Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Un « Troisième An » aujourd’hui

André de Jaer, s.j.

N°1990-4 Juillet 1990

| P. 219-233 |

Mettre en œuvre aujourd’hui un troisième An de noviciat jésuite dans un souci de fidélité créatrice à l’intention d’Ignace et de ses premiers compagnons, tenir compte comme eux des appels et des besoins de la Compagnie, de l’Église et du monde contemporain c’est sans doute, d’une manière ou d’une autre, “habiter un lieu de pauvreté”. La “manière de procéder” que relate et évalue devant nous en toute simplicité un Père Instructeur bien connu dans notre revue peut éclairer, par sa sobriété et sa sagesse mêmes, bien des responsables de la formation.

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Depuis 1978, le “troisième An” de noviciat de la Province Belge Méridionale de la Compagnie de Jésus est situé pendant les six premiers mois dans la proximité d’une communauté où vivent ensemble des personnes handicapées mentales marginalisées par nos sociétés et de jeunes “assistants” qui choisissent de partager leur vie - ou quelques années de leur vie - avec elles. Il s’agit de la communauté de l’Arche à Trosly, en France.

Pourquoi avoir choisi un tel lieu pour la dernière étape de la formation ? Comment les différentes démarches sont-elles articulées ? Ce sont les deux questions auxquelles ces pages voudraient répondre.

Le lieu

Si ce lieu a été choisi, c’est en réponse à la demande qui avait été faite par le Père Provincial, de remettre sur pied un troisième An communautaire pour la Province. On a voulu l’élaborer à la lumière de l’expérience de Venise d’Ignace et de ses compagnons et aussi de l’appel de la 32e Congrégation Générale (spécialement le décret 4, n° 48-50) à une solidarité et à une expérience de vie plus grande avec les petits et les pauvres. Le Père Arrupe confirmait cela avec force dans son deuxième discours à la Congrégation des Procureurs en 1978 (n° 10, 13, 18..) et dans une interview donnée pour éclairer ces passages de son discours [1].

En effet, beaucoup d’historiens estiment que le troisième An de noviciat prévu par les Constitutions des jésuites trouve son origine dans une étape précise de l’itinéraire vécu par Ignace et les premiers compagnons. Lorsqu’ils eurent terminé leurs études parisiennes, ils décidèrent, fidèles au vœu émis à Montmartre, d’aller en Terre Sainte, à Jérusalem, pour y vivre comme les apôtres à la suite du Christ pauvre et humble, qu’ils ont longuement contemplé pendant les “Exercices spirituels”. La guerre fait échouer leur projet. Dans l’espoir d’un bateau, ils demeurent pendant un an aux environs de Venise. Cette année, ils la vivent dans la proximité et le partage de l’existence de pauvres, malades et exclus de l’époque, et dans l’apprentissage de la confiance mise en Dieu seul. C’est là qu’ils seront ordonnés prêtres et réserveront quarante jours à la solitude et à la prière. Les mois suivants, toujours dans ce contexte de simplicité et de pauvreté, ils s’adonnent de plus en plus au ministère de la Parole et des sacrements, et aux conversations spirituelles, avec une préférence pour les rudes, les pauvres de tous ordres et les enfants. Une telle manière de procéder ne peut que marquer profondément ceux qui s’y livrent et qui sont tous, ne l’oublions pas, docteurs en théologie de l’Université de Paris. Le Pèlerin note d’ailleurs que ce fut pour lui et ses compagnons un temps de grandes consolations et de grâces spirituelles, une véritable schola affectus, “école du cœur”, à l’encontre de l’aridité dans laquelle il avait vécu pendant les années d’études à Paris [2].

