait extrêmement intéressant de parcourir les vies des saints et de voir comment ils ont essayé, chacun à sa façon unique et personnelle, de compléter en leur chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps qui est l’Église (Col 1,24). Pourquoi le curé d’Ars (1786-1859) menait-il une vie ascétique, pourquoi faisait-il tant de pénitences ? Il révélait son secret à un de ses pénitents. « Cher ami », disait-il après avoir entendu sa confession, « voici une petite pénitence, le reste je le ferai moi-même ». On pense aux paroles d’Édith Stein quand les soldats allemands venaient la chercher, elle et sa sœur Rosa, au carmel d’Echt pour les conduire à Auschwitz. En entrant dans cette nuit, sa nuit ultime, elle disait à Rosa : « Viens, nous allons pour notre peuple ». Comme un écho des paroles de Jésus : « Ceci est mon sang, versé pour vous et pour la multitude ».

La souffrance rédemptrice est au cœur de la vie contemplative.

Nuit rédemptrice

On sait depuis longtemps qu’à côté de la nuit purificatrice, décrite par saint Jean de la Croix, il y a, ou plutôt il peut y avoir une nuit rédemptrice. Tandis que la nuit purificatrice est la dernière crise avant l’union transformante, la nuit rédemptrice vient après, quand on est entré dans les septièmes demeures.

Nous trouvons un exemple classique de cette nuit rédemptrice chez saint Paul de la Croix. Le Père Garrigou-Lagrange (1877-1964) a, comme on le sait, écrit un article remarquable à propos de l’expérience mystique du fondateur des passionistes [3]. Si on lit la Nuit obscure de Jean de la Croix, on a l’impression qu’après la nuit le soleil ne se couche plus. En réalité, il est possible qu’une nouvelle nuit arrive dont le but n’est plus maintenant que de souffrir pour les autres. On est uni à Jésus. Or il est le plus « Jésus », c’est-à-dire Sauveur, sur la croix. On est attaché à la croix avec lui, pour le salut du monde.

Cette vocation a toujours existé dans l’Église. Mais il semble qu’elle est particulièrement actuelle. Dans son appel Dieu tient d’ordinaire compte de la sensibilité particulière de l’époque. Nous avons une allergie contre tout ce qui sent l’individualisme. Nous avons mauvaise conscience du fait que nous avons tout ce qu’il faut tandis que d’autres meurent de faim, nous sentons que nous sommes responsables les uns des autres, que nous devons faire quelque chose. Ce sentiment aigu de responsabilité est un bon terrain où peuvent germer de nouvelles vocations qui mettent l’accent sur la souffrance rédemptrice comme une participation à l’œuvre rédemptrice de Jésus.

Certaines personnes sont plus que d’autres appelées à pleurer les larmes de l’humanité. La nuit de foi que Thérèse traversait à la fin de sa vie n’était certainement pas destinée à la purifier et à préparer son âme à l’union. Au moment où commençait cette nuit, elle avait depuis longtemps atteint l’état d’union. Elle était elle-même consciente de la fonction rédemptrice de cette nuit. Elle savait qu’elle souffrait pour les autres. Le ciel, qui toujours avait été sa joie, était devenu un tourment. Elle faisait l’expérience, concrètement et brutalement, de l’athéisme. Elle connaissait le désespoir du dedans. Elle écrit :

Aux jours si joyeux du temps pascal, Jésus m’a fait sentir qu’il y a véritablement des âmes qui n’ont pas la foi... Il permit que mon âme fût envahie par les plus épaisses ténèbres et que la pensée du ciel si douce pour moi ne soit plus qu’un sujet de combat et de tourment... Cette épreuve ne devait pas durer quelques jours, quelques semaines, elle devait ne s’éteindre qu’à l’heure marquée par le Bon Dieu et... cette heure n’est pas encore venue.

Alors elle se tourne vers Dieu :

Votre enfant l’a comprise votre divine lumière, elle vous demande pardon pour ses frères, elle accepte de manger aussi longtemps que vous le voudrez le pain de la douleur et ne veut point se lever de cette table remplie d’amertume où mangent les pauvres pécheurs avant le jour que vous avez marqué... Mais aussi ne peut-elle pas dire en son nom, au nom de ses frères : Ayez pitié de nous, Seigneur, car nous sommes de pauvres pécheurs.

