Actualité de la spiritualité du Cœur de Jésus
Yves Ledure, s.c.j.
N°1990-2 • Mars 1990
| P. 72-82 |
Née au cœur de la vie consacrée et toujours soutenue par elle, la spiritualité du Cœur de Jésus a longtemps souffert d’un discrédit que sa coloration politique ne pouvait qu’accentuer. Membre d’un de ces nombreux instituts voués au Cœur du Christ, l’auteur nous indique les voies d’un renouveau théologique qui enracine l’histoire de la dévotion dans la Passion même et considère le cœur comme symbole d’un agir tout entier livré. Ne trace-t-il pas ainsi, pour « les enfants de Freud que nous sommes », les traits d’une spiritualité vraiment actuelle ?
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Si, à partir de sainte Marguerite-Marie, la dévotion au Cœur du Christ a connu un développement rapide à travers toute l’Église, il n’en a pas toujours été ainsi. L’histoire de cette dévotion est, en effet, contrastée. Elle a connu des périodes florissantes, comme au XIXe siècle, mais également des époques de relatif effacement, ainsi qu’on le constate de nos jours. La dévotion au Cœur de Jésus n’émergea du reste que lentement à la conscience spirituelle de l’Église. Il faut attendre les XII. et XIII. siècles pour en trouver, dans les monastères, une première formulation explicite. Cette expression naît, pourrait-on dire, à l’ombre de la Croix. La méditation de la passion du Christ trouve dans le côté ouvert du Transpercé un objet privilégié qui introduit le fidèle au cœur même du mystère rédempteur, qui révèle quelque chose du Cœur du Crucifié.
Ce n’est, comme le remarque Hamon [1], qu’à partir du XVIIe siècle, notamment sous l’influence de saint Jean Eudes et de sainte Marguerite-Marie, que la dévotion au Cœur de Jésus se détache de celle de la passion pour prendre une forme propre et spécifique. De monastique qu’elle était pour l’essentiel, elle devient alors populaire et se répand dans le peuple chrétien. Cet essor connaîtra, en France du moins, son apogée au XIXe siècle et au début du XXe. L’emblème du Sacré-Cœur cristallisera la volonté missionnaire et restauratrice de l’Église de France après la tourmente révolutionnaire. Le titre de l’ouvrage que le Père Gautrelet, s.j. publie en 1873 est révélateur de ce mouvement : Le Salut de la France par le Sacré-Cœur de Jésus.
Il faut cependant noter que ce développement exceptionnel depuis Marguerite-Marie s’est heurté à de sérieuses résistances à l’intérieur de l’Église. Bien des théologiens ont exprimé une certaine gêne vis-à-vis d’une dévotion dont le contenu ne leur paraissait pas suffisamment enraciné dans l’Écriture et la Tradition. L’appellation « cordicoles », donnée depuis les apparitions de Paray-le-Monial aux tenants inconditionnels de cette dévotion, en est une illustration.
Crise et renouveau
À partir de la deuxième moitié du XXe siècle, un retournement assez spectaculaire s’opère qui va briser l’élan et le dynamisme de ce courant spirituel. La dévotion au Cœur de Jésus, avec ses pratiques spécifiques, subit un déclin significatif au point de disparaître quasiment de certains lieux d’Église. La catéchèse semble l’ignorer. Certes, ce repli s’inscrit dans une crise générale des dévotions, conséquence du recentrage sur l’essentiel évangélique, notamment avec Vatican IL Mais au-delà de ce mouvement commun, la dévotion au Cœur du Christ souffre d’un discrédit particulier. Il est dû, entre autres, à ses excès dans la représentation iconographique, à l’exploitation romantique de la sentimentalité comme à ses lacunes au plan théologique.
