Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Sœur Anuarite

Marie-Damien Sibille, i.e.j.

N°1985-4 Juillet 1985

| P. 199-208 |

Lors de son prochain voyage en Afrique, Jean-Paul II béatifiera une jeune sœur zaïroise, fidèle jusqu’au martyre à sa vocation religieuse. Sa maîtresse des novices fait ici le récit poignant de sa vie et de sa mort. Les actes des martyrs sont encore réalité aujourd’hui.

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Sa famille

C’est dans le quartier appelé aujourd’hui Mikoho qu’est née Anuarite (ce nom signifie : « celui qui méprise la guerre »), le 29 décembre 1939, à Wamba.

À sa naissance, on l’appelle Nengapeta. Quelques années plus tard, lors de son baptême, elle reçoit le nom d’Alphonsine. Lorsqu’elle se présente à l’école, accompagnée de sa sœur aînée Anuarite, comme les noms de famille étaient inconnus en Afrique, la Sœur Directrice lui en forge un en réunissant les deux noms. C’est ainsi que, jusqu’à sa prise d’habit, elle répond au nom d’Alphonsine-Anuarite.

Les parents d’Anuarite sont païens. Sa mère se nomme Isude. Son père, Amisi Batiboko (Batshuru). C’est un homme actif, jovial, fier de sa personne et sûr de lui. Il est chauffeur de camion. En 1949, il s’enrôle dans le corps expéditionnaire qui opère en Ethiopie, en Égypte et en Palestine. De là-bas, il écrit à sa femme et lui suggère de s’inscrire au catéchuménat. Ce qu’elle fait. La période de probation terminée, Isude reçoit le baptême avec toutes ses petites filles. A son retour de l’armée, le père est engagé à la Forminière. La famille s’établit à Irumu. Un climat de mésentente s’installe peu à peu entre les deux époux. Isude n’a eu que des filles, or Amisi voudrait un garçon. Ils se séparent. Amisi épouse une protestante. Cette deuxième union demeure stérile. Isude, elle, revient à Wamba et vit avec ses filles du produit de ses champs et de son travail.

Son enfance

Anuarite vit comme toutes les enfants de son âge. Bien vite, extrêmement complaisante, elle rend de menus services et surveille les plus petits.

Les Sœurs de l’Enfant-Jésus établissent une mission à Wamba et ouvrent une école. Anuarite y est inscrite. D’intelligence moyenne, elle ne brille pas particulièrement aux études. Elles est en 5e primaire quand je la connais. Très souvent souriante, prête à rendre service et soucieuse de bien faire ce qui lui est demandé, elle est cependant susceptible et boudeuse.

Un jour que je me trouve accoudée sur la « barza », pendant la récréation, elle s’approche de moi et me dit : « Ninataka kazi ya Mungu », littéralement : « je veux le travail de Dieu », c’est-à-dire devenir religieuse. Quelques amies en ont reçu la confidence, sa mère aussi. Elle « veut » et elle prouvera que ce n’est pas là pure velléité.

Je la rencontre chaque semaine aux réunions de la croisade eucharistique. Elle découvre la prière, la dévotion à la Vierge et cherche petit à petit à diminuer les manifestations d’un tempérament très sensible, entre autres, sa tendance à la colère et à la bouderie. Je la vois s’en allant, le visage fermé, la moue aux lèvres, une larme aux coins des yeux et puis, revenant bien vite se réconcilier. Quoi de plus naturel ? En réalité, en agissant ainsi, Anuarite risque d’être regardée par les autres comme une lâche, ce qu’elle n’est sûrement pas. Elle bande toutes ses forces en vue de se corriger, d’aimer les autres, d’obtenir ce qu’elle désire au plus profond d’elle-même.

À la fin de sa 5e année, Sœur Marie-Berthe ne la juge pas assez mûre pour partir vers Bafwabaka [1]. Elle lui demande de recommencer son année scolaire. Ce qu’elle fait de son mieux.

Voici les vacances terminées. La camionnette attend les aspirants et les élèves pour Bafwabaka. Comment s’y prend-elle ? Complicité sans doute ! Toujours est-il qu’elle réussit à s’engouffrer dans le véhicule et à atteindre la mission de Bafwabaka, noyau central de la Congrégation de la Sainte Famille [2]. « C’est là, dit-elle à sa mère, que me dirige l’appel du Christ ».