C’est évidemment la Vierge Marie qui est le prototype de la nuit rédemptrice. En elle, l’immaculée, il n’y avait pas de péché dont elle puisse être purifiée. Mais il allait de soi qu’elle voulait être avec son Fils en tout, aussi en la déréliction totale qu’il souffrait du fait qu’il a été fait péché pour nous (2 Co 5,21). Marie n’est pas là, debout sous la croix, parce que sans elle quelque chose manquerait à Jésus. Non, Jésus veut qu’elle soit là parce que quelque chose manquerait à Marie si elle n’était pas avec Jésus. La compassion de Marie est le fruit de la générosité de Jésus. Celui qui aime veut être avec l’aimé, surtout quand l’aimé souffre. Il aurait été terrible pour Marie de ne pas être avec son Fils au moment décisif. « Père », dit Jésus, « ceux que tu m’as donnés, je veux que là où je suis, eux aussi soient avec moi » (Jn 17,24).

Marie est debout sous la croix comme représentante de l’Église. Elle est là « pour » nous, à notre place. Elle montre ce que nous avons à faire. Tous nous devrions être « les coopérateurs de Dieu » (1 Co 3,9) en participant à la nuit de Jésus sur la croix pour le salut du monde.

Moribonds et pourtant nous vivons (2 Co 6,9)

Mais la nuit de Jésus n’est pas terminée quand il meurt sur la croix. Dans le symbole des apôtres nous confessons qu’après sa mort Jésus est descendu ad inferos (dans l’enfer). Le Nouveau Testament parle explicitement de cette descente. La première épître de saint Pierre dit que Jésus s’en alla prêcher aux esprits en prison (3,19 ; 4,6). Et saint Paul écrit : « Il est monté, qu’est-ce à dire, sinon qu’il est aussi descendu, dans les régions inférieures de la terre » ? (Ép 4,9). Cette descente est le mystère du Samedi Saint. Dans l’Église orthodoxe ce mystère a toujours eu une place centrale, tandis qu’il a été longtemps négligé dans l’Église occidentale.

Après sa mort Jésus rencontre les morts. Il s’unit avec eux dans la mort. Et quand il ressuscite, il les entraîne tous avec lui. Dans le séjour des morts Jésus est en même temps « mort selon la chair » - son corps est au tombeau - et « vivifié selon l’esprit » (1 P 3,18).

C’est justement ce qui arrive dans la nuit rédemptrice. On est mort avec les morts, athée avec les athées. Mais en même temps on est vivant, parce qu’on a librement assumé cette mort, avec Jésus, pour ses frères. La parole de Jésus vaut ici : « Personne ne m’enlève la vie, mais je la donne de moi-même » (Jn 10,18). Une mort qu’on assume librement, par amour, n’est plus une mort pure. Elle est remplie d’amour, et l’amour est plus fort que la mort. Celui qui par amour s’unit à la mort des autres sème la vie et la résurrection dans leur mort.

Toute nuit a force rédemptrice

Jusqu’à présent j’ai surtout parlé de la nuit qui peut arriver après l’union transformante. Pour certaines personnes l’union avec Dieu implique concrètement une union avec Jésus dans sa mort et sa descente en enfer.

Mais aussi la nuit qui vient avant l’union, c’est-à-dire la nuit qui nous purifie et qui brûle notre égoïsme, a un caractère rédempteur. Tout ce qui nous arrive a un sens pour d’autres. Personne ne souffre seulement pour soi-même. Nous sommes si intimement unis que tout ce qui arrive en notre vie concerne aussi les autres. Dans son livre Kreuzeswissenschaft (Science de la croix) Édith Stein écrit que la nuit, que nous devons traverser si nous voulons atteindre l’union avec Dieu, est toujours une participation à son œuvre rédemptrice.

