Vocation et vie chrétienne
Hugues Minguet, o.s.b.
N°1989-5 • Septembre 1989
| P. 284-298 |
En méditant, à partir des exemples bibliques, sur les formes de la vocation chrétienne, l’auteur distingue entre la vocation fondamentale, liée à la création, la vocation de l’instant, rapportée à l’effusion de l’Esprit, et la vocation particulière, dont il montre dans le Christ les critères de discernement. On évite ainsi de dévaluer ou de surestimer l’engagement radical pour le Royaume, en une matière où « le critère ultime n’est pas la hiérarchie des vocations, mais l’écoute de l’Esprit ».
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Tout engagement dans une vocation particulière doit assumer un triple questionnement : quel est le projet de Dieu sur tout homme lorsqu’il le crée ? A quoi Dieu m’appelle-t-il en ce moment, qu’attend-il de moi à chaque instant ? Comment discerner ma vocation spécifique ? Ce triple questionnement pourrait définir trois vocations qui s’imbriquent à la manière de poupées russes : une vocation englobante, au sens large qui s’adresse à tout homme venant au monde ; la vocation de l’instant ; la vocation particulière ou personnelle. Notre parcours voudrait situer ces différents appels et aider à leur discernement.
La vocation au sens large
Elle est le projet de Dieu sur tout homme venant dans le monde. Cette vocation peut être appréhendée par une réflexion anthropologique, mais plus encore par le donné révélé, par la Parole de Dieu qui manifeste son appel. La première vocation que nous indique la Bible est une vocation à vivre.
La vocation à vivre
C’est le souffle que Dieu insuffle dans les narines du premier homme. Nous lisons au livre de la Genèse (2,7) « Yahvé modela l’homme avec la glaise du sol, Il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un vivant ». Il est sans doute bon de se rappeler ce projet de Dieu à un moment où l’homme est menacé, où la vie n’est pas respectée dans le sein maternel et où nous pouvons parfois perdre le goût de vivre ou encore douter que le projet de Dieu soit réellement de nous permettre de vivre en plénitude.
Le péché d’Adam qui voit en Dieu un rival possible, un empêcheur de vivre ne nous submerge-t-il pas souvent ? Il y a en nous une guérison qui est de sentir le souffle de Yahvé qui passe dans nos narines, et d’entendre sa voix nous dire « Je te veux vivant ». Cette parole traverse toute la Bible et se présente dans le livre du Deutéronome comme un choix. « Je prends aujourd’hui à témoin contre vous le ciel et la terre : Je te propose la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction. Choisis donc la vie pour que toi et ta postérité vous viviez, aimant Yahvé ton Dieu, écoutant sa voix, vous attachant à Lui, car là est ta vie » (Dt 30,19). C’est donc par l’écoute de Dieu et une réponse d’amour envers Lui que nous trouvons la vie. Dieu est le Dieu de la vie qui appelle à la vie et qui donne la vie. Il est lui-même « le Vivant ».
Cet appel et ce don de la vie se manifesteront de manière plus éclatante encore, définitive dans le Christ, le Verbe créateur – « de tout être, il était la vie » (prologue de saint Jean) – qui par son incarnation et sa mort rédemptrice nous arrache à la mort, celle du péché, et nous introduit dans la vie, celle de Dieu. Ainsi Jésus se définit lui-même comme « la résurrection et la vie » (Jn 11,25) et en donne le premier signe par la résurrection de Lazare. Cette œuvre de vie n’est pas seulement œuvre terrestre, Jésus est source de la vie qui doit jaillir en nous en vie éternelle (Jn 4,13). Cet accès à la vie, cette plénitude de vie, c’est donc le Christ, le Vivant, accueilli en nous par la foi – « quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais » (Jn 11,25) – ; par la vie sacramentelle – dans le baptême qui nous rend communiant de la vie de Dieu ; l’eucharistie : « Je suis le pain vivant descendu du ciel, qui mangera de ce pain vivra à jamais » (Jn 6,51) ; la réconciliation, ce retour à la vie dont nous parle la parabole du prodigue : « Mon fils que voilà était mort et il est revenu à la vie », (Luc 15,22). Cette vie, c’est aussi l’œuvre de la Parole de Dieu qui comme le bon grain jeté en terre porte du fruit selon la qualité de notre écoute (Mc 4,13). Le disciple accompli pourra dire avec saint Paul : « Si je vis, ce n’est plus moi, mais le Christ qui vit en moi » (Gal 2, 20). La vocation contenue dans le premier souffle de Dieu est en définitive la promesse et l’invitation à participer à sa vie.
