Une vocation de Frère jésuite
Jean Rabau, s.j.
N°1990-4 • Juillet 1990
| P. 247-254 |
Né d’une interview dont on a voulu garder la fraîcheur, ce témoignage très direct d’un Frère jésuite ne cache ni les crises passées, ni les difficultés de l’avenir. Nos lecteurs sauront deviner, malgré la pudeur que reconnaîtront tous ses amis, la profondeur de l’engagement d’un authentique serviteur de la mission universelle de la Compagnie de Jésus.
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Frère Jean, pourquoi et comment êtes-vous devenu Frère dans la Compagnie de Jésus ?
C’est une longue histoire, puisque je suis né en 1923. J’appartenais à un milieu bourgeois et mon père était un grand entrepreneur. Il est mort quand j’avais quatorze ans ; j’ai perdu ma sœur deux ans après, elle avait treize ans.
La vie religieuse m’a toujours attiré, mais mon rêve n’était pas très précis. Je songeais à une vocation religieuse qu’elle soit sacerdotale ou non. La guerre - j’ai dû me réfugier en France en 1939 comme bien des jeunes de mon âge - et des accrocs de santé m’ont contraint à abandonner mes études au niveau de la poésie, ce qui a donné une autre orientation à ma vocation telle que je la vis aujourd’hui. C’est au parloir du théologat des jésuites, rue des Récollets, à Louvain, que j’ai feuilleté un vieux petit livre sur la vocation des Frères de la Compagnie de Jésus. Une gravure représentait un Frère occupé à ériger une croix dans un poste de mission. Cela m’a tellement bouleversé que je me suis dit : voilà mon idéal, continuer le travail de Papa comme entrepreneur, mais au service des missions. Pour cela, il n’était pas nécessaire d’être prêtre, ce qui m’aurait été difficile puisque je n’avais pas achevé mes humanités. J’en ai longuement parlé avec mon aumônier scout, car j’étais chef scout, puis pour m’éclairer j’ai été faire une retraite chez les jésuites à Lierre et j’ai vu très vite que j’avais bien une vocation de frère et non d’assistant social. Quand j’ai parlé de mon projet à la maison, Maman m’a demandé si j’étais tombé sur la tête ! Non, je n’étais pas si bête que ça ! Il vaut mieux un Frère à cent pour cent qu’un prêtre qui ne peut se donner entièrement. J’ai parlé de mon désir à un de mes oncles, Père Général des joséphites, et sa réaction fut la même que celle de Maman, comme le fut aussi celle de ma tante dominicaine. Leur réaction à tous venait de ce que, à cette époque, devenir Frère, c’était devenir le domestique des pères. Mais en voyant que j’étais bien décidé, ma famille a accepté ma vocation.
J’ai donc écrit pour demander mon admission dans la Compagnie de Jésus et j’ai ressenti une joie profonde au moment où j’ai mis cette lettre à la poste. Je faisais le pas qui me plongeait dans la grande aventure.
Quel âge aviez-vous ?
Je suis entré en 1946, j’avais donc alors vingt-trois ans.
Et, depuis lors, vous avez toujours fait du travail de bureau comme aujourd’hui ?
Oh non ! Quand je suis arrivé au noviciat, je n’étais pas encore bien installé qu’on m’a demandé d’aider à la cuisine, à la vaisselle, au réfectoire. Je me suis dis : où suis-je ? que m’arrive-t-il ? Après huit jours, je vais trouver le Père Maître et je lui déclare que cette vie-là n’est pas faite pour moi. Il me répond : “Non, c’est bien pour toi et tu restes” ! Et j’y suis toujours ! Mon noviciat a été tout à fait régulier, mis à part le fait qu’on m’a donné toute la responsabilité de la sacristie, ce qui n’est pas une charge habituellement confiée à un novice. J’ai donc fait six mois de postulat et deux ans de noviciat.
Ces six mois de postulat n’étaient-ils demandés qu’aux Frères ?
