« Aimée pour aimer à son tour... »
Une lecture de « Mulieris dignitatem »
Marie Hendrickx
N°1989-3 • Mai 1989
| P. 155-166 |
Pour présenter la lettre apostolique de Jean-Paul II sur la dignité et la vocation de la femme, l’auteur a choisi de déployer le monde symbolique ouvert par l’une de ses plus fortes expressions. Alors apparaissent clairement le caractère sponsal de tout corps humain et la nécessité de comprendre également de manière sponsale et le mariage et le sacerdoce et la virginité. Annoncées à Cana, les noces de la Croix révèlent dans le Christ l’unité du commencement. Cette méditation théologique nous offre de brillants aperçus d’une anthropologie vraiment dialogale.
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« Nous allons lancer un féminisme catholique », disait en souriant le Cardinal Ratzinger peu avant la présentation officielle de la Lettre apostolique Mulieris dignitatem sur la dignité et la vocation de la femme. De fait, ce document, attendu avec appréhension par certains, fut, dans l’ensemble, fort bien accueilli. Même ceux qui ne comprennent pas pourquoi il réaffirme l’exclusivité masculine du sacerdoce ministériel y ont reconnu un hymne à la féminité. Quelques-uns de ses passages, cependant, demeurent obscurs et les lecteurs de bonne volonté eux-mêmes sont un peu surpris par certaines de ses expressions. Ainsi cette sentence que « la femme est celle qui reçoit l’amour pour aimer à son tour ». Qu’est-ce à dire ? Le Pape en reviendrait-il au préjugé dépassé selon lequel « en amour comme en tout, l’initiative appartient au mâle et la femme n’a qu’à suivre » ? Évidemment non ! Nous sommes à mille lieues de ce genre de problématique. Une distraction, alors ? Un accident de langage ? Mais un coup d’œil sur le texte suffit pour se rendre compte combien chacun de ses mots est pesé, réfléchi, cohérent avec les autres. Il faut se rendre à l’évidence. Si Jean-Paul II a dit cela, c’est cela qu’il a voulu dire. Patience donc... A mesure qu’on entrera dans sa méditation – dans sa réflexion priante, dans sa prière réfléchie – on comprendra mieux le sens et la portée de cette proposition. C’est même avec émerveillement que l’on s’apercevra de son importance capitale.
Une page de la lettre apostolique
Si l’on veut interpréter une phrase, il faut commencer par la remettre dans son contexte. Parcourons la page entière :
Le passage déjà cité de la Lettre aux Éphésiens (5,21-33), où le rapport entre le Christ et l’Église est présenté comme le lien entre l’époux et l’épouse, évoque également l’institution du mariage selon les paroles du Livre de la Genèse (cf. 2,24) (...) Grâce à ce rapport significatif que l’on trouve dans la Lettre aux Éphésiens est mis en pleine lumière ce qui détermine la dignité de la femme au regard de Dieu, Créateur et Rédempteur, et aussi au regard de l’homme, de l’homme et de la femme. Conformément au dessein éternel de Dieu, la femme est celle en qui l’ordre de l’amour dans le monde créé des personnes trouve le lieu de son premier enracinement. L’ordre de l’amour appartient à la vie intime de Dieu lui-même, à la vie trinitaire (...)
Si l’auteur de la Lettre aux Éphésiens appelle le Christ l’Époux et l’Église l’Épouse, il confirme indirectement par cette analogie la vérité sur la femme en tant qu’épouse. L’Époux est celui qui aime. L’Épouse est aimée : elle est celle qui reçoit l’amour pour aimer à son tour (...)
Lorsque nous disons que la femme est celle qui reçoit l’amour pour aimer à son tour, nous ne pensons pas seulement ou avant tout au rapport nuptial spécifique du mariage. Nous pensons à quelque chose de plus universel, fondé sur le fait même d’être femme dans l’ensemble des relations interpersonnelles qui structurent de manière très diverse la convivialité et la collaboration entre les personnes, hommes et femmes. Dans ce contexte large et différencié, la femme présente une valeur particulière comme personne humaine, et en même temps comme personne concrète du fait de sa féminité (...)
Le passage de la Lettre aux Éphésiens que nous considérons nous permet de penser à une sorte de « prophétisme » particulier de la femme dans sa féminité (...)
Ce caractère « prophétique » de la femme dans sa féminité trouve dans la Vierge Mère de Dieu son expression la plus haute (Mulieris dignitatem 29 ; c’est le Pape qui souligne).