À Bafwabaka

Les Sœurs la gardent. Elle entre en 6e primaire en même temps qu’à l’aspirandat. Après celui-ci, elle demande à devenir probaniste. Elle le devient en 1955. Elle a alors seize ans. A cette époque, probanistes, postulantes et novices vivent ensemble dans la maison du noviciat. C’est là que, en tant que maîtresse des novices, j’apprends à bien la connaître.

Elle poursuit normalement sa marche vers son engagement à la suite du Seigneur. En 1956, elle est admise au postulat et, en 1957, au noviciat. Pendant son postulat, elle obtient le diplôme D 3 qui lui permet d’enseigner dans les classes inférieures de l’école primaire.

Lors de sa prise d’habit, elle prend le nom de Sœur Marie-Clémentine. Sa première profession temporaire [3] a lieu le 5 août 1959.

Sa joie est immense. Elle nourrit un grand espoir, assombri, cependant, d’une certaine crainte. Ce jour-là, en effet, son père et sa mère, séparés depuis plusieurs années, doivent se retrouver. Elle voudrait tant qu’ils se réconcilient ! Toutefois elle a peur que n’éclate une dispute. Or la journée se passe sans incidents. Le soir, elle vient me dire son bonheur d’être toute au Christ.

A chaque renouvellement de ses vœux, elle éprouve la même allégresse. Elle sait ce qu’elle fait. Elle s’y est préparée pendant ses années de noviciat. Très lucide sur son cheminement spirituel, elle est aussi très ouverte et très précise quand elle se rend chez moi munie de son petit carnet personnel. Ses ressorts intérieurs s’appellent : rencontres avec le Seigneur dans la prière, dévotion à la Vierge, admiration pour saint Alphonse de Liguori, préoccupation pour les autres et plus particulièrement pour les pauvres. « Servir, faire plaisir », c’est sa devise. Comme tout le monde elle a des moments de doute et de lassitude, mais, chez elle, cela ne dure jamais longtemps. Dans son carnet spirituel, nous pouvons lire ces deux prières personnelles : « Alphonse de Liguori, mon majina, (mon homonyme) apprends-moi à aimer la Mère de Dieu comme tu l’as aimée » et, plus loin, « Maman-Marie, garde-moi comme tu gardes mon majina Alphonse. Quand je commets une faute, regarde-moi de ton regard maternel, afin que je puisse te rejoindre ».

Anuarite est très attentive aux causeries de la Maîtresse des Novices et à la préparation de la méditation. Les conseils donnés, elle s’efforce de les mettre en pratique. Comme elle a une légère tendance aux scrupules, il faut de temps à autre l’écouter, lui expliquer et l’inciter à aller de l’avant. Tout ce qu’elle entreprend, elle veut le faire de son mieux, tant les leçons qu’elle a à étudier, ses préparations de cours, la catéchèse, les réunions des « xavériennes », son travail légionnaire que ses activités au noviciat. Ici, je ne résiste pas au plaisir de vous raconter quelques anecdotes.

Dans la région de l’Uele, la cuisine se fait au bois. Chaque semaine, tout le noviciat part donc en forêt avec machettes et haches. C’est une détente, mais aussi un travail rude. Il s’agit de couper les souches en bûches transportables, puis de former de bons fagots solides. Le chemin du retour est pénible et certaines tentent – sans raison – d’échapper à la corvée. Anuarite n’est jamais du nombre. Au contraire, il faut plutôt la freiner. Elle veut vraiment prêter son concours à la communauté.

Pendant les vacances de la saison sèche, une des meilleures détentes, c’est de partir à la pêche. Je les accompagne l’une ou l’autre fois. Nous traversons la forêt équatoriale en suivant une piste laissée par les éléphants à la recherche d’un point d’eau. A la rivière, chacune se dépense ; les rires éclatent, mais les mains ne chôment pas. Anuarite n’est pas la dernière à construire un barrage en aval et un autre en amont. Pauvres poissons prisonniers dans le bassin ainsi formé ! Chacune à son tour écope l’eau jusqu’à ce que l’on puisse attraper les poissons qui sautent en tous sens pour essayer d’échapper à la « main chercheuse ».

