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Cœur de Jésus

Réflexions en marge d’une homélie du Cardinal Decourtray

Édouard Glotin, s.j.

N°1991-4 Juillet 1991

| P. 241-255 |

Le renouvellement de la spiritualité du Cœur de Jésus concerne de nombreux instituts de vie consacrée et plusieurs communautés nouvelles. On sera donc heureux de trouver, sous la plume d’un connaisseur, un texte qui montre comment la réflexion progresse, dans les derniers temps. L’importante homélie du Cardinal Decourtray ouvrant les fêtes du tricentenaire de sainte Marguerite-Marie à Paray-le-Monial constitue le fil conducteur de ces pages qui donnent aussi le goût d’en apprendre davantage grâce aux Colloques et Congrès suscités par cet anniversaire : ne s’agit-il pas finalement de redécouvrir la simplicité du Cœur de Jésus qui rend aisé tout ministère dans l’Église ?

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Le dimanche 14 octobre dernier, la superbe basilique romane de Paray-le-Monial a connu une affluence exceptionnelle. Venu spécialement du Synode romain pour y présider les fêtes du tricentenaire de sainte Marguerite-Marie (1647-1690), le Cardinal Decourtray a lu une importante et longue homélie dont la portée semble avoir échappé aux médias. Pourtant, le ton, le langage, les allusions, tout le démontrait : au-delà du peuple charollais qui avait envahi les nefs et le cloître attenant, celui qui était encore président de la conférence épiscopale française s’adressait en réalité à tous ceux - prêtres, professeurs et étudiants en théologie et, bien entendu, religieux et religieuses - qui, dans le pays tout entier, ont été atteints par « le recul, pris pendant quelques décennies, dans bien des séminaires, par rapport au message de sainte Marguerite-Marie ».

Les deux premières phrases du Cardinal donnaient la note :

Le troisième centenaire de la mort de sainte Marguerite-Marie devrait marquer un renouveau pour l’Église de France. Le moment semble venu d’avancer avec une intelligence et une détermination rajeunies sur le chemin ouvert, il y a trois siècles, par la sainte de Paray-le-Monial.

Plutôt que de reproduire intégralement un texte que les lecteurs ont pu se procurer par ailleurs [1], nous en regrouperons de larges extraits sous cinq têtes de chapitres. Dans chaque cas, les propos du Cardinal coïncident avec ceux qui avaient été tenus dans les divers colloques qui, à Paray même, ont marqué l’événement du tricentenaire. Nous évoquerons plus particulièrement dans ces pages le Congrès d’historiens dont les actes, à paraître avant l’été [2], donneront une idée de la compétence professionnelle. Le Congrès était organisé par un groupe du Centre national de la Recherche scientifique. Les intervenants étaient des historiens et psychologues de métier ou spécialistes.

« Je confesse »

Le Cardinal a commencé par évoquer « les obstacles de toutes sortes qui, depuis un bon siècle, ont retardé l’intelligence et la mise en œuvre de la parole de Dieu qui fut ici-même - à Paray - réveillée il y a trois siècles ». Obstacles extérieurs à l’Église d’abord, « ceux qui viennent d’intellectuels dont la recherche demeure limitée par des préjugés rationalistes (...) ou à l’inverse de visionnaires simplistes (...) ». Obstacles internes à l’Église aussi : « La spiritualité du Cœur de Jésus fut un peu victime de son succès populaire ». Elle a succombé à la pente « sur laquelle glissaient assez souvent les dévotions les plus chaleureuses (...). Le lien avec des courants politiques - en l’occurrence ’un nationalisme fort peu évangélique’- ou des idéologies contingentes peut se resserrer et éventuellement être exploité ». Pourtant les papes de ce siècle sont unanimes sur la dévotion au Cœur du Christ : « Cette dévotion manifeste, nous disent-ils, un point central, et même en quelque sorte le point central de notre foi ». Ainsi Jean-Paul II dans son encyclique sur la Divine Miséricorde (D.M., §13).

