Vincent Lebbe
Une vie consacrée à Dieu
Vincent Thoreau
N°1990-6 • Novembre 1990
| P. 359-366 |
Sans entrer dans les méandres de son itinéraire religieux et missionnaire, ces quelques pages nous présentent l’étonnante physionomie spirituelle du P. Vincent Lebbe, mort en Chine il y a cinquante ans. L’ouvrage plus complet que vient de publier l’auteur sur l’oncle qui le baptisa signifie par lui-même l’enracinement d’une telle vocation.
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Terminant le très beau livre qu’il a écrit sur le Père Lebbe [1], Monseigneur Jacques Leclercq dit à son sujet : « Je ne sais s’il sera canonisé : c’est à la sainte Église d’en décider sous l’inspiration du Saint-Esprit ; mais je puis dire ceci, c’est qu’ayant étudié les saints toute ma vie, je sais qu’il était du bois dont on les fait ».
Le cardinal Suenens, de son côté, devait dire de Vincent Lebbe qu’il était un des plus grands missionnaires de l’histoire de l’Église du XXe siècle.
Mon propos est de réfléchir à ce qui peut justifier ces paroles étonnantes. Il n’est pas dans mes intentions d’exposer ici la vie et l’action du Père Lebbe. La place me manque et je viens de consacrer un ouvrage à ce sujet [2]. Nous allons plutôt essayer de voir comment cet homme a pu devenir un outil utile dans les mains du Seigneur.
Un travailleur
Dans une lettre adressée à son frère moine bénédictin, alors qu’il est lui-même encore séminariste, il n’a pas vingt-trois ans, Vincent Lebbe écrit : « Il faut être homme dans toute la force du terme pour mériter d’être un saint : la perfection d’une chose suppose cette chose préalablement constituée et un saint n’est qu’un homme parfait ». L’affirmation n’est-elle pas dans la droite ligne de la parabole des talents ?
Vincent a des talents ; il en a beaucoup. Il va les faire fructifier. Tout ce qu’il fait, il le fait à fond. Il serait erroné de croire que son intelligence le dispense de l’effort. Il travaille ; il lutte. Là se trouve en partie le secret de ses réussites. Dans le domaine de l’étude, par exemple, il ne se contente pas du travail suffisant pour réussir. Tout est mené à fond, qu’il s’agisse de se mettre au courant des grands mouvements de l’époque, comme le modernisme, ou d’étudier les textes sacrés. Pour ceux-ci, il s’aperçoit que les meilleurs commentateurs se réfèrent aux versions en langue originale ; aussi se met-il à l’étude du grec et de l’hébreu. Il a en poche des textes en ces langues et constamment, dans la journée, il en lit des extraits, arrivant petit à petit à une lecture courante. Il en est récompensé car, de son aveu, les textes sacrés gagnent beaucoup à être lus dans leur version originale.
Le même effort, il le fournira pour apprendre le chinois. Il s’efforcera de ne parler que le chinois avec ses confrères séminaristes ou prêtres chinois et se fera aider par eux dans l’apprentissage de la langue. Il apprendra à écrire les caractères au pinceau. La calligraphie chinoise est un art. Vincent deviendra expert dans cet art. Sa connaissance de la littérature en fera un fin lettré et son obstination à tout connaître des us et coutumes lui permettra de fréquenter sans impair tous les milieux chinois.
Vincent est un travailleur infatigable. Il le sera toute sa vie. Peut-être l’est-il par nature ? Il l’est sans doute par éducation. Il l’est certainement par sens du devoir. Ayant reçu la grâce de l’appel du Seigneur, comment pourrait-il gaspiller le moindre moment ?
Sa santé
Vif, en perpétuel mouvement, ne dormant pratiquement pas la nuit – son sommeil, Vincent le glane par bribes et morceaux lorsqu’il doit attendre quelque part, en voiture ou en train, etc. –, il semble nanti d’une santé de fer. N’a-t-il pas simplement décidé d’oublier son corps, ou plutôt de l’astreindre à servir ?
Mais le corps parfois l’emporte. Ainsi, il ne peut terminer ses études au séminaire lazariste de Paris parce qu’un trouble de la vue s’accompagne de violents maux de tête, rendant impossible tout travail intellectuel. Il part en mission par la petite porte, ayant fait valoir que, même s’il ne pouvait accéder à la prêtrise, il pourrait rendre quelque service en Chine. Il y achèvera sa formation grâce à d’autres séminaristes qui lui liront ce qu’il doit apprendre. Il pourra ainsi devenir prêtre. S’il avait eu moins de volonté, ce très important handicap physique aurait changé le cours de son existence.