Il semble extrêmement important d’élargir la perspective de saint Jean de la Croix et de considérer dans un contexte plus large la purification radicale qu’il appelle nuit de l’esprit. La nuit obscure de l’âme est toujours en même temps personnelle et transpersonnelle. Elle a un aspect individuel et un aspect universel. Une personne qui cherche l’union avec Dieu traverse la nuit comme une purification individuelle en même temps qu’universelle. Tandis qu’elle est, comme individu, purifiée et unie avec Dieu, elle porte, en tant que faisant partie de l’humanité, dans son corps et dans son psychisme, le péché de l’humanité. L’union parfaite avec Dieu n’arrive que quand la purification universelle est achevée et la création libérée de la servitude de la corruption (Rm 8,21), quand Dieu est tout en tous (1 Co 15,28).

De tout homme qui passe par la nuit on peut dire ce qui est dit de Jésus : « Ce sont nos souffrances qu’il portait et nos douleurs dont il était chargé » (Is 53,4). La personne elle-même ne s’en rend pas compte quand elle est plongée dans l’obscurité, mais en réalité c’est ainsi. Et en des moments de plus grande clarté le fait de savoir qu’elle souffre pour les autres lui donnera une joie profonde et pure.

Il est important de garder la perspective « catholique », de ne pas perdre de vue la « totalité ».

Je vous cite une lettre d’une personne chez laquelle la conscience de cette perspective « catholique » est très aiguë :

Depuis de longues années j’ai eu le sentiment qu’il n’y a pas d’issue. Mais un jour, pendant l’oraison, étant là comme une plaie ouverte, béante, j’eus l’idée que, s’il n’y a pas d’issue, de sortie, il y a en tout cas une entrée qui me donne accès à l’humanité. J’ai un sentiment très vif d’être membre de la famille humaine. Je m’en sens heureuse et fière. Je me sens comme un petit morceau de l’humanité, tourné vers Dieu comme une plaie inguérissable. En général, une plaie nous donne des associations négatives. Mais il y a aussi un aspect positif : une plaie est en quelque sorte une ouverture... Je ne me sens pas coupable d’être une plaie. Je sens seulement une douleur et une peine. Mais aussi une joie d’appartenir à la grande famille, de porter et d’offrir à Dieu une petite partie du déchirement de mes frères et sœurs. Si l’ouverture originale de l’homme a été gâtée, peut-être les plaies pourraient-elles fonctionner comme porte d’entrée. Je peux imaginer rester toute ma vie une plaie inguérissable, si cela peut aider mes frères.

« Nous portons partout et toujours en notre corps les souffrances de mort de Jésus... Ainsi donc, la mort fait son œuvre en nous, et la vie en vous » (2 Co 4,10-12). « Tout cela arrive à cause de vous, pour que la grâce, se multipliant, fasse abonder l’action de grâces chez un plus grand nombre, à la gloire de Dieu » (ibid. 15). Chaque chrétien est appelé à entrer dans la mort de Jésus pour que le monde « ait la vie et qu’il l’ait surabondante » (Jn 10,10).

Dans le baptême nous avons été greffés sur Jésus. Ainsi nous sommes devenus de petits agneaux dans le grand Agneau, des agneaux qui, unis à lui, enlèvent les péchés du monde. Dans l’Eucharistie Jésus se donne pour nous. Il devient du pain rompu pour nous tous. Nourris du Seigneur livré pour nous, nous devenons nous-mêmes des hommes livrés.

Nuit collective

Dans un discours adressé au Chapitre général des Carmes chaussés, le Pape disait : « Les carmes, les seuls en Occident qui célèbrent la fête et le message du prophète Élie, sont appelés à être des prophètes et des témoins dans la ’nuit obscure’ de l’esprit que notre société éprouve » (29 septembre 1989).

Le Pape n’hésite pas à établir un parallèle entre la nuit obscure de Jean de la Croix et l’obscurité qui caractérise notre temps. On pourrait parler d’une nuit obscure collective qui pèse sur l’humanité. Dieu n’est plus une réalité évidente qui résout tous les problèmes et répond à toutes les questions. Dieu n’est plus présent dans la vie publique. Il n’est plus « normal » d’être chrétien, la société se laisse de moins en moins inspirer par des principes chrétiens. Nous vivons dans un monde où Dieu semble absent. L’Évangile n’est plus considéré comme la source de l’éthique et où sont ceux qui considèrent toujours l’Église comme Mater et Magistra (nom de l’encyclique sociale de Jean XXIII) ?