La vocation à la nomination
Lorsque l’homme est vivant, il l’est de manière libre et responsable. Cette responsabilité va se manifester par la royauté de l’homme sur la création, sa capacité de la régir, de la dominer. Nous pouvons désigner cette seconde vocation de l’homme comme sa vocation à la nomination. Nommer, dans la Bible, c’est appréhender, dominer. Ainsi, en Gn 32,30 l’ange qui combat avec Jacob refuse de lui dire son Nom. L’homme, par contre, reçoit le pouvoir de nommer et le livre de la Genèse semble indiquer une joie de Dieu en cet exercice qu’il confie à l’homme : « Yahvé Dieu modela encore du sol toutes les bêtes sauvages et les oiseaux du ciel et il les amena à l’homme pour voir comment celui-ci les appellerait » (Gn 2,19 et 19). Cette œuvre de nomination de Gn 2,19, de soumission et de domination de Gn 1,28 correspond à l’œuvre d’humanisation de la création. C’est l’œuvre de la science à notre époque dans les différents domaines de la recherche et de la maîtrise de l’univers. Cette œuvre nous fait partenaires de Dieu jusque dans nos plus humbles tâches.
La vocation à la création
C’est notre troisième vocation au sens large. Elle s’exprime de manière particulière dans l’acte de génération qui rend l’homme coopérateur de la Création. « Dieu les bénit et leur dit : soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la ». Dans l’acte procréateur, il y a syntonie entre l’action créatrice de Dieu et celle de l’homme (Ps 138,13). Il ne faut cependant pas réduire l’acte de la création de la part de Dieu à une œuvre des origines, à une création qui serait un commencement. Dieu nous crée à chaque instant et nous ne serions plus s’il cessait de nous penser. De même, la vocation à la création que Dieu confie à l’homme est un don actuel qui dépasse la simple génération. Si nous nous recevons de Dieu, nous avons à nous enfanter. La création de Dieu nous fait acteurs de notre histoire. Sa création intègre notre initiative et notre responsabilité. Dans une formule audacieuse, le Père Varillon déclarait : « La création est l’acte par lequel Dieu fait que des êtres se fassent eux-mêmes par eux-mêmes » [1]
Disons dans une formulation plus facile : lorsque Dieu crée, il crée des créateurs (à condition de saisir la rupture de niveau que contient l’analogie).
La vocation à la communion
Cette vocation est inscrite dans notre être même. Notre être homme ou notre être femme indique que notre être est inscrit dans le monde comme ouvert à la relation et ne peut s’accomplir que dans la relation à autrui et à Dieu. Cette vocation s’exprime de manière particulière dans le couple humain, mais d’une façon plus générale, elle est constitutive de l’être. Le livre de la Genèse nous livre une clé de lecture de cette vocation, vocation que nous comprendrons à partir de l’accomplissement des Écritures en Jésus : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il les créa, homme et femme il les créa » (Gn 1, 27). L’homme est créé comme communion d’amour, à l’image de Dieu qui est communion d’amour, Père, Fils et Esprit Saint. Vivre notre vocation à la communion, donc à l’Amour, c’est réaliser en nous l’image de Dieu en lui-même et l’image de son Fils. Jésus nous invite à vivre de cette communion qu’il nous révèle et nous communique : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 15,12) ; « Père, qu’ils soient un comme nous sommes un » (Jn 17,22). La plénitude de notre vocation à la communion doit s’accomplir dans la communion avec Dieu : c’est notre vocation à la divinisation.