Dans sa vie de missionnaire, il se dépense sans compter mais non parfois sans mal. Lors d’un de ses nombreux déplacements en vélo, il tombe évanoui. Transporté en piteux état à une proche mission, il reprend vigueur grâce à un pot de miel : il était simplement mal nourri. Ce corps qu’il bouscule sans pitié le servira tant que ce sera nécessaire. Bientôt il craquera. Vincent meurt à soixante-deux ans d’épuisement et de maladie. Sa tâche est terminée.
Son esprit critique
Une touche importante manquerait au tableau si l’on ne parlait pas de l’esprit critique de Vincent. Il lui doit d’avoir perçu rapidement la grande faiblesse de l’Église de Chine et d’avoir compris, avec l’aide de son confrère et ami le Père Cotta, que l’œuvre du Christ ne pourrait se développer si l’Église en Chine restait coloniale. Il se rendit compte qu’elle devait devenir réellement chinoise, avec des pasteurs chinois, prêtres et évêques. Ce sera le grand combat de sa vie.
Lorsqu’il débarque en Chine, en 1901, l’Empire Céleste subit de plein fouet l’expansion coloniale. Très affaibli sur le plan intérieur, moyenâgeux, fermé sur lui-même, il reste étranger à la civilisation industrielle qui donne à l’Europe la puissance technique et la domination du monde. Après les Amériques, où la colonisation est au terme de son évolution, la quasi-totalité de l’Afrique et de grands pans de l’Asie et de l’Océanie sont dominés par l’Europe.
La Chine n’échappe pas au mouvement. Dès le milieu du XIXe siècle les puissances occidentales se mettent à lui extorquer par la force des armes des droits commerciaux et autres empiétements à sa souveraineté et à s’assurer, dans plusieurs grandes villes, de larges terrains bénéficiant d’un régime d’extra-territorialité. Ce sont les concessions. Les missions dont la France, anticléricale sur son propre territoire, a voulu assumer le protectorat, sont prises dans l’engrenage. Elles profitent de la force de l’Europe mais, en même temps, elles pâtissent de la haine que celle-ci éveille. Les missionnaires apparaissent comme faisant corps avec les envahisseurs et les chrétiens chinois sont considérés comme des traîtres, suppôts de l’étranger.
Cette situation et les injustices qu’elle entraîne heurtent Vincent Lebbe au point qu’à la veille de son ordination il s’en ouvre à son évêque. Peut-être, pense-t-il, celui-ci renoncerait-il à l’ordonner s’il savait l’opinion de son jeune missionnaire. L’évêque lui reprochera sa mentalité, mais il l’ordonnera tout de même. Il croit à un péché de jeunesse. Tant de jeunes missionnaires arrivent ainsi avec des idées utopiques ! Ils finissent tous par se ranger.
Hélas pour l’évêque, Vincent ne variera pas et mènera un long combat pour la reconnaissance de ce qu’il sait juste et bon pour l’œuvre du Christ en Chine. Ce sera un combat difficile et douloureux car ce nouvel arrivé a contre lui la quasi-totalité du monde missionnaire et il est en conflit avec ses supérieurs qui ont pour eux l’expérience et un âge vénérable. Vincent gardera vis-à-vis d’eux une attitude d’humilité et de respect, mais son intelligence, son esprit critique, son non-conformisme l’aideront à maintenir le cap.
Il est un souci pour son évêque et ses supérieurs lazaristes. Ceux-ci sont de bonne foi. Ce sont des prêtres dévoués, qui ont consacré leur vie à Dieu. Ils ont accompli une œuvre dont les résultats, s’ils peuvent être jugés insuffisants, sont là. Nombre d’entre eux ont donné leur vie, notamment lors de la récente révolte des Boxers. Pour eux, Vincent Lebbe est un bon missionnaire. Il obtient des résultats étonnants. Mais quel enfant terrible ! Que ne fait-il comme tout le monde ? On l’aime bien mais on voudrait tant qu’il suive le chemin commun.
