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Un jalon dans l’histoire de la confession dans la vie religieuse

Jean Leclercq, o.s.b.

N°1985-4 Juillet 1985

| P. 242-248 |

Lors de sa réunion annuelle en septembre 1983, le conseil de rédaction de Vie consacrée avait pris comme thème de rencontre : « La réconciliation sacramentelle dans la vie religieuse. Nouvelles situations, nouvelles pratiques ». Dans la foulée du dernier synode, on avait en effet cru utile de poursuivre la réflexion, d’un point de vue doctrinal et pastoral tout ensemble, sur la situation présente de ce sacrement dans la vie consacrée. Bien des choses ont été partagées sur les causes de désaffection envers ce sacrement, les nouvelles formes qu’il prend, le rôle de la vie religieuse tout au long de l’histoire comme lieu de recherche et de pratique pénitentielle, etc. Nous reprenons ici – parfois un peu modifiées à la lumière de l’exhortation Reconciliatio et paenitentia parue en décembre dernier – les contributions les plus significatives de notre rencontre ; le P. J.-M. Hennaux a rassemblé certains éléments de la réflexion commune.

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La confession a, de tout temps, tenu une place importante dans la vie religieuse, parce que celle-ci suppose toujours une « conversion » à Dieu et comporte nécessairement une part de pénitence. Or l’acte qui consiste à se reconnaître – à se « confesser » – pécheur est une manifestation primordiale de l’attitude chrétienne de pénitence. Aussi l’histoire de la confession dans la vie religieuse est-elle vaste et complexe [1].

Un de ces moments est aujourd’hui peu connu et mérite, par conséquent, d’être rappelé [2] : c’est celui qui se situe dans le monachisme occidental du haut Moyen Âge. Ce qui s’y fit ne peut d’ailleurs être compris sans ce qui avait eu lieu en Orient. Là s’était produite une évolution qui, récemment encore, a été caractérisée avec exactitude :

Le mot « confession » n’a jamais pris dans cette tradition les résonances... d’accusation, pénitence. Il évoque la déclaration que le malade fait à son médecin pour le diagnostic et le traitement. C’est l’image du « médecin » qui revient le plus souvent dans les textes liturgiques, théologiques et spirituels. Il n’est presque jamais question de « juge » ou de « tribunal ». Les textes officiels rappellent que ce ministère est exercé par les prêtres, mais la pratique le réserve depuis des siècles à des moines ou à des prêtres dont le discernement spirituel est connu... Leur accueil doit être chaleureux, joyeux et même « hilare », paternel et fraternel à la fois... L’aveu ne s’attache pas à énumérer les fautes, leur nombre, leurs circonstances. Il exprime plutôt la défaillance, sans grande précision, et le repentir. Il amorce le dialogue où le confesseur aidera à trouver le remède.

Or tout ceci se trouve aussi dans le monachisme occidental, comme deux témoins, parmi d’autres, permettent de le constater clairement : la Règle de saint Benoît pour le VIe siècle et l’œuvre de saint Bernard pour la première moitié du XIIe siècle ; il en a été de même dans la période intermédiaire. A l’origine de cette tradition orientale et occidentale avait eu lieu une expérience à laquelle rendent possible d’assister, pour ainsi dire, les tout premiers textes monastiques orientaux – Paroles et Vies des Pères et des Mères du Désert –, très tôt traduits en latin et largement répandus en Occident. Ce phénomène a naguère été mis fortement en lumière par un excellent historien [3]. G. Ladner a montré comment alors, en vertu de l’un de ces processus de compensation que l’Esprit Saint suscite dans l’Église à chaque fois que c’est nécessaire, pendant que le sens du péché tend à s’atténuer, sinon à disparaître, et que les rites de pénitence publique perdent de leur contenu aux yeux de beaucoup, ce sont de simples moines qui, en Égypte, en Syrie et ailleurs, spontanément, éprouvent ce que c’est que se savoir personnellement pécheur devant Dieu. Dans ces textes, on assiste à cette émouvante expérience de solitaires qui, aidés l’un par l’autre, découvrent et admettent, « reconnaissent » – c’est-à-dire confessent – que chacun d’eux est un pécheur, un pécheur pardonné, pécheur en Jésus-Christ. Et aux générations suivantes, des évêques, anciens moines ou amis des moines, réintroduisent dans les institutions pénitentielles cette prise de conscience du caractère personnel de la condition de pécheur.

