Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Une « école de prière » ?

Dominique Nothomb, m.afr.

N°1987-6 Novembre 1987

| P. 366-376 |

Peut-on enseigner à d’autres à prier ? Depuis 1978, l’auteur a entrepris de le faire au Tchad, au moyen de « sessions-retraites » dont il décrit ici les éléments fondamentaux : enseignement doctrinal, expérience personnelle, engagement concret. Ainsi nous est offert un véritable « éloge de la prière » chrétienne.

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Ayant entendu parler des « écoles de prière » que nous avons essayé, à plusieurs reprises, d’entreprendre au Tchad, quelques périodiques m’ont déjà demandé un témoignage à leur sujet. Volontiers, j’ai accédé à ce désir, soit dans Telema de Kinshasa [1], soit dans les Cahiers sur l’oraison de Troussures [2], soit dans Les cahiers de la Vigne, Bruges [3]. Très aimablement, la rédaction de Vie consacrée m’a tendu la même perche. Comme les lecteurs des trois autres revues ne sont probablement pas les mêmes que ceux de Vie consacrée, je pense bien faire en acceptant de nouveau cette invitation. J’espère d’ailleurs ne pas répéter ici ce que j’ai écrit là.

Je m’empresse de préciser que nos « écoles de prière » sont des réalisations extrêmement modestes, et occasionnelles, qui n’ont ni la même ampleur ni la même qualité que celles qui sont animées, par exemple, à Troussures par le Chanoine Caffarel et son équipe, et en d’autres endroits de France et de Belgique. Notre seule originalité, si on peut parler ainsi, c’est que nous ayons eu l’audace de les organiser au Tchad dans des conditions beaucoup plus difficiles qu’en Europe. Nous sommes même plutôt surpris qu’on leur accorde tant d’intérêt, alors que d’autres initiatives dans le domaine de la prière mériteraient bien davantage d’être connues.

Si, cependant, je crois utile d’offrir aux lecteurs et lectrices de « Vie consacrée » une réflexion nouvelle sur cette toute petite graine que sont nos « écoles de prière » c’est pour deux motifs. D’abord pour justifier le principe même d’une école de prière, qui, récemment, a été mis en question. Ensuite, parce que cela me permet de faire, après tant d’autres, mais avec quelle conviction, l’éloge de cette merveille, belle entre toutes, qu’est la prière chrétienne.

On pourrait, en effet, et légitimement, se demander si instituer une « école de prière » peut avoir un sens. La prière peut, sans doute, être un intéressant sujet d’étude, mais les spéculations qu’on peut élaborer à son propos peuvent en rester au seul niveau théorique et ne pas introduire dans sa pratique, et c’est celle-ci qui importe. La prière est moins un domaine à discussion et à « session » qu’un mystère dans lequel on pénètre ; moins une science qu’un art ; moins un programme qu’une aventure. On n’a jamais fini de s’y risquer et on n’en a jamais acquis la maîtrise. Aucun diplôme n’en couronne l’effort, aucune certitude ne peut nous assurer d’y avoir réussi. D’autre part, rien n’est plus personnel que la prière. Aucun professeur, sinon Dieu par son Saint-Esprit, ne peut faire naître la prière chrétienne, car c’est elle dont il s’agit, dans le cœur d’autrui. On lira dans un merveilleux petit livre du Père André Manaranche, paru en 1986, une mise en doute de la possibilité d’une école de prière. « Je pense que cela ne peut pas exister » conclut-il [4].

L’expression est donc, d’une certaine manière, impropre. Il n’y a pas d’école de prière comme il y a des écoles primaires, secondaires et techniques, pas de « la prière en dix leçons » comme ironise le P. Manaranche. Mais il s’agit d’un malentendu. On peut parler d’école de prière dans le sens où saint Bernard disait qu’un monastère est une « schola caritatis », une école de charité. On apprend à prier. Jésus a enseigné la prière à ses disciples. Car si la prière est un phénomène quasi-universel dans le monde des religions, et donc, dans un certain sens, parfaitement « naturel », la prière chrétienne, elle, n’est certainement ni « naturelle » ni spontanée. Si elle l’était, elle serait sans doute très « chamelle » et donc très peu « spirituelle », donc très peu chrétienne. On ne prie pas Dieu, chrétiennement, en faisant ou en disant n’importe quoi, ou n’importe comment, fût-ce en s’adressant à Dieu ou en agissant (soi-disant) « pour lui ». S’il faut apprendre à prier, comme à parler, à chanter, et même à aimer, il y a lieu, à certaines conditions, d’imaginer la possibilité d’écoles de prière. C’est, en tout cas, ce que nous avons fait.