Se référant alors à son propre passé d’intellectuel, le Cardinal nous fit la confiance d’un aveu exemplaire :

Pour ma part, je confesse que j’ai compris bien tard la portée (de ces) insistances discrètes mais très fortes des papes. (...) Oui, il y a peu de temps que toutes les données sur le Cœur du Christ présentes d’une manière éparse à ma conscience se sont soudain unifiées. J’ai naguère enseigné, comme professeur d’exégèse, avec une réelle jubilation, les deux passages de l’Évangile sur le côté ouvert du Seigneur et sur le don de sa mère au disciple qu’il aimait. Mais j’étais alors victime d’une sorte d’inhibition. Dans certains cours de l’Institut biblique de Rome et de l’École de Jérusalem, j’avais appris à ne rien dire, ou presque, qui ne s’appuie sur une argumentation critique sérieuse. Quelque chose en moi m’empêchait ainsi d’aller jusqu’au bout de ma foi, sinon dans la contemplation personnelle, toujours présente (...), du moins dans mes cours. (...) Toutes proportions gardées et non sans quelque humour, je pourrais dire du Cœur du Christ ce que saint Augustin, dans ses Confessions, écrivait de la Beauté : « Je t’ai si tard aimée, ô Beauté qui m’appelais à grands cris » !

Le temps est venu, poursuivait le Cardinal, d’une théologie nouvelle. Ou plus exactement d’une théologie qui, intégrant toutes les requêtes et tous les apports des sciences, ne cesse pas un seul instant de garder le Cœur - c’est-à-dire, au sens biblique, le fond de l’être - ouvert sur le Dieu vivant (...). Par un souci plus que légitime de fidélité, les théologiens modernes, encouragés d’ailleurs par les plus hautes instances de l’Église, ont produit un vigoureux effort critique et scientifique. Mais il est arrivé que cet effort fasse abstraction - pas seulement par méthode, mais parfois par oubli ou par un refus plus ou moins conscient - de la source qui, toujours jaillissante, lui donne son véritable goût (...) et son véritable sens, lequel n’est jamais autre que « la foi cherchant à comprendre ». Et le Cardinal de prédire : Nous en reviendrons bientôt à ce que le P. Léthel appelle la « théologie des saints » et d’autres la « théologie à genoux ».

Quelques jours plus tôt [3], nous avions entendu le P. Ignace de la Potterie dénoncer devant nous la rupture entre l’exégèse savante et la lecture spirituelle de l’Écriture. Avec le philosophe Gadamer, le professeur de l’Institut biblique observait que le moment exégétique actuel, qui emprunte beaucoup à la recherche allemande, garde des relents rationalistes du XVIIIe siècle. Il faut même, estimait-il avec Blondel, remonter plus haut que le XVIIIe siècle, jusqu’à Spinoza - dont l’éthique, soit dit en passant, est exactement contemporaine de l’événement de Paray-le-Monial. De plus, la mentalité exégétique est restée parfois préconciliaire : marquée par une exploitation unilatérale de l’encyclique libératrice Divino afflante (1943) de Pie XII, elle n’a pas toujours intégré l’herméneutique de la Constitution Dei Verbum (1965), selon laquelle la cohérence entre elles des différentes parties de l’Écriture ne se révèle à l’interprète que s’il connaît la lecture qu’en ont faite avant lui les Pères et les saints Docteurs. Une prospection large, au moins par les cimes, des commentaires scripturaires des seize premiers siècles est devenue urgente. En ce qui concerne le mystère du Cœur de Jésus, j’ajouterais, pour ma part, qu’il nous faut être non moins attentifs aux écrits des saints et des mystiques de la fin du XIIIe siècle à nos jours. Ils font eux aussi partie de cette « Tradition vivante de toute l’Église » qui seule permet, moyennant la règle de « l’analogie de la foi », de saisir « l’unité de toute l’Écriture » (Dei Verbum, § 12 c).

Simplifier le Cœur de l’Église

Quoi qu’il en soit, « la redécouverte, à travers un grand déblaiement des mots, des images et des comportements liés aux mentalités d’une époque, de l’essentiel du message de Paray-le Monial, ouvre des voies nouvelles à la mission que l’Église a reçue du Seigneur ».

Hier, rappelait le Cardinal, la Compagnie de Jésus avait réussi le développement universel de la pastorale du Cœur de Jésus : « La fondation - à peu près en même temps que la Première Internationale Socialiste par Karl Marx - de l’Apostolat de la Prière, organisation planétaire (du) culte (du Sacré-Cœur), par le P. Henry Ramière, connut un prodigieux succès et contribua d’admirable manière au renouveau de la ferveur catholique, en France et partout ». Notons au passage que cette remarque du Cardinal appellerait de la part des religieux une réévaluation communautaire. Depuis que Jean-Paul II a réaffirmé que l’Apostolat de la Prière demeure un « précieux trésor du Cœur du Pape et du Cœur du Christ [4] », les jésuites français, par exemple, ont rétabli dans leur Ordo les intentions mensuelles de l’Église... [5].

