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Théologie du laïcat

Armando Oberti

N°1986-2 Mars 1986

| P. 67-80 |

La théologie du laïcat a connu un développement remarquable du début de ce siècle à nos jours. Comme Vatican II l’a solennellement proclamé, « la vocation propre des laïcs consiste à chercher le règne de Dieu précisément à travers la gérance des choses temporelles qu’ils ordonnent selon Dieu » (LG 31). Ces pages montrent quel changement cette affirmation représente par rapport à une ecclésiologie juridique ; elles marquent aussi que, sur ce point, le Concile n’a été que partiellement reçu et suggèrent ce qu’il faudra faire pour approfondir, en théorie et en pratique, la doctrine conciliaire et écarter le danger (non illusoire) d’une restauration de type clérical. On comprend d’autant mieux que Jean-Paul II ait approuvé comme thème du prochain Synode des évêques la mission du laïcat dans l’Église. Si ceci concerne directement les laïcs et les instituts séculiers, ce n’est pas sans conséquences pour une meilleure compréhension de la place et du rôle des religieux.

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Du début de ce siècle à nos jours, la théologie du laïcat a connu un développement remarquable.

En 1906, Pie X écrivait encore : « Dans le corps pastoral seul résident le droit et l’autorité nécessaire pour promouvoir tous les membres (de l’Église) vers la fin de la société ; quant à la multitude, elle n’a pas d’autre devoir que celui de se laisser conduire et, troupeau docile, de suivre ses Pasteurs [1] ». Moins de soixante ans plus tard, Vatican II déclarait que les laïcs, « étant incorporés au Christ par le baptême, intégrés au peuple de Dieu, faits participants à leur manière de la fonction sacerdotale, prophétique et royale du Christ, exercent pour leur part, dans l’Église et dans le monde, la mission qui est celle de tout le peuple chrétien [2] ».

Que s’est-il produit entretemps ?

Vers une théologie du laïcat

Dans les années trente

Ce sont les patientes et fécondes recherches, à cette époque, de théologiens tels que Congar, Thils, Philips (pour ne citer que quelques noms) qui ont ouvert la voie au tournant que représente l’ecclésiologie de Vatican II. Ne pouvant encore mettre en question la conception fortement hiérarchique qui régnait alors en ecclésiologie, ces auteurs se penchèrent sur le couple « hiérarchie - laïcat » (qui, chez Congar, devint « structure - vie »). De la sorte, ils donnèrent au laïcat un rôle positif dans l’Église et ouvrirent ainsi une brèche dans la structure autoritaire encore dominante. Au témoignage d’Antonio Acerbi, on ne peut passer sous silence ni leur mérite ni les conséquences libératrices de leurs travaux [3].

La naissance de la doctrine

Tel est le contexte dans lequel il faut lire la déclaration de Pie XII dans son allocution du 20 février 1946 au collège des cardinaux pour en saisir toute la nouveauté :

Sous cet aspect (la mission de l’Église envers le monde), les fidèles, et plus précisément les laïcs, se trouvent aux premières lignes de la vie de l’Église ; par eux, l’Église est le principe vital de la société humaine. Eux, par conséquent, eux surtout doivent avoir une conscience toujours plus nette non seulement d’appartenir à l’Église, mais d’être l’Église, c’est-à-dire la communauté des fidèles sur la terre.

Les congrès mondiaux pour l’apostolat des laïcs de 1951 et 1957 marquèrent, eux aussi, une avancée de la théologie du laïcat : on s’y communiqua expériences et réflexions et l’on y précisa les questions et les thèmes qui jouèrent un grand rôle dans l’élaboration, à Vatican II, de la doctrine sur le peuple de Dieu et la mission de tous les fidèles, chacun selon sa vocation.

La « consécration du monde »

Une étape importante dans la réflexion fut l’acquisition de la notion de « consécration du monde ».

Au congrès mondial de 1957 sur l’apostolat des laïcs, Pie XII affirma, dans son discours du 5 octobre :

... même indépendamment du petit nombre des prêtres, les relations entre l’Église et le monde exigent l’intervention des apôtres laïcs. La consecratio mundi est, pour l’essentiel, l’œuvre des laïcs eux-mêmes, d’hommes qui sont intimement mêlés à la vie économique et sociale, participent au gouvernement et aux assemblées législatives.