La crise est là et les congrégations religieuses qui vivent cette spiritualité en savent quelque chose. Pourtant, on constate actuellement des signes de renouveau de la dévotion au Cœur de Jésus. Non pas qu’il faille majorer ce réveil, qui reste limité et fragile, car les interrogations demeurent. Mais le peuple chrétien, qui n’a pas toujours les scrupules des « clercs » plus circonspects, au sens où Julien Benda utilisait ce terme, semble retrouver dans cette dévotion une nourriture pour sa vie spirituelle. Il faudrait sans doute relier ce phénomène aux évolutions culturelles que l’on observe dans notre société, comme la fin des idéologies collectivistes, le retour à des sensibilités individualistes. Une telle analyse dépasse à l’évidence notre propos. Nous voulons uniquement dresser un constat : il y a un regain d’intérêt pour la spiritualité du Cœur de Jésus.
Sans vouloir être exhaustif, notons-en quelques signes. Des lieux aussi symboliques de la dévotion au Cœur du Christ que Paray-le-Monial ou la basilique de Montmartre à Paris sont de plus en plus fréquentés. Les pèlerinages s’y multiplient. Dans beaucoup de familles du Renouveau charismatique, la spiritualité du Cœur de Jésus occupe une place importante, parfois centrale dans leur perspective spirituelle. Le livre collectif J’entends battre ton Cœur [2] en fournit un témoignage très suggestif.
Les congrégations religieuses pour lesquelles la spiritualité du Cœur de Jésus entre dans le charisme fondateur, ne sont pas restées en marge de ce mouvement. La session qui s’est tenue à Paray-le-Monial les 27-29 août 1987, en apporte confirmation. Nous reviendrons longuement sur son thème : « La dévotion au Cœur du Christ. Histoire et symbole ». On retrouve le même intérêt en Amérique du Sud. Du 4 au 8 octobre 1988, une cinquantaine de congrégations religieuses se sont réunies à Itaici (Brésil) pour réfléchir autour du thème : « Un Cœur nouveau pour un Monde nouveau ». A partir de la session de Paray-le-Monial, dont les actes ont été publiés, nous voudrions situer les enjeux de ce renouveau du culte du Cœur de Jésus, essayer d’en voir les limites comme d’en percevoir les attentes.
Une prise de conscience
Une trentaine d’instituts religieux ont participé à la session de Paray-le-Monial. Cette rencontre a permis de reprendre conscience de la valeur d’un héritage. Ceci aura été le premier bénéfice de la rencontre. En effet, la session a été précédée d’un long travail d’étude et de réflexion, étalé sur deux années, que chaque congrégation a mené pour son compte. Un questionnaire détaillé avait été élaboré pour faciliter ce travail préalable. Son objectif premier consistait à dégager la place et la signification de la spiritualité du Cœur de Jésus dans les constitutions et règles de vie primitives de chaque institut. Cette recherche devait conduire à évaluer une tradition, vécue et transmise différemment selon les instituts. Ce travail historique pouvait offrir des perspectives intéressantes pour dépasser des formulations désuètes liées à un contexte culturel donné et poser des jalons pour l’avenir.
Cette réflexion, menée à l’intérieur des congrégations, a permis de mieux évaluer la profondeur et la pertinence spirituelle d’une tradition. Il s’en est dégagé une prise de conscience plus vive concernant la spiritualité du Cœur du Christ. Les différents ateliers de la session ont insisté sur cette sorte de redécouverte d’un trésor spirituel qui avait été trop facilement mis sous le boisseau, car il ne correspondait plus à l’air du temps ! De ce point de vue, le travail préalable sur les textes fondateurs aura été bénéfique dans la mesure où il a permis de réfléchir sur le primitif essentiel de chaque congrégation.
