Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

L’œuvre de Pierre de Clorivière

François Morlot

N°1990-4 Juillet 1990

| P. 267-272 |

Parmi ces jésuites que l’on trouve à l’origine de tant d’instituts religieux, la figure du Père de Clorivière et sa spiritualité peuvent encore être évoquées : il présida en effet à la double fondation d’une société religieuse féminine remarquablement inspirée par la difficulté des temps et d’une société masculine aujourd’hui située parmi les instituts séculiers.

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Les fondations

Il nous faut revenir à ce qui fut l’œuvre majeure et la plus durable de Pierre de Clorivière : la fondation des deux sociétés du Cœur de Jésus et des Filles du Cœur de Marie.

Au début de juillet 1790, il envisageait de partir aux États-Unis et la première pensée qui lui vint fut qu’il pourrait y travailler à rétablir la Compagnie de Jésus. Il y réfléchissait encore quand, le 19 juillet au sortir de l’oraison, il lui fut comme dit intérieurement : “Pourquoi pas en France ? Pourquoi pas dans tout l’univers ?” “Il lui fut aussi montré l’esquisse d’un plan qui devait être utile à l’Église et contribuer au bien d’une infinité d’âmes”. Il ajoute : “L’impression que fit sur lui cette lumière ne lui permit pas de douter dans l’instant même qu’il n’y eût en cela quelque chose de surnaturel, et que cela ne vînt de Dieu. Il s’étonna seulement de ce que Dieu semblait jeter les yeux sur un instrument si vil pour une entreprise si grande ; mais plein de confiance en sa puissance et en son infinie bonté, il s’offrit à Dieu pour qu’il fît de lui et par lui tout ce qui serait conforme à son bon plaisir [1]

Essayons de préciser tout cela. Il y a eu là une action particulière de l’Esprit : une parole intérieure et une sorte de vision intellectuelle. Pierre de Clorivière n’en a jamais douté, et n’oublions pas qu’il est expert en la matière. D’ailleurs, prudent, il a fait contrôler cela par un prêtre de Saint-Malo dont il estime la sagesse ; il en parlera peu après à son évêque. Tous deux seront convaincus de l’origine surnaturelle de la chose. Il est rempli de confusion, ce qui est également un bon signe ; mais n’en est pas abattu, animé qu’il est de confiance en Dieu. Et dans la simplicité du cœur, il s’offre à Dieu. Ces quatre temps sont très significatifs d’une démarche spirituelle : certitude de l’origine du phénomène, confusion sans découragement, confiance, offrande. Ici, plus que jamais, Clorivière se révèle un grand spirituel.

Examinons maintenant le contenu. Il comprend deux choses. D’une part une parole qui se rapporte sans aucun doute à la restauration de la Compagnie de Jésus ; il pensait à l’instant aux États-Unis ; il lui est dit : “Pourquoi pas en France ? Pourquoi pas dans tout l’univers ?” Dès 1790, il a donc reçu mission de rétablir la Compagnie au moins en France ; il le fera 24 ans après (notons en passant qu’il reçut les premiers compagnons un 19 juillet ; ce n’est pas sans signification). D’autre part lui est montré le plan d’une fondation, d’un “nouveau genre de vie”. Comme il l’a mis par écrit dans le mois qui suivit et qu’il a toujours assuré n’avoir fait que traduire la vision détaillée et lumineuse qu’il avait eue, il suffit de se reporter au texte pour en avoir l’expression.

Il s’agissait en fait de répondre à la Constituante qui venait de supprimer les Ordres religieux à vœux solennels et même d’anticiper une réponse aux décrets ultérieurs de la Législative et de la Convention qui tendraient à abolir toute vie religieuse en France. L’intuition de Clorivière - ou son inspiration - tient en deux affirmations : 1. La vie religieuse est nécessaire en tout temps à l’Église. [2]. Si elle ne peut exister visiblement à cause de la persécution ou pour d’autres raisons, elle doit être invisible.