En nous inspirant d’une idée féconde proposée plusieurs fois par le même Père Manaranche dans divers de ses livres, nous sommes partis du principe selon lequel la prière, comme toute autre valeur chrétienne, n’est authentique que dans la mesure où elle est éclairée par un enseignement, intériorisée par une expérience personnelle, et est testée par un engagement concret. C’est en nous efforçant de satisfaire à cette triple exigence que nous avons conçu nos écoles de prière.

Un enseignement

Plus que jamais, il s’avère nécessaire de donner, de la prière, une notion juste. Plusieurs représentations erronées égarent bien des chrétiens. Il s’agit d’abord de faire comprendre ce que la prière chrétienne n’est pas : ni une simple récitation de formules, ni une cérémonie purement rituelle, ni un jeu de l’intelligence, ni une technique d’introspection, ni un chemin d’apaisement intérieur, ni une réflexion religieuse... Bien que chacune de ces conceptions contienne un élément valable, aucune ne définit la prière chrétienne.

Je me bats surtout contre l’idée, si répandue, surtout en Occident, et apparemment si édifiante, selon laquelle toute action bonne faite pour plaire à Dieu serait une prière. Je ne connais aucun texte biblique qui puisse accréditer cette affirmation. Les formules qui courent les rues (et les maisons religieuses) comme celle-ci : « toute ma vie est une prière », sont susceptibles, sans doute, d’un sens acceptable, mais à condition de donner au mot « prière » une signification qu’il n’a nulle part dans le Nouveau Testament. Prier, en grec : pros-euchomai, ou érôtao, aitéô ou déomai, signifie toujours : adresser une parole à Dieu, lui parler à la deuxième personne, en forme de « Je-Te », pour le louer ou l’implorer, converser avec lui, s’entretenir familièrement avec lui, l’écouter et lui répondre, et lui demander ses bienfaits. Que cela pose d’énormes questions et paraisse même impossible si l’on tient compte du fait que Dieu est le Tout-Autre, l’invisible, le Saint, l’Au-delà de tout créé, de toute pensée et de toute image, c’est bien évident. Il faudra donc justifier, Bible à la main, qu’une telle prière est possible, qu’elle est voulue par Dieu et nécessaire. La clé du problème se trouve dans les deux vérités de foi selon lesquelles Dieu est notre Père et nous ses enfants, et que ce Dieu-Amour habite dans le cœur de tout homme qui a accueilli en lui son Esprit Saint, et à qui ce dernier a accordé le don de la foi et de l’amour.

Ces affirmations ne vont pas de soi et doivent être enseignées. Il n’y a pas une phrase, ni presque un mot, du paragraphe précédent, qui n’ait besoin d’une explication et d’une adhésion de l’intelligence pour que la prière chrétienne soit possible et droite. Mais il y a encore bien d’autres vérités essentielles qui doivent faire l’objet d’un enseignement, sans quoi la prière risque vite de dévier. Avant tout, il est fondamental de savoir, à partir des évangiles, ce que Jésus faisait et disait quand il priait son Père, d’une part, et la catéchèse qu’il donnait, concernant la prière, à ses disciples, où Jésus nous révèle ce que nous devons faire et ce que nous devons dire (et ne pas dire) quand nous prions, d’autre part. La référence à Jésus comme Maître et Modèle unique de prière est prioritaire, faute de quoi notre prière serait tout, sauf chrétienne. Elle ne l’est que dans la mesure où elle rejoint celle de Jésus, est assumée en elle et assimilée à elle.

De là découle le second critère de la « christianité » de la prière, qu’il faut expliquer car lui aussi ne va pas de soi, à savoir : la docilité de l’âme priante à l’Esprit de Jésus. Si celui-ci « souffle où il veut, et tu ne sais ni d’où il vient ni où il va », il n’agit cependant pas au hasard ni d’une manière désordonnée. Bien au contraire, c’est Lui qui met l’ordre, et donc la paix.