À cette lumière, et dans le contexte social et culturel d’aujourd’hui, tenant compte aussi de l’insistance des dernières Congrégations Générales, il a semblé bon de chercher pour le troisième An un lieu qui “mette en contact avec l’humanité souffrante et désemparée, entraînée, parfois à son insu, au cœur du mystère pascal de Jésus [3]”. Il s’agissait non seulement d’aller faire une expérience chez les pauvres, d’y passer occasionnellement, mais aussi d’y être “exposé”, selon un mot cher au Père Arrupe, une bonne partie de la durée du troisième An, comme le furent les premiers compagnons. De sorte que le milieu des petits, des pauvres et des marginaux de nos sociétés soit le lieu privilégié de cette schola affectus, les laissant devenir quelque peu nos maîtres ; notre présence à ce milieu nous garderait également sensibles à la dimension de “promotion de la justice” enracinée dans la charité, partie intégrante de notre mission. Ce sont ces convictions qui ont conduit à choisir Trosly comme lieu de troisième An.

Le déroulement

Voici comment se déroule l’ensemble de l’année du troisième An, qui dure normalement dix mois : de septembre à juin. On s’arrêtera davantage à la description et à l’évaluation de la période communautaire, qui englobe les six premiers mois.

Chaque année, l’instructeur se met en rapport avec les futurs tertiaires pendant les mois qui précèdent le troisième An, de préférence par quelques rencontres personnelles, ou, si c’est impossible, par correspondance. Ceci pour vérifier si l’accord est bien fait sur le type de troisième An, et pour entrer déjà dans une relation et une connaissance plus personnelles de chacun.

Puisqu’il s’agit pour le groupe de prendre le chemin spirituel de saint Ignace, le déroulement des six mois de période communautaire est marqué par un souci de revivre, modestement, ce que vécurent Ignace et ses premiers compagnons à cette étape de leur pèlerinage, c’est-à-dire au moment où ils firent ensemble le premier “troisième An” dans les environs de Venise, après leurs études à Paris. Et nous commençons par relire les textes principaux sur le troisième An : le séjour à Venise dans le “Récit du Pèlerin”, les Constitutions 516, l’Examen général IV, 64-71.

Relecture de vie

Le premier mois de vie communautaire est caractérisé par la relecture du chemin humain et spirituel de chacun, faite dans la réflexion et la prière personnelle, des partages communautaires et des rencontres avec l’instructeur. En même temps, nous faisons mémoire de l’itinéraire spirituel d’Ignace par une relecture approfondie en commun du “Récit du Pèlerin”. Ainsi chacun peut discerner comment il a été conduit par le Seigneur, quels obstacles et résistances il a rencontrés et comment il est rejoint par le Seigneur en ce moment de son pèlerinage. Bref, une manière d’entrer progressivement dans la démarche du Principe et Fondement. Cette démarche donne l’occasion de reprendre contact avec les règles du discernement des esprits et l’examen de conscience, préparant le terrain pour la grande retraite.

Tout ce travail et ces partages en commun sont extrêmement bienfaisants pour nouer le groupe en profondeur.

L’environnement

La relecture de nos origines et de notre vie est facilitée et équilibrée par notre insertion à proximité de la communauté de l’Arche. Nous avons à vivre à la fois notre rythme de vie propre, et une familiarisation avec une communauté de quatre cents membres environ, dispersés dans les villages des alentours en une vingtaine de “Foyers”, groupant pour une moitié des personnes handicapées mentales et pour l’autre des jeunes, âgés pour la plupart de vingt à trente ans, avec une dimension internationale et œcuménique très marquée.