Des réflexions ultérieures, la réponse aux objections qu’on lui fit l’amenèrent à un approfondissement et à une justification. D’abord qu’est-ce essentiellement que la vie religieuse ? Il écrira plus tard : “Par société véritablement religieuse, nous entendons une société dans laquelle on se consacre entièrement et pour toujours à Dieu par les vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance qui constituent l’homme religieux et qui, selon le sentiment unanime des théologiens, forment l’essence de l’état religieux2”. Il s’agit donc d’un groupe où l’on émet les vœux perpétuels des trois conseils évangéliques. Il faut être très ferme là-dessus : ce que Clorivière propose n’est pas une vie consacrée au rabais, dévitalisée pour s’adapter aux circonstances ; c’est bien la grande tradition de la vie donnée à Dieu dans le désir d’une pleine fidélité aux enseignements de l’Évangile. Les modalités peuvent être différentes ; l’exigence est la même.

L’innovation est précisément dans la modalité. La vie évangélique ne peut plus être professée publiquement ; les couvents sont fermés et interdits ; les entreprises communes de charité sont prohibées. Cela ne doit pas empêcher “de promouvoir la vie chrétienne et d’aider au salut du prochain, par tous les moyens et tous les genres de services apostoliques [3]

Les fondations de Clorivière sont de type apostolique, très ignatiennes dans leur esprit. Mais après tout, les clôtures et les cloîtres ne sont pas dans l’Évangile. Il est donc tout à fait possible de mener une vie religieuse “séparés les uns des autres”, “n’ayant à l’extérieur aucun signe de leur association, ni habillement uniforme, ni maisons, ni églises communes, ni biens-fonds, ni autres richesses de ce genre [4]”.

L’innovation est considérable. Elle n’est pas un commencement absolu : on en trouverait des exemples analogues dans les années antérieures. L’important est que cette innovation soit institutionnalisée et reconnue comme une forme de vie animée de l’esprit évangélique.

Une pareille innovation comporte bien des ajustements. Puisqu’il n’y a plus le genre de vie fraternelle qui caractérise encore aujourd’hui la vie religieuse classique, il faut inventer. La pauvreté ne sera plus une mise en commun des biens, mais une vie modeste où le partage avec les plus démunis tient une grande place. La chasteté devra être repensée : on ne vit pas les relations aux autres au milieu du monde comme dans un monastère unisexué. La vie fraternelle sera d’un autre genre : quelques rencontres épisodiques et d’autres moyens d’union assureront les liens. L’obéissance même sera différente : certes les sociétés ont des supérieurs, mais chaque membre dépend aussi de son évêque, de son employeur, des autorités civiles ; les supérieurs n’interviendront pas dans la vie professionnelle ou dans les relations familiales. La prière même devra trouver un autre rythme, un autre genre souvent.

Plus audacieusement, Clorivière découvre que son projet ne vaut pas seulement pour les temps de persécution. À côté des couvents, il est besoin d’hommes et de femmes immergés en plein monde qui sont là où Dieu les a placés comme des ferments de vie évangélique.

Les deux instituts continuent aujourd’hui l’esprit du fondateur, bien qu’ils aient pris des formes un peu différentes. La société du Cœur de Jésus (qui a pris le sous-titre de “Groupes Évangile et Mission”) a été située par le Saint-Siège en 1952 parmi les instituts séculiers. La société féminine a voulu garder la dénomination utilisée par le fondateur : elle est donc restée une société religieuse.

La spiritualité

Je résumerai brièvement la doctrine spirituelle du Père de Clorivière en cinq points :

1 - Le Cœur de Jésus. Dans une synthèse qu’il trace en 1799, Clorivière s’applique à décrire ce qu’on appelait alors les “sentiments” du Cœur du Christ. “Le premier sentiment qui nous frappe dans le Cœur de Jésus, c’est celui de la charité. Le cœur est, de sa nature, le symbole de l’amour ; le Cœur de Jésus est le symbole vivant et vivifiant de la charité divine ; il est tout amour et pour Dieu et pour les hommes. L’amour du Cœur de Jésus pour Dieu est l’amour que le Fils de Dieu a pour son Père ; l’amour du Cœur de Jésus pour les hommes est formé sur le modèle de l’amour que son Père a pour lui.