L’expression lancée par le Pape devint rapidement la notion-clé traduisant le rôle et la mission propres du laïcat. Comme le soulignait Giuseppe Lazzati : « Déclarer que la consécration du monde est essentiellement l’œuvre des laïcs, c’est moins réclamer un droit qu’affirmer un devoir... C’est à travers la notion de consécration du monde que se dessine au mieux la physionomie du laïc dans l’Église, son rôle actif non seulement par une collaboration directe à l’œuvre de la hiérarchie, mais plus encore par une activité qui lui appartient essentiellement : consacrer à Dieu toutes les activités temporelles pour qu’à travers la plénitude du ministère de l’Église, se réalise totalement le salut du monde [4] ». Comme le note le même auteur, face au choix, parfois difficile, entre les besoins de l’évangélisation directe et ceux de la christianisation du monde de la profession et des relations humaines, le laïc trouvera dans cette doctrine un précieux critère : même pour se livrer à l’apostolat direct, il ne peut jamais diminuer sa valeur professionnelle en rognant sur le temps nécessaire à une préparation consciencieuse. D’ailleurs, dans l’apostolat direct lui-même, l’efficacité de son intervention découlera de son caractère laïc.

Tandis que se développe chez les théologiens la réflexion sur le rôle et la mission du laïcat [5], évêques et papes reprennent et précisent cette notion de consécration du monde. Outre la lettre pastorale pour le Carême de 1962 de Jean-Baptiste Montini [6] (le futur Paul VI), qu’il nous suffise de rappeler deux déclaration de Jean XXIII.

L’Église affronte aujourd’hui une tâche immense : donner un accent humain et chrétien à la civilisation moderne, accent que cette civilisation même réclame, implore presque, pour le bien de son développement et de son existence même... l’Église accomplit cette tâche surtout par le moyen des laïcs, qui, dans ce but, doivent se sentir engagés à exercer leurs activités professionnelles comme l’accomplissement d’un devoir, comme un service que l’on rend, en union intime avec Dieu, dans le Christ et pour sa gloire....

Pour pénétrer de sains principes une civilisation et pour l’imprégner d’esprit chrétien, (les laïcs) ne se contenteront pas des lumières de la foi ni d’une bonne volonté ardente à promouvoir le bien. Mais il faut qu’ils soient présents dans les institutions de la société et qu’ils exercent du dedans une influence sur les structures. Or la civilisation moderne se caractérise surtout par les acquisitions de la science et de la technique. Il n’est donc pas d’action sur les institutions sans compétence scientifique, aptitude technique et qualification professionnelle.

Nous en arrivons à l’étape décisive que représente Vatican II. C’est surtout dans les débats de la seconde session que fut clarifié et mis au point un concept positif du laïc dans l’Église : par sa consécration baptismale, il est un membre actif du Peuple de Dieu, avec une mission propre qui le distingue des religieux et des clercs. Rappelons quelques-unes des interventions de cette session.

Se faisant l’écho des auditeurs laïcs, Mgr Ménager, évêque de Meaux, propose de remplacer la description négative des laïcs contenue dans le schéma proposé par une définition positive : membres du Corps mystique, les laïcs sont de plein droit des personnes dans l’Église, il sont appelés à la perfection de la charité et ont pour vocation propre d’être ferments de sainteté dans le monde et témoins du Christ au sein des activités humaines. Parmi les autres interventions, notons encore celle de Mgr Geise, évêque de Bogor (Indonésie) : en parlant du monde, nous devons veiller à ne pas donner l’impression de le considérer comme le ramassis de tous les ennemis de Dieu ; nous devons en parler comme d’une réalité créée par Dieu, Père aimant de tous les hommes ; il faut donc marquer la valeur chrétienne des activités humaines. Mgr Philbin, évêque de Down et Connor (Irlande), souligne que celles-ci furent, des années durant, celles de la Sainte Famille de Nazareth. Plusieurs Pères, entre autres le Card. Gracias (Bombay) et le Card. Rugwamba (Bukoba, Tanzanie), insistèrent sur le devoir d’instruire de façon approfondie les laïcs sur ce point et demandèrent que ce même enseignement figure dans les traités de théologie morale et dans le nouveau Code de droit canon. Mgr Hurley, archevêque de Durban (Australie), rappela qu’il faut certes exposer clairement ce qui est du domaine de l’Église et ce qui relève de la compétence de l’État ; comme ce sont toutefois les mêmes personnes qui sont à la fois citoyens de l’État et membres de l’Église, il faut reconnaître publiquement la difficulté pour les laïcs d’appliquer les principes chrétiens à leurs activités humaines et déclarer clairement qu’ils méritent donc, de la part de la hiérarchie, la plus grande confiance et les plus grands encouragements.

