Qui sont les pauvres ?
Les « nouveaux pauvres » de la France de 1987 interpellent la vie religieuse apostolique
Michel Dortel-Claudot, s.j.
N°1987-6 • Novembre 1987
| P. 323-329 |
Dans ces pages courageuses, le P. Dortel-Claudot discerne un tournant historique pour la vie religieuse apostolique en France et dans les sociétés industrialisées : le nouveau paysage social de l’Occident n’appelle-t-il pas « de nouvelles oeuvres de Congrégation, de taille modeste, aux structures légères », immédiatement utiles aux « nouveaux pauvres » ? Les instituts traditionnellement au service des pauvres ne peuvent manquer ce « rendez-vous qu’ils ont avec l’histoire, c’est-à-dire avec Dieu ».
Extrait, avec l’aimable autorisation de l’éditeur, du cours « Évangélisation et vie religieuse apostolique », disponible dans la collection « Travaux et Conférences du Centre Sèvres » (35 rue de Sèvres, 75006 Paris).
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Qui sont les pauvres ? Qui sont-ils, où sont-ils, pour les nouvelles Constitutions votées dans nos Instituts de 1978 à 1984 ?
Toutes les nouvelles Constitutions, sauf deux disions-nous, affirment vouloir servir les pauvres, ou du moins, chacune dans sa ligne propre, donner la préférence aux pauvres. Cette convergence est frappante. Mais, d’un autre côté, la pauvreté y est habituellement définie d’une manière si large qu’elle embrasse toutes sortes de situations économiques et sociales, que le langage ordinaire ne tient pas pour des situations de pauvreté. Passons rapidement en revue les termes et expressions relevés dans les textes eux-mêmes. Nous avons tenté de les regrouper « par tonalité », tenant compte de ce que les mots évoquent naturellement :
Pour beaucoup d’instituts, les pauvres, ce sont : les gens simples, les milieux modestes, les humbles, les petits, les faibles, les démunis (ou les plus démunis), les défavorisés (ou les plus défavorisés), les plus pauvres, les plus délaissés, les plus abandonnés, ceux qui sont dans la détresse, les « pauvres d’argent, d’amour, de santé, d’espérance ».
Pour les Instituts particulièrement sensibles aux situations sociales, à la place des individus au sein de la société, les pauvres, ce sont : les marginaux, les déracinés, les personnes déplacées, les prisonniers, les rejetés, les exclus. Ce sont également : ceux dont personne ne s’occupe, les sans-voix, ceux qui sont privés de recours dans la défense de leurs droits, et n’ont que leur silence pour se faire entendre. Ce sont enfin : les humiliés, les opprimés, ceux qui souffrent de l’injustice, que l’on écrase, ceux dont la dignité humaine n’est ni reconnue, ni respectée.
Pour les Instituts peut-être davantage attentifs à la personne en tant que telle, à son mystère, à sa vocation d’enfant de Dieu, les pauvres ce sont : les personnes en quête de raisons de vivre, qui cherchent un sens à leur vie. Ce sont : ceux qui peinent, n’ont plus d’espérance, sont cantonnés dans leur isolement, les mal-aimés, ceux qui sont blessés dans leur corps, leur esprit ou leur personnalité, ceux qui souffrent d’un manque affectif, d’une blessure morale, ceux qui vivent une détresse morale, intellectuelle, spirituelle, ceux qui ne peuvent plus vivre, comme homme et fils de Dieu, selon le dessein du Père.
Toutes les expressions rapportées ci-dessus, rappelons-le, sont extraites telles quelles d’une ou plusieurs nouvelles Constitutions. Je ne les ai pas inventées.
Chaque Institut a le droit, compte tenu de son charisme, d’être sensible à telle forme de pauvreté plutôt qu’à telle autre. Beaucoup d’instituts, tout de même, ont écrit récemment dans leurs Constitutions vouloir « donner la préférence » aux petits, aux démunis, aux défavorisés, aux plus pauvres, aux plus délaissés, aux plus défavorisés, aux abandonnés, aux marginaux, aux déracinés, à ceux dont personne ne s’occupe, à ceux qui sont dans la détresse, etc. En outre, de tels Instituts ont déclaré solennellement dans ces mêmes Constitutions se tenir prêts à répondre à tout nouveau besoin de l’Église et du monde.