Obéissance
La position du prêtre qui est certain en conscience d’avoir raison contre ses supérieurs est une position difficile. Fatalement se pose le problème de l’obéissance. Vincent Lebbe y a été confronté de manière douloureuse. Bien des fois sa raison lui disait qu’il était impossible d’obéir à des instructions incompatibles avec l’avancée de l’œuvre du Christ en Chine. Des confrères l’incitaient à la désobéissance. Mais lorsqu’il réfléchissait à cela dans le calme de la prière, il sentait bien, contre toute raison, qu’il lui fallait obéir.
C’était dur, mais toujours il pliait devant une défense ou un ordre formels. Son obéissance était toutefois adulte et n’était point lâcheté. Il n’hésitait pas à dire et à écrire ce qu’il pensait à ses supérieurs, et cela avec autant de fermeté que de respect. Il l’écrivait aussi aux personnes qu’il connaissait à Rome.
Sur le plan de l’action et dans toute la mesure où la liberté lui en était laissée, il prenait ses responsabilités. Cela énervait ses supérieurs. Ils avaient le sentiment de ne jamais pouvoir le contrôler. L’un d’eux dira à Vincent qu’il n’avait jamais désobéi, mais qu’il n’avait jamais été obéissant. C’est sans doute une manière de traduire la réalité. Mais lorsque, quelques années plus tard, la cause de l’Église de Chine aura triomphé, que les six premiers évêques chinois auront été sacrés, le Cardinal préfet de la Propagande dira à Vincent : « C’est votre obéissance qui a tout sauvé, car nous n’aurions pu appuyer de notre autorité la thèse d’un prêtre dont la conduite n’eût pas été entièrement correcte. Je ne puis vous dire assez ma reconnaissance pour avoir eu assez de foi dans l’obéissance pour vous soumettre sans hésiter alors même qu’humainement l’obéissance paraissait tout compromettre. C’est là ce que Dieu a béni ».
Un innovateur
Vincent ne désobéit jamais, mais il dérange. Il dérange notamment parce que, avec l’aide de l’équipe qu’il a constituée autour de lui, il innove dans les méthodes missionnaires. Après quelques années de mission, à vingt-neuf ans, il est nommé directeur du district de Tientsin. Tientsin est une ville importante, la deuxième en importance de la Chine du Nord. Le district compte deux millions d’habitants. Peut-être Vincent ne le reçoit-il que parce qu’il est ingrat et que d’autres missionnaires pressentis pour le reprendre l’ont refusé ? Pour le mettre au courant, l’évêque lui a brossé un sombre tableau de la situation. En dehors de quelques centaines de chrétiens de la ville, tout le reste doit être considéré comme perdu. Ce que Vincent pourra sauver du naufrage sera bénéfice net.
Six ans après, en 1912, la vie chrétienne s’est à ce point développée à Tientsin que ce district est détaché du diocèse de Pékin dont il faisait partie et érigé en diocèse indépendant [3]. C’est le résultat de ce que l’on appellera le Mouvement de Tientsin, ensemble d’actions menées avec dynamisme par Vincent Lebbe et ses collaborateurs. Sans pouvoir être complet, citons quelques points majeurs.
Lorsqu’il arrive à Tientsin, Vincent trouve la mission fermée. Les rapports des missionnaires et des chrétiens étaient tels qu’aucun chrétien n’est venu le saluer à son arrivée. À vrai dire, pour pénétrer dans la mission il fallait montrer patte blanche. L’huissier opérait un tri sévère. Tout le monde ne pouvait entrer dans le Saint des Saints. Vincent fait ouvrir toutes grandes les portes de la mission et, compte tenu de son charisme, celle-ci est bientôt submergée.
En avance sur son temps, il met sur pied un mouvement d’action catholique dans le but d’associer étroitement les laïcs à l’œuvre d’évangélisation. Certaines circonstances l’aideront, mais déceler les opportunités, les saisir et les exploiter requiert un réel talent et une attention particulière. Ce mouvement d’action catholique s’étendra rapidement à dix-sept diocèses voisins.
Ses rapports ne se limitent pas aux chrétiens. L’Église ne se conçoit pour lui qu’intégrée dans la société. Tout ce qui compte reçoit sa visite : préfet, chef de la police, notabilités, responsables des diverses œuvres de charité et de philanthropie. Sa connaissance du chinois et des règles de politesse lui ouvre toutes les portes.