Car, on ne peut qu’être étonné de voir à quel point la spiritualité du Cœur de Jésus a joué un rôle essentiel dans l’histoire de la vie consacrée. Il faudrait commencer par souligner l’importance de certaines moniales comme sainte Mechtilde et sainte Gertrude, des moines comme Bernard de Citeaux et Bonaventure qui, au Moyen Age, ont produit une première formulation de cette spiritualité. Elle est née au cœur même de la vie consacrée, elle y a trouvé ses premiers témoins et ses plus constants défenseurs. Ce constat est de la plus haute importance en ce qu’il manifeste une sorte de complicité mystique entre vie religieuse et spiritualité du Cœur de Jésus. Comme s’il y avait un rapport de fécondité réciproque entre l’une et l’autre : la consécration religieuse rendant plus sensible à l’intériorité de la personne de Jésus et la découverte de cette intériorité débouchant sur la Sequela Christi. Car l’essentiel se joue toujours au niveau du cœur, que ce soit le cœur de Dieu ou le cœur de l’homme. Quand l’ineffable ne peut plus être nommé, il lui reste à être aimé. Les multiples fondations d’instituts religieux témoignent de cette étonnante fécondité : depuis le XVII. siècle, quelque 284 congrégations religieuses ont été fondées sous le vocable du Sacré-Cœur, dont plus de 150 au XXe siècle [3]. C’est dire qu’à l’échelle de l’histoire, comme à celle de l’Église universelle, le diagnostic de la crise doit être tempéré.
Cette fécondité, inscrite dans l’histoire de la vie religieuse, engage le présent. Les participants à la rencontre de Paray-le-Monial en ont pris conscience. Des instituts ont entrepris un travail de réflexion pour dynamiser le présent. Remettre en valeur une intuition fondatrice que les aléas de l’histoire ont quelque peu estompée ne peut qu’ouvrir de nouvelles perspectives. La redécouverte d’un héritage spirituel donne des responsabilités pour le présent de l’Église. Au nom de leur passé, les congrégations religieuses liées à la spiritualité du Cœur de Jésus doivent être partie prenante du renouveau de ce courant spirituel. Elles ont, à ce niveau, une responsabilité historique à laquelle elles ne sauraient se soustraire.
Responsables au nom d’un héritage
Comme le rappelle Vatican II, la vitalité d’un ordre religieux est largement tributaire de sa fidélité à ses origines, à son charisme fondateur. Certes, il ne s’agit pas ici d’une fidélité statique, c’est-à-dire purement répétitive, qui s’enfermerait dans l’histoire des origines. Vatican II parle d’une fidélité dynamique qui réensemence le germe initial dans d’autres contextes, dans de nouvelles cultures. Une telle fidélité est féconde précisément parce qu’elle se veut croisement de passé et de présent dans une réciprocité stimulante. Un institut qui interroge constamment ses origines s’oblige à se situer face à son temps fondateur, qui n’est pas un simple moment du passé, mais un dynamisme coextensif à toute son histoire. Car l’origine est ré appréhendée à partir et en fonction d’époques et de cultures différentes. Cette interaction, qui conjugue origine et évolution, fait précisément de la fidélité à l’initial un dynamisme générateur d’avenir. Une congrégation dont la spiritualité du Cœur de Jésus appartient au charisme fondateur se doit, de ce point de vue, de revitaliser tout au long de son histoire ce dépôt initial. Faire silence sur une tradition, sous prétexte qu’elle est mise en question, n’est pas une preuve de dynamisme religieux ni de responsabilité ecclésiale. Garder l’héritage ne se réduit pas à une activité conservatoire envers et contre tout, à une répétition stérile, mais exige investissement théologique et créativité spirituelle.
Les instituts plus anciens voués au Cœur du Christ doivent mettre leur tradition, leur héritage au service du renouveau de ce courant spirituel. L’histoire, en la matière, est maîtresse de vie. Quand on se donne la peine de l’écouter, elle évite de retomber dans des ornières qui ont, à certaines périodes, dévoyé la dévotion au Cœur de Jésus. Voilà pourquoi la session de Paray-le-Monial a voulu conjuguer dans une même réflexion histoire et symbole, tant il est vrai que toute signification, toute explication s’inscrivent dans un contexte historique. Le symbole du cœur, si riche soit-il, ne se suffit pas à lui-même pour générer une spiritualité. Si l’on veut redonner vigueur à la dévotion au Cœur du Christ, on ne peut le faire qu’à partir de son histoire, contrastée comme nous le disions en commençant. Vouloir ignorer cette histoire risque d’affaiblir une tradition essentielle à la vitalité évangélique et missionnaire de l’Église ; le passé nous le montre.