Aujourd’hui, en tout cas, l’étonnante reprise du rayonnement de Paray, dont le point culminant fut la visite de Jean-Paul II en 1986, annonce un renouveau. Je signerais volontiers cette phrase de Monseigneur Gaidon :

Un jour viendra où l’on découvrira comment Dieu, par des chemins déconcertants et loin des projets pastoraux, a fait jaillir du Cœur du Christ les torrents d’eau vive dont l’actuelle humanité a le plus urgent besoin.

(C’est dire que) vient aussi pour notre Église le temps d’un renouveau de la pastorale. Je pense parfois - en considérant le nombre et la diversité des organismes que l’Église de France s’est donnés depuis trente ans, leur complexité, leur relative étanchéité, l’affinement de leurs méthodes et le poids de leurs productions - que nous héritons d’un temps, pas si lointain, où le nombre considérable de prêtres, l’ampleur des communautés eucharistiques dominicales et le respect quasi instinctif de l’autorité épiscopale permettaient, sans perdre l’unité vivante et le dynamisme unifiant de l’Église, d’user d’un instrument apostolique presque sophistiqué. Aujourd’hui, dans une situation très différente, nous maintenons ce système. J’ai entendu naguère le Cardinal Marty dire : « Il faudrait une commission de la hache ! »

S’impose donc

(une) redécouverte de la nécessaire simplicité du ministère de l’Église ! Le Cœur de Jésus est simple et cette simplicité unifie toute l’action de notre Maître, si complexe, si fine et parfois si habile qu’elle soit. Le Cœur de notre Mère Marie est simple. En ce centre d’elle-même - où « elle passe et repasse toutes choses », comme dit saint Luc - sa prière, son action et toute sa vie s’unifient (...). Redécouvrir le Cœur unique du Christ, redécouvrir le Cœur de Marie si proche du Cœur du Christ, c’est forcément simplifier le Cœur de l’Église, accroître cette « simplicité de la colombe » à laquelle Jésus invite ses disciples. Quand l’eau et le sang, quand la source vive de l’Esprit et le feu de l’Amour Rédempteur donnent, par la foi de ceux qui les accueillent, leur unité à tous les membres et à toutes les activités du Corps infiniment varié du Christ, alors tout devient aisé, de l’aisance de l’Amour. Tout se simplifie.

La spiritualité de la modernité

Cette redécouverte pastorale et théologique du mystère central de notre foi ne s’impose que lentement à l’intelligence catholique. Peu de cours ou de travaux de valeur encore, qui permettraient aux Instituts religieux, particulièrement à ceux que leur titre ou leur histoire lient à la spiritualité du Cœur, d’y initier correctement leurs novices et leurs étudiants. Pourtant, soulignait d’entrée de jeu le Cardinal, « la France a reçu ici, comme l’écrit le P. Glotin, la spiritualité par excellence de la modernité ».

Durant l’excellent colloque théologique qui s’est tenu à Paray du 14 au 16 septembre dernier, le jeune médecin et philosophe Pascal Ide diagnostiquait, avec Viktor Frankl, que la crise actuelle du psychisme humain est anthropologique. Au double sens physique et psychologique, l’homme est malade de son Cœur. Et les modèles anthropologiques véhiculés par la culture ambiante sectorialisent l’homme, le réduisant tantôt à son cerveau ou à sa main, quand ce n’est pas à son sexe ou à sa langue [6]. Il est temps de repenser l’homme bibliquement sous la catégorie du Cœur qui dit la gratuité du don.

Or, comme le concluait le congrès d’historiens qui suivit en octobre, cette anthropologie ne pourra faire l’économie d’une théologie et surtout d’une christologie du Cœur [7]. On a pu dire que « même lorsqu’elle la renie, la modernité est fille de la Bible ». La tâche de l’heure est d’assurer, sur fond de subjectivité moderne, la rencontre entre cette modernité et la science du Christ. C’est ici que prend tout son relief l’expérience spirituelle d’une sainte Marguerite-Marie - et, ajouterai-je, d’une façon plus générale, celle des mystiques du Cœur depuis Lutgarde d’Aywières (+ 1246) et Gertrude d’Helfta (+ 1301).

