Nouvelles formes de vie religieuse
Histoire et actualité
Jean Leclercq, o.s.b.
N°1986-2 • Mars 1986
| P. 107-112 |
Plusieurs, parmi les membres des instituts religieux déjà existants, se demandent ce qu’il faut penser du foisonnement actuel des nouvelles formes de vie consacrée. Ici comme ailleurs, l’histoire est éclairante. Ayant pris part à plusieurs colloques d’historiens de la vie religieuse, l’auteur en présente les conclusions, qui « dédramatisent » la situation actuelle et montrent que l’Esprit nous convie sans cesse à l’espérance.
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Plusieurs sessions, colloques et congrès réunissant des historiens, de juillet à septembre 1985, ont traité d’un problème d’actualité, celui que posent aux instituts religieux déjà existants les nombreux groupes qui, aujourd’hui, souvent dans le prolongement du mouvement charismatique, offrent des formes nouvelles de vie religieuse. On a pensé qu’il y avait lieu d’en dire quelque chose ici, car la connaissance de6 expériences faites jadis peut aider à interpréter celles du présent, à les comprendre, à les situer dans une évolution, par là même à les relativiser et, s’il y a lieu, les « dédramatiser » dans l’esprit de certains. Le bref aperçu de ces recherches récentes – qui feront l’objet de publications – sera donné dans l’ordre chronologique selon lequel ces réunions se sont succédé. Sans que cela ait été prévu, il y eut convergence entre les résultats de ces divers travaux.
Quelques constatations d’ensemble se sont imposées à propos de presque tous les cas : l’émergence de nouvelles formes de vie religieuse coïncide généralement :
- avec des périodes de ferveur enthousiaste analogues à ce que l’on a appelé récemment le renouveau charismatique ;
- avec des tendances et des institutions cherchant à promouvoir la non-violence, la paix, dans un pays ou entre plusieurs autres, à la manière du « pacifisme » d’aujourd’hui ;
- avec un désir de retourner vers la nature et d’en défendre la valeur comme le font, de nos jours, des écologistes : où ceux-là mêmes qui veulent vivre « dans le béton » éprouvent le besoin de se rendre régulièrement « dans le vert ».
Enfin, l’image commune qui dominait l’imaginaire de tous ces nouveaux groupes de vie religieuse était celle de la « vie apostolique », cette formule évoquant, plus ou moins selon les époques, soit les apôtres et les disciples allant prêcher, soit la première communauté de Jérusalem.
Au début de juillet 1985, le XXIe Semaine de Fanjeaux avait pour thème Les cisterciens [1]. Il s’agissait de situer la vie et les activités des moines et des moniales de leur ordre par rapport à celui dont saint Dominique, au début du XIIIe siècle, fut l’initiateur. En une société disloquée, marquée par une ignorance religieuse favorable à des sectes que l’on qualifiait alors d’hérésies, les forteresses de prière que constituaient les monastères n’étaient pas préparées à lutter, par la prédication, contre l’erreur dans le peuple et la violence parmi certains seigneurs. De nombreux groupes se levèrent pour le faire. Saint Dominique lança alors ses « commandos » de Prêcheurs, qui furent efficaces. En même temps, avec des femmes converties de « l’hérésie », il fonda à Prouilhe, une communauté qui devint un monastère de moniales contemplatives priant pour les Prêcheurs et leur apostolat : telle était « la sainte prédication de Prouilhe ». Les cisterciens furent rendus à leur identité monastique et continuèrent à se développer, s’étendre, être présents au monde par toutes les formes de charité qu’exigeait la société d’alors et qui étaient compatibles avec leur vocation et leur rôle dans l’Église, où restait vif le sens de la valeur de la prière de louange et d’intercession. Bien des groupes nouveaux qui avaient surgi en même temps disparurent.
A la mi-septembre de 1985, l’abbaye de Lérins organisa à l’abbaye de Senanque une session consacrée aux origines des cisterciens [2]. Les travaux présentés et les discussions portèrent sur toute la période d’un peu plus d’un demi-siècle allant de la fondation de Cîteaux en 1098 à la mort de saint Bernard en 1153. En ressortit la complexité de l’évolution de Cîteaux, de ses « filles » ou fondations, de Clairvaux et des siennes, de leurs rapports entre elles et de leurs différences ; celles-ci occasionnèrent parfois des différends qui furent surmontés grâce à une institution contenue dans un texte dont le nom même – « Charte de charité » – signifiait la conciliation d’une structure et d’une tradition avec une entraide respectant des diversités. Personne ne quitta ce colloque avec l’image – qui s’était parfois répandue auparavant – d’un Cîteaux monolitique, sans variété ni évolution, « produit achevé » dès son commencement. En réalité, il y eut des crises, des recommencements successifs ; un supérieur-fondateur fut écarté ; des rivalités se devinent. Mais la pacification des violents, surtout des féodaux, se poursuivit. L’histoire subséquente, qui reste à étudier, ne sera ni moins instructive, ni moins encourageante quant au rôle des institutions. Le premier demi-siècle avait été favorisé, peut-être aussi en partie perturbé, par ce « phénomène » que fut saint Bernard. Il n’y en eut plus jamais de semblable dans l’histoire monastique.