Or, depuis Marguerite-Marie, la dévotion au Cœur du Christ a pris, du moins en France, une coloration politique dont il importe de mesurer les conséquences néfastes. En faisant appel à Louis XIV pour qu’il consacre son royaume au Cœur de Jésus et qu’il imprime son emblème sur ses étendards, la Visitandine de Paray-le-Monial a suggéré un lien entre cette dévotion et la monarchie de droit divin. L’emblématique du cœur encerclé d’une couronne d’épines qu’elle utilise renvoie à celle du soleil, symbole par excellence de la royauté. Ce lien entraînera, par la suite, la spiritualité du Cœur de Jésus dans un combat douteux contre la Révolution française, contre la République et plus largement contre l’avènement du monde moderne que l’on voit naître au XIXe siècle. Il s’est ainsi opéré, entre un courant spirituel et un mouvement réactionnaire, au sens étymologique du terme, un amalgame qui a fait peser sur cette dévotion un soupçon d’arrière-pensées politiques qui demeure encore. L’action du Père Dehon, fondateur des Prêtres du Sacré-Cœur, à la fin du XIXe siècle, est révélatrice de ce blocage qu’il cherchera à dépasser. En donnant une dimension sociale à ce courant spirituel, notamment à travers ce qu’il appelle « Le règne social du Sacré-Cœur », il cherche à désenclaver politiquement cette dévotion, sans pour autant la réduire à une problématique strictement intimiste. Pour lui la dévotion au Cœur de Jésus n’est et ne doit être liée à aucune démarche politique. Elle est un ferment de « rénovation de toute la vie chrétienne dans les âmes et dans les sociétés », selon son expression.
Cette histoire doit être gardée en mémoire afin de devenir enseignement pour le présent. Si la spiritualité du Cœur de Jésus peut conduire à un approfondissement de la vie spirituelle, si elle peut être un authentique stimulant missionnaire pour notre temps, il serait détestable de lui donner des allures de résistance à je ne sais quel danger de modernité qui guetterait l’Église d’aujourd’hui. En identifiant cette spiritualité à une volonté de restauration, on court, une nouvelle fois, le risque de l’hypothéquer par des considérations étrangères à son contenu. La spiritualité du Cœur du Christ n’est pas une arme de combat marquée d’une quelconque idéologie. Elle exprime le message évangélique lu, entendu au pied de la Croix par ceux qui regardent le Transpercé.
Le cœur comme centre de la personne
L’histoire nous ramène naturellement à l’Évangile. La session a rappelé avec vigueur le nécessaire enracinement scripturaire de la dévotion au Cœur du Christ, comme du reste de toutes les dévotions. Si les expressions du charisme chrétien sont variées, unique en est cependant la source, car il ne peut y avoir qu’une seule légitimité spirituelle à cette variété, c’est l’Évangile. Le cœur à lui seul n’est ni le fondement ni l’argument majeur de cette spiritualité. Le croire, c’est inévitablement tomber et s’enfermer dans une problématique de l’affectivité qui permet tous les excès dans la mesure où elle n’obéit à aucune autre régulation que celle de ses propres emphases. De ce point de vue, il est essentiel de constater que, dans la Bible, le cœur n’est jamais traité pour lui-même. Il renvoie à une personne dont il suggère la dimension d’intériorité, de profondeur, et, d’une certaine façon, le mystère indicible. Le cœur de l’homme, comme celui de Dieu, évoque ce qui précisément ne peut s’exprimer rationnellement, à savoir l’ineffable, le mystérieux d’une personne toujours unique. Dans cette perspective, l’affectivité trouve sa juste place. Elle s’insère dans une problématique plus vaste, qui la met au service d’une dimension existentielle qui lui échappe, le centre d’unification, de personnalisation d’un être vivant.