Oui, car les futurs Pères entraient par exemple, le 7 septembre et prononçaient leurs premiers vœux deux ans après, le 8, en une fête de Notre-Dame, comme c’est la coutume dans la Compagnie. Je suis pour ma part entré le 21 octobre 1946, journée des Missions, et j’ai prononcé mes vœux le 22 avril 1949, deux ans et demi plus tard, en la fête de Notre-Dame, Reine de la Compagnie.
J’ai reçu alors mon obédience pour Lierre à la maison de retraites. Là, j’ai été chargé d’un travail tout à fait inhabituel : secrétaire du supérieur, je devais l’aider à préparer les fêtes du centenaire de la maison. Trois mois après, j’ai reçu le “status” de “manuducteur”, c’est-à-dire celui qui dirige et aide le personnel employé dans la maison. Cela m’a été un choc : j’étais tout jeune et tout seul parmi une communauté de Pères âgés. J’ai été pleurer à la chapelle parce que c’en était trop, jamais je ne tiendrais. Est-ce que la Providence est intervenue ? Le fait est que quatre jours plus tard, j’ai dû être transporté en clinique pour une appendicite aiguë, suivie d’une péritonite. J’ai eu la grâce spéciale de frôler la mort, bon enseignement pour la vie. J’ai quitté la clinique trois semaines plus tard, je ne pesais plus que cinquante kilos. J’ai dû réapprendre à marcher, à me débrouiller seul et je me suis un peu reposé, comme cela se pratiquait dans la Compagnie : en faisant autre chose. Deux possibilités de “status” s’offraient alors : ou bien aide-bibliothécaire à Louvain - mais je n’aimais pas trop me retrouver dans ma ville natale où j’étais trop bien connu - ou bien au Gesù, à l’imprimerie de la province. J’y ai d’abord travaillé au ralenti, c’est-à-dire de quatre à six heures par jour.
En 1953, l’imprimerie a été transférée au Congo belge, à Kisantu et j’ai été chargé de liquider l’affaire à Bruxelles. Entretemps, j’avais été nommé ici aide-procureur des missions, autrement dit “bonne à tout-faire”. Insensiblement le travail a augmenté, j’ai appris la comptabilité. Je me suis mis au courant des envois pour les missions et de la mise au point des voyages des missionnaires, et c’est ainsi que je suis arrivé à la Procure. Je ne suis pas bénédictin, mais j’ai presque fait vœu de stabilité ! Me voici donc à Bruxelles depuis quarante-deux ans. Apparemment la maladie a modifié le rêve qui avait été le mien en entrant dans la Compagnie, mais, au fond, sans que j’en aie jamais exprimé le désir, mon rêve était d’être ce que je suis maintenant !
Pourquoi êtes-vous devenu Frère ?
Avant tout à cause des difficultés devenues prévisibles sur le plan des études. Je préférais devenir un bon Frère qu’un Père qui ne peut pas se donner à cent pour cent. J’avais et j’ai toujours une très grande estime du sacerdoce vécu par le religieux prêtre.
La Compagnie a-elle besoin de Frères ?
Certainement ! Les Pères Généraux y font allusion dans toutes leurs lettres. Comme le dit le T.R.P. Arrupe ce sont les Frères qui sont le noyau de la vie de communauté. Ils sont presque toujours à la maison, tandis que les Pères vont et viennent à cause de leurs ministères. Autrefois, les Frères étaient chargés trop exclusivement des travaux domestiques : cuisine, entretien, jardin, élevage... Ils étaient perçus du dehors comme les domestiques des Pères. L’optique a changé maintenant.
Que pensez-vous des « indifférents » ?
Je n’en avais jamais entendu parler pendant les vingt premières années de ma vie religieuse. Puis on a remis l’accent sur ce type de vocation qui coexiste avec le respect dû aux deux autres, celle de Père et celle de Frère. Le jeune homme qui entre dans la Compagnie comme “indifférent” ne voit pas encore à quel type de vie il est appelé. Autrefois, une question comme celle-là ne se posait même pas. Pour celui qui sortait de rhétorique, il était normal de s’orienter vers le sacerdoce.
Ainsi la vocation au sacerdoce était liée aux études ?