Puisque le Cardinal m’a fait l’amitié d’une citation, il faut, pour saisir sa pensée, se référer au contexte où il a emprunté celle-ci : « Au cours de son développement bimillénaire, écrivais-je, l’expérience du Cœur de Jésus ira se précisant dans le sens d’une attention de plus en plus aiguë à la vie intérieure du Christ, telle que les contemplatifs la découvraient éblouis (...). La spiritualité du Cœur de Jésus deviendra la spiritualité par excellence de la modernité parce que, tout comme la culture depuis Descartes, elle envisage par priorité le point de vue de la subjectivité humaine [8] » C’est ainsi que chez Karl Rahner [9], qui a produit une des plus suggestives approches contemporaines du mystère du Cœur de Jésus, le « Cœur » apparaît « comme le lieu de la liberté dans lequel s’enracinent les décisions de la personnalité ».

Dès le VIIe siècle, la querelle monothélite avait permis aux évêques d’Orient, soutenus par le pape occidental, de poser chez le Christ le principe de la consistance de la liberté humaine : contrairement à l’antique conception du « destin » (fatum), Jésus n’est pas une sorte de marionnette aux mains de la Toute-Puissance divine, mais un sujet autonome capable de se déterminer librement face à l’Amour rédempteur du Père. Quoique le Concile de Constantinople III n’ait pas utilisé le mot, on pouvait déjà en conclure que le Christ avait donc, au sens biblique du mot, un « Cœur » humain. De ce principe christologique, les docteurs médiévaux, dont Thomas d’Aquin, tireront les conclusions métaphysiques touchant ce qu’on appelait alors la « science » rédemptrice du Christ, c’est-à-dire le fonctionnement objectif de sa conscience d’homme. Tout était prêt dès lors, à l’intime de l’Église, pour que se révèle en elle le mystère du Cœur de Jésus.

Et de fait, c’est dès la fin du XIIIe siècle qu’apparaît à Helfta, chez des moniales bénédictines touchées par la réforme cistercienne, la première spiritualité organique du Cœur de Jésus. C’est donc dès avant la rupture culturelle du Quattrocento que, dans le silence des cloîtres, Dieu, en sa mystérieuse Providence, préparait l’Église au choc de la modernité. Descartes pourra surgir : la conscience chrétienne était prête dans les profondeurs secrètes de sa subjectivité mystique. Et ce sera alors, avec Jean Eudes et Marguerite-Marie, l’essor de la spiritualité du Cœur de Jésus. Il serait donc temps que tout dogmaticien qui se veut attentif à la modernité prenne en compte l’énorme matériau brut des écrits mystiques des sept derniers siècles : oui, le temps est venu de la « théologie des saints [10] »

« Une femme particulièrement équilibrée »

« Si tu es théologien, tu pries en vérité et si tu pries en vérité, tu es théologien ». En citant l’aphorisme d’Évagre le Pontique, le Cardinal Decourtray reprenait « l’inspiration de l’Église indivise (...), de saint Irénée à saint Bernard » - inspiration selon laquelle l’expérience des saints est le « lieu théologique » où l’Église affine sa perception du mystère intérieur du Christ. À ce titre, sainte Marguerite-Marie est une éminente théologienne et, au Congrès de son tricentenaire, on a pu entendre un historien plaider pour qu’un jour le titre de Docteur soit décerné à cette femme dont l’admirable écriture [11] a été à l’origine du plus vaste courant spirituel de l’époque moderne.

Ici le Cardinal a tenu à s’inscrire en faux contre les « études réductrices de Michelet et de James ou de certains psychanalystes modernes [12] » qui, se heurtant à « l’inexplicable » soif de souffrance de la grande visitandine, ont cru pouvoir conclure à son anormalité : « Ce qu’il est bon de rappeler ici, affirmait-il, c’est que Marguerite-Marie (...) était, aux dires des contemporains les mieux placés pour en juger, une femme particulièrement équilibrée. ’Dieu lui avait donné beaucoup d’esprit, un jugement solide, fin et pénétrant’, écrit un jésuite qui la rencontrait souvent [13]. »Elle était naturellement judicieuse et sage et avait l’esprit bon, l’humeur agréable, le Cœur charitable au possible", témoignait Mère Greyfié, sa supérieure de 1678 à 1684.

Le 11 octobre, les dix-septiémistes réunis en congrès à Paray attendaient avec intérêt la communication du dominicain Jean-Claude Sagne, qu’ils avaient chargé de réinstruire le dossier de la personnalité spirituelle de Marguerite-Marie. Le professeur de psychologie de l’Université Lyon-II devait confirmer l’assertion du Cardinal : « Depuis plus d’un siècle, constatait-il, l’étude de Marguerite-Marie a été brouillée par des conjectures hâtives sur la structure de sa personnalité ». Révélant que lui-même ne s’était pas borné, comme certains, à une lecture sommaire de l’Autobiographie, il poursuivait : « La personnalité de Marguerite-Marie s’impose à travers les lettres et les écrits de sa maturité (...). La présence de la sainte relativise beaucoup les symptômes jetés dans un débat d’école (...) ».