La France de 1987 n’est plus tout à fait celle de 1981, moment où nous préparions avec ardeur nos nouvelles Constitutions. Son paysage social a changé de façon notable : le chômage notamment a rempli nos couloirs de métro, les sorties et salles d’attente de nos grandes gares, les immeubles dégradés de nos quartiers populaires, de toute une nouvelle population de pauvres gens, souvent très jeunes, qui n’ont pas le minimum vital, souffrent de la faim, du froid, connaissent une grande détresse, font même appel à la générosité des passants...
Ce nouveau paysage social rappelle, en moins sombre, celui que les fondateurs et fondatrices de nos Instituts ont connu au XIXe siècle et au XVIIe siècle. On nomme ces gens « les nouveaux pauvres », et ces tristes situations « les nouvelles pauvretés ». Tout cela s’étale sous nos yeux, surtout si nous habitons dans une grande ville. Les médias nous en parlent. De temps en temps, l’opinion publique s’émeut et un geste collectif méritoire est fait : campagne du Secours catholique et de l’Abbé Pierre, Restaurants du cœur, initiatives ponctuelles des municipalités et des pouvoirs publics. Tout cela est bien et est à soutenir. Nous avons à y participer à notre place.
Beaucoup de religieux sont engagés, d’une manière ou d’une autre, dans une action à long terme pour plus de justice, y compris dans notre pays. Tout cela est bien et il ne saurait être question de réduire les efforts valables faits dans ce sens ou de minimiser leur importance. Mais les actions à long terme, pour légitimes qu’elles soient, ne changent rien à court terme : elles résolvent peut-être les problèmes de la société de demain, mais dans l’immédiat ne donnent rien à manger à ceux qui ont faim, n’offrent aucun logement à ceux qui sont dehors.
Il vaut mieux orienter les gens vers les organismes existants que de les aider directement : cela je l’ai entendu dans neuf Chapitres généraux sur dix... Mais force est de constater honnêtement que les organisations sociales, publiques ou privées, ne sont pas en mesure de répondre à tout ; leur réglementation ne leur permet pas de prendre en compte un nombre croissant de détresses. Elles ne sont plus adaptées à la situation d’aujourd’hui.
S’en remettre aux pouvoirs publics, aux organismes sociaux accrédités par eux, est insuffisant : le filet de la protection sociale, constatons-le, est déchiré en de multiples endroits, et laisse passer au travers de ses mailles un nombre de plus en plus grand de situations.
J’ai également entendu les Instituts religieux au service des pauvres dire souvent : pas d’aide au coup par coup, que les personnes qui viennent nous solliciter se prennent en charge elles-mêmes ; ne leur donnons rien, aidons-les à s’assumer, à grandir par elles-mêmes, éduquons-les ; ne retombons pas dans le paternalisme, dans un système qui ferait d’elles des assistés et nous placerait dans une situation de supériorité, contraire à l’esprit de pauvreté. Ce genre d’objection oublie deux choses.
Il y a des personnes tellement écrasées qu’il leur est impossible, au moins pour le moment, de se prendre en charge elles-mêmes. Si on ne leur tend pas aujourd’hui une main fraternelle, elles vont « couler à pic » purement et simplement dans un délai très bref.
On peut réellement aider les autres, de façon substantielle et bien tangible, sans pour autant les dominer. On peut donner beaucoup en gardant un véritable esprit de pauvreté ; nos fondateurs et fondatrices en sont la démonstration.
Face aux nouvelles pauvretés, confrontée aux nouveaux pauvres, la vie religieuse apostolique française, surtout celle traditionnellement au service des démunis, des défavorisés, peut-elle se contenter de gérer des œuvres et institutions au service de personnes, certes, modestes mais non point totalement démunies, peut-elle se contenter d’envoyer ses forces vives dans le salariat pour y côtoyer certes de petites gens, mais qui conservent par rapport à d’autres l’avantage d’avoir un emploi et un salaire ?
