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Le doigt de Jean-Baptiste ou la priorité de la grâce dans les Exercices

Dominique Sadoux, r.s.c.j.

N°1988-5 Septembre 1988

| P. 287-305 |

Donner les Exercices Spirituels de huit ou de trente jours, c’est d’abord permettre une expérience de la grâce prévenante de Dieu. En réfléchissant aux préalables de la retraite, l’auteur décrit en praticien les conditions qui disposent à une mutuelle écoute de l’Esprit. Une telle pédagogie éclaire aussi toutes les formes de direction spirituelle ouvertes aujourd’hui comme des tâches nouvelles à la vie consacrée. Il s’agit toujours de montrer du doigt la direction de la lumière et, comme Jean-Baptiste, de s’effacer dans la présence même du Seigneur.

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Le petit livre des Exercices spirituels de Saint Ignace retrace un chemin de liberté. Pourtant celui qui le lirait « à la lettre », sans avoir en vue constamment les acteurs de cette aventure se méprendrait totalement sur sa nature. Il s’en faudrait alors de peu que sa lecture et surtout sa mise en œuvre devienne rigide, ennuyeuse, austère, voire étouffante. En effet, prendre ainsi le livre des Exercices serait prendre les moyens pour la fin, et dénaturer la rigueur d’une proposition en précision légaliste où l’effort humain est absolutisé, isolé à la fois du mystère de la personne aussi bien que du mystère même de la grâce de Dieu. Pour que ce livre soit un véritable chemin de liberté, pour que progressivement s’ébauche, en le suivant, la rencontre libérante de la personne humaine avec son Créateur et Seigneur, pour que la part de l’homme respecte la part de Dieu, il faut sans cesse reconnaître cette force et cette priorité du don de Dieu sur l’effort humain.

Alors il y a lieu de lire attentivement le texte, de lui faire confiance et de le prendre pour lui-même car on a saisi avec justesse ce qu’il avait à offrir : un chemin balisé, un chemin où dans ce constant regard de foi sur la grâce première, il est possible de lire toute la démarche du retraitant (et rien que sa démarche) comme seconde par rapport à cet appel, à ce don de Dieu premier. Les Exercices disent la part de l’homme ; en l’exprimant avec précision ils ne ligotent pas le retraitant, ils disent la limite de cette action, ils la relativisent sans cesse par rapport à son origine. « On appelle exercices spirituels toute manière de prépareret de disposer l’âme, pour écarter de soi tous les attachements désordonnés, puis, quand on les a écartés, chercher et trouver la volonté divine dans la disposition de sa vie pour le bien de son âme » (ES 1) [1].

Quand l’effort de l’homme se découvre être une « préparation », c’est qu’il ne se cherche plus pour lui-même. Il peut s’accomplir comme l’attente d’une venue, comme une « disposition » pour que :... « Le Créateur et Seigneur se communique lui-même à l’âme fidèle, l’embrassant dans son amour et sa louange et la disposant à la voie où elle pourra le mieux le servir ensuite » (ES 15).

Le paradoxe des Exercices est bien là : se confier à une recherche humaine de Dieu, parce qu’elle n’est que « disposition à » et dans sa mise en œuvre progressive, découvrir à son étonnement que celui qui vient était déjà là ! Mystère des deux libertés à l’œuvre dans cette aventure où la vraie stature de l’homme peut se dresser parce qu’elle se découvre donnée : mystère de la grâce première à reconnaître avant chaque ligne de ce petit livre pour lui voir porter ses fruits. Car en effet, à y être bien attentif, le livre des Exercices dit l’attente de l’homme à travers son effort humain de chercher Dieu mais il dit aussi la prévenance de Celui-là même que le retraitant recherche. Il le dit dans les annotations, il le dit dans les additions ; il le dit dans la prière de demande avant chaque oraison. Il le dit éminemment dans les règles de discernement.

Nous ne nous proposons pas une étude exhaustive de ces passages des Exercices. Nous voulons partir de l’expérience, celle de donner les Exercices, particulièrement les trente jours [2]. Nous voudrions exprimer comment, tout au long de la retraite, se déploie ce mystère de l’amour premier de Dieu, lorsque le directeur, établi le plus possible dans cette conviction, sait la découvrir non seulement à travers la lettre du texte mais aussi dans sa propre fonction et dans celui ou celle qu’il accompagne.

L’importance des préalables

Le directeur se trouve face au retraitant. Celui-ci se dispose à l’aventure qu’il désire de tout son cœur, à la rencontre privilégiée avec Dieu dont il recherche plus ou moins confusément la volonté sur sa vie. Il importe que chacun soit « situé » au véritable point de départ de ce parcours commun qui s’engage. Au-delà du dialogue nécessaire où se vérifient les affinités indispensables et la confiance humaine réciproque, la porte d’entrée des Exercices est celle de la foi : foi pour le retraitant en cet appel premier de Dieu qui l’a convié à telle démarche. Foi en cette présence première de la grâce du Dieu vivant, du Christ ressuscité à l’œuvre en tous deux. Le directeur est situé d’emblée dans l’espérance. Il croit que le Christ « a vaincu » toutes les résistances qui vont se faire jour dans la retraite qui commence. Il croit que le véritable lieu de celle-ci, comme le lieu de naissance de l’Église, c’est le lieu de la résurrection : la certitude de la victoire première et définitive du Christ sur toute ombre et toute mort. Tout au long des quatre semaines le directeur ne quittera pas cette heure, ce lieu du Christ vainqueur et ressuscité.