Dans la Compagnie, oui. J’aurais pu devenir prêtre si j’étais entré chez les Joséphites. J’ai refusé. Je sentais que ce n’était pas ma vocation. Lorsque je suis entré dans la Compagnie, il y a eu des hésitations au début. Je n’appartenais pas tout à fait au même milieu social que mes frères jésuites novices. Ce m’était très difficile d’entrer dans un autre milieu, il y a toujours un effort à faire pour s’adapter à un milieu différent du sien.
Mais vous êtes la preuve du contraire puisque vous aviez presque terminé vos humanités, et que vous apparteniez au milieu social des Pères
Oui, c’est vrai, et c’est ce qui explique la première réaction négative de ma famille. Pour elle, j’étais destiné à devenir prêtre, c’était la vocation normale dans notre milieu. Pour être Frère, il suffisait d’être un garçon pieux, paisible et dévoué et les études n’étaient pas nécessaires. J’ai eu de la peine à vaincre ces idées mais je suis fier d’être Frère.
Est-ce que le Frère apporte réellement quelque chose aux Pères ?
Sûrement. Le Frère témoigne d’une vie de religieux non-prêtre entièrement vouée à Dieu. Un ancien maître des novices m’a dit que si, vers les années 50 - avant la grande crise de 60-65, - on avait su faire mieux connaître la vocation de Frère, on aurait vu des hommes qui ne se sentaient pas appelés au sacerdoce, qui avaient fait des études, avocats, médecins, ingénieurs, etc. se tourner vers cette vocation de Frère. Dans les premiers temps de la Compagnie, les grands bâtisseurs d’églises étaient des Frères. Ce n’était pas lié à un rang social, ce qui est toujours déplorable.
Pour moi, il me semble que c’est seulement après trois ou quatre ans de vie religieuse en tant qu’”indifférent” qu’un choix devrait être fait, non par le religieux lui-même, mais par la Compagnie, par ses supérieurs, par ceux qui le connaissent et discernent avec lui, pour l’orienter soit vers les études qui mènent au sacerdoce, soit vers la vie de Frère. Mais les autorités peuvent encore changer d’avis et vous demander, après dix ans, de devenir prêtre ou Frère.
N’est-il pas arrivé qu’on demande à certains Frères de devenir Pères ?
Oui. Peut-être y avait-il alors dans la Compagnie, des Frères qui souhaitaient devenir Pères. On ne parlait pas alors des “indifférents”. Mais, pour moi, si aujourd’hui quelqu’un entre dans la Compagnie comme Frère, on doit respecter sa vocation, comme on doit respecter celle de celui qui veut être prêtre. Pour celui qui entre comme “indifférent”, c’est la réalité de la vie qui déterminera le choix, c’est une question de nécessité apostolique. Si quelqu’un entre comme ingénieur et part en pays de mission pour y construire des ponts ou de vastes bâtiments, à mon avis, il ne doit pas devenir prêtre, car il sera pris toute la journée par son métier et rendra d’autres services qu’un prêtre. Au supérieur de faire avec lui le discernement. C’est un peu la même chose pour les femmes qui veulent devenir prêtres. Elles ont une autre vocation dans l’Église, une vocation comme Notre-Dame.
En fin de compte, vous dites que votre vocation de Frère est très éclairante pour comprendre ce qu’est vraiment le sacerdoce, ce qu’est la place de la femme dans l’Église, ce qu’est la place d’un religieux non-prêtre. D’autre part, vous liez souvent ce que vous dites à la mission. Mais travaillez-vous vraiment à une œuvre missionnaire ?
Tout religieux est un envoyé, donc un missionnaire. C’est le cas ici en Belgique, même si on ne s’occupe pas des missions. Il est vrai que beaucoup de Frères se sont épanouis beaucoup mieux dans les missions, ils n’étaient pas liés à des travaux domestiques et avaient une plus grande responsabilité. Il faut savoir que, au moment où je suis entré dans la Compagnie, un Frère devait s’en tenir aux études faites avant son entrée. Maintenant la formation des Frères est également plus poussée.
Les Frères vont-ils jusqu’à la théologie ?