Des références surprenantes
Les textes scripturaires auxquels Jean-Paul II fait allusion ici sont connus. Il s’agit d’un passage de l’Épître aux Éphésiens où l’auteur expose que « les chrétiens doivent être soumis les uns aux autres dans la crainte du Christ » et que « les maris doivent aimer leurs femmes comme le Christ a aimé l’Église » pour laquelle il s’est livré ; et d’un passage du second récit de la création dans la Genèse : la description de l’établissement d’un rapport d’unité entre l’homme et la femme façonnée à partir de sa chair, ce qui permet de comprendre plus en profondeur le premier récit selon lequel Dieu a créé l’être humain homme et femme à son image et à sa ressemblance (cf. MD, 6).
A vrai dire, le choix même de ces références est surprenant. Ce n’est pas sur celles-là que l’on s’appuierait d’emblée pour exalter la dignité féminine. La tradition interprétative va plutôt dans le sens contraire ! Mais le Pape les fait « fonctionner » ensemble et d’une manière toute nouvelle.
En scène, dans ces textes bibliques, nous avons une série de « couples », l’homme et la femme, Adam et Eve, l’époux et l’épouse, le Christ et l’Église ; le passage cité de la Lettre apostolique y ajoute d’abord la Trinité, puis Marie et son Fils ; enfin, tacite mais partout sous-jacent, il y a le « couple » Dieu-humanité. La question qui se pose est de savoir s’il y a quelque chose de commun entre ces différents couples, s’ils sont structurés par des relations similaires qui permettent d’assigner à chacun de leurs pôles un rôle particulier.
Adam et Ève
De plus, le passage du texte pontifical que nous venons de citer met en exergue deux types de relations : la relation sponsale et celle de maternité. Voyons ce qui nous est dit de ces relations cas par cas, en commençant par le plus simple, celui d’Adam et d’Eve.
L’unité des deux
Les relations primordiales de l’homme et de la femme sont explicitées au début du document pontifical sous la forme d’une exégèse des deux premiers chapitres de la Genèse. Le premier récit de la création nous montre l’homme et la femme créés égaux, l’un et l’autre à l’image de Dieu en tant que personnes et en tant qu’êtres raisonnables appelés à dominer la terre.
Le second récit évoque Adam, découvrant devant lui un autre moi dans la commune humanité (chair de sa chair). Par sa simple présence, Eve lui annonce qu’il n’est pas seulement appelé à exister mais à exister pour autrui ; que, si Dieu l’a voulu pour lui-même, il ne peut se réaliser que par le don de soi. L’aide qui lui est assortie est celle qui lui permet de découvrir le sens intégral de son humanité et de la déployer. « Il s’agit d’une aide réciproque », précise le texte avec insistance. L’homme et la femme se donneront l’un à l’autre et se recevront l’un de l’autre, c’est là leur condition ontologique en même temps que leur devoir éthique. Ils apparaissent ainsi comme image de Dieu également en tant que communion interpersonnelle dans l’amour, en tant que « unité des deux » et nous avons là une première ébauche de la révélation trinitaire. « Conformément au dessein éternel de Dieu, la femme, avons-nous dit, est celle en qui l’ordre de l’amour dans le monde créé des personnes trouve le lieu de son premier enracinement. L’ordre de l’amour appartient à la vie intime de Dieu lui-même, à la vie trinitaire. »
L’« unité des deux » ne nous est pas décrite comme close sur elle-même, comme immobile et auto-suffisante. Le Pape la présente au contraire comme immédiatement ouverte à la fécondité, ordonnée à la procréation. C’est dans le cadre de ces relations humaines à l’image de la Trinité, donc essentiellement dynamiques, que l’on peut, dit Jean-Paul II, découvrir « la vérité sur la maternité, et aussi sur la virginité, comme deux dimensions particulières de la vocation de la femme à la lumière de la Révélation divine ». Ces deux dimensions qui trouveront « une plus haute expression » dans « la figure de la ‘femme de Nazareth’ » (MD 7). Nous nous pencherons sur la virginité un peu plus loin. Voyons d’abord ce qui nous est enseigné sur la maternité.