Il n’est pas possible de citer ici les nombreux textes dans lesquels Paul VI [7], puis Jean-Paul II [8] ont souligné et précisé la nature propre du ministère « séculier ». Citons seulement ce passage de l’homélie prononcée le 8 mai 1980 à l’Independence Square d’Accra (Ghana) :

Votre vocation chrétienne ne vous sépare pas de vos frères et de vos sœurs. Elle ne vous interdit pas de vous engager dans les affaires civiles ; elle ne vous dispense pas de vos responsabilités de citoyens... vous êtes appelés à rendre l’Église présente et féconde dans les circonstances ordinaires de la vie... Aucune activité humaine n’est étrangère à l’Évangile. Dieu veut que tout ce qui a été créé soit ordonné vers son Royaume et c’est tout particulièrement aux laïcs que le Seigneur a confié cette tâche.

Le nouveau Code, promulgué en 1983, marque en un certain sens l’aboutissement de cette réflexion sur la théologie du laïcat. Pour s’en rendre compte, il suffit de lire le canon 225, dont les deux paragraphes codifient les droits et les devoirs des laïcs.

§ 1. Parce que, comme tous les fidèles, ils sont chargés par Dieu de l’apostolat en vertu du baptême et de la confirmation, les laïcs sont tenus par l’obligation générale et jouissent du droit, individuellement ou groupés en associations, de travailler à ce que le message divin du salut soit connu et reçu par tous les hommes et par toute la terre ; cette obligation est encore plus pressante lorsque ce n’est que par eux que les hommes peuvent entendre l’Évangile et connaître le Christ.

§ 2. Chacun selon sa propre condition, ils sont aussi tenus au devoir particulier d’imprégner d’esprit évangélique et de parfaire l’ordre temporel et de rendre ainsi témoignage au Christ, spécialement dans la gestion de cet ordre et dans l’accomplissement des charges séculières.

Il n’est pas sans intérêt de relever que le texte qui reprend le plus expressément la doctrine de Vatican II sur la consécration du monde est celui qui traite des membres laïcs des instituts séculiers.

C. 713, § 2. Les membres laïcs participent à la tâche d’évangélisation de l’Église, dans le monde et du dedans du monde, par le témoignage d’une vie chrétienne et de la fidélité à leur consécration ou par l’aide qu’ils apportent pour ordonner selon Dieu les réalités temporelles et pénétrer le monde de la force de l’Évangile. Ils offrent aussi leur coopération selon leur propre mode de vie séculier au service de la communauté ecclésiale.

Il ne faudrait pas considérer cet aboutissement comme mettant le point final à toute recherche ultérieure. Giuseppe Dalla Torre fait remarquer à juste titre, dans L’Osservatore Romano [9]. que cette innovation demandera aux canonistes un travail considérable pour en donner une interprétation organique et cohérente dans le cadre des principes du Concile et de la doctrine canonique. Il faudra – mais ceci vaut pour tous les membres de l’Église – résister à la tentation de lire cette remise en valeur du laïcat davantage en la rapprochant de ce qui caractérise les clercs qu’en mettant en lumière, selon le Concile, ce qui est la caractéristique originale de la condition et de la vocation des laïcs.

Précisions doctrinales

La sécularité, caractéristique du laïc chrétien

Telle est la conclusion à laquelle est parvenue la théologie du laïcat : la sécularité, entendue au sens théologique, est l’élément spécifique du laïcat chrétien. Ceci a été magnifiquement mis en lumière dans le n° 31 de Lumen gentium.