Enfin, une sorte de vue d’ensemble fut présentée lors de la session que tint, durant la semaine qui suivit celle de Senanque, le C.E.R. C.O.M., ou « Centre Européen de Recherches sur les Congrégations et Ordres Monastiques », dont le Professeur P.R. Gaussin est le fondateur et l’animateur près l’Université de Saint-Etienne, en France. Plus d’une centaine d’universitaires, des chanoines réguliers, une douzaine de moniales et de moines, venus d’une vingtaine de pays d’Europe et d’Amérique, discutèrent de nombreuses communications préparées par des spécialistes sur le thème du congrès : Naissance et fonctionnement des réseaux monastiques et canoniaux [3]. L’enquête s’étendait à toutes les époques, mais spécialement au Moyen Âge. La désignation de « réseau » avait été retenue parce qu’elle était assez large pour recouvrir ordres, congrégations, lignées, filiations, fédérations et toutes autres espèces d’associations. Une partie de la « problématique » des réseaux concernait les rapports entre les petites institutions qui n’ont guère cessé d’apparaître alors que des institutions anciennes avaient déjà des traditions spirituelles et des structures d’Église bien établies. Mais cette problématique se situait à l’intérieur d’une « typologie » qui supposait elle-même une théologie. Au Xe siècle, au début de la constitution de bien des réseaux à l’intérieur du monachisme traditionnel, saint Odon de Cluny, dans ce vaste poème, intitulé Occupatio, dans lequel il retrace toute l’histoire du salut, avait présenté le renouveau monastique de son temps comme une nouvelle Pentecôte destinée à contribuer puissamment – ce qui fut le cas – à la réforme de l’Église et de la société tout entière [4]. Il avait, à ce propos, employé l’expression – rare dans le droit romain lui-même – de « contrat social », (sociale foedus) : l’esprit social, le socialis animus, que l’Esprit de Dieu répand en ceux qui veulent se donner totalement au Christ, crée un besoin d’association. Cette utopie théologique était mieux fondée que ne pourrait l’être une idéologie, car elle avait pour origine la réalité de la communauté apostolique. Comment cela se traduisit-il dans les faits, dans quelle mesure, par quels moyens, avec quels résultats ? On entendit parler de bien des groupes de vie religieuse qui disparurent plus ou moins longtemps après leur fondation, après avoir parfois connu une période de prospérité : ordre de Châlais, de Dalon, de Fiore, de Cadouin, des Antonins, des Gilbertins, de Giraud de Sales, du Saint-Sauveur et autres instituts para-cisterciens de divers noms. Voici quelques-unes des formules que comportait le récit de l’évolution de certains de ces groupes jadis nouveaux : « Espoir, croissance et fondations, crise, essais de survie, fusion ; la Chartreuse se met en travers, elle obtient gain de cause ; reprise courageuse et difficile, crise à répétition, absorption, une histoire avortée... ». On évoqua les « vicissitudes de la mixité » dans des ordres doubles, comprenant des religieux et des religieuses, et parfois d’autres groupes, comme Sempringham, Fontevrault et d’autres, les « tentatives émanées d’instituts canoniaux ou monastiques, vouées à l’échec et caduques ».