À partir de cette confiance obstinée, comme depuis un roc où il se tient ferme, il pourra accueillir, écouter, respecter, guider vers la lumière qui brille déjà, même quand il semble seul à y croire. Cette fermeté dans la foi ne l’empêche pas de ressentir les dilemmes, les obscurités, les troubles, les divers mouvements dont lui fait part le retraitant... Et l’on voit comment sans la prière du directeur, sans ce contact personnel avec le Christ ressuscité, il risquerait parfois de quitter le lieu du tombeau vide pour se laisser prendre lui-même par l’épreuve du dirigé... Du même coup, on sent tout ce qu’une telle foi « préalable » en la grâce de vie qui conduit la retraite donne de sereine fermeté, assure ce « lieu » stable où le dirigé peut revenir sans cesse comme au rocher sur lequel il s’appuiera pour reconstruire.

C’est dans la lumière pascale que les apôtres ont entrepris l’aventure ecclésiale. Comment une personne pourrait-elle s’engager sur sa propre route chrétienne ou vers une nouvelle étape de son engagement, sinon dans la lumière de cette gloire, celle de son baptême ? Il est indispensable que celui ou celle qui symbolise l’Église, le directeur, la directrice, soient conscients et vivants de cette foi victorieuse.

Car le retraitant lui-même ne sera pas toujours psychologiquement conscient de cette grâce de vie qui lui assure la victoire.

Le principe et fondement

La grâce première sur laquelle le retraitant doit appuyer sa démarche est bien celle que déploie le fondement des Exercices (ES 23). « L’homme est créé pour louer, respecter et servir Dieu notre Seigneur. » Cette ouverture, cette liberté préalable, cette disponibilité à Dieu est d’abord une grâce à demander. Mais elle est elle-même fondée sur la certitude existentielle de l’amour premier de Dieu. « Dieu est amour, en ceci consiste son amour ; ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu mais c’est lui qui nous a aimés » (1 Jn 4,8-10). La conscience vive de cette priorité de l’amour de Dieu pour nous est si essentielle qu’elle est la condition d’entrée dans les Exercices. Car l’attitude exprimée dans l’annotation 5 n’est que la face extérieure de cette conviction vitale. En effet, « offrir son vouloir et toute sa liberté » pour que Dieu « se serve de sa personne et de tout ce qu’il possède selon sa très sainte volonté » suppose que l’on s’éprouve comme précédé par l’amour infini de Dieu. Vouloir Dieu pour fin requiert qu’on l’expérimente comme sa propre source. Lui répondre « avec un cœur large et une grande générosité » ne peut venir que de l’appel à naître, à exister, à se sentir aimé sans condition aujourd’hui et maintenant.

Le chemin peut être long de ce retour aux sources, au-delà des obstacles, des blessures, des erreurs de parcours, des replis sur une solitude stérile.

Avant même de pouvoir se formuler la demande de la grâce du Fondement, le retraitant peut séjourner longtemps, des jours, des semaines, qu’importe, dans cette région de l’amour premier dont il avait perdu la clé. Il faut du temps pour remonter le courant de sa propre vie, de sa propre image déformée, de ses propres fermetures ou durcissements. Remonter jusqu’à l’origine de sa propre histoire, pouvoir se la dire en l’exprimant face à un frère, une sœur, témoins de cette tendresse sans condition de Dieu Père et Mère. Pendant ce temps, les psaumes peuvent être les relais d’une prière simple, d’attente, de demande, de persévérance. En demandant cette grâce de croire en l’amour de Dieu, c’est à s’aimer soi-même que l’on est convié [3].

Il peut arriver, Dieu a ses voies, qu’un retraitant, une retraitante demeure aux portes des Exercices presque toute la durée du parcours prévu... La parole de Dieu dans les psaumes, la lecture des innombrables déclarations d’amour de Dieu à son peuple dans le Pentateuque ou les Prophètes se répondront finalement peut-être comme en écho et la propre vie du retraitant deviendra elle aussi histoire d’amour.

La grâce est première. Il nous revient de la demander humblement, doucement, afin que notre réponse s’éprouve comme un fruit. « Qu’il lui offre tout son vouloir et toute sa liberté, pour que la divine Majesté se serve de sa personne et de tout ce qu’il possède, selon sa très sainte volonté » : volonté aimante de Dieu. Ces mots si simples à dire nécessitent parfois toute une guérison pour être accueillis comme une lumière apaisante pleine de promesse et non de menace. La patience, la confiance, la douceur du directeur témoignent au long du chemin de cette vérité première indispensable.

La prière préparatoire

Mais Ignace dans sa sagesse connaît la variété des cas et des tempéraments (ES 18,19). Outre que tous ne sont pas appelés à entrer dans les trente jours, il propose à son retraitant, tout au long des Exercices et jusqu’à la fin, de revenir à cette source fondamentale de l’amour premier de Dieu, et de l’humble effacement devant sa grâce initiatrice de tous nos efforts. La prière préparatoire en effet vient ré-exprimer cet acte de foi fondamental ; elle vient appuyer et sous-tendre toute journée, bien plus, toute oraison par ce don éprouvé, reconnu et sans cesse demandé.

« La prière préparatoire consiste à demander la grâce à Dieu notre Seigneur, pour que toutes mes intentions, mes actions et mes opérations soient purement ordonnées au service et à la louange de sa divine Majesté » (ES 46, 55, 62, 65, 91, 101, 110, 118, 121, 136, 149, 159, 150, 200, 218, 231).

