Mystique et apostolat chez Marie de l’Incarnation
Pierre Gervais, s.j.
N°1989-3 • Mai 1989
| P. 131-154 |
Nos lecteurs seront heureux de découvrir dans ce grand texte du P. Gervais une mystique de la vie apostolique où action et contemplation ne s’excluent pas, où l’union ne fait qu’un avec la mission. Comparé avec les mystiques du Carmel (Jean de la Croix, les deux Thérèse), l’itinéraire spirituel de Marie de l’Incarnation montre, chez l’une des premières missionnaires du XVIIe siècle, le surgissement d’une expérience mystique qui trouve son propre lieu dans la mission à accomplir (nous voici proches d’Ignace de Loyola). Justice et miséricorde se rencontrent là où l’œuvre de Dieu révèle Dieu.
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Toute mystique authentique met au contact du Christ vivant et de son mystère. Quelque chose d’essentiel concernant sa personne, ce qu’il est en lui-même, ce que nous sommes en lui, s’y livre, s’y déploie et s’y réaffirme dans sa force originelle. L’expérience mystique ne se réduit pas à la résonance affective que la parole de l’évangile produit dans une âme croyante. Elle est vie dans l’Esprit, vie de l’Esprit. A ce titre, elle a sa cohérence propre. Elle obéit à une logique intérieure. Elle trace un mouvement et, à l’intérieur de ce mouvement, des exigences qu’il impose, des horizons qu’il ouvre, la réalité vive de l’évangile se rend présente. La mystique est l’évangile en acte, et cet acte révèle en retour le contenu substantiel de ce dernier. Plus encore qu’à la personne qui en est bénéficiaire, l’expérience mystique introduit de l’intérieur aux réalités qui l’ont nourrie. Cette constatation trouve une vérification directe dans le thème que nous abordons : mystique et apostolat chez Marie de l’Incarnation [1].
Marie de l’Incarnation a été parmi les toutes premières femmes – sinon la première – à se joindre à l’essor missionnaire de l’Église du XVIIe siècle. Son départ pour le Canada marque déjà un jalon dans l’histoire de la mission. Il marque aussi un tournant dans l’histoire de la spiritualité. Un nouveau type de mystique surgit : une mystique de type apostolique. En quoi cette mystique fait prendre conscience de la nature propre à tout apostolat dans l’Église, c’est la question qui nous occupera. En effet, nous avons tous une certaine idée de la vocation apostolique. Pourtant nous avons toujours à réapprendre ce qui en constitue le foyer secret, le principe unifiant, bref la réalité proprement spirituelle au fondement de sa fécondité.
Le thème renvoie aux années de Marie en terre de Nouvelle-France, depuis le jour de son embarquement le 4 mai 1639 jusqu’à son retour à la maison du Père, le 30 avril 1672 : trente-trois années au cours desquelles elle a œuvré dans le Nouveau-Monde avec les ouvriers de l’Évangile. Ces années de vie apostolique ne livrent pas du premier coup leur secret. « Au point de vue spirituel, remarque Dom Jamet, la vie de Marie à Québec ne sera en effet que la contrepartie de sa vie à Tours. D’une part la lumière, de l’autre la nuit » [2]. Or il va sans dire qu’il est plus aisé de se promener dans un paysage de lumière que de chercher son chemin dans la ténèbre. Et de fait le premier versant de la vie de Marie, ses années tourangelles qui conduisent à la grâce du mariage spirituel, semblent des années de lumière. Tout y est mouvement. Croissance. Tout y paraît même facile, jusque dans les pénitences les plus héroïques, tant la correspondance est parfaite avec une prévenance divine qui se fait sentir, porte l’effort et instruit intérieurement. En terre canadienne par contre, Marie avance tous feux éteints, du moins par moments. Le fil spirituel qui traverse ces années est d’un autre ordre ; il risque même d’échapper à l’observation. Et, si paradoxal que cela puisse paraître pour un engagement apostolique, l’horizon spirituel semble se rétrécir. Du moins ne sent-on plus ce souffle à dimension planétaire qui avait marqué le premier éveil de sa vocation missionnaire. Pourtant ces années de labeur éclairent de l’intérieur l’apôtre qu’est désormais Marie, et à travers sa personne, toute vie d’apôtre.
Une des difficultés majeures à comprendre ces années vient de nous-mêmes, ou plus précisément, de la conception que nous nous faisons spontanément de la vie mystique. Cette conception est pour une large part tributaire de la théologie spirituelle de maîtres comme Jean de la Croix et Thérèse d’Avila. La vie mystique est définie dès lors essentiellement en termes d’union et de vision : voir Dieu de façon substantielle en lui-même et pour lui-même, dans l’union qu’il scelle avec l’âme fidèle, dès ici-bas dans le mariage spirituel et par-delà la mort dans la vie bienheureuse. L’âme n’arrive à ce clair matin qui préfigure la vision de gloire qu’au terme d’une lente remontée à travers les diverses régions de son être et de son agir qui entraîne des purifications successives. Tel est le tracé. Comment situer dès lors sur cette trajectoire les années de Marie de l’Incarnation en terre canadienne ? Tous les essais qui interprètent Marie de l’Incarnation à partir du cadre préétabli de la mystique sanjuaniste se heurtent à cette difficulté. Bon gré mal gré, ils ramènent l’engagement apostolique de Marie dans la trajectoire de l’union à Dieu, méconnaissant du coup ce qui en constitue l’enjeu proprement spirituel [3].
Dans une étude qui a fait date, le Père Lebreton faisait déjà remarquer en 1948 que si la vie mystique est une vie contemplative, la contemplation peut y être orientée vers une autre fin qu’elle-même, à l’action apostolique [4]. La contemplation se trouve dès lors ordonnée à l’action assumée au service du Royaume. L’union à Dieu n’est plus à elle seule le terme ; elle fonde le service apostolique. Le centre de gravité se déplace et l’expérience mystique trouve son propre lieu dans la mission à accomplir. Relisant les années de Marie en terre canadienne à la lumière de ce présupposé, le Père Lebreton conclut que les épreuves intérieures de ces années doivent être comprises en termes de « purifications de l’apôtre » [5]. Le Père Lebreton voit juste. La question n’en demeure pas moins entière. Pourquoi cette seconde purification ? De quelle nature est-elle ? Celle, préalable au mariage spirituel, n’était-elle donc pas suffisante ? Sinon, en quoi cette purification diffère-t-elle de la nuit des sens et de l’esprit de Jean de la Croix ?