On décrit notre temps comme une époque sans père. Beaucoup d’enfants n’ont jamais vu leur père. Si le père terrestre est pratiquement inexistant, il est difficile de ressentir le Père du ciel comme vraiment réel. L’absence du Père est cause d’angoisse.

Il en résulte deux choses :

La vie est plus qu’auparavant marquée d’obscurité. Beaucoup de gens éprouvent la vie comme une nuit obscure, parfois comme un enfer. La plupart du temps il ne s’agit pas de la nuit obscure de saint Jean de la Croix dans son sens spécifique. Et pourtant, il y a des éléments communs. Et ceux qui tombent sur le livre du saint se reconnaissent plus ou moins dans sa description. C’est pourquoi on pourrait parler d’une certaine universalisation de la nuit, pourvu qu’on prenne l’expression « nuit obscure » dans un sens élargi.

Ceux qui connaissent la nuit spécifique comprennent, du moins en des moments plus lucides, qu’ils sont solidaires de tous ceux « qui demeurent dans les ténèbres et l’ombre de la mort » (Lc 1,79). Paradoxalement, l’athéisme qui caractérise notre temps fait que les habitants des monastères contemplatifs se sentent parfois très proches de leurs frères et sœurs extra muros. Les mystiques sont bien équipés pour dialoguer avec les athées.

Dans un message au Synode des évêques en 1967 quelques représentants des Ordres contemplatifs écrivaient :

Le contemplatif... sait se reconnaître dans les épreuves et les tentations qui assaillent certains chrétiens. Il comprend ces peines et en discerne le sens. Il connaît toute l’amertume et l’angoisse de la sombre nuit : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné » ? (Ps 22,2 ; Mt 27,46) ; mais il sait aussi, par l’histoire du Christ, que Dieu est vainqueur de la mort... Le contemplatif comprend plus facilement combien la tentation d’athéisme qui atteint certains chrétiens peut affecter leur foi de façon finalement salutaire, comme une épreuve qui n’est pas sans analogie avec les nuits des mystiques. Le désert met notre cœur à nu ; il nous enlève nos prétextes, nos alibis, nos imparfaites images de Dieu ; il nous réduit à l’essentiel, nous accule à notre vérité, sans fuite possible. Cela peut être bénéfique pour la foi elle-même : c’est alors, au cœur de notre misère, que les merveilles de la miséricorde de Dieu se manifestent ; au cœur de notre pesanteur, la grâce, l’extraordinaire force de Dieu, « qui ne se déploie que dans notre faiblesse » (2 Co 12,9).

Homme universel

À partir du moment où nous voyons notre souffrance, notre « nuit », dans une perspective planétaire, tout change. On sent une nouvelle joie, une nouvelle disponibilité à faire n’importe quel sacrifice. « Je souhaiterais », écrit saint Paul, « d’être moi-même anathème, séparé du Christ, pour mes frères, ceux de ma race selon la chair » (Rm 9,3).

Beaucoup de saints ont dit des « absurdités » pareilles. Le désir d’aider les autres peut être si brûlant qu’on ne pense plus à soi-même. On ne s’occupe plus de son salut ou de sa sainteté. Nous sommes des individus, mais notre individualité n’est qu’une mission en vue des autres. L’individu est appelé à devenir un « frère universel » comme l’a dit Charles de Foucauld.

Le but de la nuit obscure est précisément de nous libérer de nos limites, qui sont la suite de notre égocentrisme. La nuit veut nous ouvrir. Elle veut nous « déprivatiser » et éveiller la dimension universelle qui fait partie de notre être.

Mais nous ne devons pas attendre d’avoir traversé entièrement la nuit pour vivre cette dimension universelle. Non, nous pouvons hâter et accélérer la nuit en nous rappelant qu’elle ne regarde pas seulement nous, mais aussi tous les autres. Dans l’Eucharistie nous pouvons mettre sur la patène tout ce qui fait mal et l’offrir, uni au sacrifice de Jésus, pour le salut du monde. Alors la nuit atteint un maximum de fécondité. Si, dès le début, nous élargissons la perspective et cessons de penser à notre propre purification pour penser au salut de l’humanité, nous entrons consciemment dans le projet de Dieu au sujet de la nuit. Alors tout devient plus simple, tout va plus vite.