Reprenons : dans l’ordre de la création, l’humanité a été faite plurielle – avec en particulier cette grande césure de la similitude et de la différence des sexes – pour qu’existe la relation humaine – et en particulier l’unité des deux. Selon la volonté divine, cette unité des deux fructifie normalement dans la génération d’enfants. L’engendrement est la forme du don de soi propre à P« unité des deux ». Mais attention ! La lettre apostolique fait fortement remarquer qu’à l’intérieur même de ce don, il y a une dissymétrie : la femme donne plus que l’homme, la femme « paie » plus de sa personne et surtout, de son corps. « Il faut donc que l’homme ait pleinement conscience de contracter une dette particulière envers la femme, dans leur fonction commune de parents » (MD 18). L’union des deux n’est pas destinée à se figer dans l’immobilité de son auto-suffisance, mais à s’ouvrir au tiers, à cet être tout neuf, tout gratuit, sans avoir ni défense qu’est l’enfant. Or cette ouverture s’accomplit surtout par la maternité de la femme. La part de l’homme est évidemment indispensable, mais en définitive, moins exigeante.
La maternité est une participation spécifique au mystère de mort et de résurrection (MD 19) qui se trouve inscrit dès l’origine dans la « logique » de la création : le don (y compris corporel) de soi pour accéder à sa propre plénitude et en même temps, pour que l’autre vive. La mission la plus personnellement engageante dans la mise au monde du tiers est aussi celle qui relie le plus cette alliance de l’homme et de la femme qu’est l’« unité des deux » à l’alliance de Dieu et de l’humanité. En effet, c’est pour cette alliance infinie que la mère fait naître, qu’elle fait entrer des enfants dans le cadre de l’« unité de deux » – ces enfants ont une vocation d’éternité : être unis à Dieu. L’ordre naturel de la création embraye ainsi directement sur l’ordre surnaturel... d’abord par la femme.
Tel était du moins le dessein originaire et idéal de Dieu, et c’est dans ce dessein que s’inscrit la mission propre de la femme à qui l’être humain est confié « de manière spécifique », comme l’expliquera la dernière partie de la lettre apostolique (cf. MD 30). Mais avant d’en venir là, il nous faut voir comment ce dessein a été abîmé par le péché de l’homme et merveilleusement restauré par la Miséricorde divine.
« Au commencement », Adam reconnaît en Eve son égale. Avec elle, nous l’avons vu, il noue une relation d’accueil et de don réciproques par laquelle ils se « construisent » mutuellement et se construisent comme « unité des deux ». On peut dire que l’amour, qui est toujours un don de Dieu, fait naître en eux et entre eux une confiance absolue. Pour chacun, la foi amoureuse en l’autre est le fruit de la foi amoureuse en Dieu, et aussi son signe, et aussi son approfondissement. Cette double foi amoureuse engendre à son tour l’espérance qui donne l’audace de l’engendrement. Le couple humain, créé à l’image de Dieu-Trinité, vit vraiment de cette relation subsistante qu’est l’Esprit. Il le vit dans le don, l’ordination parfaite de chacun des conjoints à l’autre ; il le vit dans l’ouverture, le don, l’ordination de l’unité des deux au tiers qu’est l’enfant. Le couple humain pro-crée (cf. MD 18). Il engendre l’homme à la manière même de la Trinité créatrice qui invite toujours à entrer par l’Esprit dans la relation du Père et du Fils.
L’homme est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Il y a là, nous enseigne le Pape, un devoir éthique en même temps qu’une vérité ontologique. Nous devons devenir de plus en plus libres et raisonnables, nous devons vivre de plus en plus des relations semblables aux relations trinitaires. Nous sommes appelés à nous accomplir dans le partage de la vie divine, dans l’union à Dieu lui-même. Or, « il n’est pas possible de lire le ‘mystère du péché’ sans se référer à toute la vérité sur ‘l’image et la ressemblance’ avec Dieu » (MD 9). D’abord, parce qu’Adam et Eve s’appuient pour pécher sur leur liberté. Ensuite, parce que le péché exprime le refus d’être « à l’image et à la ressemblance » divines. Il est refus du projet de Dieu, refus de vivre les relations qu’il propose et dès lors, volonté de se constituer soi-même indépendamment de lui. Les répercussions de cette attitude sur l’« unité des deux » sont immédiates. On ne fait plus confiance. On ne se donne plus à l’autre, on ne se reçoit plus de lui. On cherche à se constituer soi-même indépendamment de lui, ce qui signifie souvent à ses dépens. Car là où l’amour disparaît, il ne reste plus que la force. Dans l’ordre de la nature, la force immédiate appartient (généralement) à l’homme masculin. « Il dominera sur toi. »
Mais Dieu ne renonce pas à son projet. Le « Protévangile » (Gn 3,15) annonce d’emblée le triomphe de la logique de l’amour sur la logique de la force. Dans cette victoire, la femme aura un rôle primordial, la femme qui, par son existence même, est appel à être accueillie et reconnue indépendamment de la force, la femme qui, par sa maternité même, appelle à reconnaître et accueillir l’autre qui vient sans force.