Il faut avouer que sur ce point une lecture rapide de Marie de l’Incarnation porte à la méprise. Au terme de sa relation de 1654, Marie tente une petite synthèse des voies intérieures par lesquelles Dieu l’a conduite au cours de sa vie (454-461). Or, dans cette synthèse, elle met précisément l’accent sur l’exigence de purification. Elle y fait même état d’une triple purification des sens, de l’entendement et de la volonté, sans pour autant que ces divisions recouvrent parfaitement chez elle celles de Jean de la Croix, ni non plus qu’elles renvoient explicitement à des dates précises dans son cheminement intérieur. À l’arrière-plan de cette synthèse, court une intuition de fond, à savoir que le Dieu de Jésus-Christ est un Dieu d’une infinie pureté et qui ne peut souffrir la moindre impureté de qui s’en approche. Cette intuition traverse la totalité de la vie de Marie. Et précisément parce qu’elle en embrasse les deux versants, elle ne peut rendre compte à elle seule de ce qui est spécifique au second, celui de sa vocation apostolique et missionnaire. Il faut donc aborder l’expérience mystique de Marie au cours de ses trente-trois dernières années moins à partir de l’idée de purification qu’à partir de la notion même d’engagement apostolique.
Il s’agit dès lors de préciser en quoi une mystique peut trouver son fondement dans l’engagement apostolique et en retour en éclairer la nature véritable. Pour ce faire, nous procéderons en deux temps. Dans un premier temps, nous nous arrêterons au moment de l’embarquement et de la traversée pour dégager la nature de l’acte qui met Marie en situation d’apôtre. Dans un deuxième temps, nous embrasserons ses années au monastère de Québec pour expliciter la nature de l’œuvre sur laquelle ouvre cet acte.
L’embarquement ou le passage aux actes
Le jour de l’embarquement marque une date importante dans le cheminement intérieur de Marie de l’Incarnation. C’est le jour où elle en vient « aux actes effectifs » (353, 17), celui où elle se met en situation de pouvoir « risquer effectivement sa vie » (358, 11) par amour pour celui dont elle l’a reçue et en témoignage de reconnaissance pour ses miséricordes à son égard. L’acte qu’elle pose en cet instant départage donc sa vie entre un « avant » et un « après ». L’« avant », c’est le cours antérieur de son existence, qui n’apparaît plus que comme une longue préparation au geste qu’elle accomplit. L’« après », ce sont les années qui s’annoncent au service de la mission et qui découlent du geste posé en cet instant. Ce geste est certes réponse à un appel, mais la réponse est immédiatement perçue comme un faire où s’effectue l’appel entendu et qui fait corps avec l’engagement personnel, au risque pour Marie de se perdre en lui pour se retrouver en Dieu. Marie l’accomplit d’elle-même, librement et en connaissance de cause.
Marie vit cet instant dans une « donation » et un « abandon de tout soi-même » (353, 26) au Verbe Incarné, « Roi et Maître des nations ». Cet assentiment foncier se traduira tout au long de la traversée par une « offrande » constante d’elle-même en « holocauste » à son divin Époux (355, 19). À telle enseigne qu’au moment où le navire risque de se fracasser contre une banquise, Marie ne ressent aucun mouvement de frayeur. Elle demeure dans une paix profonde. Toute la pente de son être la porte à accomplir les volontés de Dieu (356, 7), même si celles-ci devaient éventuellement passer par une mort précipitée et la privation de voir ses chers indiens (356, 3). Elle est prête aussi bien à vivre qu’à mourir, son seul désir, ou plutôt sa seule volonté, étant de s’en tenir aux seuls actes que Dieu veut d’elle. Cette attitude sera la sienne tout au long de ses années au Canada. On n’y retrouvera plus en effet ce mouvement tendanciel qui caractérise si bien sa période tourangelle, cette projection dans un bien désiré – que ce soit l’union nuptiale au Christ ou encore l’amplification de son Royaume – qui mettait en mouvement et traçait un parcours intérieur. Il n’y a plus désormais que la sobriété de la tâche à accomplir, et cette tâche s’accomplit dans l’acquiescement au moment présent comme moment donné par Dieu et où se manifeste une volonté sur laquelle on peut tabler.
Pour comprendre à la fois la portée du geste de l’embarquement et l’attitude dans laquelle il est vécu, il faut se reporter à deux moments importants de la maturation de la vocation apostolique de Marie. Tous deux ont un point commun. Ils touchent la volonté dans sa faculté d’adhérer à une œuvre à accomplir, une œuvre qui pour être celle de Dieu n’en repose pas moins sur la responsabilité humaine.
Vouloir ce que Dieu veut
Venons-en au premier de ces moments. Il nous ramène quelque trois ans en arrière, dans le prolongement des grâces trinitaires qui marquent l’éveil de la vocation apostolique de Marie et ouvrent celle-ci sur la dimension universelle de la mission. Il pose une volonté première, celle de Dieu : l’avènement du Royaume est d’abord l’œuvre de Dieu qui en est l’artisan et le garant. Marie était donc là à plaider auprès du Père Éternel en faveur des intérêts de son Époux avec son impatience coutumière. Et pour donner plus de poids à son plaidoyer, voilà que joignant le geste à la parole, elle s’offre elle-même en « victime » pour l’avènement du Royaume. Elle sait qu’elle agit ainsi sous la motion de l’Esprit. Elle a aussi la certitude que le Père agréera ses instances. Le mouvement qui l’inspire est don de Dieu, et pourtant il est lourd aussi de tout ce qu’elle y investit d’elle-même. Si sa volonté se mobilise dans un geste ultime de générosité, c’est pour faire pression sur Dieu et le lier à ses propres échéances. Bref, Marie veut ravir la volonté de Dieu, alors que c’est à lui de s’emparer de la sienne. Dans un corps à corps que Marie ressent comme une agonie, Dieu s’empare alors de sa volonté au point que dans un retournement intérieur Marie ne sait plus que s’écrier : « Je ne veux rien, je ne puis rien vouloir... Voulez donc, ô mon Amour, dans la droiture et la justice de votre divine volonté » (325, 1-4).
On notera à quel niveau se situe ici l’enjeu spirituel : à celui de la volonté de Marie dans sa capacité d’engagement au service du Royaume [6]. Ce que Marie veut, elle ne peut le vouloir que dans le vouloir de Dieu lui-même. On remarquera aussi comment en capitulant Marie est exaucée dans sa prière. Elle avait voulu s’offrir en victime pour le Royaume. Elle le devient dans la reddition qu’elle fait de son propre vouloir au bon vouloir de Dieu. Car qu’est donc l’état de victime sinon celui où l’on fait la volonté de Dieu sur soi en vue du salut de tous ? Au sortir de cette grâce, Marie garde un souci toujours aussi vif du Royaume. Comme par le passé elle continue dans la prière à traiter avec le Père Éternel de toutes les affaires de son Époux. Mais alors qu’elle le faisait jusque-là avec une impatience fébrile et une insistance inquiète, elle le fait maintenant dans « une paix, un repos, un non-vouloir et une demeure dans la volonté de Dieu » (325, 11-13). Cette paix ne se démentira pas par la suite. Elle est celle avec laquelle elle affronte comme on l’a vu les périls de la traversée. La prière apostolique de Marie n’aura plus jamais le caractère angoissé et impérieux des premiers éveils de sa vocation missionnaire. Marie partagera certes toutes les inquiétudes, les soucis et les angoisses de la jeune colonie. Rien ne pourra entamer sa certitude paisible que Dieu fait son œuvre à travers elle et que celle-ci n’est rien de moins que l’accomplissement de sa prière des premiers jours de son éveil missionnaire.