Il est remarquable de constater que cette demande de grâce ouvre toutes les oraisons des Exercices et qu’elle est mentionnée au cours des quatre étapes, comme porche obligé de la prière, y compris en quatrième semaine et dans la contemplation pour obtenir l’amour. Il ne faudrait pas voir ici une sorte de précision étroite ou d’obligation automatique mais bien, sous cette proposition, une profonde vérité théologique et spirituelle exprimant une attitude fondamentale. Quels que soient son effort, sa fidélité, son désir, le retraitant ne se donne pas la grâce de la prière. Tout au plus peut-il la demander. Il le fait par un acte libre, conscient de sa limite mais aussi de la dignité qui lui est offerte : reconnaître humblement, à chaque étape et à chaque heure de la retraite, que ce qui est premier, c’est-à-dire indispensable, c’est la grâce, le don de Dieu. La prière préparatoire, quelle que soit la forme qu’elle puisse prendre, est de l’ordre de cette reconnaissance qu’il est là, avant moi, que son aide me précédera si tel est mon vouloir. Lui seul peut commencer ma prière, ordonner tout mon être à son service et à sa louange. Le lui demander, c’est confesser à l’intérieur de l’impuissance humaine un cri, un appel à Dieu toujours premier. C’est être déjà exaucé au niveau le plus radical de la foi : croire que Dieu fera l’impossible, qu’il pourra relier cet être épars qui vient le prier, par les moyens qu’il voudra, accueillant l’effort humain, dans toute sa limite consentie et offerte. Que cette prière soit formulée selon les mots d’Ignace ou autrement, elle est ce commencement, ce point de départ, qui situe et resitue sans cesse au lieu de notre condition de créature sauvée, celui du fondement. Demander la grâce est en quelque sorte s’effacer devant ce don et cet amour qui viendra parce qu’il est déjà venu, parce que le retraitant l’a reconnu comme sa source, son origine et sa fin. A travers cette expression si simple « demander la grâce » se joue déjà le paradoxe de notre relation à Dieu, de notre liberté humaine.

Dans l’aveu de notre « précarité » (origine du mot prière), ouvrir le cœur et la main vers la gratuité même de Dieu, qui est sans mesure et pourtant dépend du désir et de l’initiative du retraitant. Prendre conscience de l’écart entre la demande et le don par cette prière première qui ouvre le champ à Dieu, c’est bien reconnaître que tout ce qui suivra, toute la participation humaine et fidèle n’est que « préparation, disposition » (ES 1) à la rencontre. Bien plus, reconnaître d’emblée que la grâce doit précéder ma démarche, c’est voir mon propre effort comme un fruit de cette grâce et l’entreprendre avec cette application tranquille, comme une attente et non comme une tension, devant l’inconnu de Dieu et la disproportion de son action.

Les annotations

On comprend ici qu’au début d’une retraite, il soit si important de mettre en place le « dispositif » qui exprime cette préparation) cet accueil. Loin de resserrer la personne dans un carcan, les menues initiatives proposées situent les partenaires de la relation en jeu : Dieu et la personne humaine. Elles situent dans la foi qui est confiance et liberté : elles permettent à notre petite mesure d’inviter Dieu en lui offrant seulement mais totalement nos capacités pour ce qu’elles sont. « Demander » avec ses mots, ses pensées, ses gestes, ou son attitude corporelle. Mais qui pourrait se méprendre et confondre la préparation avec la rencontre ? Ce serait croire que l’effort produit la grâce et s’y fatiguer et s’y bloquer stérilement. Les annotations d’Ignace témoignent de cet accueil plénier et limité des puissances et des facultés humaines tournées vers Dieu pour la prière. « À un ou deux pas de l’endroit où je dois contempler ou méditer, me mettre debout, pendant le temps d’un Pater noster. L’esprit levé vers le haut, considérer comment Dieu notre Seigneur me regarde, etc. et faire un acte de respect et d’humilité » (ES 75). Avant même la demande vient la « considération ». Ce pouvoir limité et pourtant inouï de penser, de se concentrer, de « se tourner vers ». « Faire un acte », cette capacité d’incliner son cœur et son corps dans la reconnaissance de celui qui me dépasse. « Respect, humilité ». Le commencement de l’oraison avec les attitudes et les démarches qui précèdent la prière préparatoire ne risquent pas d’emprisonner l’âme, si leur précision même et leurs actes en se posant se reconnaissent impuissants à se donner ce qu’ils recherchent. C’est tout le mystère et la beauté de cette capacité de « demander la grâce », d’ouvrir sa porte, de préparer le lieu de la rencontre ; de se laisser entraîner, créature limitée, dans l’aventure du salut.

Avant l’Incarnation il y a l’Esprit. « L’Esprit Saint surviendra sur toi ». Avant la prière il y a la grâce. Et Marie dit : « qu’il me soit fait selon ta Parole ». Commencer sa prière c’est dire par tout son être ce « qu’il me soit fait ». C’est là mon effort et ma mesure qui en s’exprimant se nie comme absolu, comme tension solitaire, pour s’effacer devant celui qui le précède et le mène à son achèvement. Et pourtant, ce oui, ce désir, cette « demande » est une condition indispensable de la prière. Mais alors, elle nous apparaît non comme un effort solitaire, une performance stérile mais comme la conséquence du respect de Dieu pour sa créature. Pour accueillir tout au long de la retraite le don de Dieu comme grâce, il faut se poser en sa présence, différent de lui, et lui exprimer par notre appel libre le désir de nous recevoir de lui. Il nous a créés à son image, jusque-là, jusqu’à cette capacité d’autonomie en face de lui.