Le deuxième sentiment est l’anéantissement. À cela se joint “son amour insatiable pour les humiliations et les souffrances”. Enfin il relève combien tous les mystères de Jésus et spécialement le mystère pascal manifestent son obéissance.

Or toute cette doctrine vise à la pratique. Clorivière a été marqué par une parole, modifiant légèrement un texte de saint Paul, qui lui a été “inculquée” pendant une oraison : “Ayez en vous les sentiments du Cœur de Jésus [5]”. Pour lui la grande tâche du chrétien est d’imiter le Cœur de Jésus et de reproduire en soi ses sentiments.

2 - L’Esprit Saint. Il a beaucoup écrit aussi sur l’Esprit Saint. Des pages entières du commentaire de l’Apocalypse lui sont consacrées. Il revient sans cesse sur le lien d’amour que constitue l’Esprit entre le Père et le Fils, sur l’action de l’Esprit en Jésus homme, en Marie, dans les apôtres, dans le cœur du chrétien. Mais innombrables sont les mentions dans ses notes spirituelles. Dès le début il dit : “Je serais parfait si j’étais en tout et sans réserve soumis à l’Esprit de Dieu”. Sans cesse il déclare vouloir agir dans la dépendance de l’Esprit.

3 - Le Corps mystique. Il faudrait vérifier si cette constante référence à l’Esprit était commune à son époque. Ce qui ne l’était certainement pas, c’est la doctrine du Corps mystique, Jésus vivant actuellement dans ses membres et leur communiquant sa vie divine. La gloire du chrétien est d’être un rameau vivant de cette vigne dont Jésus est le cep, de participer à sa vie, d’en recevoir la dignité de fils. C’est ce rattachement vital au Christ qui nous fait aimer le Père, c’est par la vertu de Jésus que le chrétien a été l’objet de l’amour du Père ; et cette grandeur même impose des obligations et fonde une spiritualité.

“Jésus-Christ est la tête de l’Église. L’Église est le corps de Jésus-Christ ; les fidèles, dont l’Église est composée, sont les membres de ce corps. L’Église est aussi appelée l’épouse de Jésus-Christ, et Jésus-Christ est son époux. Le nom de corps de Jésus-Christ marque l’union intime, l’espèce d’identité morale qu’il y a entre Jésus-Christ et son Église. Jésus-Christ l’anime de son Esprit, lui communique sa grandeur, ses excellences, son pouvoir. L’Église ne reçoit ces qualités que l’Homme-Dieu lui communique que pour en faire un continuel hommage à Celui dont elle les reçoit. Elle ne vit, elle n’agit que par lui et pour lui ; elle n’a pas d’autres sentiments que les siens [6]”.

4 - Marie [7] Au dire du spécialiste que fut André Rayez, Pierre de Clorivière est “l’un des maîtres de la mariologie contemporaine : il a exposé une théologie mariale, il a expérimenté une dévotion et une mystique mariales [8]”.

Depuis une neuvaine qu’il composa pour l’Assomption de 1763 jusqu’au commentaire des deux derniers chapitres de l’Apocalypse qu’il paraphrase sur le double registre de l’Église et de Marie, c’est toute une doctrine qui peu à peu se dessine. Les points majeurs sont l’immaculée Conception (que Clorivière honore particulièrement), l’Annonciation, la présence à la croix, la Pentecôte, la gloire céleste ; mais tous les autres mystères sont fréquemment évoqués. Il a un souci très exact de la place de la Vierge dans l’histoire du salut : il ne faut rien lui refuser de l’honneur qui lui est dû, sa sainteté n’est inférieure qu’à celle de Dieu et du Verbe incarné, mais précisément, il faut éviter l’enflure en l’élevant au rang du Dieu fait homme.