Pour les Instituts traditionnellement au service des pauvres, le moment n’est-il pas venu de poser des gestes, d’humble portée mais significatifs, analogues à ceux posés par leurs fondateurs et fondatrices ? Face à une misère bien plus grande, ceux-ci ne se sont pas lancés dans de grandes analyses de société. Ils ont retroussé leurs manches, ont fondé avec les moyens du bord de modestes centres et maisons pour y accueillir le temps nécessaire les malheureux qui étaient dans la rue sans foyer et sans pain. Comme ils n’étaient pas plus bêtes que nous, ils ont pensé comme nous qu’il faut s’attaquer aux causes du mal, mais ils n’ont pas fait de cela un « alibi » les dispensant d’agir et d’aller au plus pressé en attendant que le monde change sous la poussée des mouvements sociaux.
Le moment n’est-il pas venu de réinventer de nouvelles œuvres de Congrégation, de taille modeste, aux structures légères, pour y faire quelque chose de concret et immédiatement utile au profit des nouveaux pauvres ? Je n’ignore pas quels obstacles surmonter... Une partie du clergé sera contre nous. Mais cela n’est pas très nouveau : nos fondateurs et fondatrices ont connu ce genre de problème, et ils sont allés de l’avant. Nos frères et sœurs aînés prendront peur à cause du genre de personnes accueillies dans ces œuvres nouvelles. Nos compagnons et compagnes engagés dans des professions pousseront peut-être les hauts cris, et flaireront un danger : celui de devoir abandonner leur tâche, afin de faire du bénévolat dans ces nouvelles œuvres de congrégation au service des nouveaux pauvres.
Mais ici il convient de souligner que certains milieux professionnels du secteur social et du secteur hospitalier, sont en train de redécouvrir l’importance du bénévolat ne considérant plus celui-ci comme un dangereux concurrent mais comme un complément indispensable d’eux-mêmes.
Je vous renvoie à ce sujet au bon article de M. René Richard, directeur du Centre d’études et d’Action sociale des Côtes-du-Nord, paru dans le Bulletin de la REPSA, n° 312, avril 1986, p. 110-116, « Professionnels et bénévoles : même combat ». De cet article, j’extrais les quelques citations suivantes :
Le syndicalisme et le corporatisme s’arrangent certes mal du bénévolat qui tinte à leurs oreilles comme « travail au noir », rémunérations cachées, amateurisme...
De plus, le monde professionnel dans son ensemble peut se sentir remis en question par la présence du bénévolat.
Curieusement, ce sont les mêmes professionnels qui en ont peur, qui ont aussi besoin des bénévoles, qu’ils soient travailleurs sociaux ou professionnels de santé.
« Les urgences se situent dans les moments où les services sociaux sont fermés ». Cette affirmation de bénévoles, résultant de leur pratique depuis de nombreuses années, peut surprendre et elle n’a pas manqué d’ébranler la foi des professionnels, voire de les choquer. Surtout si vous laissez dire ensuite que les services de bénévoles ont la souplesse que n’ont pas les services officiels : « Quand quelqu’un vient de tomber par terre, on ne va pas lui demander de payer ni de remplir un dossier !... »
De fait, l’initiative bénévole a pu répondre rapidement à certains problèmes et devenir opérationnelle dans les domaines inabordables par les services officiels. N’est-elle pas en train de tracer la voie aujourd’hui ?
Ce qui semble caractériser le bénévolat, c’est la réponse immédiate à un problème, même si le moyen employé ne rentre pas dans les cadres législatifs d’assurance, de concurrence, de finances ; place à l’imagination, on paye de sa personne, et le résultat est là : le service de transport fonctionne, le dépannage existe, on vide l’hôpital en faisant appel aux bonnes volontés des familles d’accueil, les grabataires partent en vacances...
Pour avoir beaucoup réfléchi à ces choses, pour en avoir parlé depuis quelques mois avec un bon nombre de Supérieurs majeurs, j’ai comme un pressentiment que je vous livre.
Les instituts traditionnellement au service des pauvres se trouvent à un tournant maintenant qu’ils ont écrit de belles choses dans leurs nouvelles constitutions. Le phénomène des nouvelles pauvretés constitue le rendez-vous qu’ils ont avec l’histoire, c’est-à-dire avec Dieu. Celui-ci veut les éprouver, voir de quoi ils sont capables face à une situation nouvelle et qui doit normalement les interpeller. S’ils n’imaginent pas quelque chose, un effort collectif qui leur coûtera beaucoup, s’ils ne prennent pas des initiatives visibles et signifiantes pour lesquelles ils n’auront rien à attendre ni de l’Église, ni de l’État, et dont ils porteront tout le poids, financier et humain, sans les sécurités du salariat et d’une profession bien balisée et bien réglementée, autrement dit s’ils restent les bras croisés, se contentant de donner une aide financière aux organisations caritatives en place et d’apporter leur part à l’effort de quelques laïcs, s’ils ne font rien en tant qu’Institut, en tant que corps de Congrégation, s’ils se montrent incapables de poser des gestes audacieux comme leurs fondateurs et fondatrices, ils auront peut-être manqué le dernier rendez-vous !