Il y a une manière discrète, simple, souple et précise de situer le « commencement » de la prière pour que le retraitant apprenne, en l’expérimentant, sa nécessité indispensable. N’est-ce pas le moyen d’introduire le retraitant, même à son insu, dans ce courant de vie, sous l’impulsion de l’Esprit, à chaque étape, afin que peu à peu tous les efforts qu’il met en œuvre s’effacent, en tendant vers Dieu, devant la libre initiative de l’amour ?

C’est aussi apprendre à « agir » de son côté en y mettant tout son désir et son vouloir, mais un désir et un vouloir qui deviennent à leur tour gratuits, dans la conscience à la fois de leur nécessité et de leur impuissance.

« Demander la grâce pour que... », poursuit Ignace, tout mon être soit purement ordonné à Dieu. Il y a là non seulement une reconnaissance de notre condition de créature faite pour louer et servir son Dieu, mais encore un aveu de notre impuissance radicale à retrouver le chemin de la liberté. Si nous demandons que tout soit purement ordonné vers lui, c’est bien parce que nous ne lui sommes pas « ordonnés » parce que nous avons besoin d’être sauvés. Aussi toute la force de la « demande », avec ce qu’elle a de personnel et de volontaire, se voit comme équilibrée, relativisée par cette conscience de l’écart entre ce Dieu aimant que je cherche et ma capacité à le trouver. La justesse de ce point de départ de toute prière est bien dans son humilité : je ne puis rien, tu peux tout, Seigneur donne-moi la grâce... cette grâce première du salut qui me recréera et me libérera, m’orientera vers toi. Cette grâce d’entrer et de grandir dans une relation libre avec toi, cette grâce de la prière. Un mot de saint Ignace illustre bien cette vérité. « Vous n’avez pas le désir, dites-vous, alors demandez le désir du désir. »

Il y a là une prise de conscience essentielle au point de départ de toute démarche spirituelle : laquelle permet d’être dans de bonnes « dispositions ». C’est-à-dire d’ouvrir sa porte, son cœur, et l’oreille de son intelligence. C’est souvent seulement une cloison très mince qui empêche de faire ce pas : celle d’un souci exagéré de bien faire, de faire les choses parfaitement ! Alors on ne demande pas à Dieu – à proprement parler – mais à soi-même. On se donne ou on croit pouvoir se donner sa grâce. Ou bien au contraire, apparaît un autre obstacle : celui d’une dispersion molle et dormeuse... On ne demande rien, on attend sans être là. Dans un cas on n’attend que soi. Dans l’autre, attend-on vraiment quelqu’un ? « Allons ! un peu d’ardeur, et repens-toi ! Voici que je me tiens à la porte et je frappe ! Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui pour souper, moi près de lui et lui près de moi » (Ap 3,19-20).

Le Seigneur est là avant nous ; par les annotations et par la prière préparatoire, Ignace exprime la mesure de notre participation dans cette rencontre. Si la prière est une « activité spirituelle », si elle est « préparation, disposition », elle est donc bien d’abord une action humaine. En nous y engageant, Ignace manifeste un grand respect de notre condition humaine, de la valeur de chacune de nos actions (mentales - cordiales - volontaires - physiques). Mais en même temps, dans ces recommandations, résonne comme en écho cette invitation de l’Apocalypse. Tu me demandes, Seigneur, d’écouter et d’ouvrir, parce que tu es déjà là, et que tu frappes ! Mais tu me respectes tellement que tu n’entreras pas sans ma permission !

Peu à peu, au fil des jours et des heures d’oraison, on sent si le retraitant « est entré », si la porte est ouverte... La demande de grâce et les additions sont devenues réflexes d’autant plus importants qu’ils sont librement posés et peu à peu ils vont de soi... Comme si l’articulation indispensable entre le Créateur et la créature était posée, discrète et essentielle. Alors l’attention se porte sur la rencontre. En début de retraite, les repères de l’entrée en prière sont précieux pour rassurer quelqu’un dans la désolation (ES 322 a) et pour indiquer doucement les préalables oubliés.

Celui qui se tendrait, se crisperait devant cette exigence, cette condition, manifesterait qu’il n’est pas prêt. Soit que la grâce du fondement n’a pas été vérifiée, soit qu’une résistance à cette humilité accueillante de Dieu révèle un blocage peut-être psychologique [4]. Il y aurait lieu alors de recourir avec grande patience aux manières de prier d’Ignace ou de la Lectio Divina... jusqu’à ce que par la grâce de Dieu, un déclic se manifeste, le retraitant « ouvre » sa porte sans crainte et sans réserve... Il est prêt pour « l’effort » qui lui revient sans le minimiser ni le dramatiser - car il est prêt pour la gratuité, pour la confiance.

La priorité de la grâce et la confiance (ES 22)

Il est un numéro des Exercices sans lequel on ne saurait entreprendre la lecture du livre. C’est le numéro 22, celui qui pose comme préalable le préjugé de confiance mutuelle entre directeur et retraitant. Être plus prompt à sauver la proposition du prochain qu’à la condamner ; à écouter jusqu’au bout la parole de l’autre, à corriger avec amour et « si cela ne suffit pas chercher tous les moyens adaptés » pour sauver « la proposition de l’autre ». Il y a là le secret de toute relation véritable et fructueuse. La confiance en l’autre ne sacrifie pas la vérité objective mais l’amour qu’on lui porte, en misant sur le meilleur de l’autre, fera trouver les moyens, les mots et la délicatesse pour qu’une vérité proposée ne blesse pas, ne s’érige pas en juge, ne s’identifie pas avec celui qui la dit mais vienne pour ainsi dire à la rencontre des deux comme déjà présente par-delà les contrefaçons, les malentendus, les expressions confuses ou fausses... « Ce préjugé de bienveillance », pour reprendre le mot de Jean XXIII, est un pari sur la grâce. Il dévoile le lieu d’où parle le directeur : celui de la Résurrection. Il manifeste cette reconnaissance de l’autre pour ce qu’il est : sauvé par Jésus-Christ et portant sans le savoir ou peut-être sans le sentir le germe de la vie et de la vraie liberté.

