Le sacrement de réconciliation dans un milieu monastique féminin
Elizabeth Connor, o.c.s.o.
N°1985-4 • Juillet 1985
| P. 231-241 |
Lors de sa réunion annuelle en septembre 1983, le conseil de rédaction de Vie consacrée avait pris comme thème de rencontre : « La réconciliation sacramentelle dans la vie religieuse. Nouvelles situations, nouvelles pratiques ». Dans la foulée du dernier synode, on avait en effet cru utile de poursuivre la réflexion, d’un point de vue doctrinal et pastoral tout ensemble, sur la situation présente de ce sacrement dans la vie consacrée. Bien des choses ont été partagées sur les causes de désaffection envers ce sacrement, les nouvelles formes qu’il prend, le rôle de la vie religieuse tout au long de l’histoire comme lieu de recherche et de pratique pénitentielle, etc. Nous reprenons ici – parfois un peu modifiées à la lumière de l’exhortation Reconciliatio et paenitentia parue en décembre dernier – les contributions les plus significatives de notre rencontre ; le P. J.-M. Hennaux a rassemblé certains éléments de la réflexion commune.
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Puisque la pratique du sacrement de réconciliation a été étroitement liée durant des siècles à des observances monastiques, il n’est pas sans intérêt de voir comment le renouveau sacramentaire, fruit de Vatican II, pénètre aujourd’hui dans les monastères de femmes. Les pages qui suivent essaieront de montrer l’évolution qui se dessine dans la façon de concevoir et de mettre en pratique la réconciliation dans un milieu cistercien féminin.
Cellules de l’Église, les monastères sont entrés assez facilement dans le courant de grâce qui a jailli du Concile. Mais la pratique renouvelée du sacrement de réconciliation dans les communautés dépend d’autres influences aussi, notamment du mouvement de renouveau propre à la vie monastique elle-même, qui était en marche, bien qu’à tâtons, dès avant le Concile.
Sacrement et « sacrement »
Dans un monastère de moniales, la réconciliation est vécue à deux niveaux : il y a la confession auriculaire ou le sacrement de réconciliation proprement dit ; il y a aussi le « sacrement » (dans le sens du mot tel que le comprenait le Moyen Âge) de réconciliation actualisé tous les jours dans une communauté par la miséricorde réciproque et le pardon mutuel. L’un se situe sur le plan théologal, l’autre sur le plan monastique et tous les deux sur le plan ecclésial. Le lien qui les unit est étroit. Un examen des parties dont se compose le sacrement de réconciliation montre qu’elles sont présentes sur les deux plans - sauf l’absolution, par laquelle est accordé le pardon des péchés. Elle seule est spécifique du sacrement. Le pardon de Dieu vient par l’absolution :
Dieu seul pardonne les péchés. Si le Christ pardonne les péchés, c’est parce qu’il est Dieu. Donc, tout s’accroche à l’Incarnation, qui se prolonge dans l’Église, indissociablement visible et invisible, et ce don de la grâce qui nous parvient par les médiations de l’économie divine : le Christ est signe du Père ; l’Église, signe du Christ ; les sacrements, signes de l’Église. Nous reliant à Dieu directement et efficacement, les sacrements jouent donc un rôle capital... Les moyens et les voies de la grâce de Dieu sont infinis, mais il y a les sacrements privilégiés, dont celui qui nous occupe ici, objets de notre foi. Dès que l’on situe ce problème ainsi, très vite on voit la distinction entre l’ordre sacrementel et la grâce communiquée mystiquement dans la voie monastique.