Aujourd’hui, il arrive que, en écrivant l’histoire de la confession, l’on garde le silence sur ce vaste phénomène d’Église. Et l’on passe, sans transition, des rites de réconciliation publique de l’antiquité à l’arrivée de la « pénitence tarifée » que les moines irlandais sont censés avoir répandue partout en Occident, à partir des VIe et VIIe siècles, remédiant ainsi à un « vide pénitentiel » de longue durée.

Or, dans le monachisme antique de l’Occident dans son ensemble, la conception de la pénitence, ainsi que la pratique de l’accusation de soi et de l’ouverture de conscience, restent sensiblement les mêmes que celles du monachisme oriental, dont elles s’inspirent. Mais elles reçoivent un commencement d’organisation dans les Règles qui sont écrites du Ve au VIIe siècle, par exemple la Règle de saint Benoît. Dans le code pénitentiel, assez développé, que comporte celle-ci, on a pu voir une transposition, adaptée à la vie monastique, de ce qu’était la pratique pénitentielle de l’Église, avec accusation et sanction publique pour les manquements de caractère public, et accusation privée pour les dispositions de l’âme. A propos de cette dernière, relisons la partie finale du chapitre 46 de la Règle, que d’autres pages du même document complètent et, en ce sens, commentent, utilisant aussi le vocabulaire de la « médecine des âmes » :

S’il s’agit d’un péché commis dans le secret de la conscience, on ne doit s’en ouvrir qu’à l’abbé ou aux conseillers expérimentés de la vie spirituelle : à eux de se montrer capables de guérir les plaies du prochain comme leurs propres blessures, sans les découvrir jamais ni les divulguer.

Il est bien vrai que, dans le monachisme celtique et, sous son influence, dans l’Église des Îles Britanniques et sur le Continent, s’introduisent, à partir du VIe siècle, des éléments nouveaux : la confession devient fréquente, et même quotidienne, voire pratiquée avant chaque participation à l’eucharistie ; sa matière est moins l’ouverture de conscience, la déclaration des « pensées », que l’aveu de fautes ; celles-ci font l’objet de précisions qui sont consignées dans des écrits qui deviennent les Livres pénitentiels ; la satisfaction qui doit suivre l’aveu est soumise à des sortes de tarifs ; enfin, cette confession privée est souvent faite à un prêtre et est suivie d’absolution. Mais cette pratique est loin d’être déterminante et généralisée.

En fait, jusque vers le milieu du XIIe siècle, la pratique de la confession des moines et des moniales, puis des autres religieux – chanoines réguliers, membres des ordres militaires et hospitaliers – évolue peu. Elle continue de comporter des éléments venus de l’antique conception monastique de l’ouverture de conscience au père spirituel, de la discipline pénitentielle de l’Église, de l’influence irlandaise. Aussi est-il difficile de préciser quand, dans les textes, il s’agit de ce qu’on a appelé ensuite « la confession sacramentelle » : la question doit être posée à propos de chacun des textes qui en parlent, et il est souvent malaisé de donner une réponse claire et sûre. Il est certain qu’il existait, dans le monachisme, une pratique de la réconciliation du pécheur avec Dieu dans l’Église, comportant diverses formes d’accusation de soi, d’aveux, de rites de réconciliation et d’absolution, de satisfaction ; mais toutes ces activités n’étaient pas, généralement, réunies en un seul acte, comme ce fut le cas plus tard dans le sacrement de pénitence. L’une de ces activités était la confession. Dans l’ensemble, elle se distingue, dans les milieux de vie religieuse, en ce qu’elle est plus fréquente et porte sur des fautes mineures (désignées comme des peccata parva, levia, minuta, quotidiana), sur des pensées et des attitudes intérieures, plus souvent que sur des actes peccamineux graves et extérieurs. Cette confession se pratiquait entre les membres de la communauté et, dans bien des cas, sans l’intervention d’un prêtre. L’un des rites qui étaient signes sensibles de la rémission des péchés était le mandatum, le lavement des pieds, que l’on pratiquait généralement le samedi soir – usage qui fut en vigueur en certains monastères jusqu’à nos jours. Le chant du Pater, à Laudes et à Vêpres, était un autre moyen de signifier le pardon.