« Dans les symptômes que l’on peut alléguer, l’oralité semble prédominante [14], observait-il en spécialiste des conduites alimentaires (...). Et comme il s’y ajoute des paralysies et des guérisons soudaines, on a pu parler d’hystérie (...). Or il n’y a rien de plus délicat à poser que le diagnostic de l’hystérie. Il sert souvent à répertorier des symptômes qui échappent à nos possibilités d’explication. En tout cas, Marguerite-Marie n’a rien de la personnalité de l’hystérique. Sa simplicité et son attrait pour la vie cachée sont aux antipodes de la suggestibilité et du théâtralisme attribués à l’hystérique. Il vaut mieux du reste ne pas se centrer sur les symptômes hystériques qui sont trop plastiques et évolutifs. L’hystérie est le refus du travail, du don, elle est la crainte devant la réalisation humaine de l’amour. La vie de Marguerite-Marie a été le long apprentissage du pur amour qui est l’entier don de soi sans retour sur soi-même ».

« Celui qui voudrait et qui saurait poser un diagnostic pourrait être tenté de se tourner vers la lignée des états-limites [15] (...). Il y aurait quelques indications en ce sens. L’exigence de la perfection de Marguerite-Marie pourrait se lire comme le développement accentué du Moi-idéal. Le désir de la souffrance renverrait à la dépressivité. Mais il y manque l’essentiel, c’est-à-dire l’émergence d’un traumatisme désorganisateur précoce vers les cinq ans, répété dans un traumatisme tardif - vers trente ou quarante ans - avec souvent un épisode dépressif grave ».

Finalement, dans le cas de notre sainte comme en celui de tant d’autres, la fermeté de son écriture spirituelle contraint à s’incliner devant la seule hypothèse : l’origine surnaturelle d’un désir de souffrir accueilli dans un psychisme sain. « Comme toute chose n’a de repos qu’en son centre et que chacun cherche ce qui lui est propre, écrit Marguerite-Marie avec sa lucidité coutumière, mon Cœur, tout abîmé en son centre qui est le Cœur humble de mon Jésus, a une soif inaltérable des humiliations et mépris et d’être oubliée de toutes les créatures, ne me trouvant jamais plus satisfaite que lorsque je suis conforme à mon Époux crucifié » (VO. 2, 179). Au début de sa vie religieuse, dans une vision imaginative, l’Époux lui-même lui avait fourni la clef symbolique du « désir de souffrir quelque chose pour Dieu » qui l’habitait ce jour-là dans l’oraison, lui représentant l’étreinte de la croix comme, disait-il, « le plus précieux gage de mon amour que je te peux donner en cette vie ». Puis, lui remémorant comment, dans l’une de ses premières retraites annuelles, il lui avait offert la plaie de son côté pour y vivre « de la vie d’un Homme-Dieu » (VO., 2, 190), c’est-à-dire pour y expérimenter, sa vie durant, les états intérieurs qui avaient été ceux de son Cœur au cours de sa vie terrestre, il ajoutait cette exégèse limpide du don qu’il lui faisait de son propre désir : « Cette faim continuelle des souffrances est pour honorer celle que j’avais de souffrir pour glorifier mon Père éternel [16]. Cette soif sera de moi et du salut des âmes, en mémoire de celle que j’ai eue sur l’arbre de la Croix » (VO., 2, 156).

Une meilleure connaissance de l’histoire

Malheureusement, comme le Congrès devait le reconnaître dans ses conclusions, le personnage de Marguerite-Marie n’est pas assez connu en lui-même. Et, au cours des journées, l’on a entendu déplorer l’absence d’une biographie critique de la sainte. L’interprétation correcte de son expérience se heurte au fait que ses écrits autobiographiques font fi de la chronologie et que les dates usuelles avancées sont, en plus d’un cas, sujettes à contestation. Le souhait fut également émis que la cinquième édition de Vie et Œuvres en cours de parution [17] soit munie d’un troisième volume d’index comportant un répertoire systématique du vocabulaire, établi selon les normes désormais en usage dans l’exégèse textuelle [18]. Le Cardinal Decourtray, sans avoir eu connaissance de ces conclusions, devait le lendemain plaider de son côté pour une « meilleure connaissance de l’histoire » où il voyait l’un des facteurs déterminants du renouveau qu’il nous annonçait.