Un jour, comme l’huilerie voisine est en chômage technique, on décide de fabriquer l’huile à la maison. Quel travail ! Cela permet échanges, causettes, histoires... Quand vient le soir, il s’agit de nettoyer les bidons utilisés et de remettre tout en ordre. Anuarite est là : elle aime l’ordre et a horreur du gaspillage. Elle reste souvent la dernière, sans mot dire, pour remédier à la négligence de ses compagnes.

Si la viande fraîche arrive le soir et qu’il faille la cuire – le réfrigérateur est encore inexistant ! – elle est toujours disposée à veiller. Parfois, cependant, elle est assez lucide pour juger que les autres en profitent. Alors, le travail lui pèse. Mais elle ne prend pas plaisir à ressasser ses impressions. Elle dit ce qu’elle pense aux intéressées et se ressaisit bien vite pour continuer la tâche de bon cœur.

Préparer les repas, c’est pour elle une rude épreuve. Elle n’est guère habile en ce domaine. C’est au point que la professe responsable de la cuisine me demande de la mettre en second. Tout ce qu’elle prépare est immangeable, me dit-elle. Elle en pleure, bien sûr, mais se fait vite un point d’honneur d’apprendre à cuisiner.

Vivre en communauté, lorsqu’on appartient à des tribus différentes, n’est pas chose facile. Anuarite, pourtant, est toujours un élément de paix. Rien du trublion, même si elle n’a pas peur de dire son fait à l’une ou à l’autre... Je me souviens d’un soir... Je soupe avec la communauté des Sœurs de l’Enfant-Jésus. Tout à coup, on frappe. C’est Anuarite qui me dit d’un ton sans réplique : « Tes enfants se battent ». Je la suis, persuadée qu’elle a essayé de faire entendre raison aux deux parties sans favoriser qui que ce soit (ce qui, pourtant, eût été assez naturel !).

Boute-en-train en société, consciencieuse dans son travail, elle s’achemine vers le jour de ses vœux perpétuels. Elle quitte le noviciat en août 1959 et vit à « Nazareth » (nom de la maison professe des Sœurs de la Sainte Famille) à Bafwabaka.

Elle retourne sur les bancs de l’école pour suivre les cours de monitrice. Elle décroche un D 4, puis elle reprend ses tâches. Outre l’enseignement – où elle réussit très bien –, elle s’occupe des mulâtresses, des vieux et des vieilles chassés de chez eux et elle dirige toujours ses équipes « xaveri ». C’est beaucoup. Surtout lorsqu’on connaît son tempérament toujours prêt à faire plaisir et ne reculant jamais devant un surcroît de travail.

Sœur Kahenga, sa supérieure, l’estime beaucoup. Pendant cette période, je ne la perds pas de vue. Je sais qu’elle a à souffrir de certaines incompréhensions, mais Anuarite est alors assez forte pour continuer son chemin. Et quel chemin !

1964 : aux mains des Simba

Quand, en 1964, les troupes de l’O.N.U. quittent le territoire de la République du Congo, des mécontents, disciples de Lumumba, s’emparent du pouvoir dans les provinces de l’Est. Ils conquièrent de nombreux adhérents parmi les gens de la brousse et des villages. Ils se nomment « Simba » et se disent invulnérables. Tout ce qui va mal dans le pays, c’est, proclament-ils, la faute des nouveaux dirigeants autochtones. Ils s’attaquent à tous ceux qui détiennent une parcelle d’autorité, si mince soit-elle.

Ils arrivent à Wamba, le 15 août 1964. Tous les chefs coutumiers, tous les fonctionnaires, quel que soit leur rang, sont exécutés en public (quelques-uns seulement réussissent à se sauver dans la grande forêt voisine). Cette tâche terminée, les Simba cherchent de nouveaux coupables. Ils désignent les puissances étrangères impérialistes, puis l’Église, les Églises coupables de ne pas prier pour Lumumba. A Bafwabaka, Anuarite et ses consœurs sont très vite au courant du massacre perpétré par les Simba, à Wamba.