Le Christ et l’Église
Jésus et Marie
« Quand vint la plénitude des temps, Dieu envoya son Fils, né d’une femme » (Gal 4,4). Cette citation constitue véritablement le porche de la lettre apostolique (cf. MD 3). La « plénitude des temps » est le moment où Dieu décide de réaliser son projet. La femme est Marie. Dieu reprend l’initiative absolue dans sa relation avec l’humanité. Il prend l’initiative d’une Nouvelle Alliance. Il la conclura dans le sacrifice du Christ au Calvaire.
La plénitude de grâce de la Vierge de Nazareth est le fruit parfait du Mystère pascal – fruit donné à l’avance pour permettre à l’humanité (que le péché rend esclave) de consentir en toute liberté à son salut, à l’union avec Dieu. L’initiative appartient radicalement à Dieu, au Fils éternel du Père. Au point de départ, dans le temps humain de sa Nouvelle Alliance, il s’adresse à une femme – le texte y insiste (cf. MD 11) – à une femme dans toute sa consistance de personne libre. Il ne s’agit pas d’une demi-relation. Le « fiat » de Marie noue entre elle et Dieu une unité parfaite. Parce que Marie est femme, cette relation est ouverte à l’enfant. « L’événement de Nazareth met en relief une forme d’union à Dieu qui ne peut appartenir qu’à la femme, à Marie, l’union entre la mère et son fils. La Vierge de Nazareth devient en effet la Mère de Dieu » (MD 4).
Dieu propose et engage donc une relation dont il est lui-même l’enfant. Cette étrange nouveauté – le partenaire qui est à l’origine de la relation est aussi à son terme – marque bien que le Seigneur est le maître absolu du jeu. Il est au terme de la relation, mais, quand on y regarde bien, ce terme est ouvert. Le terme de la relation entre Marie et Dieu le Fils est Dieu fait homme, Dieu qui vient à l’homme, le Christ, Fils de Dieu et Fils de Marie. La relation entre Marie et Dieu le Fils est d’emblée ouverte à toute l’humanité.
Marie est le symbole (à la fois signe et réalisation) de l’Église, mère du Christ et de tous les enfants de Dieu. Une maternité qui « n’est pas seulement de chair et de sang », mais qui « exprime la profonde ‘écoute de la parole du Dieu vivant’ et la disponibilité à ‘garder’ cette parole qui est ‘la parole de la vie éternelle’ » (MD 19). L’encyclique Redemptoris Mater présentait Marie avant tout comme modèle de l’Église en tant que croyante. La foi, la confiance amoureuse est l’attitude que Dieu demande à l’humanité et qui lui permet de la rendre féconde. Elle est l’attitude de l’épouse. La maternité est bien liée à l’Alliance.
L’époux et l’épouse
Ces considérations nous conduisent directement à réfléchir sur la relation sponsale. La lettre apostolique nous invite à le faire dans la ligne de l’ Épître aux Éphésiens (5,21-33). L’introduction de cet article l’a fait voir clairement.
Le Christ est l’Époux, l’Église est l’Épouse. Le Christ a épousé l’Église en se livrant pour elle. Il s’est livré pour la rendre sainte et immaculée, c’est-à-dire accomplie, devant ses yeux (cf. MD 23). Ce qui est souligné ici, c’est le don premier de l’Époux, le don qui inaugure la relation, qui fonde « l’unité des deux ». Ce don du Christ est le sacrifice de sa passion, dans lequel il a payé de sa personne au point de livrer son propre corps. Au plan surnaturel, au plan de la Rédemption, il y a donc un don « masculin » du corps qui équilibre le don féminin du corps maternel au plan de la nature et de la création. Le don du corps maternel ouvrait à l’enfant l’« unité des deux ». Le don sacrificiel du corps du Christ instaure « l’unité des deux », le lien sponsal entre le Seigneur et son Église.