Les Instituts qui consentiront à se procurer les Actes de ce Congrès d’historiens des 11-13 octobre 1990 constateront que l’interprétation du message de Paray-le-Monial a néanmoins progressé dans deux directions : en amont, par l’investigation de son contexte culturel et spirituel ; et en aval par un certain nombre de précisions concernant sa réception ainsi que la survie et l’influence de Marguerite-Marie.

Le contexte : On relèvera d’abord de bons résumés signés des meilleurs spécialistes : Gervais Dumeige, s.j., pour la spiritualité médiévale ; Jacques Arragain, c.j.m., pour la pensée eudiste ; le P. L’Honoré, organisateur des congrès salésiens, pour les diverses manifestations du Cœur de Jésus dans l’Ordre de la Visitation antérieurement à Marguerite-Marie.

Puis il y eut les interventions d’ordre plus technique. Les congressistes entendirent avec émotion lecture d’une communication sur le Cœur dans la langue de François de Sales : c’était la contribution posthume de l’excellent salésianiste que fut André Brix, décédé prématurément quelques mois avant le Congrès. En salésienne elle aussi, Hélène Bordes, professeur de littérature à l’Université de Limoges, étudia les quatre sermons de l’évêque de Genève pour le carême 1615 : créé à l’image du Temple de Dieu, l’homme est appelé, en la fine pointe de son âme, à « l’oraison de simple remise », chère à la tradition visitandine.

Le « Groupe de recherches sur la vie religieuse dans le sud-ouest et sur la spiritualité » avait assumé l’organisation de la réunion [19]. En l’absence du Professeur Raymond Darricau, dont on trouvera cependant dans les Actes une brève note sur la sainteté au XVIIe siècle, il appartenait à un autre Bordelais, le P. Bernard Peyrous, secrétaire de l’organisation, de jeter une lumière nouvelle sur les messages de Paray. Ses connaissances théologiques lui permirent tout d’abord de présenter une série d’hypothèses, encore à vérifier dans leur détail, sur l’évolution de la christologie au cours du XVIIe siècle. Quant à sa seconde intervention, elle apporta un éclairage neuf sur la question controversée du célèbre « message à Louis XIV » de 1689.

L’historien confirme ce que l’on savait déjà, à savoir la valeur textologique des cinq allusions à ce message que l’on trouve soit chez sainte Marguerite-Marie, soit dans la première tradition du monastère. Mais si l’authenticité des textes apparaît plus que jamais indiscutable, les mœurs du roi rendent d’autant plus indécents, aux yeux du grand public, les titres de « fils aîné de mon Sacré-Cœur », voire de « Fidèle ami » qui lui sont décernés. Or l’itinéraire spirituel du roi est mieux connu aujourd’hui. Élevé pour être le nouveau saint Louis par une mère qui pratiquait une oraison quotidienne de deux heures, le roi avait ensuite déçu par les désordres de sa vie privée. Mais il s’en désolait lui-même et le milieu mystique entreprit à deux reprises une croisade pour sa conversion qui aboutit en effet. Au moment où le « message » est reçu à Paray, le monarque, aidé par le P. de la Chaise et par sa nouvelle épouse légitime, mène le combat spirituel : il est authentiquement fils de la Miséricorde.

La réception : On doit renoncer à énumérer ici jusqu’au titre des diverses monographies qui feront de l’ouvrage à paraître une mine de références, que ce soit à propos de l’accueil du message de Paray dans l’Église universelle (Louis Soltner, o.s.b.), dans une aire géographique déterminée (Philippe Annaert) ou un milieu spirituel donné (Frère Yves Poute), ou bien qu’il s’agisse de l’inventaire des données disponibles concernant le procès canonique de sainte Marguerite-Marie (Bernard Ardura, o.praem.) ou ses miracles (Professeur René Pillorget).

Contrairement à une opinion reçue, il est avéré aujourd’hui que les jansénistes n’avaient au départ aucune hostilité de principe contre la dévotion au Sacré-Cœur. L’érudition de Jean-Marie Lemaire éclaira les raisons extrinsèques pour lesquelles le milieu de « l’hérésie » fut amené, au cours du XVIIIe siècle, à prendre quelque distance. Il resterait à étudier l’hostilité déclarée du jansénisme italien après la déclaration de la Congrégation des Rites de 1765.