Quant aux autres aspects du sacrement :
- le terme contrition (du verbe conterere, « broyer ») nous fait remonter aux sources patristiques, où le mot se rapporte parfois au repentir intérieur et « n’a pas encore le sens technique de regret parfait des péchés qu’il acquerra dans le langage théologique médiéval... Les expressions contritio animi, contritio cordis se présentent peut-être pour la première fois chez Pierre Abélard à propos de la vraie pénitence qui réconcilie instantanément le pécheur avec Dieu ». La contrition correspond au mouvement de conversion, de componction, de retour à Dieu qui est la metanoia évangélique et monastique ;
- la confession des fautes est présentée dans le Rituel d’une manière tout à fait monastique : « Par la confession le pénitent ouvre son cœur au ministre ». Le prêtre, en sage médecin, juge de l’état du malade spirituel. Ici, nous sommes sur un terrain familier à tout moine. Y a-t-il un Père monastique qui n’ait pas insisté sur l’ouverture du cœur, pour qu’un remède convenable puisse être prescrit et le chemin tracé vers la guérison ? Ce remède, ce sera justement
- la satisfaction, facteur de restauration de la vitalité spirituelle. Pour décrire la satisfaction, le Rituel a choisi un langage paulinien (cf. Ph 3,13) repris par Grégoire de Nysse dans sa doctrine de l’épectase : « Le pénitent, oubliant ce qui est derrière lui, s’insère à nouveau dans le mystère du salut et s’élance dans l’avenir ». Guéri par la grâce, le cœur se dilate dans l’amour de Dieu et celui qui est purifié de ses péchés se met à courir sur la voie des commandements (cf. RB, Prologue).
L’aumônier
Une fois établie la distinction entre pratique sacramentaire et pratique monastique – et ne pas distinguer entre les deux produirait une confusion néfaste –, il est possible de parler plus aisément du rôle de l’aumônier dans un milieu monastique féminin et du rôle de l’abbesse pour le maintien du climat de réconciliation.
En effet, l’évolution de ces dernières années a modifié ces deux rôles dans le domaine qui nous concerne ici [1]. Dans le passé, l’aumônier n’était pas seulement confesseur ordinaire, prédicateur et conférencier ; il était aussi le directeur spirituel des sœurs, au moins dans beaucoup de communautés. Mais, avec la baisse des vocations au sacerdoce chez les moines, le nombre de prêtres aptes au service d’aumônier a diminué. Certaines communautés n’ont plus d’aumônier résident. Aussi a-t-on, depuis vingt ans, insisté sur la formation des moniales, si bien qu’actuellement la plupart des communautés comptent au moins une ou deux moniales qui, par des cours et des instructions spirituelles, participent à la formation des jeunes et aussi à la formation continue de la communauté. En même temps, on passe progressivement d’une conception où l’observance exacte des règlements (des « us ») tenait au moins une très grande place, sinon la place principale, à un concept à la fois plus large et plus personnel, où la charité est centrale et où l’observance est vue en fonction d’un perfectionnement de la charité envers Dieu et envers les sœurs. Ces faits impliquent une plus grande responsabilité de la communauté et de ses membres individuels, mais ne diminuent en aucune manière l’importance du rôle de l’aumônier. À celui-ci le nouveau Code de Droit canon attribue, comme dans le passé, la cura pastoralis (la charge pastorale) de la communauté auprès de laquelle il exerce ses fonctions, et ceci d’une « manière stable [2] ». Il lui appartient de célébrer ou de diriger (moderari) les fonctions liturgiques. Comme nous venons de le voir, le sacrement de réconciliation est un acte du ministère sacerdotal, et ainsi le rôle de l’aumônier est plus clair. C’est un ministère qui lui est assigné par l’évêque pour la célébration de l’Eucharistie et l’administration des sacrements.
Fréquence de la confession
En général, on peut avancer que la désaffection observée dans certains milieux chrétiens à l’égard de la confession n’a pas pénétré dans l’enceinte des monastères, ou peu. En 1976, le bulletin Liturgie publiait les résultats d’une enquête faite auprès de 641 moines et moniales bénédictins et cisterciens [3]. Les réponses montrent que la valeur du sacrement n’a pas été dépréciée, et il est permis de supposer qu’elles reflètent la pratique actuelle.
Des moines et moniales qui ont répondu aux questions, 37.59 % reçoivent le sacrement de réconciliation une fois par semaine ; 21.99 %, tous les quinze jours ; 10.45 %, une fois par mois (cas plus fréquent chez les moines). Parmi les moines encore, 7,95 % recourent au sacrement autrement que suivant une périodicité hebdomadaire ou mensuelle. Les grandes fêtes liturgiques, par exemple, font ressentir le besoin de revivifier la relation à Dieu. Ou bien les événements de la vie commune, tels que la correction fraternelle, les partages d’Évangile, les chapitres de l’abbé (ou, peut-on ajouter, de l’abbesse) et la retraite communautaire exercent une influence sur la pratique de la confession [4].