Il viendra certainement des jours où ces pensées n’aideront pas. Mais l’obscurité n’est pas toujours totale. Elle varie sans cesse. La conscience de participer à la grande œuvre rédemptrice de Dieu sera souvent l’étoile qui maintient l’espérance vivante.

Devenir chrétien signifie - devrait signifier - qu’on ne vit plus pour soi-même mais seulement pour les autres. Si l’on est appelé par Dieu, c’est toujours pour les autres. Israël est appelé en vue des païens, et cette vocation préfigure la vocation de l’Église : elle n’est pas appelée pour elle-même mais pour le monde. Et dans l’Église toute personne qui se sait appelée d’une façon particulière est appelée en vue des autres qui n’ont pas encore entendu l’appel de Dieu mais qui l’entendront un jour, pourvu que la personne appelée réponde pleinement à sa vocation.

Il y eut un temps où les théologiens discutaient sur la prédestination, c’est-à-dire la doctrine selon laquelle le sort éternel de l’homme est depuis toujours fixé par Dieu. Le problème était insoluble parce qu’il était considéré dans une perspective individualiste. Celui qui était élu, était - croyait-on - élu pour lui-même. Il avait de la chance, il pouvait être heureux étant sûr du ciel. Mais en même temps il ne pouvait pas ne pas trembler devant le mystère que d’autres n’étaient peut-être pas élus. En réalité, une vocation dans la Bible est toujours conçue comme une tâche, une mission de sauver les autres qui n’ont pas encore été appelés ou qui n’ont pas entendu l’appel. Être appelé implique toujours qu’on renonce à son existence privée et devienne un instrument de salut pour les autres.

Ce n’est pas signe d’orgueil ou de prétention que de sentir qu’on a des dimensions universelles. C’est Dieu qui nous a créés tels. Assumer consciemment et librement sa dimension universelle, c’est s’assumer soi-même tel qu’on est créé par Dieu. Seul l’homme universel est tout à fait en harmonie avec Dieu.

Personne ne peut mettre en doute que saint Jean de la Croix est devenu un homme universel. Plus on s’approche de Dieu, plus on participe à son universalité. Dans l’union à lui, on devient universel comme lui. La solidarité avec l’humanité et avec l’univers entier est une conséquence inévitable du contact avec Dieu. « Quiconque aime celui qui a engendré, aime celui qui est né de lui » (1 Jn 5,1).

Que Jean de la Croix se soit senti en harmonie avec l’univers, ses poèmes en témoignent :

En mon aimé j’ai les monts,
Les solitaires et ombreuses vallées,
Les îles prodigieuses,
Les fleuves au bruit puissant,
Le sifflement des vents porteurs de l’amour.

Et j’ai la nuit accoisée
Qui laisse deviner l’éveil de l’aurore,
Le concert silencieux,
La solitude sonore,
Le souper qui recrée et enamoure
(Cantique, 14-15).

Mais quand le saint écrit sa nuit obscure, il ne pense pas tellement à la solidarité. Pour lui, la nuit obscure est une recherche douloureuse de l’Aimé.

L’épouse soupire après son Époux. C’est le Cantique des Cantiques qui est la source où le saint puise son inspiration. Sa mystique est une mystique de désir douloureux et d’union bienheureuse.

Karmelitbröderna
Norraby 1299
S-260 22 TAGARP, Suède

[1Bulletin de Belgique-Sud, n°82, 25.

[2Was durfen wir hoffen ? Einsiedeln, Johannes Verlag, 1986 (traduction française : Espérer pour tous, Paris, Desclée De Brouwer, 1987) ; Kleiner Diskurs über die Hölle, Ostfilden, Schwaben Verlag, 1987 (traduction française : L’enfer. Une question, Paris, Desclée De Brouwer, 1988. - Une difficulté pourtant : si le devoir d’espérer est bien orthodoxe, un certain savoir « apocatastatique », évoqué en passant et sans les précautions nécessaires, n’est-il pas un peu imprudent ? Cf. Jan Ambrum, « Le salut pour tous ? », Communio, 16 (1991), n°1, 54-70.

[3cf. « Nuit de l’esprit réparatrice en saint Paul de la Croix », Études Carmélitaines, octobre 1938, 287-293.

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