La vocation à la divinisation
Lorsque Dieu crée l’homme, il le crée par un acte totalement gratuit. Dieu se suffit à lui-même. C’est là le dessein éternel de Dieu, comme l’exprime magnifiquement l’épître aux Éphésiens : « Il nous a élus en Lui (le Christ) dès avant la création du monde, pour être saints et immaculés en sa présence, dans l’amour » (Ep 1,4). Ce projet de Dieu de nous introduire en sa vie se réalise par l’incarnation du Verbe en qui nous étions élus, discernés par avance, pour être des fils adoptifs. Saint Irénée résume cette économie du salut en une courte et célèbre formule : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu ». Devenir Dieu, c’est devenir fils dans le Fils, non par essence, mais par participation.
Cette filiation nous est donnée par la participation à la mort rédemptrice du Christ et à sa résurrection, participation actuelle, est-il besoin de le souligner, comme l’exprime l’épître aux Colossiens : « Du moment que vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez les choses d’en haut, là où se trouve le Christ, assis à la droite de Dieu... car vous êtes morts et votre vie est désormais cachée avec le Christ en Dieu » (Col 3,1-3). Cette divinisation est l’œuvre de l’Esprit en nous, Esprit qui nous fait fils (cf. Rm 8,14). Nous comprenons mieux à partir de ce dessein ultime le sens de notre engagement dans le monde et des différentes vocations évoquées. Nomination, création, communion, appel à la vie culminent et trouvent leur signification profonde dans le désir de Dieu de nous préparer à sa vie en nous y rendant dès maintenant participants. Comment dès lors vivre cet appel au quotidien ? C’est l’objet de la vocation de l’instant.
La vocation de l’instant
Le renouvellement du regard
C’est en cherchant le sens de notre vie en tant que signification que nous trouvons son sens en tant que direction. La connaissance du projet de Dieu dont la fine pointe est notre vie filiale en Lui, doit devenir critère constant de nos engagements. Le sens de l’utime permet de choisir dans l’instant présent. Nous devons convenir que ce sens de l’ultime n’est pas notre réaction première. Notre jugement est de manière générale peu fondé, ou trop peu, sur les vertus théologales, la foi, l’espérance et la charité. Nous sommes plus sensibles à nos tendances ou, pire peut-être, à un consensus d’opinion. Nous risquons insensiblement « de nous laisser égarer par des doctrines diverses et étrangères » (He 13,9) ou de laisser autrui penser pour nous. Nous sommes conviés à ce que saint Paul en Rm 12 appelle le renouvellement de notre jugement ou en Éphésiens 4,23 la transformation spirituelle de notre jugement. En quoi consiste-t-elle ? A discerner, (nous citons Romains 12,2) « quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait », à entrer dans le dynamisme de la vie du Christ qui est unie à la volonté du Père et se donne à ses frères. Pour saint Paul, il s’agit d’une orientation eucharistique (cf. Rm 12, 1). Cette transformation spirituelle du jugement doit nous permettre « de dépouiller le vieil homme qui va se corrompant au fil des convoitises décevantes pour revêtir l’homme nouveau qui a été créé selon Dieu, dans la justice et la sainteté de la vérité » (Ep 4,22). Où trouver cette instance de discernement ?