De la Bible se dégage une série de « lois » de la prière chrétienne qu’il s’agit de recueillir, non d’inventer à sa guise. Il n’est pas vrai que la prière chrétienne soit sans structure, même si beaucoup de chrétiens et de chrétiennes, parce qu’ils sont très humbles et transparents à l’Esprit, prient selon ces « lois » sans les connaître, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir. N’empêche qu’il y a un grand profit à les connaître. Qui d’ailleurs peut prétendre à cette parfaite transparence ? Un bon enseignement aide beaucoup à reconnaître en soi la Voix de l’Esprit, son murmure et son langage, et par conséquent à suivre ses vraies impulsions.

Que dire alors des explications, combien nécessaires, pour apprendre à surmonter les difficultés inhérentes à toute vraie prière ? La lumière de l’Écriture et les enseignements de la tradition mystique et spirituelle de l’Orient et de l’Occident, présentés d’une manière simple, sont d’un grand secours pour tout priant affronté aux inévitables distractions, sécheresses, nuits, désolations, déserts, épreuves diverses qui ne manqueront pas de se présenter sur son chemin. Qui oserait se passer de ces connaissances libératrices sans risquer soit le découragement, soit les illusions, soit l’abandon de la prière ? Je ne vois pas qu’on puisse lancer quelqu’un, ou se lancer soi-même, dans le mystère de la prière, ou, pour user d’un mot cher à sainte Thérèse d’Avila, dans « l’aventure », à vrai dire, merveilleuse, de la prière, sans un certain nombre de connaissances, donc sans un enseignement sûr, puisé aux meilleures sources. N’est-ce pas une première justification d’une « école de prière » ?

Une expérience

Néanmoins, un tel enseignement serait stérile s’il restait académique et « scolaire » au mauvais sens du mot, justement rejeté par le Père Manaranche. Quand j’anime une « école de prière », j’aime la comparer à une « Auto-École » dont l’élément essentiel n’est évidemment pas l’étude du code de la route, mais l’exercice du candidat qui prend le volant en main et se lance non « à l’eau » mais sur la route. L’apprentissage de la prière ne se fait pas en écoutant une causerie, si belle soit-elle, et si nécessaire soit-elle, mais en priant. C’est un truisme, j’en conviens, mais il reste que beaucoup font mine de l’ignorer. On disait qu’un jour, lors d’un congrès de jeunes, on avait affiché sur une porte : « Conférence sur le ciel », et sur une autre : « Chemin pour aller au ciel ». La foule se pressait devant la première et fuyait la seconde. De même, il est plus facile d’entendre un bel exposé sur la prière que de s’y plonger sérieusement. Mais c’est cela avant tout que propose une école de prière, sinon elle trompe les gens.

C’est pourquoi la pédagogie fondamentale et franchement avouée au début de chaque école de prière est basée sur le principe suivant : « rien n’est enseigné qui ne soit pratiqué ; rien n’est vécu qui ne soit expliqué ». En concret, cela veut dire que chaque enseignement est suivi, ou précédé, d’un exercice de prière dans lequel ce qui a été, ou qui sera, exposé, est intériorisé et appliqué. On passe ainsi constamment de la théorie à la pratique et vice versa. Comme il y a trois enseignements par jour, il y a trois périodes d’environ trente minutes d’oraison personnelle avant ou après l’exposé.

Concernant la prière mentale, dont l’apprentissage est l’objectif principal de nos écoles de prière, la pédagogie que nous suivons est conçue en fonction du contexte social et culturel dans lequel se fait l’expérience.

Je pense qu’on peut concevoir deux méthodes efficaces d’initiation à l’oraison silencieuse. La première consiste à expliquer au candidat une méthode pratique et à lui donner un certain nombre de conseils précis ; puis on lui indique un texte d’Écriture, on en dégage avec lui l’une ou l’autre idée directrice, puis on le laisse seul avec Dieu pendant tout le temps prévu. Après quoi, un accompagnateur fait avec son « élève » une relecture de son oraison et en évalue, avec lui, la forme, le contenu et les fruits. C’est un procédé excellent, d’inspiration ignatienne, mais dont l’application suppose un certain nombre de conditions en personnel animateur, mais aussi matérielles, qui ne peuvent se vérifier partout.