Ces chiffres montrent qu’environ 84 % de ceux et celles qui ont répondu au questionnaire reçoivent le sacrement au moins une fois par mois.
Dans le cas de 66.61 % des personnes interrogées, la célébration du sacrement est « brève » ; brièveté et fréquence sont en relation étroite. Les autres 34 % reçoivent le sacrement soit au cours ou à la fin d’un entretien ou bien dans le cadre d’une lecture de la Parole de Dieu où le passage a été choisi en fonction de la matière à confesser [5].
À cause de son caractère sacramentel, la confession offre une occasion favorable à la direction spirituelle. Mais la coutume de donner une brève exhortation après la confession n’a pas grand-chose à voir avec pareille direction. Le champ de celle-ci est beaucoup plus vaste. La moniale ne pourra retirer de la confession tout son fruit si elle ne parle pas au confesseur de ses vrais problèmes de vie. Parfois d’ailleurs, l’aumônier devra aider avec tact la moniale à s’adresser à son abbesse. Une moniale dit à ce propos : « Parfois on aura besoin du conseil de l’abbesse (par exemple, pour les choses monastiques), d’autre fois, de l’aumônier (pour les choses exigeant une connaissance théologique plus poussée) ; cela peut dépendre aussi des étapes dans la vie spirituelle ». Parfois aussi, tout spontanément, c’est auprès de l’abbesse et de l’aumônier que l’on cherchera la lumière. On a souvent entendu dire que le for interne est le domaine de l’aumônier et le for externe celui de l’abbesse ou de la maîtresse des novices. En réalité, il est bien difficile d’établir des distinctions tranchées entre les deux domaines. « Toute la peine qu’on se donne à faire la distinction entre for interne et for externe, affirme une sœur, ne semble pas correspondre à la réalité, à l’unité de l’être humain... [6] ».
Ajoutons que, dans beaucoup de monastères, bien que le recours au confesseur ordinaire de la communauté reste la pratique la plus normale, il y a possibilité de s’adresser à d’autres prêtres qui se présentent soit selon une périodicité régulière, soit occasionnellement.
Réconciliation en communauté
Dans un passé pas très éloigné, à côté du sacrement dit « de pénitence », il existait au niveau communautaire le chapitre des coulpes pour les « manquements contre la Règle », comme l’on disait. Sans vouloir minimiser la valeur intrinsèque des accusations au chapitre des coulpes, il faut dire que l’accusation des manquements pouvait rester très superficielle. Quant aux proclamations, l’expérience a montré douloureusement que souvent la manière dont le chapitre se déroulait a laissé des blessures chez certaines, blessures qui restaient ouvertes parfois pendant des années. Aujourd’hui l’approche est tout autre.
Dans le Prologue de sa Règle, saint Benoît cite le psaume 34, en disant : « Si tu veux jouir de la vie véritable et éternelle, cherche la paix avec ardeur et persévérance » (v. 15). C’est tout un programme pour une communauté de moniales. Si la Règle est l’interprétation pratique de l’Évangile pour la moniale, c’est à partir de cette Règle que se fait l’œuvre de la réconciliation et du maintien de la charité dans le milieu monastique. Chercher la paix... en communauté. Vivre en paix avec Dieu, avec soi-même, avec les autres. En d’autres termes, vivre l’unité par le lien de la paix, pour que parmi les disciples du Christ il n’y ait qu’un seul cœur et un seul esprit.
Mais nous qui vivons dans une communauté monastique, nous ployons toutes sous le poids de la misère humaine qui est notre lot commun. Dans la vie de tous les jours nous expérimentons les faiblesses dues au péché – pas trop à la fois, espérons-le – : la sœur qui ne voit pas ses défauts bien visibles à son entourage ; la sœur qui ne s’imagine pas à quel point elle fait souffrir les autres ; la sœur qui réagit mal face aux contrariétés, à la moindre correction. Toutes ces choses, et bien d’autres encore, font partie de la vie en communauté, où se côtoient des caractères si divers, où les limites de chacune entrent en jeu avec celles des autres. C’est inévitable. De plus, dans un milieu fermé tel qu’un cloître, les torts sont ressentis plus fortement et ont des répercussions plus prolongées. C’est dans cette pâte qu’il faut mettre le ferment de la réconciliation, pour qu’elle devienne une offrande agréable à Dieu. Pâte banale, dirait-on ; oui, mais c’est en prenant sur lui la banalité de la condition humaine que le Christ nous a sauvés. Et nous sommes toutes des enfants prodigues qui retournons péniblement à la maison où le Père nous attend depuis toujours.