Une vie selon la Parole de Dieu
Instance de discernement, la Parole l’est parce qu’elle nous indique ce qu’est la véritable relation filiale à Dieu. Les tentations du Christ au désert ne nous montrent pas l’Écriture comme simple référence pour l’agir. Le « diable » connaît l’Écriture aussi, la force de Jésus est d’y découvrir la manière d’être Fils. Ainsi la Parole devient instrument du combat spirituel. Elle est appelée « glaive de l’Esprit » (Ep 6,17) et l’épître aux Hébreux (4,12) dira d’elle : « Vivante est la Parole de Dieu et plus incisive qu’un glaive à deux tranchants, elle pénètre jusqu’au point de division de l’âme et de l’esprit... elle peut juger les sentiments et les pensées du cœur »... La Parole de Dieu accueillie non seulement par l’écoute, mais aussi par la vie, va lui permettre d’être ce qu’elle est, créatrice et salvatrice. Elle va nous « filialiser » car elle nous engendre dans le Christ, le Verbe, la Parole de Dieu. Jésus a voulu nous assurer dans sa Parole, il la pose comme fondement de notre vie par l’écoute et la mise en pratique. Celui qui fait ainsi construit sa maison sur le roc (Mt 7,24).
Le devoir d’état
Un troisième aspect de la vocation de l’instant est d’accomplir ce que l’on a eu coutume de nommer « le devoir d’état », qui est de faire ce que l’on a à faire dans l’état où l’on se trouve. Souvent, nous recherchons la volonté de Dieu sur nous, alors que la route est en grande partie tracée et qu’il nous suffit de bien faire, avec le meilleur de nous-mêmes, ce que nous avons à entreprendre. C’est là une réponse claire et bien simple, il ne faut pas chercher ailleurs. Accomplir les tâches quotidiennes avec amour, intelligence, est la voie d’une constante union à Dieu, ce qu’a bien mis en valeur la doctrine spirituelle d’une Thérèse de l’Enfant Jésus. Et s’unir à la volonté de Dieu, c’est connaître le poids de son Amour.
La mise en œuvre des talents
Cet investissement dans la réalité de nos tâches quotidiennes est le lieu de la mise en œuvre de nos talents. Nous faisons bien sûr ici référence aux textes de l’Évangile (Mt 25,14-30 ou Luc 19,11-27) qui nous invitent à la fructification de nos dons. Saint Benoît dit à son disciple qu’avant toute chose à entreprendre, il lui faut prier, et quelques lignes plus loin il ajoutera : « En tout temps, il faut lui obéir avec les biens qu’il a mis en nous ». (Prologue de la Règle de saint Benoît, 6).
La parabole des talents doit nous aider aussi à susciter les talents. Cela advient par la qualité de notre regard sur autrui. Certains regards enferment, empêchent de grandir, un regard aimant permet d’oser, d’aller au large. S’effacer, laisser à autrui le soin de réaliser ce que l’on pourrait mieux faire à sa place est une autre forme de permission de croissance. Le talent reconnu doit ensuite être risqué car nos dons ne sont pas faits pour nous, mais pour nos frères. Nous trahissons nos talents lorsque nous les accaparons à notre profit. Nos dons nous font serviteurs. Ainsi nous n’avons pas à être jaloux des dons d’autrui qui sont faits pour nous. Nos talents doivent faire chanter la création et la charité.
La vie dans l’Esprit Saint
Cette vocation de tout instant, suppose une écoute, une ouverture à l’Esprit. Elle est œuvre de la prière, mais aussi d’une attention constante à ce que Dieu nous dit. Cette attention nous donnera une vision plus large de la prière qui ne sera plus seulement le temps que nous appelons ainsi, mais une vie toute tournée vers Dieu. La vocation de Samuel en I S 3 illustre fort bien l’éducation à l’écoute de l’Esprit. Le récit en est connu.