Sous le nom de laïcs, on entend ici l’ensemble des chrétiens qui ne sont pas membres de l’ordre sacré et n’ont pas reçu, dans l’Église, le statut du religieux, c’est-à-dire les chrétiens qui, étant incorporés au Christ par le baptême, intégrés au Peuple de Dieu, faits participants à leur manière de la fonction sacerdotale, prophétique et royale du Christ, exercent pour leur part, dans l’Église et dans le monde, la mission qui est celle de tout le peuple chrétien.
Le caractère séculier est le caractère propre et particulier des laïcs... La vocation propre des laïcs consiste à chercher le règne de Dieu précisément à travers la gérance des choses temporelles, qu’ils ordonnent selon Dieu... À cette place, ils sont appelés par Dieu pour travailler comme du dedans à la sanctification du monde, à la façon d’un ferment, en exerçant leurs propres charges sous la conduite de l’esprit évangélique, et pour manifester le Christ aux autres avant tout par le témoignage de leur vie, rayonnant de foi, d’espérance et de charité. C’est à eux qu’il revient, d’une manière particulière, d’éclairer et d’orienter toutes les réalités temporelles auxquelles ils sont étroitement unis, de telle sorte qu’elles se fassent et prospèrent constamment selon le Christ et soient à la gloire du Créateur et Rédempteur.

De ce texte fondamental et de sa synthèse équilibrée, rien ne doit être omis ou laissé dans l’ombre : l’Église existe non seulement pour le monde, mais pour être dans le monde et avec lui. Retenons encore ceci dans le commentaire que le Cardinal Karol Wojtyla donna à l’époque :

On peut... affirmer que ce texte dit bien ce qui est essentiel à la vocation et à la mission des laïcs dans l’Église. La nature même de l’état « laïque » indique sa relation au monde, et c’est pour cela que la vocation des laïcs se différencie de celle de la hiérarchie et des religieux, à laquelle le Christ et l’Église ont imposé un certain détachement du monde. En même temps, cependant, ce lien avec le monde, ce caractère laïc, propre au laïcat, est la base de son apostolat spécifique.

Le ministère propre au laïcat

Puisque le « caractère séculier » est propre au laïcat, comme nous venons de le voir, son apostolat spécifique est le ministère séculier. Celui-ci a sa source et son point de référence dans la consécration baptismale et la confirmation. Il consiste premièrement et essentiellement à « chercher le règne de Dieu précisément à travers la gérance des choses temporelles » (LG 31).

Grâce à cette définition positive du laïc et de son ministère propre, s’ouvre la possibilité d’une vraie et authentique communion dans la distinction et la complémentarité des charismes. Au lieu d’une Église « sans monde » (soit qu’elle ait la prétention d’être le monde, de s’opposer à lui ou de s’en distinguer), on aboutit à une Église dans le monde.

Le ministère propre des laïcs dans le monde s’exerce dans un double sens, il est bon de le noter : il va de l’Église vers le monde et, simultanément, du monde vers l’Église. Ceci pose un problème, car cette double activité requiert non seulement une direction sage de la part du magistère, mais aussi une participation directe des laïcs à l’élaboration des projets et des programmes pastoraux.

Certes, dans l’Église d’aujourd’hui, tout le monde est théoriquement convaincu de la nécessité d’une participation du laïcat et rares sont ceux qui la conçoivent encore comme purement subordonnée. Mais le problème reste de faire passer cette affirmation de principe au niveau des réalisations concrètes, par la mise en place d’instruments et d’organismes qui rendent cette participation réelle et permanente et en fassent une réalité existentielle de la communauté chrétienne.

Après avoir rappelé l’apostolat essentiel auquel baptême et confirmation appellent tous les laïcs, LG 33 ajoute :

Outre cet apostolat qui concerne tous les chrétiens, les laïcs peuvent en outre, de diverses manières, être appelés à coopérer plus immédiatement avec l’apostolat hiérarchique... (y compris) en vue de certaines fonctions ecclésiastiques à but spirituel.