Certes, il y a quelques difficultés d’adaptation au début pour trouver le rythme et l’équilibre nécessaire, garder le recul suffisant, mais elles sont mineures. D’autant plus que nos chambres et locaux communs sont dispersés dans deux ou trois petites maisons du village, près de la forêt. Cela donne des lieux de solitude qui favorisent beaucoup la grande retraite et les temps de réflexion et prière personnelle. Cette situation offre aussi l’avantage d’un dépaysement complet qui permet comme une reprise à neuf de l’existence, sans se retrouver dans des cadres déjà connus, et sans repli sur soi-même, occasion de problématisations stériles. Mais nous y sommes situés comme communauté jésuite, avec sa vie fraternelle et apostolique. Au fur et à mesure que les mois passent, cela donne d’expérimenter une véritable fraternité qui devient apostolique. Car il y aura toujours des ministères sacerdotaux à assurer, et de multiples contacts naissent, surtout après la retraite, avec des jeunes en recherche de foi, de sens à donner à leur vie ou s’orientant vers une vocation sacerdotale, religieuse, ou le mariage.

Il est vrai que le foyer particulier qui nous accueille et nous assure l’infrastructure nécessaire, “La Ferme”, est assez différent des autres, car axé sur l’accueil et la prière ; il est animé par une spiritualité qui étonne parfois certains : adoration eucharistique toute la journée, dévotion mariale marquée, etc. Mais tout cela est libre et il me semble bon que nous puissions être en contact et accepter des sensibilités spirituelles parfois différentes de la nôtre. On apprend à y vivre concrètement la pluralité dans l’Église. Plusieurs ont d’ailleurs retrouvé, grâce à cette proximité, le sens de l’Eucharistie et de l’adoration, l’importance de Notre-Dame dans leur vie, et un soutien pour leur prière personnelle, en voyant bien des jeunes prier. Plus largement d’ailleurs, la présence des personnes handicapées mentales aide les jésuites à retrouver l’importance de certains aspects de leur vie de foi, qu’une formation intellectuelle poussée risque de reléguer au second plan. Ainsi les sacrements comme geste et rencontre du Christ, la prédication dans un langage simple et direct, l’importance, pour la vie spirituelle, de la relation personnelle avec le Christ Jésus, la Vierge Marie, etc.

L’ensemble de cette communauté respire un climat de joie, de sobriété de vie (nourriture frugale, travail exigeant, peu ou pas de télévision), de fraternité chaleureuse qui déteint sur notre groupe et permet de trouver une qualité de vie et une discipline (lever, coucher, prière, rencontres, etc.) qui n’ont rien de formel, mais restent liés à la vie concrète et vont comme de soi. Une saine mixité permet d’être au contact de relations féminines et d’apprendre à s’y situer en vérité et simplicité. L’esprit critique des “tertiaires” a d’ailleurs tôt fait de percevoir aussi les faiblesses et les insuffisances de cette communauté : au niveau de la formation, de l’équilibre de vie, de la stabilité des personnes, de la clarté des états de vie. C’est une communauté assez jeune, fragile, qui cherche encore son visage.

Les Exercices spirituels

L’étape suivante, celle des Exercices spirituels, est évidemment capitale. Ils sont donnés dans une grande fidélité à saint Ignace, en totale solitude pour chacun, sauf l’Eucharistie, célébrée très sobrement en commun. Parfois, il y a quelques difficultés à faire accepter par tous les exigences de totale solitude (courrier, informations, silence absolu...), mais chaque année, les bienfaits en sont évidents.

On ne s’habitue pas à être témoin de la manière dont Dieu opère avec force à travers les Exercices. Pour plusieurs, c’est comme un monde nouveau qui s’ouvre à eux. Ils découvrent la réalité de l’action du bon esprit et de l’ennemi, la consolation profonde, les larmes, la présence infernale, le sentiment d’être pécheur et du besoin de Jésus Sauveur, le goût de la contemplation et de l’amour de Jésus, l’importance de l’aridité et la gratuité de la grâce, le rude combat de l’élection et celle-ci reçue comme un don. Les première et deuxième semaines sont souvent longues, les mouvements des esprits parfois violents.