L’absence de Claire Jaillet ne permit pas de présenter la première iconographie du Sacré-Cœur, de 1685 à la Révolution. Sa thèse de l’école du Louvre avait récemment mis en relief une constante trop ignorée : le caractère résolument trinitaire de la plupart des représentations du Cœur de Jésus de 1688 à 1750. On espère que les Actes pourront néanmoins produire un résumé de la question.

Il me revenait d’exposer l’interprétation que les premiers écrivains jésuites, ses contemporains, devaient donner, dans les deux dernières décennies du XVIIe siècle, du message reçu par Marguerite-Marie et d’en dégager la pointe amoureuse qui est unanimement « réparatrice ». Tout tient dans le douloureux cri d’amour pour Jésus que laissait échapper dès 1677 le bienheureux Claude La Colombière : « Il aime et il n’est point aimé ! »

Je ne peux conclure avant d’avoir rendu un hommage mérité à l’exceptionnelle compétence de Michel Bouillot, historien du charollais, qui resitua notre sainte dans son environnement socio-culturel. Sa conférence inaugurale alertera le lecteur sur la puissance de ces huguenots locaux, souvent mentionnés dans la correspondance de la religieuse, à la conversion desquels travaillèrent efficacement jésuites et visitandines. Et la visite conclusive à l’ancienne demeure des Alacoque nous révéla dans quelle promiscuité d’habitat avait pu vivre et se sanctifier précocement l’orpheline du notaire royal : Marguerite-Marie, sa mère et leurs trois persécutrices habitaient une seule et même pièce qui leur tenait lieu à la fois de dortoir, de cuisine et de salle de séjour, le tout ouvrant sur une cour de ferme. Quant à l’ancienne « maison haute et basse » du notaire, les fresques d’époque mises au jour au plafond de la chambre conjugale où naquit l’enfant livrent aujourd’hui un curieux détail, emprunté sans doute à l’illustration italianisante des libraires lyonnais : un cupidon ailé décochant une flèche dans un Cœur enflammé fut l’un des premiers spectacles que la petite Marguerite eut en ouvrant les yeux [20] !

Le mot de la fin revient au Cardinal Decourtray :

Dans mon ministère quotidien, j’entrevois, dans l’épaisseur parfois effrayante de la nuit, l’aurore de temps nouveaux où notre Église, rajeunie par le torrent d’amour jaillissant du Cœur du Christ, montre à nos contemporains en quête du Dieu Inconnu le visage du Seigneur de gloire crucifié (1 Co 2,8). Je pressens qu’ils se tournent vers lui et reconnaissent celui qu’ils ont transpercé (Jn 19,37). Alors que s’annonce le troisième millénaire de notre ère, le troisième centenaire de celle que le Seigneur a appelée pour faire redécouvrir à l’Église la révélation centrale du Cœur du Christ oriente, affermit et éclaire notre espérance. Voici que l’Eau Vive jaillissante rejoint le désir rajeuni ! Voici venir une nouvelle Pentecôte d’amour !

Maison La Colombière
19, rue Pasteur
F-71600 PARAY-LE-MONIAL, France

[1Par exemple, dans la revue Paray-le-Monial, octobre - décembre 1990, 6-11 ; Église d’Autun, 26 octobre 1990.

[2Congrès sainte Marguerite-Marie. Lyon, Éd. du Chalet, 1991.

[3Au colloque théologique « Le Cœur du Christ et la nouvelle évangélisation », organisé par la Fraternité de Jésus, du 14 au 16 septembre 1990.

[4 »Allocution de Jean-Paul II aux directeurs nationaux de l’Apostolat de la Prière« , 13 avril 1985 (Prier et servir, Roma, 985, 256-259).

[5« L’Apostolat de la Prière peut apporter une contribution valable et concrète pour la diffusion à tous les niveaux de la grande et constante affirmation que chaque chrétien peut être intimement uni au Christ rédempteur par l’offrande de sa propre vie au Cœur du Christ » (Jean-Paul II, op. cit., §4).

[6À titre d’illustration non exhaustive de ces divers modèles « symboliques » de l’homme qui ont trouvé audience hors des cercles philosophiques, le conférencier citait ici l’homme neuronal de Changeux et l’homme utilitaire de Marx, l’homme génital de Freud et l’homme structural de Lacan.

[7Ce n’est pas un hasard si, plus que chez aucun de ses prédécesseurs, le « Cœur » occupe une grande place dans les textes du pape actuel. Sa phénoménologie de la subjectivité humaine, inspirée de Scheler, confère à Jean-Paul II une aptitude particulière à exprimer, dans les termes de la modernité, le mystère du Christ.