La première leçon de ce texte est l’attitude de disponibilité de Samuel. Lorsque le Seigneur le nomme, il répond « me voici ». Nous retrouvons cette disposition fondamentale en Marie à l’annonciation. Un cœur disponible, ductile, prêt comme celui des serviteurs qui attendent leur maître (Luc 12,35) ou celui des vierges sages, est la condition première d’une vie à l’écoute de l’Esprit. Second enseignement : Samuel n’est pas capable par lui-même de discerner l’appel du Seigneur. Il a besoin d’un aîné dans la foi, éduqué à l’écoute de l’Esprit pour discerner la présence et la Parole du Seigneur. En termes plus modernes, nous avons besoin d’un père spirituel lorsque nous désirons entrer dans une écoute plus fine de l’Esprit Saint. Nous allons produire devant lui notre vie afin de nous rendre lisibles et lui nous invitera à comprendre les appels de Dieu et à leur donner une réponse adéquate. Eli apprend au jeune Samuel à correspondre à la grâce.
Il nous faut savoir demander à Dieu dans la prière la grâce d’un père ou d’une mère spirituelle. C’est une fonction qui peut être remplie par des laïcs à condition qu’ils aient été eux-mêmes fils. N’est porteur de la paternité que celui qui est entré dans la voie de la filiation. Le disciple éduqué devient porteur de la Parole divine : « Samuel grandit. Yahvé était avec lui et ne laissa rien tomber à terre de tout ce qu’il lui avait dit. Tout Israël sut, depuis Dan, jusqu’à Bersabée que Samuel était accrédité comme prophète de Yahvé... et la parole de Samuel fut pour tout Israël comme la Parole de Yahvé » (1 S 3,19 à 4,1).
Le récit de la vocation de Samuel comporte un troisième enseignement qui est une règle de discernement. Elle peut être ainsi formulée : « Un signe ne fait pas signe, plusieurs signes font signe ». Ce sont les convergences, les répétitions, les correspondances lues et discernées dans la foi et le don de l’Esprit qui nous permettent de saisir ce que le Seigneur attend de nous. Cette règle vaut essentiellement dans la phase d’éducation à l’écoute de l’Esprit. L’oreille formée n’aura plus besoin de la multiplicité des sollicitations de l’Esprit. Le disciple accompli doit sentir en lui la moindre motion de l’Esprit Saint et y adhérer.
L’accueil des dons de l’Esprit ou charismes
L’Évangile indique un certain nombre de dons liés au ministère apostolique et à la vie dans la foi. Ainsi, la finale de Marc : « Voici les miracles qui accompagneront ceux qui auront cru : par mon Nom, ils chasseront les démons, ils parleront en langues, ils prendront des serpents dans leur main, s’ils boivent quelque poison mortel, ils n’en éprouveront aucun mal. Ils imposeront les mains aux malades et ceux-ci seront guéris » (Mc 16,17). Saint Paul donne une autre liste en 1 Co 12,8-10, liste qu’il ne faut pas considérer comme limitative : « parole de sagesse, parole de science, la foi, le don de guérir, d’opérer des miracles, la prophétie, le discernement des esprits, le parler en langues, le don de les interpréter ». En 1 Co 13, saint Paul indique le don suréminent sans lequel les autres ne sont rien : la charité. Ces charismes sont donnés en vue du bien commun, pour l’édification de l’Église, le service du Royaume. Il ne s’agit en aucun cas de gadgets spirituels à usage personnel. L’ouverture aux dons de l’Esprit a pour racine la charité. Ces dons peuvent être très divers et ne sauraient être enfermés dans un répertoire. Ils sont adaptés à la mission, d’où l’importance de s’y ouvrir et de savoir les demander.