Les troisième et quatrième semaines ont une importance propre au troisième An pour comprendre et accueillir le charisme de la Compagnie. Il est vrai que certains y font parfois davantage l’expérience de l’ennui, du vide, du silence de Dieu. Mais c’est aussi la découverte que la contemplation de la Passion du Christ nous révèle l’origine de notre mission apostolique pour le service de la foi et la promotion de la justice. Ici, c’est Jésus lui-même qui est victime de l’injustice et livré à l’apparente absence de Dieu. Avec en arrière-fond l’humanité qu’il porte et qui est encore plongée dans l’injustice et l’incroyance. C’est en communiant à la Passion du Christ, qui accomplit ainsi l’œuvre du Père et recrée l’homme, que le jésuite est envoyé en mission dans la vigne du Seigneur (cf. La Storta). C’est là aussi qu’est révélé à plus d’un l’attachement au Christ dans le mystère de son cœur, son amour livré jusqu’au bout. Quant à la quatrième semaine, elle donne de découvrir de manière nouvelle le mystère de l’Église, Corps du Christ mort et ressuscité. Ce n’est qu’à la lumière du mystère pascal que l’on peut lire les règles pour sentir avec l’Église et comprendre le charisme de la Compagnie de Jésus.

Certes, le milieu environnant n’est pas porteur du silence d’une maison de retraite ou d’un monastère. Mais les membres de la communauté ont le souci de respecter notre solitude, et la présence discrète de ce milieu, où l’on a le souci d’accueillir des rejetés de la société et de vivre les valeurs de l’Évangile, garde à la retraite une dimension de réalisme humain et ecclésial. Chaque année, bon nombre de jeunes sont intrigués et marqués par notre démarche, qui est pour plusieurs l’occasion d’un début de recherche spirituelle dans leur vie (retraite, accompagnement personnel...).

L’étape d’insertion au foyer et au travail

Viennent ensuite les trois mois d’expériment sur place ou en d’autres lieux. Priorité est donnée à une intégration dans la vie et le travail avec les personnes handicapées mentales. Outre les raisons expliquées ci-dessous, cela nous permet aussi de vivre une expérience commune qui facilite la relecture et l’évaluation. Mais d’autres expériments ont lieu également, selon ce qui paraît mieux pour chacun : hôpital, travail pastoral en paroisse, avec en particulier le sacrement de réconciliation, présence en quart-monde, etc.

Tous les quinze jours, pendant un week-end, nous nous retrouvons pour un temps de rencontre commune : temps de retrouvailles, relecture d’une étape des Exercices, Eucharistie, repas en commun, mise en commun du vécu des semaines écoulées. L’instructeur voit aussi chacun en particulier.

Pendant ces trois mois, chacun se retrouve inséré dans une équipe de travail et un foyer, où il vit une présence fraternelle et sacerdotale dans le quotidien de la vie. Sept heures de travail manuel par jour (jardin maraîcher, poterie, sous-traitance, etc.) font éprouver quelque peu la fatigue et la monotonie de cette vie, tout en nous permettant de vivre “au pair”. Il y a une exigence très nette de rigueur et de compétence dans l’accomplissement du travail, mais ce n’est cependant pas le rendement qui est ici le premier critère. Ce qui importe d’abord, c’est l’attention à la personne, la qualité de la relation avec elle, la foi en sa capacité de grandir ; ce sont là en effet des éléments fondamentaux de la pédagogie mise en œuvre. Il s’agit de vivre cela à travers les agressions, les violences, les gestes bizarres, le langage dissocié, les dépressions de toutes sortes, mais aussi la spontanéité des gestes d’affection, des expressions de joie, de pardon, de prière, que l’on rencontre journellement.