Cette affirmation a été reprise, elle aussi, dans les divers documents postconciliaires que nous avons cités [10] et a reçu des applications pratiques dans le nouveau Code [11]. Il est à craindre cependant qu’on doive encore souscrire à l’affirmation du Prof. Giuseppe Lazzati :

Dans l’après-concile... l’attention s’est portée davantage sur la place que les laïcs peuvent et doivent avoir, y compris par le biais de certains ministères, dans l’édification de la communauté chrétienne. Mais cette place est moins efficacement occupée s’il n’est pas clair, en théorie et en pratique, que le domaine premier et immédiat du laïc chrétien est l’application aux réalités temporelles, « lieu théologique » de sa sanctification.

La situation vingt ans après la fin du concile

Une réception partielle du Concile par le Peuple de Dieu

Il n’est pas facile d’apprécier la situation actuellement faite au laïcat dans l’Église italienne. On manque encore de données objectives, ce qui laisse aux essais de synthèse tentés çà et là un caractère hautement subjectif. Surtout, de nombreux indices font soupçonner que ces vingt dernières années ont été le théâtre d’un véritable « éclatement » culturel, qui va bien plus loin qu’un simple pluralisme.

Compte tenu de cette situation, on peut estimer que la doctrine conciliaire, reprise par le magistère ordinaire, n’a encore pénétré qu’une petite partie du laïcat et du Peuple de Dieu dans son ensemble. On peut donc avancer qu’en Italie :

  • une partie des fidèles s’est contentée de modifications de pure forme et continue à vivre d’une culture religieuse dans laquelle la foi se traduit par la participation à des actes de culte coupés de la vie quotidienne ;
  • certains ont reçu le Concile comme un appel à une vie de foi qui s’exprime dans un spiritualisme vécu en petits groupes repliés sur eux-mêmes ;
  • d’autres enfin ont vu dans le Concile une invitation pressante à s’engager dans la vie sociale et politique ; ils le font certes avec grande générosité, mais privilégient des critères et des méthodes presque exclusivement économiques et sociologiques, au détriment des valeurs personnelles et spirituelles.

Pareille situation ne favorise pas la communion qui devrait caractériser la communauté ecclésiale et lui permettre d’être efficacement lumière, sel et ferment pour le monde.

Les deux ecclésiologies

L’évolution que nous avons esquissée ci-dessus fait apparaître la présence, chez les théologiens et les pasteurs, de deux ecclésiologies : une ecclésiologie juridique et une ecclésiologie communautaire. Certes les deux tendances reconnaissent la nécessité des structures. Mais l’ecclésiologie juridique voit essentiellement l’Église comme une société visible, juridiquement constituée et organisée en conséquence. Au contraire, une ecclésiologie de communion met l’accent sur la vie divine historiquement communiquée à l’Église : ce qui est central, pour elle, c’est l’union de tous les membres du Corps du Christ dans la vie surnaturelle par la participation commune aux mêmes moyens de salut [12].

On retrouve à Vatican II la trace de ces deux ecclésiologies. Comme nous l’avons rappelé ci-dessus, les discussions sur la place des laïcs dans l’Église ont été l’un des tournants décisifs dans le passage d’une ecclésiologie juridique (celle du premier schéma sur l’Église, œuvre d’un groupe de théologiens romains) à une ecclésiologie de communion (celle du schéma inspiré et rédigé par Mgr Philips, de Louvain), qui est à l’origine des textes auxquels nous nous sommes référé.

Néanmoins, on ne peut nier que les concessions qui se sont avérées nécessaires au cours des débats conciliaires ont eu pour résultat que d’autres textes ne présentent pas la réalité du laïcat avec la même clarté et la même rigueur que LG 31.

Ceux qui ont tenu et tiennent encore une ecclésiologie juridique trouvent dans ces documents des arguments pour maintenir leur thèse. C’est ce qui a permis à Giuseppe Lazzati de relever que, dans la période post-conciliaire, apparaissent des phénomènes explicables, mais non justifiables, de « restauration » ou, au minimum, de moindre ouverture à l’étude des documents conciliaires et de leur fondements théologiques et surtout à leur mise en application. L’un de ces points est très spécialement la « dimension laïque » de l’Église, avec ce qu’elle entraîne d’attention à en préciser l’exacte mesure et à en appliquer les conséquences dans l’Église et dans le service de celle-ci dans le monde et pour le monde [13].