Une petite note doit être ajoutée sur l’effusion de l’Esprit Saint. Elle consiste en un investissement particulier de l’Esprit qui nous met dans son dynamisme et nous aide à vivre pleinement la grâce de notre baptême. Les Actes des apôtres nous montrent cette effusion à la Pentecôte, mais aussi chez les païens comme dans l’épisode de Césarée (Ac 10,44) ou sur une assemblée chrétienne (Ac 4,31). Cette effusion peut être liée à la vie sacramentelle, ou en être indépendante, imposition des mains, prière de la communauté ou annonce de l’Évangile... L’expérience de l’effusion de l’Esprit a pu être redécouverte ces dernières années notamment à partir du « Renouveau ». Là encore, il est bon de savoir s’ouvrir aux dons du Seigneur et de demander cette grâce si l’on sent que nous y sommes conviés. Cependant, nous devons nous inscrire en faux contre une certaine vision de cette effusion. Certaines personnes ne vivent leur vie spirituelle qu’à coups d’émotions fortes comme si le Seigneur n’agissait en elles qu’avec impétuosité. Elles attendent des sortes de fusées spirituelles pour procéder par bonds successifs. Nous devons affirmer avec force qu’il existe une effusion de l’Esprit dans l’exercice de notre vocation de l’instant, dans notre engagement quotidien. Un chrétien vit dans l’Esprit Saint, il n’en est pas coupé. L’Esprit s’engage avec nous, nous devons donc l’accueillir à chaque instant. Parfois, il voudra nous emmener plus loin, suivons-le alors, mais cet accueil ne se fera en vérité que si nous vivons une ouverture quotidienne au don de l’Esprit. L’accueil des charismes ou des motions de l’Esprit demande une cohérence humaine et chrétienne, discrétion et discernement dans leur exercice, ou l’on risque de baptiser action de l’Esprit des états confusionnels. L’ouverture à un père spirituel ou une régulation communautaire sera donc souhaitable.
La vocation particulière
Sa définition
Elle est un appel personnel du Seigneur pour un état de vie ou une mission : le mariage, un appel à la vie religieuse, au sacerdoce ou même à un métier, parfois à une mission spécifique comme peut l’être par exemple celle des membres de l’Arche de Jean Vanier, couples ou célibataires, qui s’engagent dans « l’Alliance ». Cette définition large peut être contestée et l’on restreindra alors le terme à un appel à la vie apostolique ou à la pratique de ce que l’on appelle les conseils évangéliques. Nous serions plus favorables a priori à une définition large, car un appel particulier peut être entendu à tout âge, dans tout état de vie.
Les critères de discernement
Ils semblent très divers et il est délicat d’édicter des règles en ce domaine. La liberté de l’Esprit Saint et ses voies sont souvent déroutantes, chaque vocation est unique. Quelques grandes lignes peuvent être cependant dégagées : le discernement doit être opéré par une écoute de l’Esprit Saint. Dieu fait signe. Ainsi, une forte conviction intérieure dans la foi portera la marque de l’Esprit. Certains enfants se sentent appelés au sacerdoce à l’âge de six-sept ans et cette certitude ne les lâchera jamais. L’appel peut emprunter la voie d’une réflexion intérieure conduite par l’Esprit, d’autres connaîtront une rencontre, une grâce de lumière, des circonstances bouleversantes, inattendues, un chemin de Damas. Le Seigneur nous prend alors au dépourvu. Le plus souvent, nous pourrons discerner une cohérence entre les préparations et l’appel proprement dit. L’attention aux préparations permettra alors de ressaisir l’appel dans une certaine logique ou de le supposer compte tenu de cette logique. Parfois la puissance de la motion suffit. L’un des critères majeurs semble être la paix et la liberté intérieure qui sont données par Dieu pour répondre à l’appel. Il s’agit bien sûr de la paix des profondeurs, ce qui n’exclut pas des combats parfois rudes en surface. Le vieil homme se rebiffe et l’on vit le combat spirituel. Si devant le Seigneur on pense que tel appel est vraiment sa volonté et que l’on se sente en paix, en accord intérieur, on peut avancer.
Un critère complémentaire sera le temps. Les dons du Seigneur sont sans repentance. S’il faut s’engager dans la foi, le Seigneur donnera les signes, les grâces de confirmation au fur et à mesure, les dons spirituels, le progrès. C’est l’épreuve du temps, de la probation qui va permettre de vérifier l’appel. Il faudra alors un guide pour passer les caps, ceux des conversions, de la fidélité, des purifications, pour ne pas les confondre avec une incapacité ou une incompatibilité, un signe du Seigneur que nous ne sommes pas à notre place ; enfantement souvent douloureux, toujours fécond lorsque l’on est dans sa voie.