La vie au foyer - où dix à vingt assistants et assistés habitent ensemble - est un long apprentissage de l’accueil de la fragilité des autres et de la sienne propre : cela invite à l’amour des choses simples où l’affectivité et la relation humaine vraie ont toute leur place. Violence et tendresse, pardon partagé et fêtes célébrées y sont pain quotidien. Cela suppose qu’on accepte de donner son temps gratuitement pour vivre avec les petits, démuni au milieu d’eux. On perçoit en de tels lieux la recherche d’une sobriété et d’une sagesse évangélique, une “alternative” à notre société de consommation et de violence. S’il accepte de vivre sans privilège parmi ses frères, le prêtre est accueilli avec joie, même par ceux qui ne partagent pas sa foi, et les chrétiens lui demandent de préparer et de célébrer l’Eucharistie dans les foyers, d’animer la prière quotidienne avec ceux et celles qui le souhaitent. Et puis il y a toutes les rencontres personnelles : que ce soit avec les handicapés dont la fragilité humaine révèle une “conscience du cœur” étonnante et perspicace, ou avec des jeunes, heureux de partager un peu leur recherche du sens à donner à leur vie.

Ce long temps d’expériment à la suite de la grande retraite permet aux fruits des Exercices et de l’élection de “prendre corps”. On y passe de l’exercice des choses de l’esprit à l’exercice des choses du corps “qui peuvent procurer plus d’humilité et d’abnégation” (Const. 516). Ce qui a été donné et s’est opéré pendant la grande retraite a le temps de se consolider et d’être mis à l’épreuve du réel. On peut comparer quelque peu avec les premiers compagnons travaillant dans les hôpitaux et faisant la catéchèse aux rudes à Vicence, et se retrouvant régulièrement ensemble.

Il est un fait que la vie et le travail avec des personnes handicapées mentales, dans l’esprit évangélique des communautés de l’Arche, obligent chacun à être confronté avec ses propres faiblesses, ses propres limites, et aussi ses propres richesses cachées. C’est une étonnante schola affectus, “école du cœur”, et un apprentissage sans échappatoire possible de l’humilité vraie et de l’abnégation de tout amour sensible, de toute volonté et jugement propres. Ces hommes et ces femmes révèlent l’être humain à la fois dans sa grande fragilité et dans sa valeur absolue. Car s’ils ont un handicap mental, ils ont en même temps une extraordinaire richesse de cœur. Et cela se manifeste dans l’exigence de vérité des relations humaines, et pour les croyants, dans la profondeur simple de leur foi. Vivre et travailler avec eux ne peut se faire pendant un certain temps sans laisser tomber ses propres barrières, ses défenses, son rôle social, fût-il religieux. La vérité de l’être est mise à nu. En ce sens, ce qui s’était déjà opéré pendant la grande retraite est touché à nouveau pendant cet expériment. Une véritable évangélisation de l’être a lieu ainsi, une éducation chrétienne des dynamismes fondamentaux de la personne : l’affectivité qui fait l’apprentissage de l’amour gratuit, de l’attention à la personne, et l’agressivité affrontée à certaines violences, qu’il faut apprendre à porter dans la patience, le pardon, l’espérance. Tout ceci est vécu dans une vie quotidienne de travail monotone, mais aussi de qualité de vie dans les réalités simples de l’existence. La prière, dans ces situations, est éprouvée comme nécessaire pour laisser l’élection de la retraite et le colloque des Étendards prendre corps dans la vie quotidienne, et nourrir l’amour du Christ qui se révèle à travers ces visages blessés.

Outre la portée d’évangélisation personnelle de ces mois, ils ont aussi un impact sur la manière d’aborder les problèmes d’aujourd’hui, en particulier en tout ce qui regarde l’homme, les droits de l’homme, la promotion de la justice. Les situations concrètes vécues chaque jour rappellent sans cesse le respect absolu pour toute personne, aussi blessée soit-elle ; elles amènent aussi à réfléchir à la nécessaire adaptation des structures de notre société aux laissés-pour-compte ; aux options évangéliques nécessaires pour cela. Les confrontations quotidiennes avec les contraintes imposées par l’État - car il s’agit d’un centre d’aide par le travail (CAT) subsidié et contrôlé par l’État, mais les éducateurs acceptent pour une bonne part de travailler gratuitement ou pour un salaire minimum - ainsi qu’avec la pluralité des options religieuses présentes ici, provoquent la réflexion sur la manière de se situer comme communauté chrétienne au sein de telles institutions et avec des collaborateurs très variés. Comment ne pas penser à la manière de nous situer dans les collèges aujourd’hui ?