Parfois, mais ce n’est pas nécessaire. Pour ma part, je vois plutôt le Frère se former dans les branches profanes. Il peut être aussi un Frère-ouvrier qui travaille en milieu ouvrier, en dehors de la maison. Par sa manière de travailler, par le travail de ses mains, par toute son attitude, il pourra donner une autre idée de ce que peut être la vie religieuse.
Ainsi, le Frère ne parle pas, il agit.
Il parle par ses mains. Si le prêtre-ouvrier n’a pas de diplôme, il reste un manœuvre. Ce qui m’étonne toujours, c’est que le plus souvent, ceux qui se font prêtres-ouvriers proviennent de milieux aristocratiques ou bourgeois, et ceux qui appartiennent au milieu ouvrier et sont entrés dans la Compagnie ne désirent pas travailler dans ce milieu qui était le leur. C’est différent pour ceux qui ont passé par la JOC, ceux-là, j’en suis sûr, étaient pleinement d’accord pour être envoyés en milieu ouvrier. Il faut s’adapter à l’évolution sociale et économique actuelle. J’ai connu le temps où les Frères étaient tout à fait séparés des Pères, en récréation, à table, etc. Tout cela a changé. Quand on n’a pas beaucoup de Frères, on les respecte d’autant plus.
Est-ce qu’un Frère n’a pas droit au repos à soixante-cinq ans ?
On a droit au repos, mais chacun, dans la vie, aime à faire son petit travail. “Ge moet geen ouwe bomen herplanten”(Il ne faut pas déplanter de vieux arbres). D’ailleurs, avec si peu de jeunes, les possibilités de renouvellement sont limitées. Mon travail a diminué depuis le temps où, en plus de tout ce que je fais maintenant, j’étais chargé de la comptabilité, de l’emballage et de l’expédition des paquets. Je garde encore la chancellerie, l’accueil à l’aéroport, l’arrangement des voyages, etc. J’ai les mains pleines ! Ce n’est pas rien d’avoir la responsabilité des papiers administratifs qu’impliquent les soins médicaux requis pour ceux qui viennent des missions. On ne fait plus à soixante-cinq ans ce qu’on faisait à cinquante ! C’est pourquoi je parle de travailler à son rythme.
On entend beaucoup de choses dans une vie comme la mienne. Cela me pose parfois des problèmes, quand je vais à Lourdes, par exemple.
Des gens demandent-ils à se confesser à vous ?
Ah oui ! Alors, allez leur expliquer en deux minutes pourquoi vous n’êtes pas prêtre ! Il faut un certain temps pour qu’ils comprennent qu’il y a un lien intime entre le religieux et le Seigneur.
Dans le temps, on entendait dire : “Ce n’est qu’un Frère” ! Maintenant, plus. Mais il faut savoir que les Frères n’ont le droit de vote que jusqu’au niveau de la Congrégation provinciale, pas au-delà, et qu’ils ne seront jamais supérieurs de maison - d’ailleurs nous ne sommes pas demandeurs !
La Compagnie est un ordre sacerdotal. On a parlé de la possibilité de supprimer les distinctions entre profès, coadjuteurs spirituels et Frères ou coadjuteurs temporels, mais il paraît que cela va à l’encontre des Constitutions. Autrefois, il n’y avait même pas de Frères dans les Congrégations provinciales. À la limite, seuls les Pères âgés de la province se réunissaient. Tout cela se modifie doucement, il faut le temps.
Pour avoir des vocations de Frères, que faudrait-il faire d’après vous ?
D’abord beaucoup prier. N’est-ce pas une grâce que la Providence nous donne beaucoup de soucis ici en Europe, pour que la Compagnie se mette à réfléchir au pourquoi du manque de vocations ? À mon humble avis, les jeunes jouissent de trop de facilités dans la vie. En entrant dans la vie religieuse, ils doivent sacrifier beaucoup plus de choses que nous il y a quarante ans. Il y a des exceptions ; j’ai moi-même dû renoncer à beaucoup de choses. On n’entre pas dans la Compagnie pour faire carrière. On entre en Église pour se mettre à la disposition de l’humanité et aider un tout petit peu le bon Dieu à faire son travail ici sur terre.
Residentie de Gesù
Haachtsesteenweg, 8
B-1030 BRUXELLES, Belgique