En commentant les documents postconciliaires sur les ministères, j’ai pu y relever un silence presque total sur le ministère propre des laïcs tel que le définissait Lumen gentium. Par suite de cette absence, on a l’impression de se trouver encore dans une culture qui tend à voir les ministères comme ecclésiastiques plus que comme ecclésiaux. Ceci fait apparaître à l’horizon l’ombre d’une possible restauration de type clérical par le biais de la thématique ministérielle [14].

Causes de cette situation

À la racine de la situation actuelle du laïcat catholique en Italie, on peut déceler au moins trois causes, distinctes, mais liées entre elles.

La première est le fonctionnement quasi nominal des organismes ecclésiaux prévus par le Concile pour promouvoir des rapports étroits entre la hiérarchie et le laïcat. On en attendait non seulement un échange « vertical » (hiérarchie-laïcat), mais aussi des communications « horizontales », capables de nouer le dialogue entre les diverses « fractions », qui sinon manquent de possibilités réelles de confrontation et de dialogue.

La seconde est un certain comportement ecclésial qui semble privilégier les activités de suppléance ordonnées au développement de la communauté ecclésiale au détriment de ce qu’ Evangelii nuntiandi appelait « le champ propre et immédiat » de l’apostolat laïc, à savoir la consécration du monde.

La troisième est le manque de possibilités offertes aux laïcs pour une formation doctrinale qui ne soit pas simplement celle de catéchiste (quelle que soit son importance). En beaucoup d’endroits, c’est encore le vide total. Or, il serait important de créer des centres destinés à faire naître et à transmettre une culture chrétienne capable d’être un ferment dans la vie quotidienne des laïcs.

Vers l’avenir

Les vingt années qui se sont écoulées depuis la fin du Concile ont été marquées par une profonde transformation culturelle et structurale de la société et par une sécularisation de plus en plus poussée. Ceci fait surgir, pour aujourd’hui et pour demain, des problèmes inédits sur le rapport entre l’Église et le monde. D’où la nécessité d’une réflexion renouvelée sur la laïcité. Ce n’est donc pas sans raison que le conseil permanent du synode des évêques a proposé comme thème de la prochaine assemblée, qui était prévue pour l’automne 1986, la mission du laïcat dans l’Église et dans le monde. En l’approuvant, Jean-Paul II a marqué comme suit l’importance du thème et les objectifs de la rencontre :

Deux considérations, en particulier, s’imposent parmi les autres pour souligner l’actualité et l’urgence d’un approfondissement ultérieur de la doctrine conciliaire sur le laïcat.
La première est de nature plutôt intra-ecclésiale : on doit s’interroger sur les fruits nombreux et précieux que le Concile Vatican II a suscités... Cela permettra de s’engager plus efficacement pour faire en sorte que de tels fruits ne soient pas seulement le propre d’une élite mais aussi... de la masse des laïcs.
La seconde considération est liée en particulier à la nature séculière des laïcs et de leurs tâches. Le monde... évolue rapidement et présente aujourd’hui une quantité de questions nouvelles, complexes et parfois dramatiques. Précisément ce monde, précisément cette culture attendent et exigent l’intervention compétente, généreuse, décidée et chrétiennement inspirée des laïcs, qui pourront seulement à cette condition se sentir fidèles à la tâche qui leur est assignée par Jésus-Christ, celle d’être le sel de la terre et le levain du monde.

Les deux considérations émises par le Pape et les nouvelles conditions du monde signalées par lui font apparaître l’urgence d’une nouvelle étape. La réflexion théologique devra approfondir la vocation et la mission propres des laïcs et préciser les démarches à entreprendre en conséquence. Il s’agit donc, à la lumière de l’expérience déjà acquise, de découvrir de mieux en mieux ce que signifie aujourd’hui être laïc dans l’Église et dans le monde, « pour que puisse se réaliser progressivement le dessein de Dieu et aboutir ainsi au vrai bien de l’homme » (Jean-Paul II, loc. cit.).