Croire en l’autre jusqu’au bout, quels que soient les méandres du chemin qui s’annonce, c’est véritablement l’aborder à partir de cette liberté acquise par Jésus-Christ mort et ressuscité, qui nous précède toujours. C’est voir ce que le retraitant ne voit pas ou ce dont il doute, la lueur de l’espérance jusque dans son propre cœur ; c’est déchiffrer au-delà des mots mêmes qui expriment souffrance, échec, impasse et même méfiance, la braise de la grâce de Dieu cachée sous la cendre de chaque histoire. C’est faire naître la confiance là même où celle-ci a cru mourir. C’est réveiller la vie parce que le retraitant est déjà rené au matin de la résurrection.

Il va sans dire que seule la prière vigilante permet au directeur cette attitude intérieure de confiance parfois mise à l’épreuve. Attitude d’écoute de l’Esprit à l’œuvre dans les deux personnes en présence : foi, respect de l’autre, par-delà les retombées psychologiques des états d’âme.

Savoir croire en la grâce parfois contre ces retombées : qui dira l’effet de certaines paroles si brèves ou de certains silences pour l’avancée du retraitant ? Paroles qui délicatement indiquent le pas suivant à celui qui visiblement a cueilli le fruit escompté de sa journée mais aimerait tant s’y reposer. Parole un peu plus ferme pour qui se parle à lui-même au lieu de s’ouvrir à l’autre, pour qui sans le savoir cherche à s’assurer lui-même et ne prend pas le risque de la vraie parole qui lâche ses amarres et s’abandonne.

Silence aussi de l’écoute attentive jusqu’au bout... silence qui non seulement accueille mais comprend, à partir de l’autre et non de soi-même ; silence libre écoutant la « nouveauté » de l’Esprit en l’autre, comme une inconnue à respecter, le secret d’un mystère éminemment personnel ; silence qui ne se brouille pas immédiatement d’une phrase de ce genre : « c’est comme moi, j’ai vécu cela... » ou d’une « réponse » qui obstruera la voie à la réponse de l’Autre en l’autre ; silence qui ouvre au retraitant la vraie confiance en lui-même et lui permettra d’être l’auteur de ses propres choix. Que dire aussi d’un silence où les mots ne viennent pas immédiatement gonfler, approuver et exalter les découvertes, les pensées, les réactions du retraitant apparemment les plus généreuses ? Silence qui renvoie à cette priorité de l’Esprit ; car c’est lui qui finalement conforte et confirme, c’est du cœur même du retraitant, de son propre fond qu’il accueillera ce jugement de l’Esprit : « l’homme spirituel juge de tout ». Et comment le pourrait-il si le directeur envahit le seuil de sa demeure intérieure, au lieu de lui montrer du doigt la direction de la lumière, c’est-à-dire la prière, ce lieu où le Créateur veut disposer lui-même l’âme fidèle ? Que d’exemples pourraient s’écrire ici ! Quelle véritable libération intérieure pour telle retraitante de première semaine qui s’est sentie livrée à sa propre grâce, au moment où elle aurait cherché confirmation à une fausse lumière. Telle autre, renvoyée calmement à sa prière, alors qu’elle a cru entendre un appel « violent » pour s’offrir à partir en mission. Telle autre, laissée à son agressivité première, face à telle suggestion de jeûne, lue dans les Exercices, et qui deux jours après revient libre : elle a compris et accepté d’elle-même ce que l’Esprit lui propose...

Le préjugé de confiance et de bienveillance se nourrit de ce besoin de se laisser précéder à chaque pas par la présence de l’Esprit, par sa grâce. Le directeur est pourtant bien présent, consistant ; mais sa propre délicatesse humaine ne sera que confortée et affinée s’il garde la lampe de sa vigilance, de sa liberté intérieure allumée au fond d’un cœur priant.

Certes il fera des faux pas ! Une intervention trop abrupte, une réaction trop impulsive ; il sentira un jour une résistance à la confiance, une lassitude devant une situation de stagnation, une peine et une impuissance à ce qu’il peut ressentir comme manque de confiance. Mais s’il demeure en alerte, intérieurement, il saura voir ses faux pas, les reconnaître eux aussi sauvés par le Christ ressuscité, et en demander au retraitant humblement pardon, si cela convient. On sent intérieurement comme les vibrations à peine perceptibles d’une sensibilité nouvelle à la présence de Dieu en soi et en l’autre quoi qu’il arrive. Si bien que les gestes humains, insignifiants en d’autres circonstances, prennent beaucoup d’importance. Telle retraitante, presque triste devant une réaction de son accompagnatrice, qu’elle a interprétée comme de l’indifférence, réalise un peu plus tard, lorsqu’elle trouve une fleur à sa porte pour sa fête, que derrière cette réaction « aussi » il y avait de l’affection. Telle autre, un peu frustrée par le manque de répondant approbateur à son discours, comprend la présence humaine et cordiale de sa directrice au fait qu’elle ne compte pas son temps dès qu’elle perçoit un réel besoin.