Servir le Christ à ses propres dépens
Mais ce n’est là qu’un aspect de l’œuvre apostolique. Si celle-ci est d’abord l’œuvre de Dieu, elle ne repose pas moins sur les épaules de celui à qui elle est confiée. Loin donc de confisquer la liberté de l’apôtre en lui donnant pour règle sa propre volonté, Dieu la fonde dans la responsabilité qu’il lui donne. Celle-ci se trouve pleinement reconnue dans la tâche qui désormais lui incombe. Marie de l’Incarnation en a pris conscience dans les tout derniers jours qui ont précédé en février 1639 son départ du monastère de Tours. C’est ici que se situe le deuxième moment de la maturation de la vocation apostolique de Marie auquel nous avons fait allusion. Depuis quelques jours, elle était habitée par la vue intérieure d’un bâtiment d’une merveilleuse grandeur. Celui-ci était construit, non pas de pierres de taille, mais de personnes crucifiées, et sa vue faisait grandir Marie dans l’amour de la croix. Or voici que, sur ces entrefaites, elle eut un pressentiment de tout ce qui devait lui arriver au Canada : « des croix sans fin, un abandon intérieur de la part de Dieu et des créatures en un point très crucifiant, que j’allais entrer en une vie cachée et inconnue » (348, 7-9), et une voix intérieure lui dit : « Allez, il faut maintenant que vous me serviez à vos dépens » (348, 12).
Marie se trouve mise en cet instant face aux exigences concrètes de la mission. Celle-ci passe par elle. Elle doit elle-même en assumer la responsabilité dans la claire conscience de ce que sa réalisation demande d’elle. A ce moment précis de la maturation de sa vocation missionnaire, Marie rencontre la croix. La croix fait partie du mystère de l’Église. Elle a un caractère ecclésial. Elle lui apparaît d’abord à travers tous ceux qui par le don de leur vie construisent la jeune Église de Nouvelle-France. Mais si la croix séduit par sa beauté et sa grandeur lorsqu’on la voit resplendir sur le visage des autres, on ressent toujours la rugosité de son bois lorsqu’elle vient reposer sur ses propres épaules. L’apôtre en Marie rencontre en cet instant la croix dans le service consenti en vue du Royaume, dans la solitude inhérente à l’action entreprise, solitude où, à certaines heures, chacun se trouve laissé à lui-même devant Dieu. Marie n’embrasse pas la croix pour elle-même. Elle y consent dans l’acte même où elle consent à servir. Celle-ci relève du réalisme de l’action apostolique [7].
Prise de frayeur, Marie n’acquiesce pas moins pleinement à l’inconnu, prête « à faire et à souffrir tout ce qu’il plairait à Dieu » (348, 13) [8]. Elle se retrouve en cet instant « comme une personne seule », seule de toute « la solitude d’esprit » qui l’attend au Canada, et pourtant elle se sent déjà de cœur là où il lui tarde d’être, parce que tel est l’endroit où Dieu l’appelle. Marie apparaît en cet instant étrangement forte dans une fragilité dont elle prend pour la première fois la mesure. Ce support divin lui est retiré qui jusqu’alors lui avait toujours fait sentir que Dieu voulait en elle ce qu’il voulait d’elle. Laissée à ses propres forces, elle n’en est pas moins grande de la mission qui lui est confiée. Tout en la transportant sur les rives du Nouveau-Monde, celle-ci l’ouvre sur un monde intérieur encore insoupçonné, celui du Royaume de Dieu en construction.
Marie de l’Incarnation n’entre pas dans les mystères de la foi en s’appuyant sur l’imagination. C’est là une des caractéristiques de sa physionomie spirituelle. Ainsi, sur le premier versant de sa vie, la voit-on entrer dans le mystère de l’Incarnation non pas par la contemplation des mystères évangéliques mais dans un mouvement de l’âme où le Christ est immédiatement rejoint dans sa divinité. On le constate ici aussi à la manière dont elle est introduite au mystère de la Rédemption, car tel est bien le mystère auquel l’apôtre est associé en se mettant au service de la mission. Marie n’entre pas en effet dans ce mystère en contemplant les souffrances de la Passion ; elle y est rendue présente dans la solitude inhérente à tout engagement mené à terme. La croix s’impose à elle dans le simple fait de servir le Christ à ses propres dépens. C’est dans cette attitude d’esprit qu’elle prend le bateau pour la Nouvelle-France.
Une mystique d’un type nouveau prend forme ici dans l’histoire de la spiritualité, une mystique qui trouve dans l’engagement apostolique même le fondement de son union effective avec Dieu. Un moment spirituel se trouve pris en compte qu’à elle seule une mystique de l’union et de la vision ne sait intégrer pour lui-même. Une mystique de l’union tend comme d’elle-même à s’échapper du mouvement de l’histoire pour être toute à Dieu et en Dieu, souverain Bien. Ou plutôt, si histoire il y a, elle est d’abord celle de l’âme dans son ascension vers Dieu, ascension qui passe par la croix pour déboucher sur la lumière de Pâques. Ici, l’union à Dieu passe par l’amplification du Royaume ; elle s’effectue dans le fait même que l’on devient pour tous. Il y a perte de soi-même dans une œuvre, la construction de l’Église sur terre en vue de l’avènement du Royaume. Et c’est du sein même de cette œuvre où l’apôtre se trouve configuré au Christ dans son mystère de mort et de résurrection que s’effectue l’union à Dieu.
Les années à Québec, ou l’œuvre qui s’accomplit
Nous avons dégagé la portée de l’acte qui met Marie de l’Incarnation en situation d’apôtre. Reste à préciser la nature de l’œuvre sur laquelle cet acte ouvre. Ce qui reporte aux années de Marie en terre canadienne. Deux grandes étapes marquent ces années au plan des dispositions intérieures de Marie : une période d’épreuves de quelque sept ans, de 1639 à 1647, suivie d’une période de maturité sur la vie apostolique. La première de ces étapes est particulièrement instructive. Nous laissons de côté ici l’analyse que pourrait faire un psychologue des difficultés que connaît alors Marie. L’élément décisif est sûrement la manière dont elle-même a vécu l’épreuve et l’intelligence qu’elle en a retirée sur la portée de sa vocation apostolique.
Les purifications de l’apôtre
Que se passe-t-il ? Tout commence, déjà durant la traversée mais surtout au cours des premiers mois à Québec, par un changement d’état intérieur. La paix intense et profonde qui jusqu’alors avait habité et soutenu Marie dans son élan vers Dieu se retire en une région d’elle-même éloignée et inaccessible. Marie se découvre laissée à elle-même. Comme elle le dit, elle fait l’expérience de ce que signifie « servir Dieu à ses propres dépens » (376, 4).