[8Ce contexte indique donc que le Cardinal Decourtray prenait le terme de »modernité« au sens large de rupture avec les cultures antique et médiévale.

[9France catholique, 1990, 2267, 15. J’ai précisé ailleurs que, par opposition à l’intellectualisme cartésien, pour le théologien allemand, le Cœur est le symbole de cette liberté en tant qu’elle s’incarne dans une corporéité. É. Glotin, « La symbolique du Cœur », dans Psychologie et foi, 1990, 9 - 10, 82-112.

[10É. Glotin. »Jean-Paul II à Paray-le-Monial ou Pourquoi le ‘Cœur’ « dans Nouvelle Revue Théologique, 108 (1986) 685-714.

[11On prétend parfois que Marguerite-Marie ne sait pas bien écrire. Or cette femme intelligente avait appris à lire toute petite (VO., 1, 348) à un âge inhabituel pour l’époque. Gauthey, son éditeur, loue les qualités de son style, simple et grand (VO., 2, 16) et inspiré par l’Esprit (VO., 1, 28). À la fréquenter, on admire la propriété des termes de cette fille de notaire et leur pertinence théologique. Le sigle VO. renvoie à Vie et œuvres de sainte Marguerite-Marie, 4. éd., Paris, 1920. Le premier chiffre qui suit indique le tome, le second, la page.

[12Le Cardinal Decourtray pense ici à Louis Beirnaert et à Antoine Vergote. Dans deux courtes pages de Dette et désir (Paris, 1978, 221-222), ce dernier présentait Marguerite-Marie comme un sujet ayant su tirer parti d’une structure pathologique. La voix autorisée d’un Cardinal marquait donc publiquement sa réticence devant ce genre de lecture récente, qui présente le phénomène mystique comme corrélatif d’un déséquilibre psychologique, et elle manifeste sa prudence à cautionner sans examen les résultats d’une science analytique qui reste particulièrement aléatoire lorsqu’elle est appliquée par extension à décoder des écrits vieux de plusieurs siècles.

[13Jean Croiset (1656-1738) n’eut en réalité qu’un ou deux longs entretiens intimes avec la sainte, mais elle lui avait parlé avec tant de force et d’onction qu’il s’était étonné de sa pénétration. Le jeune jésuite reçut en outre d’elle de longues lettres qui nous ont été conservées.

[14Ces symptômes ont jadis été relevés par Louis Beirnaert. Mais, dans sa »Note sur les attaches psychologiques du symbolisme du Cœur chez sainte Marguerite-Marie« (Études carmélitaines, 1950, 228-233), l’auteur a affaibli d’entrée de jeu sa thèse en abrégeant pour les besoins de la cause sa première citation de la sainte, qu’il faut rétablir comme l’a fait honnêtement Vergote.

[15Au cours d’un précédent colloque tenu aussi à Paray, mais resté inédit, Bernadette Lorenzo avait, en 1980, présenté Marguerite-Marie comme border-line.

[16Cf. Lc 12,49-50. Catherine de Sienne savait déjà que, dès sa conception, Jésus avait porté en son Cœur la »croix du désir”, c’est-à-dire un désir ardent et douloureux de « mourir pour le salut de l’homme » (Edizioni cateriniane, Prières, 11) : « Cette croix, lui avait confié Jésus, m’était plus douloureuse que n’importe quelle autre croix que j’ai eu à endurer dans mon corps” (Lettres, n° 16).

[17Vie et œuvres de sainte Marguerite-Marie, 5. éd., Paris, Saint-Paul, 1990, 2 volumes.

[18Les Actes du ’Congrès donneront un spécimen de ce que l’étude sémantique du texte pourrait apporter à une meilleure intelligence de sainte Marguerite-Marie en tranchant une question disputée. Par une étude du fonctionnement textuel de deux relations parallèles que la sainte fait de l’apparition du 27 décembre 1673, je démontrerai comment c’est dès ce premier dévoilement du mystère du Sacré-Cœur que la sainte voit le Cœur surmonté de la croix et entouré d’épines, ce qui est, contre Gauthey, la position de Ladame et déjà, tout de suite après les faits, celle de Croiset.

[19Groupe appartenant au Groupement de recherches coordonnées n°2 du CNRS.

[20La dévotion du XVIIe siècle à la Sainte Enfance appliquait déjà cette symbolique aux relations de l’Enfant-Jésus avec l’âme chrétienne. Cf. B. Van Haeften, Schola Cordis, Anvers, 1629 (voir la gravure « Cordis vulneratio »).

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