La reconnaissance que Dieu est premier et que la relation se bâtit sur un effacement mutuel devant son Esprit est une école de vraie relation humaine dans la liberté et la vérité. Que dire de cette relation lorsqu’elle a à se dire ? Que dire de la patience sans condition devant la lenteur des aveux qui dénoueront une situation... ? On ne tire pas sur une fleur en bouton pour qu’elle s’ouvre, car alors on la tue ; on ne devance pas non plus pour elle l’heure de l’éclosion ! Comme si « on » devinait, on savait pour l’autre ! Infini respect qui ne préjuge ni ne juge. Et quand la « chose » enfin se dit, s’exprime, elle a besoin d’être accueillie par un cœur humain certes, mais dans le respect de sa propre réaction, de sa perplexité, de sa propre joie ou peine ; dans l’espérance de la vie qui est renaissance, sans dramatisation, sans banalisation, comme une présence qui fait confiance en l’autre à « travers » son secret.

La priorité de la grâce... d’Ignace

Dans la relation directeur-retraitant, il est une autre manifestation de cette action première de l’Esprit à l’œuvre. Elle se manifeste dans la relation qu’on établit avec le livre des Exercices. Il faut redire les inconvénients à imposer de l’extérieur, sans discernement, les Exercices, et particulièrement dans le texte. Que de séquelles ont pu être provoquées par ce genre de méthode autoritaire, rigide et froide... ! Par ailleurs une réelle connaissance des Exercices, de leur articulation, de leur progression, de leur esprit, donne une immense assurance, une grande souplesse au directeur et une sécurité paisible au retraitant.

Saisir le sens des annotations est incompatible avec une proposition intempestive des étapes l’une après l’autre. Toute personne peut trouver son bien dans « quelque chose » des Exercices : « Tout dépend du point où il en est » c’est-à-dire de sa propre grâce.

Au seul niveau des formes de retraite, les Exercices offrent une variété d’approche dont on redécouvre aujourd’hui la richesse. « On donnera à chacun, selon la façon dont il aura voulu se disposer, ce qui peut l’aider et lui profiter davantage » (ES 18).

Respecter la liberté du retraitant c’est respecter la grâce qu’il a reçue. Et nous l’avons dit : tout le monde n’entre pas d’emblée dans les Exercices : à chacun sa grâce [5].

Mais à supposer que quelqu’un soit disposé à faire le parcours ignatien des quatre semaines et qu’il n’ait pas de résistance à lire de temps en temps le texte même, il faut reconnaître que lui proposer progressivement la démarche dans la littéralité du livre non seulement ne comporte pas d’inconvénient mais aide à se situer d’autant plus librement. Le retraitant et le directeur font confiance à la pédagogie d’Ignace. Tous deux se mettent à l’école d’un autre, maître éprouvé dans l’Église. Le directeur « désigne » le chemin que lui-même a emprunté et expérimenté.

Au directeur de reconnaître à chaque pas que le fruit de la prière a bien été obtenu. Mais il y a plusieurs manières de proposer la démarche suivante, de suggérer telle ou telle forme, telle ou telle addition. Le faire en indiquant un numéro du livre à lire au cours de la journée, ou même en disant : Ignace suggère... donne plus de liberté que si l’on parle de soi-même. La proposition vient d’un autre, autorisé par une longue expérience. D’une certaine façon, elle s’efface devant un appel discret de Dieu qui respecte la liberté et a ses moments. Pour le retraitant, il y a plus de liberté aussi à réagir, une fois seul, devant tel passage indiqué, que devant le directeur. L’un et l’autre sont en présence du travail de l’Esprit sollicitant une liberté unique qui devra se prononcer seule sur ses réponses. Il n’y aura pas lieu d’insister de façon inconsidérée sur telle ou telle proposition (le jeûne, par exemple) dans la mesure où le directeur se rend compte que l’appel a été entendu, qu’il a rencontré une réponse, qui peut du reste être fort diversifiée, ou une résistance ; il renvoie à la prière où les évidences s’éclairent, sûr de l’action de Dieu dans le retraitant. Tout ce qui serait aussi bien insistance forcée que peur de proposer des exigences relèverait, on le sent si bien dans la pratique ! d’un manque de foi en la grâce première à l’œuvre dans le cœur du retraitant, et d’un manque de confiance et de respect en sa liberté et en sa manière personnelle de réagir.

Les points

Il y a un double regard à soutenir sans cesse : le regard sur l’objectivité de la démarche et le regard sur la subjectivité de la réponse, toutes deux s’appuyant sur l’action première et inattendue de Dieu dans la personne. Le même respect de cette gratuité de l’Esprit à l’œuvre se révèle dans la manière de donner les points : il s’agit bien de s’effacer devant « une histoire fidèlement racontée » (ES 2). Que ce soit en recourant directement à la parole de Dieu (Ancien et Nouveau Testament) ou aux « mystères de la vie du Christ notre Seigneur » (ES 261 à 312), ce qui importe c’est l’objectivité de l’histoire face à laquelle le retraitant pourra se situer librement au gré de la grâce. Introduire à la prière non par des idées, des commentaires pieux, des partages d’expérience personnelle à partir d’un texte, mais en indiquant sobrement les acteurs de l’histoire qui nous concerne tous, les événements, les situations où quelque chose s’est passé entre Dieu et son peuple. Ouvrir simplement et largement au retraitant le champ de l’Histoire Sainte lui révélera sa propre histoire. Celle-ci sera bousculée peut-être, en tout cas reliée, insérée dans l’unique mystère de salut. Car la prière est une histoire et non un commentaire intellectuel ou sentimental de la parole de Dieu. C’est pourquoi il est bon de présenter les points de manière assez brève. « Se contentant d’avancer d’un point à un autre par de courtes et sommaires explications » (ES 2).