Suit dès lors un autre état, beaucoup plus crucifiant celui-là, et qui perdurera quelque trois années. Marie n’est plus seulement laissée à elle-même. Elle est laissée à son propre moi pécheur, faudrait-il dire. Elle touche en elle ce qu’est la malice du péché. Et, selon qu’elle est toute investie par cette conscience du péché ou qu’elle arrive à reprendre le fil de son dialogue avec Dieu, elle passe par des alternances.
Par moments, Dieu « semble se cacher », lui qui pourtant demeure le maître de l’âme (380, 8). Il laisse alors Marie dans une vacuité insupportable. Dans ce vide, Marie ressent sa contrariété radicale avec Dieu, ce qui fait naître en elle des tentations de désespoir, bien plus, ce qui la pousse à vouloir se précipiter en enfer par « mépris » de Dieu, écrit-elle (380, 15), par « haine » de lui (378, 11). Et à vrai dire elle s’y précipiterait bien volontiers, si ce n’est qu’une « secrète force » (une simple « vue de foi », écrit-elle) la retenait, tout en l’incitant par ailleurs à s’y précipiter non pas par haine de Dieu mais pour satisfaire à la divine Justice, en s’acquittant du châtiment éternel qu’elle mérite (378, 15).
Puis revenant à elle-même, Marie peut reprendre le fil de son dialogue avec Dieu. Mais alors resurgissent à son esprit toutes les fautes de sa vie passée, et elle ne cesse de s’en accuser dans sa prière, en s’offrant à satisfaire pour elles. Marie compare cette épreuve intérieure à un purgatoire. Son Époux est devenu pour elle son propre juge, lui qui est le juge des vivants et des morts (381, 19). Auparavant, il l’embrassait dans son amour ; maintenant, il la crucifie intérieurement, excepté en son fond qui, comme le remarque Marie, est la demeure de Dieu.
À partir de 1643, Marie note un changement de dispositions intérieures. Son esprit devient plus libre. Elle n’en demeure pas moins aux prises avec « une révolte des passions », qui se traduit sous forme d’agressivité et d’aversions vis-à-vis du prochain. Cette révolte, qui fait l’effet d’une flagellation, a ceci de particulier : elle va de pair avec une paix profonde, quoique retirée. La volonté n’y a nulle part.
Finalement, en la fête de l’Assomption 1647, Marie se sent puissamment inspirée de demander à la Vierge d’être délivrée de cette chape qui pèse sur elle, si telle est la volonté de Dieu, précise-t-elle, son seul désir étant « que sa très sainte volonté fût accomplie, voulant être une victime à son amour, en la façon et manière qu’il le voudrait bien de moi » (418, 10) [9]. Marie est exaucée. Une grande paix l’envahit. Elle se voit rétablie en tous ces biens qu’elle croyait avoir à jamais perdus. Et surtout, elle se découvre consolidée dans des vertus qu’elle n’avait pas encore ainsi que « dans la connaissance des maximes du saint Évangile » (422, 18).
Telles sont les « purifications de l’apôtre » dont parlait le Père Lebreton. Elles ont leur tonalité propre. Elles plongent dans un tout autre univers spirituel que les purifications qui ont précédé le mariage spirituel. Là tout était sous le signe de la miséricorde de Dieu. Plongée dans le sang du Christ, Marie en était sortie une tout autre créature. Elle était portée par une surabondance divine qui éclatait en chaque grâce reçue et qui lui donnait des ailes jusque dans les mortifications les plus héroïques. Tout s’originait dans la miséricorde de Dieu, jusqu’à l’effort qui mettait dans sa mouvance. La relation que Marie nous fait de ces années annonce déjà celle qui, deux cent cinquante ans plus tard, sera le chantre de la miséricorde de Dieu, Thérèse de Lisieux.
Tout autre est l’horizon spirituel de ces premières années de la vie missionnaire de Marie. La symbolique dans laquelle s’expriment désormais ses épreuves intérieures est celle du tribunal et du jugement, avec toute la constellation de termes qui s’y rapportent : examen de conscience, accusation, reconnaissance de culpabilité, condamnation, satisfaction, châtiment pour le péché que sont l’enfer et le purgatoire [10]. En paraissant se cacher, Dieu laisse l’âme face à son juge. Tout devient dès lors ingrat, difficultueux malgré l’acquiescement de l’âme, et l’épreuve semble devoir être sans fin. La purification est ici d’une tout autre nature que durant les années tourangelles de Marie. Là, l’exigence de purification s’imposait de l’intérieur. Elle était désirée, recherchée, aimée dans le mouvement même qui portait l’âme vers Dieu. Ici, même acceptée, l’épreuve est ressentie comme subie. Elle est le fait d’une justice qui, en exigeant satisfaction, proportionne la peine à la faute commise.
Là où justice et miséricorde se rencontrent
Justice et miséricorde ne sont pas des réalités étrangères l’une à l’autre. Au regard de notre condition pécheresse, elles sont les deux faces d’une seule et même bonté de Dieu. Dans sa bonté, Dieu se révèle à la fois justice et miséricorde et, à vrai dire, c’est en faisant œuvre de justice qu’il ouvre sur les profondeurs insoupçonnées de sa miséricorde. En effet, la bonté intrinsèque de l’ordre divin exige que le désordre causé par la faute soit réparé de telle sorte que toutes choses soient restaurées dans leur bonté première. En prenant sur lui le péché du monde et en s’offrant en victime d’expiation sur le Croix, le Christ a accompli en sa personne cette œuvre de justice. Mais ce faisant, ce sont les profondeurs d’un Dieu de miséricorde qu’il nous ouvrait, d’un Dieu de tendresse et de pitié qui ne mesure pas la peine à la faute commise, mais qui recrée toutes choses nouvelles dans la surabondance de son amour.
Sauvée dans la miséricorde de Dieu, Marie entre maintenant à titre d’apôtre dans l’acte sauveur du Christ. Recréée dans la surabondance divine, elle accomplit à son tour et en union avec le Christ dans son offrande au Père, l’œuvre de justice que lui-même a assumée en versant son sang pour la rémission des péchés. Elle donne à Dieu d’accomplir en elle son œuvre de justice pour le salut de tous. Cette œuvre de salut, Marie y est conviée par grâce. C’est la divine bonté et miséricorde de Dieu (cf. 378, 12), tient-elle à préciser, qui l’incitait par exemple à se soumettre aux « impressions de sa divine justice » (380, 27), dût-elle pour ce faire aller en enfer.
Apôtre, Marie opère en ces heures d’épreuves cette œuvre de salut presque à son insu, pourrait-on dire. Nulle part dans la relation de 1654 qui couvre ces années on ne voit apparaître tous ces visages qu’elle côtoie jour après jour ; nulle part on ne la voit consciente de la fécondité apostolique de ses épreuves. Marie est seule, de cette solitude d’esprit dont elle avait déjà eu le pressentiment avant de quitter son monastère de Tours. Elle n’est pas capable de mesurer la portée de son labeur au service du Royaume. Il y a là un sain réalisme spirituel. L’offrande que l’apôtre fait de lui-même pour le salut du monde passe souvent par la conscience de sa propre misère et de sa propre impuissance portées devant Dieu.