Certes, il s’agit dans ce contexte d’un type de pauvreté différent de la pauvreté socio-économique causée par l’injustice des hommes, mais c’est une pauvreté qui exclut de la société et que tous les changements de structures ne supprimeront pas. On est confronté à la pauvreté humaine radicale, devant laquelle l’homme est impuissant, et qu’il est tenté de fuir. Un des tertiaires, venant d’Amérique Centrale, et lui-même très engagé dans le combat pour la justice le disait : “Il s’agit d’expérimenter ici dans la douleur les chemins de Dieu, qui peut-être n’ont pas de solution humaine. Seules la foi, l’espérance et l’amour partageant le bonheur et la solidarité, peuvent donner un sens à tout cela. Je suis prêt à me laisser évangéliser par ce chemin. Je veux recevoir ce cadeau du Seigneur”.

Il semble que, surtout lorsque quelqu’un est appelé à travailler directement à la promotion de la justice, il importe de faire l’expérience d’un partage de la pauvreté qui nous introduit de quelque manière dans la Passion de Jésus, dans son mystère pascal, par la souffrance et la passion des pauvres. Et de faire l’expérience aussi du bonheur déjà donné, de la joie du Royaume déjà présente dans cette pauvreté. Loin de démobiliser, et de désolidariser des luttes nécessaires, cela les situe en vérité et aide à en découvrir toutes les dimensions chrétiennes. Le troisième An est tout indiqué pour vivre cette dimension de “passivité” qui rappelle l’enracinement de toute mission apostolique dans la Passion du Christ.

Lecture des textes de l’Institut, chemin d’entrée dans la Compagnie

Le sixième et dernier mois de la période communautaire est consacré avant tout à l’étude des textes fondamentaux de la Compagnie. Un rapprochement pourrait se faire avec le temps d’arrivée des premiers compagnons à Rome et la formation progressive de leur corps social (La Storta, l’offrande au Pape, la Formule de l’Institut, les premières Constitutions, les vœux à Saint-Paul-hors-les-murs...). On étudie de manière détaillée le lien de la Compagnie au Souverain Pontife et la Formule de l’Institut, et nous faisons un parcours global des Constitutions. Les principaux textes des dernières Congrégations générales sont lus dans cette lumière.

L’accueil et l’entrée dans la Compagnie à travers ses textes fondamentaux, en particulier la Formule de l’Institut, est encore un moment fort de la démarche, vécu parfois comme un rude combat spirituel. En particulier, le lien radical de la Compagnie avec le Vicaire du Christ, sa dimension ecclésiale et sacerdotale ne vont pas de soi dans la situation actuelle.

Pour beaucoup, c’est la découverte de la grâce propre de la Compagnie, appelée à l’audace d’une mission aux avant-postes de l’Église et du monde – les 32e et 33e congrégations générales nous le rappellent avec force - tout en demeurant pleinement enracinée dans la communion ecclésiale. Vivre cette tension comme une grâce et une source de fécondité ne va pas de soi pour bien des jésuites au troisième An et demande une conversion spirituelle préparée en profondeur par la démarche des Exercices spirituels. De plus, le temps d’exposition aux petits et aux pauvres y dispose également les cœurs et les esprits. Ainsi se trouvent éclairés de manière nouvelle les deux vœux spéciaux de la profession : l’obéissance au pape pour la mission et l’évangélisation des petits et des pauvres.