Nous avons opté pour un autre procédé. Au Tchad, nous nous trouvons dans une culture d’oralité. L’expérience, dans ce qu’elle a de communicable, est stimulée par l’imitation plus que par l’explication. On refait volontiers ce qu’on a vu et entendu personnellement faire et dire par un « ancien ». Ainsi, dès le premier matin, quand tous les participants à l’école se rassemblent pour une première oraison, on ne leur explique théoriquement presque rien. Mais un des animateurs exprime à haute voix son oraison, en suivant un cheminement méthodique qui sera pratiqué, toujours le même, pendant trois jours avant d’être dévoilé et longuement commenté le quatrième jour. On ne dit donc pas à celui qui s’exerce : « Voici comment tu feras », mais bien : « écoute et vois comment je le fais et le dis. T’inspirant de ce modèle, suis le chemin que, dans ton cœur, l’Esprit t’inspire ». Rien n’aide mieux à faire oraison que d’entendre une personne qui la fait, avec simplicité et sobriété. A condition d’intérioriser simultanément ce qui est perçu de l’extérieur et de le vivre personnellement, selon sa grâce propre, dans l’intime de son cœur.

Un autre élément de l’expérience est le partage de la prière. Parmi ceux qui viennent aux écoles de prière, quelques-uns ont déjà pratiqué la prière partagée, pour d’autres au contraire c’est une grande nouveauté. Concernant les premiers, certaines mises au point sont nécessaires, car chaque groupe de prière à ses conventions propres, tacites parfois, et la variété en ce domaine est grande. Il est donc important pour les uns et pour les autres, de proposer une méthode commune. Entre toutes les méthodes possibles de prière partagée nous avons choisi celle qui nous paraissait s’apparenter de plus près à celle de la prière personnelle et y conduire. Il y a donc correspondance et une sorte de va-et-vient entre la prière personnelle et la prière partagée, au profit de l’une et de l’autre.

D’autre part, la prière est une activité de l’homme entier, et non de la seule partie spirituelle de son être. Une expérience valable de prière chrétienne comporte donc une attention indispensable au corps, et des exercices de participation du corps à l’élan de l’âme vers Dieu. À condition qu’il s’agisse vraiment de prière, donc de dialogue avec Dieu, et non de simple expression corporelle, de gymnastique ou d’esthétique. Une initiation comportant des explications et des exercices pratiques est donc nécessaire à ce niveau également. Elle provoque souvent un effet de surprise. Pour beaucoup de personnes, c’est une découverte et une ouverture à un registre de prière insoupçonné.

L’élément de l’expérience de la prière qui fut, au Tchad, le plus difficile à moduler correctement est l’apprentisage du silence. Il y a d’abord un silence extérieur qui n’est pas évident dans une culture marquée très fortement par l’oralité et la sociabilité. Dans ce milieu, un homme normal et sain ne peut se trouver à proximité d’un autre homme normal et sain sans qu’une conversation ne s’échange entre eux. S’y soustraire serait une incongruité, ou un signe de colère, de malveillance ou de rejet. Un silence extérieur semble d’autant plus déplacé que les deux voisins sont en train de vivre avec intensité une expérience qui pour tous deux est comblante. Pourquoi alors leur interdire de partager ce qu’ils vivent au moment où l’un ou l’autre en éprouve le besoin ?

Cette donnée culturelle n’est pas sans pertinence. Elle n’infirme cependant pas la nécessité, à mon avis absolue, d’une discipline de silence extérieur (qui comporte le renoncement à toute conversation, et l’absence de bruit) pour l’apprentissage, et la nécessité, encore plus grande, du silence intérieur. Il y a néanmoins des non-silences extérieurs qui introduisent efficacement au silence intérieur, lequel coïncide finalement avec l’attention consciente à Dieu présent au cœur. Il y a donc un dosage à mesurer avec prudence et sagesse entre des temps de silence extérieur absolu, des temps de non-silence conduisant à l’écoute de Dieu, et des temps de détente permettant de joyeux échanges interpersonnels. La qualité de la communication fraternelle est aussi un élément important de l’initiation à cette communication et à cette conversation avec Dieu qu’est la prière.