Dans certains cas il sera nécessaire de lire simplement le texte en face du retraitant, lire comme on écoute une Parole, comme on se laisse enseigner par un texte, comme on accueille une « autre personne ». Pour telle retraitante peu familiarisée avec la parole de Dieu, cette lecture reçue ensemble est importante ; elle se sent entraînée dans ce respect, dans cet acte de foi vécu devant elle, avec elle. Lire le passage choisi, comme on s’ouvre aux événements où se sont rencontrées deux libertés : celle du peuple élu dont je suis membre et celle de son Dieu. Pour d’autres il suffira de rappeler brièvement les articulations du texte, les moments-clefs, de camper un personnage, de marquer une situation, de présenter ce qui se passe, de dire l’essentiel. Pour quelques-unes, la lecture des points de méditation des Exercices, monnayés progressivement en les expliquant, suffira ; celle des mystères évangéliques tels qu’Ignace les propose aidera grandement certains, certaines à se situer face à l’histoire dans toute sa sobriété pour prier elles-mêmes à partir de ce « fondement historique vrai » (ES 2).

Pour en arriver à s’effacer ainsi devant les points de méditation qu’on présente, pour permettre au retraitant de s’engager librement dans la prière, une préparation, un entraînement parfois long est requis. Une bonne théologie biblique est aussi importante que l’expérience priante de la Parole de Dieu. Les deux sont nécessaires. On le sent bien. Ce qui importe, ce n’est pas de communiquer nos belles pensées ni notre propre expérience spirituelle en ce qu’elle a de plus personnel. C’est d’introduire le retraitant le plus objectivement possible dans cette histoire où il aura à se situer et à s’engager. Ceci suppose de la part du directeur une connaissance vivante de la Bible : que l’Écriture, dans les présentations, puisse se justifier elle-même ; que les événements soient resitués dans la trame de l’aventure humaine qui s’y joue, que les acteurs se répondent, que les vocations se complètent, que les articulations s’éclairent, que les étapes s’enrichissent mutuellement. Et que les choses soient dites dans un langage où l’on puisse aujourd’hui se retrouver dans l’éclairage historique, exégétique actuel sans que soient oubliées les sciences humaines. Ceci suppose un long apprentissage.

Paradoxalement plus on prend l’habitude d’étudier, de travailler la Parole de Dieu, plus on se laisse nourrir et transformer par elle. Plus on l’accueille dans son objectivité, plus on s’expose à ses résistances, plus elle nous devient personnelle, chair de notre chair, mais moins aussi on est tenté de se l’approprier et de la livrer de manière individuelle ou arbitraire. Plus on la partage et plus on apprend à la partager, à la donner comme un appel à s’y risquer et non à s’y réfugier. Car « si celui qui contemple part d’un fondement historique vrai, s’il avance et réfléchit par lui-même et s’il trouve de quoi expliquer ou sentir un peu mieux l’histoire, soit par sa réflexion propre, soit parce que son intelligence est illuminée par la grâce divine, il trouve plus de goût et de fruit spirituel que si le directeur avait abondamment expliqué et développé le contenu de l’histoire » (ES 2).

S’effacer devant l’histoire proposée au retraitant lui permettra non seulement de s’y aventurer librement mais par là même de s’y engager parce qu’il aura été touché affectivement. Présenter le plus objectivement possible les événements, les paroles et gestes de Dieu et de son peuple, de Jésus et de ceux qui l’entourent, introduit le retraitant dans cette histoire, dans ce jeu de relations où il va se trouver impliqué d’abord par un « sentir », voire un goût intérieur.

La sobriété du directeur n’a donc rien de froid ou d’intellectuel. La dernière phrase de l’annotation 2 coupe court à toute tentation de s’illusionner dans un discours, un monologue trompeur, une prière genre « étude de texte » : « ce n’est pas d’en savoir beaucoup qui satisfait et rassasie l’âme, mais de sentir et de goûter les choses intérieurement » (ES 2). Faut-il ajouter que l’attitude de celui qui s’efforce de donner ainsi les Exercices n’implique nullement une sorte d’impersonnalité ? Dans la mesure où l’on a trouvé dans la Parole sa propre demeure, on peut d’autant plus librement et avec goût désigner à d’autres le seuil de leur propre maison.

La priorité de la grâce et « le point où l’on en est »

Nous l’avons vu, il s’agit d’abord de détecter la situation du retraitant afin de partir « du point où il est », c’est-à-dire de sa propre grâce, celle-ci se vérifiant au moins par le désir d’entrer dans une démarche spirituelle. La grâce précède celui qui se met en route avec un vrai désir de trouver Dieu. Mais tout au long de la démarche, il y aura lieu d’être très attentif à ce « point » où la personne se trouve, à ce rythme de l’Esprit en elle et aux réponses de sa propre liberté face aux appels de celui-ci. En proposant les Exercices, l’essentiel n’est pas tant de parcourir un plan tracé par avance que « d’obtenir la grâce que l’on cherche ». C’est pourquoi « le point où l’on en est », mesuré par le fruit spirituel obtenu, est le seul critère qui permette d’achever une méditation ou d’y revenir encore (ES 4). La foi en la grâce toujours première donnera non seulement l’assurance pour proposer un nouveau mystère, une nouvelle étape à franchir, mais encore la patience pour aider à demeurer à un moment donné, jusqu’à ce que son fruit soit obtenu. De même qu’Ignace ne propose pas une seule méditation sans faire demander au retraitant la grâce de la prière (ES 46) de même, il n’est pas une seule heure d’oraison, un seul mystère, qui n’entraîne la demande de sa propre grâce. Une chose est cette ouverture inconditionnelle à ce que l’Esprit opérera par la prière, une autre tout aussi importante est cette demande du don de Dieu en fonction même du mystère, de l’histoire proposée.