Ne majorons-nous pas ainsi la portée des premières années de Marie en Nouvelle-France pour comprendre sa vocation apostolique et missionnaire ? Il ne semble pas. Pour s’en convaincre, il n’est que de relire la page étonnante, sûrement une des plus éblouissantes de toute l’histoire de la spiritualité, où Marie fait part de ses dispositions intérieures au moment de l’incendie du monastère construit de ses mains. Nous sommes en 1650. L’épreuve intérieure appartient au passé. Marie est dans la pleine maturité de sa vocation d’apôtre. Or en ce moment, non seulement elle accepte dans une grande paix, sans le moindre mouvement de tristesse ou de ressentiment, le désastre qui réduit à néant dix années d’efforts, mais encore elle ne fait qu’un, mystiquement, avec la main qui opère cette destruction en châtiment pour ses propres fautes, main qui est celle, comme elle le dit, « d’un père bon et d’un époux ». Et se mettant ainsi du côté de la justice divine qui fait son œuvre, elle ne sait que bénir et louer Dieu en union avec tous les saints de l’Ancien et du Nouveau Testament. Elle le loue pour sa justice qui s’accomplit et s’en remet à son dessein particulier derrière cet événement (434-435).
Ici, comme dans la ténèbre des premières années, même recours à la symbolique du jugement pour exprimer l’action de Dieu. Même référence aussi à son propre péché. Mais alors qu’en ces premières années, Marie acquiesçait à ce jugement tout en lui demeurant extérieure, ici, elle lui devient intérieure. Elle l’opère avec celui qui l’exécute, et, dans le plus grand des dénuements, la joie et la louange éclatent, une joie et une louange fondées sur Dieu seul. En outre, alors qu’en ces premières années l’épreuve semblait devoir être sans fin, bloquant tout horizon, voici qu’ici elle ouvre sur un chemin d’espérance : Marie fait fond sur le dessein mystérieux que Dieu a sur elle et sa communauté en permettant cette catastrophe.
Cet appel à la notion de justice divine pour définir l’apostolat dans sa dimension spirituelle désarçonne. Ne relève-t-on pas d’un univers théologique largement dépassé ? Qui donc penserait aujourd’hui la mission en ces termes ? Nous avons immédiatement à l’esprit les diverses modalités de l’activité apostolique. Marie quant à elle fait face à ses enjeux fondamentaux. La mission rencontre l’homme dans la solitude de son péché pour qu’il soit sauvé dans la grâce du Christ. Elle prend sur elle le fardeau du péché pour que la miséricorde de Dieu surabonde. Justice et miséricorde se rencontrent en elle. En faisant œuvre de justice à la suite du Christ, l’apôtre ouvre ses frères à la vraie vie. En consentant à une mort à soi-même, il donne au Christ de se manifester dans la puissance de sa résurrection. Si la mission qu’il reçoit concerne l’homme, elle concerne d’abord Dieu lui-même. Elle est d’ordre trinitaire et christologique. Elle se situe dans la relation qui unit le Christ au Père. Le Christ a satisfait pour tous les hommes par son sang versé. Ceux-ci lui appartiennent de droit. Il est donc juste, pour reprendre l’argumentation de Marie, que le Père tienne sa promesse envers son Fils et que le Christ soit de fait ce qu’il est désormais de droit : Roi des Nations. Dans son labeur de tous les jours, l’apôtre prend ainsi les intérêts du Christ. Il se trouve assimilé à lui dans son offrande et sa prière au Père, de sorte que tous soient à jamais un en lui [11].
Telle est l’œuvre que Dieu opère dans l’apôtre. Elle est l’œuvre de Dieu. Ce n’est pas moins l’apôtre lui-même qui la réalise en se consacrant corps et âme au travail qu’il a à faire. Ici deux actions s’entrecroisent indissolublement : celle de Dieu et celle de l’homme. Marie a été une femme active. Elle a fondé un monastère. A trois reprises, elle a été supérieure de sa communauté. Elle a dû affronter les rigueurs d’une terre encore inhospitalière. Elle a connu les soucis d’argent. Elle a aimé ses jeunes « séminaristes » indiennes qu’elle a lavées, nourries, enseignées et éduquées. Elle a fait l’apprentissage des langues. Elle a même écrit des dictionnaires à l’usage des missionnaires. Elle s’est intéressée à tout ce qui se passait dans la jeune colonie. Son cœur a battu au rythme de son Église, de ses hésitations, de ses inquiétudes, de ses revers et de ses espoirs. Il y a des situations où il faut savoir patienter, d’autres où il faut avoir le courage d’intervenir. Il s’agit toujours pour l’apôtre de trouver la juste réaction évangélique.
Les maximes du saint Évangile
C’est dans ce contexte que prend tout son relief une expression qui revient constamment sous la plume de Marie au cours de ses années en terre de mission et où s’exprime sa relation vécue au Christ : celle de « maximes du saint Évangile ». Nous l’avons déjà rencontrée dans le contexte de la grâce de l’Assomption 1647 où elle apparaît pour la première fois sous la plume de Marie. Faisant alors réflexion sur ses épreuves passées, Marie constate que Dieu l’a fait grandir dans « la connaissance des maximes du saint Évangile ». Il y a donc un lien étroit entre l’entrée dans l’œuvre de Dieu dont nous venons de parler et la connaissance des maximes de l’Évangile. Or qu’est-ce qu’une maxime ? Une maxime est de l’ordre de l’agir. Elle met en rapport avec l’action. Elle indique de façon concrète une règle de conduite, un mode de comportement. Elle éclaire un jugement pratique sur une situation à laquelle on est confronté. Voir l’Évangile en termes de maximes, c’est y voir la source de ses actions, de ses choix et de ses comportements. Les impressions que produit le Verbe Incarné en Marie sont si conformes aux maximes de l’Évangile que Marie ne peut rien faire qu’« en cet esprit et en cette conduite » (442, 19). Celles-ci sont pour elle « force et soutien ».
On voit le déplacement qui s’opère. Les trésors du Verbe Incarné deviennent des maximes qui éclairent la manière d’agir. Les années qui conduisaient au mariage spirituel étaient sous le signe des trésors du Verbe Incarné. Le Christ était désiré, recherché dans l’union qu’il scellait avec l’âme et le partage qu’il lui faisait de ses propres biens. La mission quant à elle est sous le signe des maximes de l’Évangile [12]. L’apôtre ne cherche pas le Christ en ce qu’il est pour lui seul. Il prend sur lui ses intérêts. Il consacre ses forces à l’avènement de son Règne. Il y a une œuvre à accomplir. On passe à l’action et le Christ lui-même devient le principe de cette action. Il se rend présent à l’apôtre à travers les maximes de son évangile. Il y a croissance, mais cette croissance ne se vérifie plus immédiatement au plan de la vie intérieure. Elle est le fait de l’œuvre qui s’accomplit. Pour comprendre le dynamisme et la fécondité de la vie de Marie de l’Incarnation surtout à partir des années 1646, ce n’est plus à la relation de ses dispositions intérieures qu’il faut s’arrêter. Celles-ci ne changeront plus substantiellement. C’est son importante correspondance qu’il faut parcourir. On y voit Marie à l’œuvre. On la voit réagir aux événements, faire part de ses soucis et de ses joies. L’œuvre prend forme : fondation du monastère, consolidation de la communauté, évangélisation des Indiens, soutien aux missionnaires, et à travers ces multiples activités une maternité spirituelle s’exerce au sein de la jeune Église de Nouvelle-France.