5 - Prière [9]. Le Père de Clorivière fut un homme de prière. Il passait au moins deux heures en oraison chaque jour, et ses notes révèlent à quelle hauteur mystique il était élevé avant même l’âge de trente ans. Il se fixe un sujet à méditer, mais il s’y attarde rarement. Le plus souvent il parle d’un “doux repos” en présence de Dieu, d’un simple regard qui lui fait de temps en temps murmurer un acte d’amour, d’abandon ou de repentir, d’une simple adhésion à la volonté de Dieu agissant en lui. “Quand je me présente pour prier, je suis doucement attiré en moi-même par cette conscience de la présence et de l’opération de Dieu en moi, et m’unissant à lui je l’adore, je l’aime, je m’anéantis devant lui, et je consens à son action, mais tout cela se fait très simplement et pour ainsi dire d’un coup sans distinction d’actes et presque sans mouvement des facultés de l’âme” [10].

Cette riche expérience spirituelle, il l’a condensée dans des conférences aux ermites du Mont-Valérien qui sont devenues son ouvrage le plus connu : Prière et oraison. Le livre est étonnamment simple : presque la sécheresse d’une grammaire sous laquelle, pourtant, palpite toute une vie dont elle dit la structure. Clorivière décrit son chemin, ses avancées, ses périls sans cesse renaissants, ses balises, ses joies. Il offre un manuel accessible à tous et non un traité savant bardé de citations, et surtout il ne propose aucun thème : ce ne sont pas des “sujets” d’oraison, mais un livre de pédagogie, aidant maître et élève à trouver leur chemin dans l’obscurité de la recherche de Dieu. Mais à la recherche de Dieu en toute chose : pour lui l’oraison ne se termine pas dans l’extase, mais dans la pratique, dans la vie ; il n’est pas d’autre fruit de l’oraison plus important que l’accomplissement de la volonté du Père céleste.

Un tel homme ne mériterait-il pas d’être mieux connu, plus connu que tous ceux qui se sont agités sur le devant de la scène de la Révolution ?

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F-75015PARIS, France

[1Commentaire de l’Apocalypse, t. VII, p. 128 du ms. Sur les récits de l’inspiration et des événements qui suivirent, voir F. Morlot. “De l’inspiration à la fondation des deux sociétés : 19 juillet 1790-2 février 1791”, dans Christus, n° 131, 45-79.

[2Dans “Pouvons-nous dire que nous sommes membres d’une société religieuse ?”. Documents constitutifs des sociétés ; hors commerce, 1935, 583.

[3“Plan d’une société religieuse, etc.” Ibid., 41.

[4“Plan abrégé de la société du Cœur de Jésus”. Ibid., 72.

[5Pierre de Clorivière d’après ses notes intimes, publiées par le P. Monier-Vinard. Paris, Spes, 1935 ; t. I, 278.

[6P. de Clorivière. Commentaire du discours après la Cène, p. 965-966 du ms (Arch. Jés. France)

[7Sur ce thème, voir surtout A. Rayez. “Dévotion et mystique mariales du P. de Clorivière”. Maria. Paris, Beauchesne, 1954 ; t. III, 307-328 ; A. Rayez. Vie intérieure de la Vierge. Paris, Orante, 1954, 9-34.

[8A. Rayez et L. Fèvre. Foi chrétienne et vie consacrée. Clorivière aujourd’hui. T. II Le pasteur, Paris, Beauchesne, 1973, 179.

[9Sur ce thème, l’expérience de Clorivière dans la prière pour les années 1763-1773 se trouve à chaque page des Notes intimes ; son enseignement est consigné dans Prière et oraison, 2e édition, Paris, DDB, 1981 ; cf. D. Bertrand, “Un maître d’oraison entre le XVIIIe et le XIXe siècles”, Christus n° 131 hors série (1986), 135-152.

[10Notes intimes, t. II, 64 (traduction revue).

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