La voie de retour à Dieu
La spiritualité cistercienne, telle qu’elle se présente chez saint Bernard et saint Aelred de Rievaulx, par exemple, est une spiritualité de retour à Dieu, de restauration de l’image de Dieu dans le cadre et par le moyen de la vie communautaire. La restauration de cette ressemblance avec l’image de Dieu qui est le Christ est progressive.
À la suite de saint Augustin, saint Aelred, dans le Miroir de la charité, parle ainsi de la condition humaine :
L’image de Dieu fut déformée dans l’homme... Il garde la mémoire, mais obscurcie par l’oubli ; il conserve l’intelligence, mais sujette à l’erreur ; l’amour lui reste, mais enclin à la convoitise... Mais voici que le médiateur de Dieu et des hommes, l’homme Jésus-Christ, a sauvé l’homme sur la croix. Depuis lors la mémoire est restaurée par le texte des Écritures, l’intelligence par le mystère de la foi et l’amour par une continue croissance de la charité... « Renouvelez-vous dans votre cœur, revêtez l’homme nouveau qui a été créé selon Dieu » (Ep 4,24)... « Je vous donne un commandement nouveau » (Jn 13,34). L’âme qui se sera revêtue parfaitement de charité verra aussi se restaurer en elle les deux facultés que nous avons dites corrompues : la mémoire et la connaissance (I, 4, 7, 8).
Pour le retour à Dieu, essentielle est la triple connaissance décrite par saint Bernard dans son Traité de l’humilité : connaissance de soi, connaissance d’autrui et connaissance de Dieu. Se connaître soi-même d’abord, avec sa propre misère, pour être capable de compatir aux misères d’autrui et, l’œil de l’âme étant purifié, contempler les choses divines. Nous apprenons la douceur envers les pécheurs, dit-il, en faisant réflexion sur nous-mêmes et en craignant d’être tentés aussi bien qu’eux.
Nul ne saurait être compté parmi les hommes miséricordieux, s’il n’est doux au fond de son cœur... Il faut rechercher la vérité en vous avant de la chercher dans les autres, en faisant réflexion sur vous-mêmes, c’est-à-dire en remarquant comme vous êtes accessible à la tentation et enclin au péché ; en vous considérant ainsi, vous apprendrez à devenir doux et vous pourrez ensuite secourir les autres en esprit de douceur. (IV, 14).
Quand on aura appris la compassion envers les autres et la miséricorde, on apprendra ce qu’est la pureté du cœur - « Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu » (Mt 5,8). On passe de la béatitude de la douceur à celle de la miséricorde, à celle de la pureté du cœur. L’amour pur de soi, l’amour du prochain, l’amour de Dieu, ces trois amours sont inséparables, comme toujours dans la doctrine des Pères.
La pratique de la réconciliation
Dans la vie courante de la communauté, l’œuvre de réconciliation s’accomplit sur deux registres : dans les relations entre sœurs et dans les relations des sœurs avec leur supérieure. Le fait que la vie monastique elle-même est informée par la Règle et les observances est déjà un élément important pour l’unité et la paix. Partage des mêmes valeurs communautaires, vie faite d’expériences communes, voilà des fils avec lesquels on peut tisser la paix.
En communauté, le chapitre des coulpes a cédé la place à divers genres de correction « dédramatisés », soit sur le plan communautaire, soit entre individus. A mesure qu’un progrès se fait sur ces sentiers, on obtient également une croissance en lucidité et en liberté par le redressement de l’amour, de l’intelligence et de la mémoire.