Cette dernière étape voit aussi mûrir un autre fruit. Les nombreux contacts de ces six mois créent des liens avec de jeunes assistants et assistantes. Un travail d’accompagnement spirituel et de retraite naît ainsi. Il y aurait beaucoup à dire à ce sujet. Car il est un fait que cette communauté de l’Arche est un lieu privilégié de rencontres de jeunes en recherche de sens à donner à leur vie ou qui mûrissent une vocation. Il ne faut pas les chercher, ils viennent à vous, nombreux. Un certain nombre de vocations religieuses et sacerdotales ont pu aboutir ; l’une ou l’autre pour la Compagnie. Il semble que c’est pour le moment un de ces lieux privilégiés où la grâce de Dieu travaille. Bien sûr, c’est un lieu qui a aussi toutes ses fragilités, ses limites et ses points faibles. Mais il paraît bon d’y être présent. La proximité d’une communauté de ce type est bénéfique et stimulante pour une communauté jésuite. Et notre présence les aide à se soucier davantage de l’accompagnement et de la formation des jeunes qui viennent à eux.

Les derniers mois

Pendant les quatre derniers mois, les tertiaires sont dispersés. Ces mois font intégralement partie du troisième An. Ils peuvent être utilisés pour un temps d’étude plus approfondie de l’Institut, pour d’autres expériments ou apostolats, ou encore pour un retour au lieu normal de travail apostolique. Même si des projets sont faits à l’avance, il est demandé que rien ne soit définitivement fixé, car la grande retraite et les mois qui suivent peuvent inviter à changer les projets. De toute manière, la décision finale est prise par l’Instructeur et le Provincial, en concertation avec le tertiaire.

Ces mois sont importants pour chacun, par la reprise de contact avec la réalité de la Compagnie où chacun est appelé à travailler et l’intégration du fruit du troisième An dans les situations de la vie quotidienne. Le point le plus important me semble être l’apprentissage du discernement des esprits dans le quotidien et l’examen de conscience spirituel.

En fin de parcours le groupe se retrouve ensemble à Trosly pour une dernière évaluation du chemin parcouru, et surtout pour la retraite de huit jours de fin du troisième An. On commence par une relecture des mois vécus par chacun et de leur fruit spirituel. La retraite de huit jours a encore toute son importance, soit comme confirmation du chemin parcouru, soit pour permettre d’accepter en profondeur une mission reçue, et pour préparer ainsi l’incorporation définitive dans la Compagnie par les derniers vœux.

Quelques points forts pour un troisième An

À la lumière de ces années, quels sont les points qui paraissent particulièrement importants pour un troisième An ?

 En premier lieu, et comme en préalable, que l’on puisse y faire une expérience de vrai compagnonnage, un peu comme ont pu le vivre les premiers compagnons. Une vie dans une amitié fraternelle et la confiance mutuelle, à travers les difficultés et les tensions inévitables. D’où l’importance des contacts avant le troisième An, pour vérifier si l’on accepte volontiers la démarche. Importance majeure aussi d’être réellement libéré d’autres responsabilités pendant un temps suffisamment long (six à dix mois).

 Ensuite, que chacun fasse les grands Exercices aussi fidèlement que possible à la manière d’Ignace. Dans nos pays occidentaux du moins, il me paraît difficile de réaliser cela si ce n’est en donnant les Exercices de manière pleinement individuelle, respectant le rythme de chacun.

Dans ce but, le temps qui précède les Exercices, avec la relecture de vie personnelle, éclairé aussi par la relecture du “Récit du Pèlerin”, me paraît de première importance pour déblayer le terrain et mettre en route la dynamique du Principe et Fondement.

 Le temps consacré aux Exercices spirituels et la suite du troisième An devraient amener chacun à une vraie transformation évangélique qui donne de désirer d’être conformé au Christ pauvre et humble et trouve dans cette conformité le critère de discernement fondamental pour la conduite de sa vie et de sa mission. N’est-ce pas à cette profondeur que s’enracine l’attachement du jésuite au Christ ?