La vocation particulière représente le chemin où le Seigneur nous permet de donner le meilleur de nous-mêmes. Sa volonté sur nous est toujours la perfection de l’Amour que nous avons à vivre. Là sera notre fécondité, ce centuple promis dès ici-bas dont parle le Christ. Cette conviction doit entrer dans les familles chrétiennes, car elle est de l’ordre de la foi et la promesse ne trahit pas la foi. Nous rencontrons souvent des parents qui font obstacle à la vocation, qui détournent leurs enfants du Christ ou d’une vie spirituelle de peur qu’ils ressentent un appel. Certains parents prient pour que leurs enfants ne soient pas appelés quand ils ne les invitent pas à des dérèglements de vie pour les aiguiller sur ce qu’ils estiment « la bonne voie ». Bien des vies sont brisées parce que l’on n’a pas permis à la vie du Seigneur de se développer. Il nous faut réentendre la parole bien connue de Khalil Gibran : « Vos enfants ne sont pas vos enfants, ils sont les fils et les filles de l’appel de la vie à elle-même » [2].
Le vécu de l’Appel à travers quelques exemples bibliques
Il existe une constante dans la Bible. Dieu ne choisit pas en priorité des surdoués. Ceux-ci ne sont pas exclus, mais le Seigneur semble se complaire en l’appel de personnes marquées par la faiblesse au regard des hommes. La mission dépasse toujours les simples capacités humaines.
Les exemples pourraient être multipliés jusqu’au Christ lui-même qui de forme de Dieu (morphè Théou) embrasse la condition de serviteur, d’esclave (morphè doulou) et devient obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la Croix (Ph 2,6-8).
Son origine est humble, il naît dans la pauvreté d’une étable, il est fils d’un charpentier, dans un village obscur dont on se demande s’il peut en sortir quelque chose de bon. Saint Paul exprimera ce paradoxe de l’appel en regardant la communauté chrétienne : « Frères, considérez votre appel : il n’y a pas beaucoup de sages selon la chair, pas beaucoup de puissants, pas beaucoup de gens bien nés. Mais ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre ce qui est fort... » (1 Co 1,26-27). Un appel adressé non pas aux justes, mais en priorité aux pécheurs (Mt 9,13).
Une seconde caractéristique est celle de l’expérience de Dieu que fait tout appelé. L’appel naît d’une rencontre et c’est cela qui est déterminant. On songe bien sûr à la vocation de Moïse qui se dessine dans la rencontre de Yahvé et la révélation de son Nom dans l’épisode du Buisson ardent (Ex 3), à la grande théophanie dans le Temple qui marque l’appel d’Isaïe (Is 6) ou à celle de Saul sur le chemin de Damas (Ac 9,1 à 19). C’est aussi l’appel des disciples dans l’Évangile (ex. Mt 4,18 ; Luc 5,27).
Elle est très diverse selon les personnages. La vocation de Moïse est bien claire du côté de Yahvé ; le récit met en valeur l’aspect de négociation que peut comporter la réponse. Moïse oppose cinq objections jusqu’à irriter Yahvé par sa résistance : Première objection : « Qui suis-je pour aller trouver et faire sortir d’Égypte les Israélites ? » (Ex 3,11). C’est l’excuse de l’origine modeste. La seconde objection est le besoin d’un ordre de mission : « S’ils me disent, quel est son Nom ? que leur dirai-je ? » (Ex 3,13). Troisième objection : le doute que pourrait susciter cette mission : « S’ils ne me croient pas et n’écoutent pas ma voix, mais me disent : Yahvé ne t’est pas apparu » (Ex 4,1). Quatrième objection : l’incapacité personnelle. Moïse qui semble avoir la langue bien pendue devant Yahvé va se trouver une soudaine incapacité à parler : « Excuse-moi, mon Seigneur, je ne suis pas doué pour la parole, ni d’hier, ni d’avant-hier, ni même depuis que tu adresses la parole à ton serviteur (le vieux roublard !...), car ma bouche et ma langue sont pesantes » (Ex 4, 10). Dernière excuse, celle que nous pourrions appeler : « passe à mon voisin » : « Excuse-moi, mon Seigneur, envoie, je t’en prie, qui tu voudras » (Ex 4,13). La mission est bonne, mais tu pourrais en choisir un autre...