Grâce à l’appui et à l’aide financière d’un ami chinois, directeur de journal, il ouvre une salle de conférence, puis une deuxième, bientôt dix. Tous les sujets d’actualité y sont traités à la lumière du patriotisme chinois et de l’Évangile. Le succès est grand. L’initiative vient en son temps. Les dons oratoires du Père Lebbe sont remarquables. Il n’a pas son pareil pour faire vibrer un auditoire. L’Évangile dans sa bouche devient vivant, les paraboles passionnantes.
Un des points forts de l’action de Vincent Lebbe sera de lancer en Chine une presse catholique chinoise de grande diffusion : des hebdomadaires puis un grand quotidien, l’I Shi Pao qui s’imposera par sa qualité, son information et son indépendance. Il deviendra le plus grand quotidien de la Chine du Nord. Tout ne fut pas facile. Et pour commencer, obtenir l’accord de son évêque pour qui la presse ne servait qu’à s’attirer des ennuis. De toute manière, disait-il, jamais personne ne s’est converti en lisant un journal.
Exil
Les succès du missionnaire et les félicitations qu’il reçoit parfois de ses supérieurs n’empêchent pas les tensions et les divergences, non seulement sur les méthodes employées, mais surtout sur ce qui apparaît à Vincent comme l’unique nécessaire : libérer l’Église de Chine de ses orientations coloniales et en faire une Église adulte, pleinement chinoise, dirigée par des évêques chinois. Vincent n’est pas à proprement parler un novateur en ce domaine. Depuis longtemps, la volonté du Vatican s’est exprimée en ce sens. Mais Rome se heurtait à la barrière la plus difficile à franchir : l’opposition sur place de ceux qui auraient dû appliquer ses directives.
Vincent sera victime de ce conflit. Il connaîtra de douloureux exils, d’abord dans le sud de la Chine, dont il ne connaît pas la langue, ensuite en Europe où, de 1920 à 1926, il se dévouera corps et âme à l’évangélisation des étudiants chinois, futurs cadres de la Chine moderne. Ces exils furent pour lui, qui avait consacré sa vie à la Chine et qui voyait, avec une telle acuité, compromise l’œuvre de l’évangélisation des Chinois, une terrible épreuve. Il était parti en Chine pour y être martyrisé. Il se rendra compte qu’il est d’autres martyres que celui du sang.
Des évêques chinois
Enfin en 1926, le Pape Pie XI sacre à Rome les six premiers évêques chinois. C’est un retournement complet de l’action missionnaire. Ce sacre sera suivi de dizaines d’autres en Chine et dans d’autres pays d’Asie et d’Afrique. Il était temps, notamment pour la Chine : quelques années plus tard, elle tombera entre les mains des communistes. Les prêtres et évêques chinois permettront à l’Église de survivre jusqu’à nos jours au travers de bien des tribulations.
Être saint
Ouvrier du Seigneur, le Père Lebbe le fut grâce à ses talents. Il le fut surtout en raison de sa règle fondamentale de vie. Lorsque les séminaristes de la Société des Auxiliaires des Missions, qu’il créa en 1927, lui demandèrent une règle, il leur confia sa propre règle de vie, simple, mais qui donnait tout l’essentiel. « Le programme, disait-il, tient en trois points. Notez bien que toute sa force réside dans les mots soulignés. Essayez sincèrement et vous verrez bien que tout l’Évangile y passe ».
- Immolation totale de soi, sans rien se réserver, rien, rien, rien, mourir totalement à soi pour que vive le Christ. Aimer Dieu pardessus tout est la première partie du programme. Ceci bien appris, le second point se simplifie singulièrement.
- Aimer ses frères vraiment -, pas les aimer, mais les aimer vraiment, ce qui est tout à fait autre chose... une chose qui ne peut se faire qu’après la réalisation énergique du premier point.
- Être toujours content et toujours gai. Pas être gai ou content, mais l’être toujours, tous les jours, à toute heure du jour. C’est l’atmosphère nécessaire à la conservation de l’immolation totale et du vrai amour jusqu’à la mort.
Rue Curvers, 13,
B-4053 EMBOURG, Belgique
[1] Jacques Leclercq, Vie du Père Lebbe, Paris, Casterman, 1955.
[2] Vincent Thoreau : Le Tonnerre qui chante au loin, 168 p, 92 photos, Bruxelles, Didier Hatier, 1990.
[3] Le terme diocèse souvent employé, car il se rapproche de ce que nous connaissons en Europe, est impropre. Il s’agit de vicariats apostoliques ou de préfectures apostoliques.