À partir du milieu, et surtout de la fin, du XIe siècle, et pendant tout le XIIe siècle, la spiritualité de la confession monastique connaît de nouveaux développements, allant de pair avec le processus général d’intériorisation, d’affinement de la personnalité, qui marqua cette époque. Alors apparaissent de nouveaux écrits sur la confession. Plusieurs textes décrivent avec assez de précision la façon dont elle se pratiquait, les attitudes spirituelles et les actes psychologiques qu’elle impliquait chez le confesseur et chez celui avec lequel il s’entretenait ; car la confession est plus d’une fois décrite comme une conversation, un dialogue entre amis. Alors aussi sont développées deux idées : celle de la confession comme anticipation eschatologique du Jugement dernier et celle de la confession comme façon de louer Dieu en se reconnaissant pécheur devant celui qui est toute sainteté. De même, on insiste beaucoup sur l’indulgence, la bonté, la compréhension dont doit faire preuve le confesseur.

Tout ce qui vient d’être dit pourrait être illustré par d’innombrables textes de l’auteur qui a exercé le plus d’influence sur le monachisme – et en dehors de lui – de son temps, et longtemps après : saint Bernard de Clairvaux [4]. Il parle très explicitement des confessions que lui-même faisait, de celles que ses moines lui faisaient, et de celles que des moines se faisaient les uns aux autres, mais il n’y associe jamais l’idée d’absolution sacramentelle ; il s’agit toujours de l’ouverture de conscience que des moines font à leur abbé ou à un autre moine qui est leur « conseiller spirituel », conformément à ce qu’avait prévu saint Benoît. Voici seulement deux témoignages :

Plusieurs d’entre vous, je m’en souviens, dans leurs confessions privées, se plaignent de l’état de langueur de leur âme en état de sécheresse et de sotte médiocrité : ils ne peuvent pas pénétrer les mystères de Dieu, qui sont élevés et subtils ; ils ne goûtent rien, ou presque, de la suavité de l’Esprit. Que font-ils, ceux-là, sinon aspirer à ce baiser dont parle le Cantique ? Ils aspirent et soupirent, désirant ardemment l’Esprit de sagesse et d’intelligence : d’intelligence pour parvenir là où ils le désirent, de sagesse pour goûter ce qu’ils auront saisi par l’intelligence....

En tout ceci, il n’est pas question d’avouer des péchés, ni d’en être absous, mais de regretter le manque d’une ferveur encore plus totale et de consolation. Écoutons maintenant ce que Bernard dit de la façon dont il ouvrait lui-même son cœur à l’un de ses moines, ce dom Humbert qui, lorsqu’il mourut, fit l’objet d’un sermon de son abbé :

Comment agissait-il comme conseiller ? Il était simple et discret ; je le sais d’autant mieux que je me suis souvent posé sur sa poitrine. Et non seulement je l’ai connu, mais vous tous vous l’avez connu aussi. Quel est celui qui, atteint par le grand nombre et la gravité de ses tentations, n’a pas appris de sa bouche et la racine de la tentation, et le procédé pour la guérir ? Il parcourait tous les coins de la conscience malade de telle façon que celui qui se confessait aurait pu croire qu’il avait tout vu, qu’il avait assisté à tout.

Ici, non plus, il n’est nullement question de s’accuser d’avoir commis des péchés ni de recevoir l’absolution.