La réponse donnée, l’appelé pourra être rebuté par les exigences de cette mission. C’est la plainte déchirante de Jérémie en Jr 15,10. C’est la prière filiale de Jésus qui s’en remet à la volonté du Père à Gethsémani, non sans avoir demandé que le calice de sa passion s’éloigne de lui. Regret d’être né pour l’un, volonté d’amour de toujours répondre au désir du Père pour le Christ quoi qu’il en coûte. Jésus ne condamne pas dans l’Évangile le refus premier qui peut être opposé à l’appel : en témoigne la parabole des deux fils invités à travailler à la vigne. Le premier refuse de s’y rendre, puis, pris de remords, y va, le second acquiesce tout de suite, mais ne se déplace point. Jésus désigne le premier comme ayant accompli la volonté du Père (Mt 21,28). Cette parole ne s’applique pas directement à la vocation particulière. Jésus oppose cette parabole aux grands prêtres et aux anciens qui ont adhéré à la volonté de Dieu, mais ne l’accueillent pas dans son Fils, alors que les publicains et les prostituées d’abord éloignés de Dieu s’ouvrent à la Bonne Nouvelle. Cependant, la parole du Christ reste significative pour l’objet de notre recherche.
Entre la simplicité de l’appel : « Suis-moi », et la réponse accomplie par toute une vie, il y a des hésitations, des reprises, des incompréhensions sur le sens de l’appel. Ce sont celles du jeune homme riche (Mt 19,16-22), du reniement de Pierre (Lc 22,54), ou la demande inconsidérée des fils de Zébédée (Mt 20,20-23). Seuls Marie et le Christ trouvent la perfection, celle d’un oui qui ne se reprend jamais. Au oui initial du Christ venant dans le monde : « Me voici, mon Dieu, je viens pour faire ta volonté » (He 10,7), correspond celui de Marie : « Voici la servante du Seigneur, qu’il m’advienne selon ta parole » (Lc 1,38). Leurs « fiat » ultimes sont contenus en germe dans le premier et en sont l’épanouissement, ce qui n’exclut pas, comme Jean-Paul II l’a montré dans son encyclique « La Mère du Rédempteur », un chemin et un progrès dans la foi.
Conclusion
L’absence ou l’augmentation des vocations sera liée en partie à notre capacité de conduire ceux que nous rencontrons à une relation vivante avec le Christ. Une simple sensibilisation aux besoins de l’Église ne saurait assurer à elle seule un renouveau. Ces vocations particulières surgiront et s’épanouiront dans la mesure où nous saurons intégrer et vivre notre vocation au sens large et celle de l’instant. La vocation particulière n’a-t-elle pas souvent été vécue et comprise comme un renoncement aux deux premières vocations ? Cette conception étroite aura souvent déformé et trahi l’intelligence du retrait du monde. Une vision trop particulariste de la vocation particulière risque de prolonger cette incompréhension, de même qu’une vision trop large risque de dévaluer l’engagement à la suite du Christ pauvre, obéissant et chaste ou de ne plus faire saisir le sens du sacerdoce ministériel. Notre approche a voulu resituer ces différentes données en montrant leur intégration réciproque et leurs particularités, le critère ultime n’étant pas la hiérarchie des vocations, mais l’écoute de l’Esprit qui nous permet de discerner ce que le Seigneur nous désigne comme nôtre.
Abbaye d’Hautecombe
F-73310 CHINDRIEUX, France