 Pareil état de discernement et de liberté spirituelle ne se suscite que par l’exercice (Const. 516) et donc par une expérimentation accrue, réaliste, structurée. D’où l’importance à donner aux expériments pendant le troisième An. C’est dans le contexte des expériments que l’Examen général (Const. 71) évoque le troisième An, et la “charte du troisième An” (Const. 516) marque qu’il s’agit avant tout de “s’exercer”.

Le temps d’expériment après les Exercices spirituels permet de “donner un corps” à l’expérience spirituelle vécue en retraite, et aussi de la vérifier et de l’enraciner. C’est de cette manière que l’on grandira dans “l’abnégation de tout amour sensible, de toute volonté et jugement propre, ainsi qu’en connaissance et amour de Dieu notre Seigneur” (Const. 516). Cet apprentissage et cette transformation, saint Ignace les appelle : l’école du cœur.

 Le troisième An est aussi un moment privilégié pour découvrir notre identité de jésuite à la lumière de la Formule de l’Institut. En particulier l’adhésion personnelle à la mission ecclésiale et sacerdotale de la Compagnie, qui s’exprime dans le vœu d’obéissance au Pape et tout ce qu’il implique, demande à bien des jésuites au troisième An le passage par un vrai combat spirituel et une véritable élection. La lumière des Exercices spirituels, et en particulier des troisième et quatrième semaines, du Christ pascal qui fonde son Église, est indispensable pour cela.

 Aujourd’hui plus qu’autrefois peut-être, c’est au troisième An que l’on devrait pouvoir découvrir les Constitutions comme un véritable livre spirituel, qui nous donne un chemin balisé pour vivre la Formule de l’Institut et des critères de discernement pour notre mission apostolique.

 C’est à la lumière des textes fondamentaux que des questions actuelles sont abordées avec fruit, en particulier les dernières Congrégations Générales, mais aussi les problèmes concrets vécus dans les Provinces.

 Quelle forme sont appelés à revêtir les expériments et quel lieu choisir pour le troisième An ?

Mises à part les indications données dans l’Examen général (Const. 64-70), saint Ignace n’en dit rien. L’expérience des premiers compagnons à Venise et Vicence peut être éclairante, surtout lorsque l’on sait combien Ignace se fondait sur l’expérience vécue et discernée pour écrire les Exercices et les Constitutions. Le type de troisième An décrit ici est un essai de mise en œuvre de ces données, dans le contexte social, culturel et ecclésial d’aujourd’hui.

Certes, le temps des Exercices spirituels est le moment fondamental du troisième An, mais il serait grave de le réduire à ce temps, en y ajoutant une étude de nos textes principaux. Il y a grand risque de passer à côté de l’intention d’Ignace (Const. 516). Les fruits de la contemplation de Jésus serviteur pauvre et humilié (colloque des Étendards) et de l’élection peuvent prendre corps de manière privilégiée dans un “terreau” où nous nous laissons évangéliser par les pauvres, vivant parmi eux, étant chez eux à l’école du cœur. N’est-ce pas ainsi que nous pourrons découvrir le cœur des pauvres et le Cœur du Christ ? La manière concrète de réaliser cette présence et cette “exposition” peut prendre des formes très diverses, selon les lieux, les situations sociales et culturelles, les personnes, etc. Ignace lui-même ne nous y encourage-t-il pas, lui qui souhaite explicitement dans les Constitutions que ceux qui viendront après les premiers compagnons “tâchent d’aller aussi loin qu’eux, ou plus loin encore en notre Seigneur” (Const. 81) ?

Rue Lecomte, 25
B-5150 WÉPION-NAMUR, Belgique

[1Promotio Justitiae, Octobre 1979, 81.

[2Récit, Coll. Christus n° 95, Paris, Desclée de Brouwer, 1988, 154 et Saint Ignace, Lettres, n° 2, 1959, 63-64.

[3S. Decloux, s.j., La voie ignatienne, Paris, Desclée De Brouwer, 1983, 42.

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