On ne peut en rester là. L’expérience la plus décisive qu’une école de prière doit donner l’occasion de faire est celle, précisément, du silence intérieur, ou, ce qui revient finalement au même, de l’écoute de Dieu. En d’autres mots, il faut :

  • apprendre à se mettre en présence de Dieu, c’est-à-dire à prendre une conscience vive de la présence de ce Dieu invisible,intimior intimo meo, « devant qui je me tiens » (c’est toute l’expérience carmélitaine, celle d’Elie), et qui, Père, Fils et Esprit, habite en moi. Non seulement, bien que principalement, dans le centre le plus intime de mon être, mais aussi dans mon corps, mes sens, mon imagination, ma mémoire, mon intelligence et mon cœur. Ce qui suppose un certain nombre de démarches humaines, mais surtout l’éveil de la foi ;
  • apprendre à « écouter Dieu », ce Dieu qui parle sans bruit de paroles, au fond de mon cœur, mais à travers ma conscience et ma pensée (et mon « sentir » spirituel). Je ne puis évidemment développer ce point ici, mais une école de prière doit le faire comprendre, par des enseignements sans doute, mais surtout par toute l’ambiance et un certain nombre d’exercices pratiques ;
  • apprendre enfin à répondre à cette Voix intérieure, donc à y réagir chrétiennement par la louange, l’amour humble et la supplication (et, peut-être, par le « prier en langues », dont la légitimité et la valeur chrétienne sont, pour moi, incontestables. Mais dans la plupart des cas, nos écoles de prière s’abstiennent d’y inviter).

On est ainsi sur le chemin qui conduit à l’expérience chrétienne de la prière qui me semble couronner toutes les autres. Celle du « priez sans cesse ». Une de mes convictions concernant la prière chrétienne consiste à affirmer que les deux traits les plus typiques et les plus originaux de celle-ci sont les suivants : sa qualité filiale, le « Abba ! Père ! », qui est la quintessence de la prière de Jésus et de la nôtre, et le « priez sans cesse », si souvent proposé par saint Paul. Encore faut-il bien comprendre ce dont il s’agit, ce que je ne puis faire ici, mais sur quoi j’insiste beaucoup dans chaque session d’école de prière.

Un engagement

La prière est ce qui provoque chez beaucoup à la fois une ardente attirance et une inévitable peur. Surtout s’il s’agit, justement, de la prière chrétienne. En effet, dès qu’un chrétien a mis le doigt, pour ainsi dire, dans l’engrenage de la prière telle que Jésus l’enseigne, il sent qu’il est entraîné dans une aventure qui va bouleverser son existence. Prier Dieu, à la manière de Jésus, c’est consentir à la volonté de Dieu, c’est y adhérer par sa liberté aimante, c’est donc prolonger le « oui » de sa prière dans un « faire » qui lui est cohérent. Rien désormais ne peut rester comme avant. Cela fait peur. Et pourtant quel chemin de libération et de liberté, de paix et de bonheur, si du moins l’aventure est mise sous la direction de l’Esprit Saint !

En d’autres mots, prier Dieu chrétiennement, c’est structurellement aussi s’engager à faire ce que Dieu veut, à travailler pour le bien, la libération, la promotion et la divinisation de l’homme, sans discrimination, donc à donner sa vie pour le salut du monde. Rien de moins.

Mais tout cela doit être concret. La première expression, la plus élémentaire, de cet engagement consiste à se décider à pratiquer chaque jour la prière mentale et à prendre les moyens d’y être fidèle. Sinon l’« école » n’a servi à rien. La fidélité à l’oraison quotidienne est conditionnée par quatre facteurs :

  • une connaissance suffisante de ce qu’elle est et de ce qu’est son fruit premier, qui est la transformation de notre cœur et son adhésion amoureuse à la volonté de Dieu ;
  • avoir fait une expérience de prière assez forte pour qu’elle imprime son empreinte dans la mémoire ;
  • être motivé d’une manière réfléchie et personnelle ;
  • enfin avoir l’humilité et le réalisme de se soumettre à un horaire de prière, avec souplesse et bon sens, mais aussi avec ténacité.

Les deux premiers facteurs sont rendus possibles d’une manière directe par l’école de prière. Le troisième doit, au cours de celle-ci, faire l’objet d’une réflexion à laquelle un animateur doit apporter un éclairage. Le quatrième ne peut être élaboré que par chaque personne selon sa conscience et en tenant compte de tous les aspects de sa situation et de sa vie réelles.

Au cours de l’école, tout cela est évidemment envisagé sérieusement. Chacun est invité à déterminer son programme personnel et pour ainsi dire son petit « rituel » de prière. On y contribue par une causerie proposant diverses suggestions concernant les lieux et les temps les plus favorables. Il faut en effet être très concret et très humain. Tout ce qui est authentiquement humain se mesure par des coordonnées de lieu et de temps, et ce serait du mauvais angélisme que de déclarer accessoire ou formaliste toute détermination sur ces points.