Or de tels processus historiques se sont produits dès les origines de la vie monastique et religieuse. Saint Athanase, en proposant un modèle en sa Vie de saint Antoine, saint Augustin, en composant son traité sur le fait que les moines sont tenus de travailler – De opere monachorum –, ont opéré un discernement parmi tous les groupes spontanés qui, de leur temps, en leurs pays comme ailleurs, assumaient des formes de vie que l’on a désignées ensuite, au C.E.R.C.O.M., comme « para-monastiques ». Les deux derniers chapitres de l’ouvrage de saint Augustin sont consacrés aux moines à longues chevelures, De monachis crinitis, qui refusaient de se laver, de payer des impôts, de servir dans l’armée, comme ce fut encore le cas lors des belles années des hippies. Enthousiasme religieux, avec temps de prière prolongé, pacifisme, retour à la nature, se mêlaient alors comme en tant d’autres périodes et cultures travaillées par des conflits sociaux, économiques et politiques provoquant des sursauts, que la grâce pouvait transformer en autant de renouveaux, au prix d’un discernement dont la durée serait la confirmation. Des remarques semblables pourraient être faites à propos de l’époque de saint François, de celle des béguines et « hommes religieux » des XIIIe et XIVe siècles et ainsi de suite, jusqu’à notre temps. Les vieillards, parmi nous, se souviennent de la joie que l’on éprouva, dans l’Église, lors des commencements de certains instituts pleins de promesses dans les débuts des années 30. Puis ce fut la vague des années 40-50 en faveur des « monastères de vie simple », en vue desquels parurent des manifestes, des règles de vie, des articles, en particulier dans le Supplément de La vie spirituelle, L’un d’eux, celui de Binicanella, à Majorque, a été supprimé, il y a peu d’années, avec une publicité presque égale à celle qui avait marqué ses commencements. C’était aussi le moment où la J.O.C., la Mission ouvrière, d’autres mouvements et initiatives allaient re-créer, annonçait-on, le tissu chrétien de la société occidentale.
Un livre vient de paraître, aux États-Unis, sur L’expérience post-charismatique [5]. Il est écrit, avec sympathie mais avec lucidité, par un membre d’une communauté canadienne du Renouveau. C’est en cette ère nouvelle que des groupes de vie religieuse inaugurés dans les récentes décennies connaissent des vicissitudes semblables à celles qui ont marqué les débuts, l’évolution et parfois le déclin, puis la disparition, de tant d’initiatives du même genre au cours de tous les siècles. Tant de manifestations de ferveur, de courage, sont autant de signes de la vitalité de l’Église, de l’abondance et de la variété des charismes que l’Esprit Saint répand en elle aujourd’hui comme de tout temps. Pour les instituts déjà existants, elles constituent un stimulant, parfois un « défi », comme il est devenu de mode de s’exprimer. D’autre part, les leçons de l’histoire invitent « les anciens et les modernes » à l’humilité, à un certain humour en présence de l’éphémère comme de ce qui dure plus ou moins longtemps. On a pu dire récemment : « L’histoire séculaire de la vie religieuse est une succession d’actes de naissance et de décès. Nés par vagues successives à des siècles de distance, les ordres n’échappent pas habituellement au processus normal d’expansion, de déclin et de mort... Sur 152 ordres ou congrégations apparus avant le XIXe siècle, pour s’en tenir à la branche masculine, 98 ont disparu, soit les deux tiers [6] ». Parmi les instituts qui ont subsisté, aucun n’a échappé à la nécessité de réformes successives, même s’il s’est tardivement attribué une prétention contraire [7] : des manuscrits mentionnent les « Statuts de réforme » (Statuta reformationis) de l’ordre de la Chartreuse. Rien de plus constant, dans l’histoire, que l’éphémère. Notre temps, comme tous les autres, est propice à l’attente, et, celle-ci est occasion de confiance en Dieu. L’Esprit nous convie tous à l’espérance.
Abbaye Saint-Maurice
L-9737 CLERVAUX, Grand-Duché de Luxembourg
[1] Les actes de ce congrès paraîtront en juillet 1987 dans la collection « Cahiers de Fanjeaux, collection d’histoire religieuse du Languedoc au XIIIe et au début du XIVe siècle » (Toulouse, Privat).
[2] Les communications qui furent présentées et les discussions, qui furent denses, paraîtront en volume dans la collection « Monachisme d’Orient et d’Occident », sous le titre Cîteaux, ses origines, ses fondateurs (Gordes, Association des Amis de Senanque).
[3] Les actes de ce congrès paraîtront au C.E.R.C.O.M. (Saint-Etienne).
[4] Odon de Cluny (Abbé), Occupatio, éd. A. Swoboda, Leipzig, Teubner, 1900, L. VI, vers 567-608, p. 135-137.
[5] Robert Wild, The Post-Charismatic Experience. The New Wave of the Spirit, Locust Valley, Living Flame Press, 1985.
[6] Père Claude Maréchal, cité par J. Bourdarias, « La nouvelle santé des religieux français. Après la crise des années 1965-1980, les congrégations connaissent un renouveau certain », Le Figaro, 19 octobre 1985, p. 5.
[7] J. Dubois, art. « Certosini », Dizionario degli Istituti di Perfezione, II, col. 803-805, Roma, D.I.P., 1975.