Non pas que tout au long de ces années l’âme n’aille pas s’affinant toujours plus dans sa relation à Dieu. Pour s’en convaincre, il n’est que de relire les dernières pages de la relation de 1654 [13]. Marie y parle de son commerce avec les trois personnes divines, commerce si simple, si intense qu’on peut à peine parler d’un acte, tout au plus d’un « respir », tellement « c’est un air si doux dans le centre de l’âme où est la demeure de Dieu » (462, 27). Encore là, ajoute-t-elle, Dieu se charge d’émonder tout ce qui peut provenir de la seule « puissance amatrice de la volonté » et, conclut-elle, ainsi se fait « le sacrifice de la victime » (460) [14]. Au point de départ de son engagement apostolique, il y avait ce geste où Marie s’offrait en « victime » pour l’amplification du Royaume. En la fête de l’Assomption 1646, il y avait cette demande d’être libérée de l’épreuve pourvu que la volonté de Dieu s’accomplisse et qu’elle-même soit victime de son amour. Au terme, et au fondement même de l’union avec Dieu, il y a l’accomplissement de ce vœu. C’est à titre d’apôtre que Marie s’unit toujours plus à Dieu. Il n’y a pas antinomie entre contemplation et action. L’action pour le Royaume ne vient pas non plus se surajouter à l’union à Dieu. Elle est ce en quoi l’union s’affermit. La mystique devient résolument apostolique. Le service du Royaume à ses propres dépens s’avère le lieu caché où dans l’Esprit l’âme respire la vie du Père et du Fils [15].
Une espérance universelle
Marie a conscience qu’à travers cet agir de tous les jours, Dieu accomplit son œuvre de salut. Certes la dimension universelle de son espérance n’apparaît que discrètement dans la relation qu’elle fait de ses dispositions intérieures [16]. La fécondité réelle de son engagement au service du Royaume échappe toujours au regard de l’apôtre. Elle est cachée dans le secret de Dieu. Mais ce n’est pas parce qu’elle est cachée en Dieu que l’apôtre a le droit d’en douter. Rien ne permet de conclure qu’au fil des ans, le regard de Marie sur le monde se soit émoussé, ou encore que son espérance ait été ramenée à des dimensions plus prudentes. Dieu lui a donné une terre. Il lui a confié un peuple. C’est dans cette terre que prend racine son engagement, au contact de ce peuple que s’exerce son labeur. Mais en s’incarnant ainsi, cet engagement ne perd rien de son souffle initial.
Il faut évoquer ici ces deux grands moments spirituels qui aux premiers jours de la prise de conscience de son appel à la mission ont ouvert Marie sur la dimension universelle de celle-ci. Il y a d’abord cette grâce, où dans « une émanation de l’esprit apostolique », Marie se voit parcourir en esprit toutes les terres habitées du globe, se sentant assez forte pour annoncer l’Évangile à toutes les nations, et les voulant toutes gagner au Christ en les pressant contre son cœur pour les présenter au Père (310-313). Il y a aussi la grâce qui fait suite, et où dans sa prière ardente au Père Éternel elle s’entend dire : « Demande-moi par le Cœur de Jésus, mon très aimable Fils ; c’est par lui que je t’exaucerai et accorderai tes demandes » (315, 4-6). Cette espérance universelle d’un salut en Jésus-Christ constitue la matrice à l’intérieur de laquelle se déploient les quelque trente années de vie apostolique de Marie de l’Incarnation sur le territoire bien circonscrit de la Nouvelle-France. Marie a gardé la mémoire de ces deux grâces dans une prière qu’elle récita tous les soirs jusqu’à la fin de sa vie et où, s’adressant au Père Éternel par le Cœur de son Fils, elle s’offrait pour le salut de tous les hommes, l’adorant et l’aimant pour tous ceux qui ne le connaissaient pas encore [17].
Cette prière exprime clairement le « pour tous » et à vrai dire le « à la place de tous » qui définissent l’apôtre dans sa relation à celui qui l’envoie, le Christ. Ce salut universel est objet d’espérance. Mais l’espérance dont il est question ici est fondée sur une certitude, à savoir que la prière qui s’adresse au Père par l’engagement d’une vie en union avec le Christ est une prière entendue et exaucée. L’espérance de l’apôtre n’est pas moins grande. Elle est universelle. Seul l’apôtre qui dans son action ose vivre d’une telle espérance prend la mesure véritable de sa vocation.
Conclusion
Marie de l’Incarnation a toujours été une femme active. Elle gérait l’entreprise de messagerie de son beau-frère lorsqu’elle recevait la grâce du mariage spirituel. Elle construisait le monastère de Québec alors qu’elle était dans la plus grande solitude d’esprit. Le fait d’être plongée dans les soucis matériels n’empêchait pas l’union à Dieu, pas plus que l’épreuve intérieure n’inhibait en elle le sens pratique. Marie de l’Incarnation a toujours eu aussi un cœur d’apôtre. Elle est entrée chez les Ursulines parce que cet ordre avait été institué, écrit-elle, « pour aider les âmes, chose à laquelle j’avais de puissantes inclinations » (270, 21). Et de fait, déjà chez son beau-frère, on la voit soigner les domestiques et les instruire dans la foi. Ce sont ces mêmes gestes qu’elle posera, cette même préoccupation dont elle fera montre plus tard à Québec auprès de ses jeunes « séminaristes » indiennes. Il y a une unité de fond qui traverse la vie de Marie. On ne perçoit à aucun moment en elle une tension entre contemplation et action. Très tôt, elle voit le Christ comme la porte dont parle l’évangile de Jean dans la parabole du bon pasteur : elle entrait par lui et en lui pour se nourrir de ses mystères, elle sortait ensuite dans les emplois où le Christ l’avait mise sans en sortir, pour à nouveau entrer en lui dans un redoublement d’amour (1900, 20ss). Ses occupations donnaient un nouvel élan à sa prière. Une fois au Canada, elle nous confie que cette « vie mixte » à laquelle Dieu l’a appelée lui donne « vigueur », et elle poursuit : « la vie mixte a ses tracas, mais elle est animée par l’esprit de celui qui l’ordonne. Je ne me trouve jamais mieux en Dieu que lorsque je quitte mon repos pour son amour, afin de parler à quelque bon sauvage et de lui apprendre à faire quelque acte de chrétien » [18]. La vie de Marie est d’un seul tenant. D’un certain point de vue Marie était déjà à Tours ce qu’elle sera par la suite au Canada.