Sans entrer ici dans des précisions que nous avons coutume de proposer, je me permets d’en évoquer une, car elle est originale et que je ne l’ai trouvée dans aucun livre traitant de la prière. Je la tiens d’un pasteur protestant rencontré en Afrique et avec qui je m’entretins du temps que, lui et moi, accordions chaque jour à la prière. A ma surprise, il me déclara que sur ce point comme sur tous les autres, sa pratique se basait sur la Bible. J’exprimai mon étonnement car jamais dans l’Écriture je n’avais trouvé une indication concernant le temps qu’un chrétien est appelé à consacrer chaque jour à la prière. Il me répondit : « N’avez-vous jamais lu que la Parole de Dieu enjoint à tout membre du peuple élu d’offrir au Seigneur la dîme de tous ses biens ? Or parmi les biens que Dieu nous accorde les heures de chaque jour ne sont-elles pas parmi les plus précieux ? Je prends donc la dîme de ma journée pour la lecture de la Bible et pour la prière. » J’ai trouvé cette idée géniale et sage. Si les vingt-quatre heures du jour forment mille quatre cent quarante minutes, la dîme de cette durée se ramène à deux heures et vingt-quatre minutes, pratiquement deux heures et demie. C’est une bonne mesure que des prêtres et des religieux pourraient bien adopter. Si nous comptons le temps nécessaire à la célébration eucharistique, l’office divin et le chapelet, il nous reste environ une heure pour l’oraison mentale. Il va de soi que d’autres considérations seraient à faire si on s’adressait à des laïcs ayant charge d’une famille.

Concernant l’engagement auquel la prière chrétienne doit aboutir sous peine de cesser d’être chrétienne, le plus important n’est pas encore explicité. Une école de prière doit aider chaque participant à faire le lien entre sa prière proprement dite, (la seule dont nous parlons) et toutes les autres activités d’une vie chrétienne conçue selon l’Évangile. Domaine immense sur lequel une expérience de prière doit déboucher. Le critère le moins ambigu de la qualité chrétienne d’une vie de prière fervente est sans doute la délicatesse et la générosité avec lesquelles le priant s’efforce d’aimer son prochain comme Jésus nous l’a enseigné. La prière et le service de nos frères sont les deux poumons de la charité, en laquelle consiste la perfection chrétienne.

Avant de conclure, une dernière réflexion. Les pages qui précèdent, comme tout ce qu’on peut écrire sur la prière, présentent le danger de donner l’impression que celle-ci est très « compliquée ». Or, c’est justement ce que l’expérience d’une école de prière contredit. Celui qui s’engage dans l’aventure, du moins s’il est éclairé par la foi et mû par un amour sincère, bien que fragile encore, du Seigneur, sortira de l’école en ayant « goûté que le Seigneur est bon », et que converser avec lui, c’est-à-dire « prier », est au fond très simple, et surtout très beau.

Connaissance, expérience, engagement : tels sont les objectifs que nous avons essayé de poursuivre dans nos modestes sessions d’école de prière dans le diocèse de Moundou, au Tchad, de 1978 à 1988. Les lecteurs qui désirent des renseignements plus précis sur le déroulement de ces sessions-retraites pourront se reporter aux publications signalées au début. Mais aussi, s’il plait à Dieu, dans un livre, encore à la recherche d’un éditeur, et qui est prêt à être publié en 1987. Puissent ces pages stimuler tous ceux et toutes celles qui aspirent à une pratique plus assidue de l’oraison à se lancer joyeusement dans la merveilleuse aventure. Car, écrivait Jean Chrysostome :

« Le bien suprême : c’est la prière, l’entretien familier avec Dieu [5] ».

Séminaire St-Luc
BAKARA B.P. 1168
N’DJAMENA, Tchad

[1« Une école de prière », Telema, 4 (1982), n° 32 (octobre-décembre), 65-72.

[2« Une école d’oraison au Tchad ». Cahiers sur l’oraison, n° 196, juillet-août 1984, 116-124.

[3Cahiers de la Vigne, 3, 1985, 84-89.

[4André Manaranche, s.j. Un amour nommé Jésus. Paris, Fayard, 1986, 77-79.

[5P.G. 64, 461.

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