Or, la vérité de l’homme et de la femme se trouve dans le Christ (un leitmotiv de Jean-Paul II) et la vérité du couple humain, dans la relation du Christ et de l’Église. C’est ce que dit l’Épître : « C’est comme cela que les maris doivent aimer leurs femmes » (Ep 5,25 ; cf. MD 23). En allant un rien plus loin que le Pape dans sa propre ligne (et celle de la Lettre aux Éphésiens), nous pouvons, semble-t-il, avancer ceci : dans l’alliance sponsale entre le mari et la femme, comme d’une certaine manière dans tous les rapports humains, il revient à un pôle « masculin » de proposer, de rendre possible la relation, et cela gratuitement, par un « se donner », un « se livrer » pour accomplir l’autre. La réponse viendra dans un second temps, gratuite, elle aussi.
Cette « antériorité masculine » est pleinement réalisée, répétons-le, de la part du Christ vis-à-vis de son Église. Là se réalise un don absolument plénier et gratuit. Dans les autres cas, en particulier celui du mari et de la femme concrets, cette antériorité ne se réalise pas nécessairement. Elle est, cependant, toujours restée à l’arrière-plan de la conscience collective comme « une situation idéale ». Elle s’exprime souvent dans les us et coutumes et aussi, par exemple, dans le second récit de la création.
Il y aurait ainsi une « vocation masculine » à instaurer des relations indépendantes de la force et à aller pour cela jusqu’à livrer son propre corps. Symboliquement, l’être masculin est l’être « plus fort », appelé à reconnaître le « moins fort » et à le promouvoir par un don de soi qui instaure la relation. L’être féminin est l’être « moins fort » qui, une fois reconnu, est appelé à répondre et à ouvrir la relation à un tiers encore plus faible, tout cela par le don de soi. Mais alors que, du côté féminin, cette logique se réalise tous les jours dans la maternité où le don de soi va effectivement jusqu’au don du corps, du côté masculin, elle n’est parfaitement passée dans les faits que lorsque le Christ a donné son corps pour son Église... pour chacun de nous qui occupons tous, en face de lui, la position féminine de l’épouse (MD 25).
Mais certains hommes (masculins) sont appelés à participer de manière particulière à ce sacrifice du corps du Christ, à le rendre présent à son Église, à permettre à l’Église d’entrer dans la relation sponsale avec lui. Ce sont les hommes (masculins) auxquels est confié le sacrement qui actualise le don de l’Époux à l’Épouse, auxquels est confiée l’Eucharistie, ce sont les prêtres (MD 26). La lettre apostolique, lorsqu’elle réaffirme le sacerdoce exclusivement masculin justement dans le contexte de la constitution du lien sponsal et eucharistique entre le Christ et l’Église féminine, entre le Christ et chaque âme humaine, nous amène à dire que le don de soi sacerdotal est, dans l’ordre surnaturel et de la Rédemption, la contrepartie, la réponse au don maternel dans l’ordre de la nature et de la création. Il rétablit l’équilibre. Il retourne à la femme le don plus grand qu’elle faisait en donnant son corps à l’enfant.
Le don de l’Épouse
Récapitulons. Nous avons mis peu à peu au jour une logique de dialogue dans un certain esprit. Dans son type symbolique, cette logique est celle des rapports homme-femme. Elle est aussi, peut-on dire dans le concret, celle de tous les rapports humains, lesquels sont toujours quelque part des rapports entre un « plus fort » et un « plus faible » appelés à la reconnaissance, à l’égalité et à la promotion mutuelles, appelés précisément à des rapports qui ne soient pas des rapports de force mais d’amour.
Nous avons découvert deux formes primordiales de don de soi. Le don qui invite à la relation, qui la fonde et la permet ; ce don est celui de l’« homme ». Il n’atteint son but que par la réponse de la « femme ». Il y a aussi le don qui ouvre la relation. Ce don est celui de « la femme », mais il ne peut s’accomplir que moyennant la participation de l’homme. Nous avons constaté deux plans de réalité : le plan naturel de la création, où le don de la femme est pleinement réalisé par la mère, et le don de l’homme « appelé » ; le plan surnaturel où le don de l’homme est pleinement réalisé par le Christ (et les prêtres qu’il fait entrer dans son don) et où le don de la femme est appelé.