Quand il est question du Cœur de Jésus, c’est la personne même du Christ qui est visée. L’appellation « Sacré-Cœur » ne saurait passer pour une doublure nominale de la personne de Jésus. On peut, de ce point de vue, s’interroger sur la pertinence théologique des litanies du Cœur de Jésus. Ne développent elles pas une thématique qui prête à confusion dans la mesure où elles semblent personnaliser le Cœur de Jésus qui est visé dans chaque invocation ? Or la sacralité dont il est question ici ne porte pas, en stricte rigueur, sur le cœur, mais bien sur la seule personne du Christ. Le cœur traduit l’ultime et l’ineffable du mystère rédempteur de Dieu tel qu’il s’accomplit dans la mort du Fils sur la Croix. Le don de soi jusqu’à la mort exprime, « sacramentalise », pourrait-on dire, l’amour du Fils pour son Père et pour les hommes. Dans ce geste suprême, l’amour n’est plus un mot, une qualification, il incarne une personne qui se donne pour sauver. C’est dans cette perspective que la spiritualité du Cœur de Jésus prend toute son ampleur.
Dans cette spiritualité, c’est la personne du Christ qui est visée. C’est elle qui est invoquée et non le cœur. Le cœur qualifie une personne, il ne se substitue pas à elle
Le Cœur du Christ en l’occurrence nous dévoile la qualification fondamentale de sa personne telle qu’elle se manifeste sur la Croix. La spiritualité du Cœur de Jésus prend, en effet, sa source dans l’ultime événement de son existence historique : le coup de lance qui ouvre le côté du Crucifié.
Du côté transpercé au cœur du crucifié
Cet enracinement historique dans l’existence de Jésus de Nazareth donne à la spiritualité du Cœur du Christ sa tonalité particulière qui va bien au-delà de la seule symbolique du cœur. Dans le côté ouvert du Crucifié, les Pères de l’Église, puis les mystiques du Moyen Age, ont vu une porte qui introduit le croyant dans le mystère de la rédemption. La blessure du côté, en tant qu’ultime événement de la vie de Jésus, dévoile l’ultime du mystère qui se joue sur la Croix. La mort n’est ni l’échec d’une œuvre ni l’anéantissement du Crucifié ; elle manifeste le don, l’amour du Fils pour son Père et pour les hommes. Elle n’est pas une fin malheureuse, mais, en tant qu’offrande de soi, elle devient secrète fécondité pour ceux qui acceptent ce don, qui boivent à cette source, dira l’Écriture. A partir de cet événement, on peut donc relire toute la vie et toute l’œuvre de Jésus et, au-delà, le mystère d’alliance de Dieu avec les hommes. Il donne la clef d’interprétation du destin de Jésus. Le côté ouvert conduit à l’intimité la plus intérieure de la personne du Transpercé ; il nous en révèle le cœur. L’histoire ne nous montre que la blessure du côté. Il revient à la foi d’y percevoir le Cœur même du Crucifié. L’histoire est donc bien essentielle en ce qu’elle trace le chemin qui conduit mystiquement au Cœur même du Christ.
Car le cœur ne se laisse pas voir immédiatement ni directement. Il n’est jamais à portée du regard. Il ne se manifeste qu’à travers un agir. C’est l’agir de la personne qui nous livre son cœur. En l’occurrence, le Cœur de Jésus se révèle dans le don qu’il fait de lui-même sur la Croix. La mort voulue, donnée, livre le secret de la personne, ce qui la motive ultimement ; bref, elle nous dit quelque chose de son Cœur. Il ne suffit donc pas d’affirmer que le Cœur du Christ est le symbole de son amour. S’il en était ainsi, on pourrait aisément laisser tomber le symbole pour n’évoquer que l’amour. Mais l’amour par nature est ambigu ; il est éros et/ou agapè, recherche de soi et/ou don de soi. Or le Cœur du Christ se manifeste à travers un amour-don, offrande de soi jusqu’à la mort en Croix. C’est donc bien l’agir de la personne qui qualifie son amour, qui nous livre son Cœur. C’est en ce sens que nous disions que la symbolique du cœur en général n’est pas le fondement de la spiritualité du Cœur de Jésus. Il faut se référer à l’événement de la passion, comme l’ont bien compris les mystiques du Moyen Age.