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[1Encyclique Vehementer, du 11 février 1906 ; cf. Actes de S.S. Pie X, t. II, Paris, Bonne Presse, s.a., 135. – Edouard Le Roy paraphrasait, non sans humour : « Les simples fidèles n’ont que le rôle des moutons de la Chandeleur à Rome : on les bénit et on les tond » (Dogme et critique, Paris, Bloud, 1907, XIII).

[2Constitution dogmatique Lumen gentium, n. 31 (promulguée le 21 novembre 1964).

[3Antonio Acerbi, « La crisi dell’idea di progetto storico negli anni ’60 », L’idea di un progetto storico. Dagli anni ’30 agli anni ’80. Roma, 1982, 121-122.

[4Giuseppe Lazzati, Maturità del laicato, Coll. Alle Sorgenti, Brescia, La Scuola Ed., 1962, 58-59.

[5Citons, parmi les ouvrages publiés en langue française, Yves Congar, o.p., Si vous êtes mes témoins..., Paris, Cerf, 1959 ; Paul Glorieux, Le laïc dans l’Église, Paris, Éd. Ouvrières, 1960 ; Yves Congar, o.p., Sacerdoce et laïcat devant leurs tâches d’évangélisation et de civilisation, Paris, Cerf, 1962.

[6« Pensiamo al concilio » (Pensons au concile), n. 52.

[7Voir spécialement son allocution au Troisième Congrès mondial pour l’apostolat des laïcs, le 15 octobre 1967 : « Une autre tâche vous revient... la consécration du monde. Le monde, c’est votre champ d’action. Vous y êtes plongés par vocation » (DC, 64, 1967, 1831) et le n° 70 d’Evangelii nuntiandi : « Leur tâche première et immédiate n’est pas l’institution et le développement de la communauté ecclésiale – c’est là le rôle spécifique des pasteurs – mais c’est la mise en œuvre de toutes les possibilités chrétiennes cachées mais déjà présentes et actives dans les choses du monde » (DC, 73, 1976, 16).

[8Relevons entre autres son homélie à Limerick (Irlande), le 1er octobre 1979 : « C’est leur vocation et leur mission spécifique de manifester l’Évangile dans leur vie et de l’insérer comme un levain dans la réalité du monde où ils vivent et travaillent » (DC, 76, 1979, 867) et l’affirmation, d’autant plus intéressante qu’elle figure dans un contexte purement spirituel, celui de la Lettre apostolique du 11 juillet 1980 pour le quinzième centenaire de la naissance de saint Benoît : « Celui qui place sa foi en Dieu ne peut pas oublier ce qui est humain, il doit aussi conserver sa fidélité à l’homme... de manière à correspondre aux exigences de l’« horizontalité », dont la principale est le travail » (DC, 77, 1980, 903).

[9Giuseppe Dalla Torre, « Il ruolo dei Laici », L’Osservatore Romano, 25.02.1983, 6 (dans une présentation d’ensemble du cours organisé par l’Université Urbaniana sur le nouveau Code).

[10Voir, par exemple, Paul VI, Allocution du 15 octobre 1967 (DC, 64, 1967, 1830-1831) et Encyclique Evangelii nuntiandi, n° 73 (DC, 73, 1976, 16-17) ; Jean-Paul II, Homélie du 8 mai 1980 à Accra (DC, 77, 1980, 537).

[11Sur ce point, cf. Eliane de Montebello, p.s.a., « La femme et la religieuse dans le Code », Vie consacrée, 1983, 173-178.

[12C’est le double sens traditionnel de la communio sanctorum : communion des saints, c’est-à-dire union de tous les membres qui sont « saints » parce qu’appelés par Dieu, et participation aux « choses saintes » que sont les sacrements et les autres moyens de salut.

[13Giuseppe Lazzati, « Proluzione » (discours inaugural) de Laicità, problemi e prospettive (Actes du 47e Cours d’aggiornamento culturel de l’Université catholique de Milan), Coll. Le Api, Milano, Vita e Pensiero, 1977, 27.

[14Cf. Armando Oberti, « Per una Chiesa tutta ministeriale », Vita consacrata, 14, 1978, 384-385.

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