Le rôle de la supérieure dans le maintien de la paix et de l’unité d’esprit et de cœur se situe d’abord au niveau communautaire, où, avec l’aide de ses sœurs, elle interprète la Règle dans la vie de tous les jours et essaie de maintenir un certain « ton » dans la vie commune, pour que « personne ne soit contristé dans la maison de Dieu » (RB, ch. 31). Mais cela ne suffit pas. Il y a aussi sa relation avec chacun des membres de la communauté, car il faut que l’enseignement communautaire soit reçu et assimilé par des personnes.
Du fait que la supérieure et les moniales partagent la même vie, la même journée monastique, il semble assez normal qu’une relation de confiance s’établisse entre elles. Ceci exige de la part de la supérieure la capacité – on pourrait dire : lui impose le « ministère » – de l’écoute ; de la part des sœurs, ceci appelle une disposition à l’ouverture du cœur. Celle-ci ne va pas de soi ; elle requiert un effort, qui est aussi une ascèse. Divers éléments entrent en jeu. D’abord une attitude de foi, sans laquelle la relation sera bâtie sur le sable. La supérieure voit en chacune de ses sœurs une appelée du Seigneur ; la sœur s’approche de sa supérieure avec simplicité et droiture. Une novice qui éviterait sa mère-maîtresse et chercherait à s’adresser à une autre sœur inspirerait des doutes justifiés à celles qui doivent discerner sa vocation. Une sœur qui éviterait de parler avec simplicité à son abbesse et rechercherait la conversation d’une compagne partageant ses idées risquerait d’être dans l’illusion.
Mais il est également vrai que, pour une certaine part, la facilité à s’ouvrir dépend de la présence d’une affinité naturelle. Aelred de Rievaulx, qui fut un maître dans le domaine des relations humaines, affirme lui-même qu’il n’est pas possible d’avoir une affinité semblable avec tout le monde. Aujourd’hui, cette réalité est mieux reconnue que dans le passé et, tandis qu’autrefois la moniale ne parlait de la vie spirituelle qu’avec son abbesse ou son confesseur, dans bon nombre de monastères les supérieures accordent volontiers aux sœurs qui le désirent des entretiens spirituels avec une consœur. Une relation spirituelle est souvent une véritable communion qui libère des forces vives et révèle les vertus fondamentales [7]. Le critère de l’authenticité d’une telle relation sera le fruit qu’elle porte dans la vie communautaire des sœurs concernées.
Une directrice spirituelle du XVIIIe siècle
Dans la collection des lettres de Madame de Maintenon se trouve une multitude de conseils assez remarquables à l’adresse d’une abbesse de moniales cisterciennes. En 1705, à l’âge de soixante-dix ans, Madame de Maintenon venait de persuader Louis XIV de nommer abbesse de l’abbaye royale de Gomerfontaine, au diocèse de Beauvais, Marie-Anne de Viefville, moniale de vingt-huit ans à Argensolle et ancienne élève de Madame de Maintenon à Saint-Cyr. Pendant une période de huit ans, cette grande dame de la cour a suivi de près sa protégée, lui adressant une série de messages qui sont de véritables lettres de direction, pleines de bon sens et de sagesse, aussi valables aujourd’hui qu’au XVIIIe siècle [8].
Madame de Maintenon insiste beaucoup sur la bonté envers les sœurs : « Ce que vous ne ferez point par la douceur ne se fera pas par la rudesse » (XXIV). C’est par la confiance que l’abbesse conduira ses sœurs. Et quand elle verra du progrès chez elles, que Mère Marie-Anne se réjouisse ! « C’est beaucoup que vos filles ne s’opposent point au bien que vous voulez » (VII). En attendant d’autres progrès encore, « priez pour elles, donnez-leur un bon exemple : traitez-les avec douceur ; et attendez tout le reste de Dieu » (IX).
Il est inévitable qu’à certains moments il faille reprendre telle ou telle sœur. La manière dont Madame de Maintenon voit la réprimande – pour le maintien de la paix – est tout à fait évangélique. Le but sera toujours d’obtenir un réel amendement. On ne corrige pas quand on rend une personne amère ou quand on la met en révolte.
La réprimande est assez fâcheuse par elle-même, sans y ajouter la confusion (XXXIII). Il faut leur parler très souvent en particulier, leur dire franchement ce que vous croyez de mal en elles ; commencer par le plus pressé, ne leur dire pas tout à la fois, ne paraître point étonnée de leurs fautes, leur témoigner de l’amitié, les persuader que vous répondez à Dieu de leur âme, que vous avez de la peine à leur en faire, que vous voulez les aider à se sauver... (XX).