Bien sûr, il n’est pas question de faire quelque chose avec l’arrière-pensée d’avoir des vocations. Le but n’est pas celui-là. Mais je veux souligner le côté « épreuve à laquelle Dieu nous soumet », « rendez-vous avec l’histoire », de la situation nouvelle que nous connaissons. Les nouveaux pauvres nous interpellent, au sens le plus fort du terme, à cause de ce que nous représentons dans l’histoire de la solidarité chrétienne. N’oublions pas de quel patrimoine spirituel nous avons hérité ! Ouvrons le grand livre de nos origines, prions nos nouvelles constitutions et allons de l’avant. Soyons inventifs et audacieux, Sachons tout risquer pour être plus fidèles.
Pour terminer, je voudrais évoquer un petit fait récent. Il y a deux semaines, juste avant Noël 86, je me suis entretenu avec une jeune religieuse franciscaine, Conseillère générale de sa Congrégation, et ouvrière en usine ces cinq dernières années : deux ans dans une fabrique de confection, trois ans dans une chocolaterie. Cette Sœur que je connais depuis longtemps m’a appris qu’elle venait de quitter volontairement sa chocolaterie afin de prendre, en accord avec ses Supérieures, une autre orientation apostolique consistant en ceci :
créer quelque chose au cœur d’une ville de l’Ouest de 150.000 habitants, pour les jeunes filles au chômage venues de la campagne à la ville dans l’espoir d’y trouver du travail. Plusieurs dizaines d’entre elles sont vraiment « à la rue » du fait que leurs parents, eux-mêmes chômeurs, refusent de les reprendre à la maison et de les nourrir.
La nuit, ces jeunes filles couchent dans un abri mis en place par la municipalité à titre gratuit. Mais, durant la journée, elles sont remises dehors dans la rue avec un casse-croûte. Elles vont errantes çà et là, aux abords de la gare, dans de minables cafés où on leur sert une carafe d’eau. Pas un sou en poche ; aucune allocation-chômage...
La jeune franciscaine dont je parle est depuis un mois en contact avec cette triste réalité. Ayant bien analysé les choses, en lien avec l’Église locale, elle est arrivée à la conclusion qu’il fallait mettre sur pied une sorte d’œuvre pour pallier à cette situation, au moins trouver un local indépendant chauffé, où ces filles au chômage puissent se retrouver, avec quelques bénévoles pour y assurer une fonction d’accueil, d’animation, d’aide dans la difficile recherche d’un travail. Le local vient d’être trouvé. Les choses en sont là...
Au cours de l’entretien avec moi, cette religieuse franciscaine m’a dit trois choses qui m’ont frappé et que je vous rapporte simplement, à peu près dans les termes utilisés.
Avoir travaillé en usine cinq ans me sert beaucoup dans ma nouvelle mission. Cela me permet d’être plus vite de plain-pied avec ce genre de filles.
Pour les Congrégations vraiment au service des pauvres, l’engagement professionnel est maintenant dépassé. C’était bon il y a deux ou trois ans. Aujourd’hui les urgences sont telles qu’il faut prendre le risque de créer des œuvres modestes, privées mais immédiatement efficaces, sans les sécurités du salariat, et délibérément en marge des réglementations officielles et des normes des professions cataloguées.
Ceci dit, il faut maintenir quelques religieux dans le salariat et les engagements professionnels, pour garder des liens avec toute une réalité humaine et à titre de témoins d’une expérience intéressante et encore valable ici ou là. Mais ce n’est plus là que se joue l’avenir de la vie religieuse apostolique. Le religieux en profession salariée n’est plus un prophète... Le monde a si vite changé en deux ans que le religieux en profession salariée est en passe de devenir une figure dépassée.
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