Tous les Européens des environs de Wamba : planteurs, médecins, prêtres, frères, sœurs... sont rassemblés dans la cité administrative qui est en même temps le siège épiscopal. La Belgique intervient le 24 novembre et envoie ses paras sur Kisangani et Isiro afin de libérer les otages. Les Simba, fous de rage, refluent par les routes et aboutissent inévitablement à Wamba. Beaucoup de Belges, pris au piège dans la province de Kisangani, paient de leur vie cette opération et, parmi eux, beaucoup de religieux et de religieuses.

Pendant cette période difficile, que deviennent les Sœurs de la Sainte Famille ? Elles sont à Bafwabaka. On devine leur inquiétude et leur angoisse.

Novembre 1964

Ce 29 novembre commence comme d’habitude... Les Sœurs prennent leur repas de midi. Tout à coup, le ronflement d’un moteur lancé à toute vitesse, un crissement de freins devant la porte du jardin... Les Simba sont là. Ils défoncent la porte. Les Sœurs se sauvent un peu partout ; eux dévorent la nourriture.

Mère Kasima, la Supérieure Générale, les a entendus du champ de manioc où elle se trouvait avec des orphelins. Elle revient à la maison, rappelle toutes ses Sœurs et leur demande de rester ensemble. Segbande, le chef du commando, lui fait alors part de l’ordre à exécuter. Il doit les emmener à Wamba où se trouvent déjà rassemblées toutes les Européennes du diocèse : missionnaires catholiques et protestantes, épouses de planteurs, etc. Il n’y a qu’à obéir.

Leurs bagages terminés, les Sœurs grimpent dans le camion qui doit les conduire à Wamba. Elles n’y arriveront jamais... Le voyage est long et pénible. Tout le long du parcours, les Sœurs sont en butte aux moqueries, aux injures, aux provocations des rebelles. Elles doivent abandonner tout signe distinctif religieux. Anuarite réussit cependant à cacher dans ses vêtements une statuette de la Vierge.

Soudain, le camion change de direction. C’est ainsi qu’elles arrivent à Isiro le 30. Là, il est décidé, vu leur nombre, qu’elles habiteront provisoirement la villa du général Olombe. Les voitures font plusieurs fois la navette pour les y amener. Anuarite, elle, doit rester sur place. N’a-t-elle pas été choisie par le colonel Ngalo pour devenir sa femme ? Tandis que le colonel achève un bon repas, Anuarite voudrait s’enfuir. Sa Supérieure l’en dissuade : il fait nuit, ce n’est pas possible en cet endroit inconnu. Mère Kasima décide de rester avec elle.

Quand Ngalo se présente, Mère Kasima lui fait remarquer qu’ayant prononcé son vœu de chasteté, Anuarite appartient au Christ. En réponse, elle reçoit coups sur coups, puis est dirigée vers une chambre voisine dont elle exige que la porte reste ouverte. Elle peut ainsi entendre les refus d’Anuarite. Celle-ci se tient bien droite devant le colonel pour lui dire « non ». « Nous tuerons donc votre Supérieure Générale ». « Et pourquoi voulez-vous la tuer ? Tuez-moi plutôt ». Ngalo use de sévices, mais rien n’y fait. Anuarite proclame : « Je ne veux pas commettre ce péché. Plutôt être tuée ».

Les différents groupes de religieuses de la Sainte Famille qui, l’un après l’autre, ont été acheminés vers « la maison bleue », sont accueillis avec bonne humeur par un détachement de Simba. Les rebelles convient les Sœurs à prendre quelque nourriture. Les plus jeunes s’offrent immédiatement pour préparer le repas, mais les Simba refusent. Ils le font eux-mêmes et, lorsque la préparation est terminée, ils les invitent à se mettre à table. Deux sœurs sont toujours absentes. Que leur a-t-on fait ? Les Sœurs refusent donc de manger : « Tant que les deux Sœurs qui ont été séparées de nous ne seront pas ici, nous ne toucherons pas à la nourriture ».

Le colonel Olombe insiste, mais en vain. De guerre lasse, il va lui-même rechercher Mère Kasima et Sœur Anuarite, accompagné de deux autres Sœurs. Il les ramène. Momentanément rassurées, les Sœurs se mettent à table. Sœur Anuarite s’assied près de la Maîtresse des Novices sur l’insistance de celle-ci, partage la même assiette et boit au même gobelet. Elle mange un peu, mais elle n’a guère faim... Elle confie ses craintes à la Maîtresse des Novices ; elle lui dit : « Priez pour moi. Mon âme est « toute secouée ». Pour garder ma virginité, je suis prête à mourir, mais priez pour moi ».