En ce sens, nous ne pensons pas que l’on puisse faire l’économie de la spiritualité du Cœur de Jésus, comme certains le suggèrent. Ne suffirait-il pas d’annoncer l’amour de Dieu et du Christ pour exprimer l’essentiel du message chrétien ? Or il n’est pas évident que les enfants de Freud, que nous sommes devenus, soient immédiatement en mesure de comprendre la signification chrétienne de l’amour. Pour eux, le terme “amour” renvoie prioritairement, sinon exclusivement à l’éros qui, dans la relation sexuelle, cherche son épanouissement, le rassasiement de sa faim. La racine de ce penchant est d’ordre pulsionnel. Il plonge dans les zones obscures de l’humain, structurées par un organisme inconscient dont l’objectif est double : la jouissance et la conservation vitale. Sa modalité de fonctionnement repose sur le désir que l’on sait insatiable parce que concomitant au dynamisme organique de la vie. Dans la mesure où l’amour repose sur ce fondement et obéit à sa problématique, il est pour l’essentiel égocentrique, c’est-à-dire affirmation et jouissance de soi. L’autre qu’investit le désir et qui du reste n’est pas nécessairement une personne sert d’abord au contentement de soi. Comment avec de tels paramètres herméneutiques entrer dans le spécifique de l’amour évangélique ?
La démarche n’est pas évidente. Car la problématique de l’amour-éros doit se dépouiller de son égocentrisme pour rejoindre l’autre, non plus en tant qu’”objet” du désir, mais comme une personne reconnue, accueillie. Elle doit dépasser la versatilité du désir changeant, en constante quête d’un nouvel objet, pour s’attacher à la personne dans sa permanence et sa durée. Ce décentrement exige une nouvelle problématique, non plus celle d’un pulsionnel organique, mais d’un personnel spirituel. Tout le poids de l’amour-agapè est mis sur la personne, dans ce qu’elle a d’unique et de spécifique. On perçoit ici la différence d’approche entre un amour vécu essentiellement en termes de désir et qui ne pourra pas ne pas être instable et l’amour-relation à une personne qui inclut, de soi, la permanence. De ce point de vue la spiritualité du Cœur de Jésus met d’emblée l’accent sur la personne du Christ dans sa relation d’amour, de don qui est mise en valeur. Aucune équivoque n’est donc possible. Le message est centré sur la personne avec tout ce qu’elle inclut de spécifique et de différent par rapport au pulsionnel. L’amour est ici l’expression d’une personne dont il traduit le mouvement de don et non l’exigence du dynamisme vital.
La spiritualité du Cœur de Jésus peut être ici une précieuse pédagogie de la découverte du mystère de Dieu dans l’agir de Jésus de Nazareth et, en même temps, la base d’une authropologie chrétienne. Cet agir nous révèle un amour qui n’obéit pas aux impératifs de la sexualité, mais s’accomplit dans le don de soi jusqu’à la mort. Cette pédagogie n’ignore pas l’amour-éros ; elle nous amène à le relativiser, car il n’est ni l’essentiel ni l’ultime d’une relation inter-humaine. La spiritualité du Cœur de Jésus signifie que l’amour ne s’achève ni dans la possession ni dans la jouissance, mais uniquement dans le partage et le don de soi. En ce sens elle reste une spiritualité pour notre temps.
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[1] Art. « Cœur », Dictionnaire de spiritualité, Paris, Beauchesne, 1953, t. 2, col. 1032-1033.
[2] E. Glotin, Daniel-Ange, S. Rougier, J’entends battre ton Cœur ; Paris, D.D.B., 1984.
[3] Art. « Sacro Cuore di Gesù », Dizionario degli Istituti di Perfezione, Roma, Ed. Paoline, 1988, t. VIII, col. 261-262.