Il faut voir les vertus des sœurs aussi bien que leurs défauts, car « dans ce bas monde, tous les caractères, même les meilleurs, sont fort mêlés » (XXXII).
Madame de Maintenon considérait la « récréation » comme un moment privilégié de chaque jour pour la sauvegarde du bon esprit communautaire.
C’est là qu’on se fait aimer par la complaisance ; c’est là qu’on les connaît et qu’on les réjouit ; c’est là qu’on jette, en passant, des maximes qui font plus d’impression que ce qu’on dit dans des exhortations préparées ; c’est là ce qui lie la supérieure avec ses filles ; c’est là ce qui met l’union dans une maison ; c’est ce qui ôte les partialités, les entretiens particuliers et les murmures les plus dangereux (XVII).
Il faut connaître les caractères des sœurs et, quand la jeune abbesse ne réussit pas à se faire écouter, Madame de Maintenon lui écrit : « Vous dites que vous avez parlé à la religieuse en question et que vous lui parlerez encore une fois. Vous seriez bienheureuse si vous pouviez la gagner en lui parlant vingt fois. Armez-vous de patience, si vous voulez faire l’œuvre de Dieu » (XXI).
Cette personne, chargée de jours et d’une longue expérience (d’ailleurs pas toujours si pieuse), fait écho aux paroles de Jésus : « Il faut pardonner non pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix-sept fois » (Mt 18,22).
Conclusion
Dans les pages qui précèdent ont été abordés différents aspects de la réconciliation. Un fil conducteur les lie ensemble : la grâce qui vient par l’Évangile.
Saint Benoît est notre Père, dit Aelred de Rievaulx, car par l’Évangile il nous a engendrés dans le Christ Jésus... Par sa doctrine, saint Benoît est Père aux trois étapes de la vie : dans l’œuvre de conversion, dans l’acquisition de la charité et dans la possession de la paix... Par sa médiation de grâce, saint Benoît est Père de toute progression du moine dans ses exercices spirituels : méditation, oraison, et leurs fruits : la componction, la dévotion, l’amour.
Il est important pour nous de prendre conscience que notre vie banale de tous les jours est en rapport vital avec le Christ ressuscité et vivant pour toujours. Une démarche de pardon, de réconciliation, d’encouragement, de soutien mutuel en communauté, toutes ces choses sont versées dans le courant vivifiant de grâce qui nous est offert et dont la vie sacramentelle et la Règle sont des cours d’eau profonde. Ainsi, en communauté, par la pratique de la réconciliation à de multiples niveaux, la moniale est appelée à suivre ce fil conducteur qui est la grâce du Christ jusqu’à Dieu le Père et la vie éternelle.
Abbaye cistercienne
SAINT-ROMUALD, P.Q., Canada
[1] Pour cette étude, nous avons tenu compte du rapport rédigé à la suite d’une enquête faite à la demande de la Commission de Droit o.c.s.o. sur « Le rôle de l’aumônier et la direction spirituelle dans les monastères de moniales cisterciennes », rapport communiqué aux maisons de l’Ordre en 1974.
[2] Canon 564.
[3] Paul Houix, o.c.s.o., « Une enquête sur le sacrement de réconciliation », Liturgie, Bulletin trimestriel publié par la Commission Francophone Cistercienne, N.S. n° 16 (mars 1976), 59-77.
[4] Ibid., 61-66.
[5] Ibid., 71-74.
[6] « Le rôle de l’aumônier... », p. 13-14, passim. Signalons que le nouveau Code de Droit canon, comme l’ancien, interdit aux supérieures d’exiger l’ouverture de conscience, mais encourage les religieuses à s’adresser aux supérieures avec confiance et à s’ouvrir à elles librement et spontanément (c. 630, § 5).
[7] « Le rôle de l’aumônier... », p. 12.
[8] Madame De Maintenon, Lettres, Tome II, Seconde édition, Amsterdam, 1756, 124-210. Les chiffres entre parenthèses renvoient aux numéros des lettres.