Le repas terminé, le colonel autorise les Sœurs à se retirer, mais se tournant vers Anuarite, il lui dit : « Pas vous, vous resterez ici ».

Je vous livre maintenant le témoignage de Sœur Kahendu qui, avec la Mère Générale, a été témoin du martyre de la Sœur.

Immédiatement le visage d’Anuarite prit une expression de profonde tristesse. Nous aussi, nous quittâmes la table et partîmes nous installer toutes ensemble dans une chambre. Olombe ordonna alors à la Sœur de le suivre pour qu’ils se rendent ensemble chez le colonel Ngalo qui l’attendait. Elle refusa de se lever. Le chef des rebelles essaya de la persuader. En vain. Elle lui dit : « Vous avez dit que votre fiancée, qui est à Wamba, est vierge et que vous aviez demandé à son père de bien la garder. Moi aussi, je suis vierge, j’ai fait ma promesse à Dieu ». Voyant que tout ce qu’il disait était inutile, le colonel se fâcha ; il commença à l’insulter : « Regardez votre longue tête, vous n’êtes pas belle du tout. Ma femme l’est davantage ». La Sœur lui répondit : « Ma fou ». (Je m’en fous).
Le colonel la prit alors par la main, la fit sortir, et entrer dans la voiture, puis ferma la portière. Il alla ensuite chercher Sœur Bokuma – celle qu’il s’était réservée – et la fit pénétrer dans la voiture par l’autre portière. Puis, il rentra dans la maison pour y chercher un objet oublié. Pendant ce temps, les deux Sœurs sortirent du véhicule. J’étais sortie à l’extérieur avec Mère Kasima afin de voir ce qui allait se passer. Furieux, le colonel essaya de faire réintégrer la voiture aux Sœurs, mais elles refusèrent. Nous, nous demandions au colonel d’avoir pitié. Peine perdue. De plus en plus furieux, il se mit à frapper les deux Sœurs. Sœur Anuarite lui dit : « Je ne veux pas aller commettre ce péché ; si vous voulez, tuez-moi ». Fou de rage, Olombe se mit à les frapper de plus en plus sauvagement. A travers les coups, Sœur Anuarite eut la force de lui dire : « Je vous pardonne car vous ne savez pas ce que vous faites ». Nous essayions encore de l’amadouer, mais sans succès. Au contraire. Il prit le fusil d’un rebelle et les frappa au moyen de la crosse jusqu’à ce qu’il fût fatigué. Pendant les coups, Sœur Anuarite, la tête tuméfiée, s’écriait : « C’est ainsi que j’ai voulu, c’est ainsi que j’ai voulu ». Elle était à genoux. Finalement, sans forces, elle s’affaissa et elle s’évanouit. Le colonel chercha alors son revolver, il ne le trouva pas. Ses soldats l’avaient caché, ayant peur pour eux-mêmes. Pris d’une nouvelle fureur, Olombe se mit à hurler : « Simba, venez vite, je vais mourir ici ; on veut m’attaquer ». Quelques Simba accoururent. Deux d’entre eux avaient en main de longs coutelas. Désignant Sœur Anuarite, Olombe ordonna : « Percez-la fort, atteignez le cœur ». Pendant qu’ils plongeaient leurs couteaux dans sa poitrine. Olombe de scander : « Percez-la fort... atteignez le cœur ». Sœur Anuarite réagissait à peine ; à chaque nouvelle blessure sortait de ses lèvres un gémissement étouffé : « Ouh ! ouh ! ouh ! » Sœur Bokuma, elle, était évanouie. Le colonel m’adressa alors la parole : « Si vous n’étiez pas l’infirmière, je tirerais immédiatement sur vous. Allez prévenir vos Sœurs qu’elles se préparent. Je vais venir les tuer ». Je partis transmettre le message...