À partir de la seconde moitié du XIIe siècle, la conception et la pratique de la confession qui se développent parmi les clercs à l’intention des laïques pénètrent de plus en plus dans les milieux de vie religieuse. En ceux-ci, jusque là, la conception et la pratique étaient de caractère spirituel plus que moral ou juridique. Peu à peu, la confession, dans la vie monastique et religieuse comme ailleurs, fait l’objet d’une obligation ; celle-ci est fixée par une législation, qui devient elle-même la matière de commentaires et de discussions et donne lieu à une casuistique : c’est le moment du premier grand essor du droit canonique. En même temps, dans les écoles des villes, et surtout de Paris, s’élabore la doctrine spéculative du sacrement de pénitence. Du double point de vue juridique et théologique, on donne de plus en plus de précisions sur la matière, le ministre, la fréquence de la confession, les actes qu’elle comporte, les conséquences qu’elle entraîne. Les Constitutions des ordres religieux imposent l’obligation de la confession régulière ; les visites et chapitres généraux prennent des sanctions contre ceux qui y contreviennent. Ainsi prend corps un type de législation qui ne fera que se développer au cours du XIIIe siècle, et jusqu’au XXe siècle.

Parallèlement subsistent certaines données héritées de la tradition spirituelle du monachisme antique et médiéval : on continue, dans une mesure variable selon les circonstances et les époques, à pratiquer la confession aux laïques, non seulement dans le monachisme, mais dans les débuts de l’Ordre franciscain. Et l’administration du sacrement de pénitence continue de comporter une part d’ouverture de conscience. Cet acquis de la tradition spirituelle reste sous-jacent à la pratique de la Compagnie de Jésus [5]. Ainsi, depuis la fin du Moyen Âge, la confession sacramentelle des religieux revêt de plus en plus le caractère de ce qu’on a appelé la « confession de dévotion », elle-même plus ou moins identifiée à la « direction spirituelle ».

Dans un compte rendu du volume réunissant les textes présentés au Synode de Rome de 1983 sur La pénitence et la réconciliation dans la mission de l’Église [6], on pouvait lire ceci, qui n’est point de nature à étonner qui scrute l’histoire : « Quant au sacrement de la réconciliation, on note une demande qui est revenue avec force dans plusieurs interventions : la création d’un ministère laïc de la pénitence non sacramentelle, pour renouer ainsi avec une longue tradition de l’Église [7] ».

Abbaye Saint-Maurice
L-9737 CLERVAUX, Grand-Duché de Luxembourg

[1Dans la brève esquisse qui va être présentée ici, il ne sera pas indiqué de citer des textes ni d’apporter des références et de la bibliographie ; j’ai donné celles-ci dans l’article « Confessione nella vita religiosa, II. In Occidente » du Dizionario degli Istituti di Perfezione, Roma, 1975, t. H, col. 1433-1436.

[2Les études du savant et regretté C. Vogel sur l’histoire de la pénitence ne portaient point spécialement sur le monachisme. Il n’a donc point traité de cet aspect. De là le silence, sur le même sujet, de tous ceux qui se réfèrent à lui. Une brève mention est cependant faite par B. Judic, « Pénitence publique, pénitence privée et aveu chez Grégoire le Grand (590-604) » dans Pratiques de la confession. Des Pères du désert à Vatican II. Quinze études d’histoire. Groupe de la Bussière, Paris, 1983, 49.

[3G. B. Ladner, The Idea of Reform. Its Impact on Christian Thought and Action in the Age of the Fathers, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1959, 309-310.

[4Sous le titre « Saint Bernard et la confession des péchés », j’ai rassemblé ces textes dans Collectanea Cisterciensia, 46, 1984, 122-130.

[5H. Bacht, « Die frühmonastischer Grundlagen ignatianischer Frömmigkeit », dans Ignatius von Loyola. Seine geistliche Gestalt und sein Vermächtnis. 1556-1956, Würzburg, Echter-Verlag, 1956, 223-261 ; Hugo Rahner, Ignatius von Loyola als Mensch und Theologe, ch. 9 : « Ignatius der Beichtvater », Freiburg, Herder, 1964, 188-196 ; J. de Guibert, La spiritualité de la Compagnie de Jésus, Coll. Bibliotheca Instituti S.I., 4, Roma, Institutum Historicum S.I., 1953, 301-302, 474-475.

[6La Pénitence dans la mission de l’Église, Coll. Documents d’Église, Paris, Centurion, 1984.

[7J. Chambert, f.e.c., dans Éléments de bibliographie, Bulletin de l’Association pour les bibliothèques de religieuses, 1984, n° 182 (août-septembre), 14.

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