Peut-on en conclure sans plus que la mystique de Marie de l’Incarnation a été dès le point de départ une mystique apostolique ? Le fait qu’on a un cœur d’apôtre ne signifie pas nécessairement que l’on comprenne sa relation à Dieu du sein même de son engagement apostolique. Il y a des temps dans la vie spirituelle. Il y en a eu dans l’itinéraire mystique de Marie de l’Incarnation. Les années qui précèdent son entrée chez les Ursulines ne se situent pas sur le même plan que celles passées au Canada. Les premières sont portées par un mouvement intérieur qui trouve son point de repos dans le mariage spirituel. Les dernières sont vécues dans une offrande de soi qui engage au service du Royaume. Les premières s’inscrivent dans la ligne d’une mystique de l’union. Les dernières témoignent d’une mystique enracinée résolument dans l’œuvre à accomplir. Pour reprendre les termes mêmes de Marie : autre chose est l’union recherchée avec l’Époux, autre chose, la prise en charge des intérêts de l’Époux.
Une mystique apostolique
Un élément de continuité traverse donc la vie de Marie de l’Incarnation, et pourtant vient un moment où l’union ouvre sur l’engagement. L’élan qui établit en Dieu repart sur de nouvelles bases. Au point de départ de cette reprise, il y a un événement capital : l’appel ressenti à se joindre à l’effort missionnaire de l’Église de son temps, dans la suite du songe prémonitoire de l’octave de la Nativité 1635. Cet appel a fait l’effet d’un séisme dans la vie de Marie. Tout son monde intérieur s’en trouva recomposé. Un nouveau type de relation s’instaurait avec le Christ, et où Marie ne pouvait plus être en lui qu’avec tous ceux qu’il avait rachetés par son sang. Sous la motion de l’Esprit, les limites de l’espace et du temps éclatent. Marie se voit parcourir les mers et toutes les terres habitées. Du terme de l’histoire, elle entend résonner ces passages de l’Apocalypse qui célèbrent le Christ, Roi des Nations. Et alors même que son cœur se dilate aux dimensions de l’univers entier, elle se trouve transportée en Dieu, dans la relation qui unit le Père Éternel au Christ. Certes le Christ a accompli l’œuvre que le Père lui avait confiée. Par son sang versé, il s’est acquis toutes les nations. Et pourtant tous sont encore loin d’être tout à lui. Marie se voit « une même chose » avec tous les ouvriers de l’Évangile. Elle se sent assez forte pour proclamer la Bonne Nouvelle à toutes les nations. Et se tournant vers le Père, lui présentant dans le sang du Christ toutes les âmes qui ne le connaissent pas encore et lui rendant hommage en leur nom, elle plaide auprès de lui pour son Époux et par son divin Cœur pour que celui-ci soit de fait ce qu’il est de droit : Roi des Nations.
Au point de départ, il y a donc une certitude : ce monde et tous ses habitants sont au Christ. Il y a aussi une constatation : tous ne vivent pas encore de sa vie. La mission se situe donc entre un « déjà là » et un « pas encore », mais pour Marie ce « déjà là » et ce « pas encore » sont d’abord en Dieu lui-même, dans la relation qui unit le Père au Christ. Ainsi, en percevant dans la marche de l’histoire le caractère universel de la mission, Marie entre dans le mystère trinitaire lui-même. Dans la relation qui unit le Père Éternel au Christ mort pour nos péchés se trouve contenu et porté le destin de tout homme. La mission est l’œuvre de l’apôtre parce qu’elle est d’abord l’œuvre de Dieu. Elle embrasse tout homme parce qu’elle concerne d’abord le Christ qui a donné sa vie pour le salut de tous. Elle révèle Dieu ; c’est pourquoi elle fonde une mystique. Elle est certes de l’ordre d’un « faire », mais le faire dont il s’agit ici établit en Dieu avec tous ceux à qui l’apôtre est envoyé.
La mystique de Marie de l’Incarnation est devenue apostolique le jour où, dans son plaidoyer auprès du Père Éternel en faveur du Christ, elle a compris que c’est en communiant dans l’action au mystère de mort et de résurrection de son Sauveur qu’elle hâtait l’avènement de son Règne. L’apôtre doit par toute sa vie manifester le Christ dans la puissance de sa résurrection, et ainsi en a-t-il été de Marie quand, au contact vivant des maximes de l’Évangile, elle exerçait sa fécondité spirituelle. Mais l’apôtre ne peut réfléchir dans sa vie les traits de son Sauveur que dans la mesure où, le servant à ses propres dépens, il prend à son compte l’offrande de celui-ci au Père pour le monde. C’est ce que notre parcours des années de Marie au Canada a permis de voir, aussi bien dans l’acte de l’embarquement que dans l’œuvre accomplie par la suite en Nouvelle-France.
La mystique de Marie de l’Incarnation a plus d’affinités qu’on ne le croirait de prime abord avec la spiritualité d’Ignace de Loyola. Non pas que Marie soit tributaire de la spiritualité ignatienne. Marie a été conduite dans les voies de l’Esprit d’une manière tout à fait personnelle. Elle n’a jamais pu, par exemple, se mettre à l’école de la contemplation évangélique selon les Exercices Spirituels. Toutes les tentatives qu’elle a faites en ce sens n’ont été pour elle que causes de maux de tête (191, 8ss). S’il y a un lien entre Marie et Ignace, c’est bien plutôt dans la manière dont chacun a obéi à une logique spirituelle qui relève de l’engagement apostolique.
On sait la place qu’occupent dans les Exercices l’offrande du Règne et l’élection qui y fait suite. C’est une offrande du même ordre que Marie fait le jour où elle s’offre en victime pour hâter les « affaires » de son Époux. C’est un moment analogue à celui de l’élection que représente cette heure où, voyant se profiler à l’horizon l’ombre de la croix, Marie consent à servir le Christ à ses propres dépens, quelques jours avant son départ de Tours.
On sait aussi comment l’élection engage sur le second versant des Exercices et met effectivement en situation de suivre le Christ dans la peine pour entrer avec lui dans la gloire du Père. Le retraitant demande alors la grâce de ressentir « peine intérieure pour la peine que le Christ a soufferte durant sa Passion » (Ex. 203), ainsi que « joie et allégresse pour la gloire et la joie si grande du Ressuscité » (Ex. 221). Peine, parce que dans la Passion la divinité « se cache » et « laisse souffrir la très sainte humanité », et cela pour mes péchés (Ex. 196). Joie, parce qu’au matin de Pâques cette même divinité apparaît et se montre « dans les vrais et très saints effets de la Résurrection » (Ex. 223).
Ainsi en est-il des années où Marie se trouve en situation de risquer effectivement sa vie au service de son Époux. Dieu semble parfois se cacher, comme elle le dit, pour la laisser à elle-même, à sa solitude, à son impuissance, à la conscience de son propre péché. Elle apprend alors ce que signifie servir à ses propres dépens. Mais Dieu manifeste aussi en elle les très saints effets de sa Résurrection, à la manière dont il la guide par les maximes de son saint Évangile et à la joie qu’il lui donne de voir grandir la jeune Église de Nouvelle-France au sein de laquelle son monastère est planté. De part et d’autre, chez Ignace comme chez Marie, l’union à Dieu passe par l’engagement à la suite du Christ. Il y a dépossession de soi dans le Christ pour qu’à travers soi-même son Règne advienne.