Pendant ce temps, Olombe, décidé à en finir avec sa victime, prend une arme et tire le coup de grâce, qui manque son but. La balle frappe l’humérus du bras gauche qu’elle écorche pour glisser ensuite et venir s’abattre sur la poitrine de la martyre. Le colonel se calme peu à peu et ordonne aux Sœurs d’aller chercher le corps.

Mère Kasima, Sœur Kahendu, Sœur Nembasa et Sœur Uwenze s’y rendent. Le sang coule à flots : tout le parcours en est marqué. Sœur Nembasa se rend compte que le cœur de sœur Anuarite bat encore ; les pulsations sont extrêmement faibles et irrégulières, mais elle est encore en vie. Sans réfléchir, elle le fait remarquer pendant qu’on dépose le corps sur le parquet. Sœur Uwenze ne peut se contenir et, clamant sa douleur, s’écrie : « Sœur Marie-Clémentine ! Sœur Marie-Clémentine ! »... Elle tient la tête de la martyre sur ses genoux, la soutenant de l’avant-bras, la main sous le menton. Sœur Marie-Clémentine ne répond pas. D’un mouvement imperceptible, elle incline la tête et expire.

Il est une heure du matin, le 1er décembre 1964. Les Sœurs s’asseyent par terre, en cercle, autour de la dépouille mortelle, pour la veiller. Mais la nuit est très cruelle pour toute la communauté de la Sainte Famille : toutes les Sœurs connaissent le « calice de la Passion ».

Épilogue

Pendant les périodes plus calmes de la nuit, les Sœurs cherchent à arranger le cadavre avec respect. Elles lui laissent ses vêtements car il est impossible de les lui enlever et l’enveloppent dans un pagne.

Le corps est repris par les Simba. Le chauffeur de la voiture promet qu’il fera tout son possible pour qu’elle soit ensevelie en un lieu digne et distinct. Cette promesse ne sera pas tenue. Sœur Anuarite est enterrée dans la fosse commune, mais un peu à l’écart. En remettant le cadavre au fossoyeur, le Simba avertit : « Il s’agit d’un Simba qui s’est battu avec un autre Simba. Surtout n’ouvrez pas le pagne dans lequel il est enveloppé. Jetez-le avec les autres ». Le fossoyeur, curieux, s’empresse de désobéir et se rend compte qu’il s’agit d’une femme. Il met le corps un peu à l’écart.

La rébellion terminée, l’abbé Odio veut à tout prix retrouver le corps de la religieuse martyre. Une fois obtenues les autorisations nécessaires, les recherches commencent par la fosse commune. Elle est très grande. Une nuit, un inconnu fait parvenir ce message : « Cherchez à l’écart de la fosse ». Finalement, on découvre un cadavre isolé, les bras croisés sur la poitrine, le bras gauche cassé. C’est le corps de Sœur Marie-Clémentine authentifié par quatre Sœurs de la Sainte Famille. La preuve la plus probante, c’est la statuette de la Vierge qu’on retrouve sur elle.

Elle est tout d’abord inhumée dans un tombeau au cimetière d’Isiro. Puis, en 1978, ses restes sont transportés en grande pompe dans la cathédrale d’Isiro où elle repose actuellement.

Le procès de béatification et de reconnaissance du martyre est ouvert à Isiro, le 13 janvier 1978. Le martyre de Sœur Anuarite est officiellement reconnu par un décret du 9 juin 1984. Sa béatification aura lieu cette année, en 1985, en Afrique, au Zaïre très probablement : c’est ce que la Conférence épiscopale des évêques zaïrois a annoncé en décembre 1984.

Rue de Sotriamont 1
B-1400 NIVELLES, Belgique

[1Bafwabaka : Haut-Uele. Mission des Sœurs de l’Enfant-Jésus de Nivelles fondée en 1930 : enseignement, soins médicaux, service social.

[2Congrégation des Sœurs de la Sainte Famille : congrégation indigène fondée en 1936. La Supérieure Générale et la Maîtresse des Novices appartiennent à la Congrégation des Sœurs de l’Enfant-Jésus jusqu’en août 1961, date à laquelle la Congrégation des Sœurs de la Sainte Famille devient autonome.

[3Vœux temporaires annuels, pendant trois ans. Ensuite, avant les vœux perpétuels, deux fois des vœux de trois ans.

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