Le don de « la femme », don de l’épouse, a nécessairement deux modalités. Il est orienté vers l’époux, il est orienté vers l’enfant. Il est réponse à l’époux, il est don premier à l’enfant. Le don de l’« Époux » est le don du Christ, le seul don parfaitement sponsal. En face de lui, tout être humain, toute âme humaine, est en « position » d’épouse. Elle le devient effectivement quand elle devient chrétienne, quand elle dit « oui ». Cela vaut aussi pour l’âme du prêtre. Ce dernier partage la relation du Christ « vers » les chrétiens. Il est donc, sous cet aspect, aux côtés du Christ, ami de l’époux. Mais, sous un autre aspect, il est, comme tous les chrétiens, en face du Christ, dans la position de l’épouse, ce qu’il peut éventuellement vivre sous la forme de vœux religieux.
Depuis que le Christ est venu, depuis que le Christ a réalisé en plénitude le don de l’Époux, le chrétien peut lui répondre de manière absolue, de manière radicalement sponsale. Et certains, hommes ou femmes, y sont effectivement appelés pour témoigner des noces inaugurées sur la croix entre le Christ et son Église (le Christ alors a épousé l’Église qu’il mettait au monde comme Adam a épousé Eve, tirée par Dieu de son côté ; le Christ a épousé celle qui dans l’ordre spirituel naissait de lui et mettait au monde le disciple bien-aimé). Ils y sont appelés aussi pour témoigner du fait que, si Dieu a créé l’être humain homme et femme destinés à former l’« unité des deux », c’est qu’il pensait à sa propre « unité des deux » avec l’humanité, c’est qu’il pensait au Christ et à l’Église. Si certains hommes ou femmes sont effectivement appelés à cette consécration, c’est pour annoncer l’accomplissement des noces eschatologiques.
Mais qui dit « unité des deux » dit fécondité. Qui dit « mariage » dit « génération ». Sinon le lien entre l’amour sponsal et l’amour trinitaire serait perdu. Du don de soi réciproque entre le Christ et l’âme consacrée découle nécessairement, sous une forme ou sous une autre, la maternité spirituelle. C’est ce que dit le Pape à propos plus spécialement des femmes : « La maternité spirituelle revêt de multiples formes. Dans la vie des femmes consacrées, menée par exemple suivant les charismes et les règles des différents Instituts de caractère apostolique, elle pourra s’exprimer par la sollicitude pour les êtres humains, spécialement les plus démunis (...) Une femme consacrée retrouve ainsi l’Époux, différent et unique en tous et chacun (...) L’amour sponsal comporte toujours une disposition unique à être reportée sur ceux qui se trouvent dans le champ de son action » (MD 21). L’âme unie au Christ, et a fortiori consacrée, participe à la mission maternelle de l’Église, à la maternité de Marie. La Lettre apostolique souligne que Paul lui-même recourt « à ce qui est par nature féminin pour exprimer la vérité de son service apostolique » : « Mes petits enfants, que j’enfante à nouveau dans la douleur » (Gal 4,19 ; cf. MD 22). Un aspect de cette maternité est certainement de porter l’annonce de la Résurrection, mission qui fut d’emblée confiée à des femmes.
Conclusion
« La femme est celle qui est aimée pour aimer à son tour »... Ce qui s’exprime là, n’est-ce pas la compréhension la plus profonde des rapports symboliques homme-femme, compris à la lumière des rapports du Christ et de l’humanité ? Le Christ a toujours aimé le premier. L’Église est appelée à répondre à cet amour et à y faire naître tous les êtres humains. Chacun de nous a « toujours déjà » été aimé avant d’aimer, il est appelé à faire entrer dans la relation d’amour le tiers qui n’est pas encore, à se donner pour le reconnaître et l’accueillir, pour le faire reconnaître et accueillir. Dans l’ordre du symbole – mais cela comporte une invitation dans l’ordre concret – l’homme masculin a particulièrement la vocation d’instaurer la relation, de reconnaître en l’autre son égal et de le traiter comme tel ; la femme a particulièrement celle d’ouvrir toujours la relation à d’autres et à d’autres encore... afin qu’ensemble nous parvenions définitivement à faire prévaloir les relations d’amour sur les relations de force.
Ce sont des choses très simples qu’a rappelées le Pape. Des choses très simples et très profondes : Dieu est en dialogue avec l’humanité, l’humanité est en dialogue avec elle-même. Ce dialogue ne peut se nouer et se poursuivre que dans la confiance aimante. Il est source d’espérance et de vie.
Grand Cortil, 20
B-1348 Louvain-la-Neuve, Belgique