Dans ce qui pourrait paraître un point de méthode, réside une profonde vérité : s’il revient au retraitant d’abord de se « re-présenter » la scène à contempler, de se rendre présent à la rencontre avec Dieu en se situant sur les « lieux » de son passage dans l’évangile en particulier (composition de lieu, ES 47), celui-ci ne peut s’approprier la Parole de Dieu et faire naître artificiellement des sentiments et des désirs. Seule la grâce relie l’attention aimante de celui qui prie, son regard, son écoute des mots, des gestes évangéliques, à la présence agissante qui les inspire. C’est bien la Parole qui « fait ce qu’elle dit » comme à l’aube de la création (Gn 1 et 2). Lire la Bible « dispose » la personne à trouver Dieu mais c’est le Créateur et Seigneur qui la « dispose » à la voie où elle s’engagera envers lui, car elle aura été touchée par lui (ES 15).

Comprendre cela, c’est saisir l’importance de la demande de la grâce propre au mystère contemplé. Demander, sachant qu’on implore l’impossible, fait rentrer dans la gratuité même de Dieu mais aussi dans le risque de la Parole qui mène où elle veut, quand elle veut. « Demander ce que je veux et désire », adaptant la demande au point où l’on en est, comme le dit Ignace (ES 42), c’est s’exposer à ce que le texte même qu’on utilise prenne chair dans sa propre vie. C’est accepter d’avance d’être transformé « en » cette Parole comme Dieu l’entendra. C’est croire qu’on ne se donne pas artificiellement les sentiments du Christ au gré d’une lecture qui fait se succéder les pages l’une après l’autre. On demande comme une aumône un fruit spirituel précis accordé au mystère contemplé (ES 48, 55, 91, 104, 139, 152, 193, 203, 221, 233).

Le fait qu’on le demande et le désire vraiment prouve déjà qu’on a parcouru l’étape précédente, que celle-ci a porté ses fruits. Car c’est toujours sur un acquis, sur un don vérifiable qu’on peut désirer et demander un nouveau fruit. Ainsi si la grâce est toujours nouvelle, si elle est surprise de Dieu, elle est aussi continuité, fidélité, elle est croissance. « Certains sont plus lents à trouver ce qu’ils cherchent, certains sont plus appliqués que d’autres, plus éprouvés, plus agités par divers esprits » (ES 2).

Vérifier que le retraitant a trouvé son bien à chaque étape est le critère qui permettra, avec la liberté la plus grande, d’indiquer le chemin, le tournant suivant, la marche à monter, ou de faire patienter dans l’attente de la grâce demandée. A celui ou celle qui risque de se décourager devant un texte qui lui résiste (ou plutôt auquel il résiste), le rappel de la demande de grâce est bien souvent cause d’apaisement pour poursuivre la prière.

Savoir demander, et savoir qu’on demande l’impossible et qu’on est incapable de se le donner à soi-même. Faire sentir cela au retraitant peut être pour lui occasion de décrispation devant la prière, d’abandon de son emploi propre et du même coup, d’application plus sereine à ce qu’il lui revient de faire, et que l’initiative de Dieu relativise complètement. Mesurer la valeur de cet acte de demande transforme ce qui pourrait être formalisme ou tension en un acte de confiance gratuite. Dans un cas, on part de soi et on veut se réaliser par soi-même. Dans l’autre, l’humble demande est déjà sortie de soi. Mais à la différence de la prière préparatoire, cette demande a un but précis, en fonction du mystère contemplé : elle est adaptée au moment présent vécu. Elle devient repère pour toute tentation de retourner en arrière, ou d’anticiper l’avenir. Un rôle du directeur est bien de maintenir ou de ramener doucement au présent de Dieu. A chaque jour suffit sa grâce.

Fraternité Sophie Barat
48, rue des Grillons
F-92290 CHATENAY MALABRY, France

[1Dans le texte et dans les notes, nous renvoyons aux Exercices spirituels par le sigle ES suivi du numéro du paragraphe.

[2Cette étude se fonde sur l’expérience des trente jours donnés individuellement, mais aussi sur celle des huit jours donnés individuellement ou encore en groupe avec possibilité d’un accompagnement quotidien.

[3On peut aussi, de façon variée, utiliser les manières de prier : ES 238 à 260.

[4Ne pas vouloir se plier à ces petits actes s’enracine parfois dans un réel problème d’autorité ; dans l’image négative d’un directeur de retraite qui, dans le passé, a imposé les Exercices en un sens absolu... un long chemin est à refaire.

[5Il m’est souvent arrivé, au cours des trente jours, de donner les Exercices plus près du texte à une ou deux retraitantes, les Exercices sans référence explicite à Ignace et au texte, à deux ou trois ; et un parcours totalement différent à quelques autres : soit le parcours de l’Évangile, soit l’utilisation de la parole de Dieu en fonction du fruit d’un seul moment de la démarche. Enfin il m’est arrivé de rester patiemment dans le » Fondement ».

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