Ne retrouve-t-on pas d’ailleurs une même logique spirituelle chez celle qui sera la patronne universelle des missions, Thérèse de Lisieux ? Thérèse s’offre en holocauste à l’amour, comme Marie de l’Incarnation s’offrait en victime à l’amour. Elle s’assoit à la table des pécheurs en portant dans la nuit de la foi l’incroyance de son époque et elle veut passer son ciel à faire du bien sur la terre. Son lien à Jésus est indissociable de celui qui la lie à tous ceux que Jésus embrasse dans sa miséricorde.
Boulevard Saint-Michel 24
B-1040 Bruxelles, Belgique
[1] Pour une vue générale sur la vie de Marie de l’Incarnation, cf. « Une femme conduite par l’Esprit : Marie de l’Incarnation », Vie Consacrée, 1978, 131-150 ; et à propos de l’éveil de sa vocation missionnaire, cf. « L’esprit apostolique chez Marie de l’Incarnation », Vie Consacrée, 1982, 139-170. Nous nous référons ici au texte de la relation de 1654 établi par D.A. Jamet : Marie de l’Incarnation, Écrits spirituels et historiques II, 1930, DDB, Paris, le premier chiffre renvoyant à la page, le second, à la ligne. D. Oury a publié une édition abrégée de la relation sous le titre : Marie de l’Incarnation. Autobiographie, Solesmes 1976.
[2] D.A. Jamet, op. cit., p. 348, note a.
[3] Par exemple, J. Klein : L’itinéraire mystique de la Vénérable Mère Marie de l’Incarnation, Rome, 1937.
[4] J. Lebreton, s.j., Tu Solus sanctus. Jésus-Christ vivant dans les saints. Études de théologie mystique, Beauchesne, 1948, 171.
[5] « Au contraire, Marie de l’Incarnation, élevée dès 1627 au mariage spirituel, est plongée de nouveau, au cours des vingt années suivantes, dans de très pénibles épreuves ; mais ces épreuves, nous le verrons, n’ont pas le même caractère que la nuit de l’esprit décrite par saint Jean de la Croix ; elles ne sont pas orientées à la contemplation, mais à l’action apostolique ; elles y préparent l’âme en mortifiant son action personnelle, et en la rendant sensible et docile à l’action du Verbe Incarné qui agira en elle et par elle. » Ibid., 175.
[6] Dans sa petite synthèse sur les purifications de l’âme, Marie met la purification de la volonté avec l’état de victime : « voici donc la victime » (458, 5). La purification dont il s’agit est donc spécifique à l’engagement apostolique.
[7] L’action de Dieu et l’action de l’homme ne forment qu’une seule et même réalité dans l’œuvre apostolique qui s’accomplit. En assumant la « croix » dans le service consenti, on devient « victime » en situation d’offrande pour le salut de tous : en œuvrant à ses propres dépens, on donne à Dieu de faire son œuvre.
[8] On retrouve la même formulation à la fois dans le vœu que Marie fait à son arrivée au Canada : « pour tout souffrir et faire ce que le Seigneur voudrait de moi en ce nouvel établissement et genre de vie qu’il m’y fallait embrasser » (371, 21), et dans son vœu du plus parfait en l’octave de la Nativité 1645 : « faire, souffrir, penser et parler, ou encore laisser l’agir, le souffrir, le penser et le parler, selon que j’y verrais ou non la plus grande perfection et la plus grande gloire de Dieu » (408, 22ss). Une même attitude fondamentale marque donc tout l’engagement apostolique de Marie. Il y va de ne poser que les actes que Dieu veut d’elle à chaque instant. Aucun dolorisme. Aucune surévaluation de la souffrance. Il revient à Dieu seul dans son mystère de mort et de résurrection de rendre féconde une œuvre accomplie dans la joie comme dans la peine.
[9] La Vierge intervient aux moments décisifs de la vie missionnaire de Marie : depuis le songe prémonitoire de l’octave de Noël 1635, en passant par cette confirmation de l’Assomption 1647, jusqu’à sa présence auprès de Marie lors de la reconstruction du monastère en 1651.
[10] A preuve que cette symbolique du jugement relève bien de l’engagement missionnaire de Marie, ce fait que Marie n’y a nullement recours pour rendre compte de l’épreuve intérieure qu’elle a connue peu de temps après son entrée au noviciat des Ursulines de Tours.
[11] La symbolique de la justice divine s’est imposée à Marie dès l’éveil de sa vocation missionnaire. Dans le plaidoyer où, sous la motion de l’Esprit, elle s’adresse au Père pour que le Christ soit le maître effectif des nations, elle en appelle au droit. Sa théologie de la mission s’enracine dans la notion de justice divine. Sur le rapport de Marie aux trois personnes divines, cf. P. Gervais : « La mystique trinitaire de Marie de l’Incarnation », à paraître dans la Nouvelle Revue Théologique.
[12] Le terme « maximes » est si lié à la vocation d’apôtre de Marie, et elle même en vient à s’identifier à ce point avec sa vocation d’apôtre qu’en relisant la totalité de sa vie, elle met chacun des grands moments de son cheminement intérieur en lien avec les maximes évangéliques (cf. 424-428).
[13] Cf. aussi lettre du 8 oct. 1671 à son fils dans Dom G. Oury, Marie de l’Incarnation, Ursuline, Correspondance, Solesmes, 1971, 928-932.
[14] Marie parle à ce propos d’« un état de victime continuel, plus subtil et intense qu’à l’ordinaire, qui par diverses manières me va consommant par son Esprit-Saint » (450, 7).
[15] Deux termes en viennent pour Marie à définir les voies par lesquelles Dieu l’a conduite au cours de sa vie : « état de victime et vraie pauvreté spirituelle et substantielle » (452, 9). Le premier est spécifique de sa vocation apostolique. Le second, en lien avec les Béatitudes, embrasse la totalité de sa vie depuis ce jour où, peu après la grâce de sa conversion, elle a découvert les trésors cachés dans les conseils évangéliques (cf. 218).
[16] On en trouve une expression claire dans sa réaction au tremblement de terre de 1663, une réaction analogue à celle qui suit l’incendie du monastère. « Je sentais encore une pente de tout moi-même qui me portait à m’offrir à sa divine Majesté pour être victime de tous les péchés des hommes qui l’avaient obligé de faire le châtiment que nous avions devant les yeux. Pour cet effet, je désirais être chargée de tous ces péchés, comme s’ils m’eussent été propres, afin d’en recevoir seule le châtiment » (Lettre du 18 oct. 1663 à son fils, Dom Oury, Correspondance, 715).
[17] Lettre à son fils, 16 sept. 1661, dans D. Oury, Correspondance, 660.
[18] Lettre à son fils, 1 sept. 1643, dans D. Oury, Correspondance, 187.