Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Le témoignage du Père Duval, s.j.

Robert Guelluy

N°1985-3 Mai 1985

| P. 179-185 |

Nos lectrices et lecteurs connaissent bien le Père Duval, ce chantre de la proximité de Dieu dans la fragilité et la longue nuit humaines. L’auteur nous invite à méditer sur son itinéraire. Sans accuser personne, il nous révèle notre impuissance, parfois, à aider un frère, une sœur en difficulté. Puissions-nous alors nous réjouir que d’autres l’accompagnent dans sa détresse et lui manifestent la tendresse de son Seigneur !

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Le petit livre que le Père Duval publiait il y a quelques mois, peu avant sa mort, sous le pseudonyme de Lucien et avec le titre L’enfant qui jouait avec la Lune (Mulhouse, Ed. Salvator, 1984, 140 p.) n’est pas seulement un témoignage émouvant, c’est un petit traité sur la charité qui conduit au cœur du dogme chrétien.

Le Père Duval raconte comment il a sombré dans l’alcoolisme et comment il a été relevé, non par ses confrères jésuites ni par le médecin qui guidait sa désintoxication, mais par d’autres alcooliques. Le médecin, se rendant compte de son incapacité à le sauver seul, mit sur son chemin d’autres malades qui feraient ce que la science médicale était impuissante à réaliser. Quant aux jésuites, quelle qu’ait leur bonne volonté, ils ne pouvaient rien pour celui qui se sentait obligé de leur cacher sa honte.

L’alcoolique, explique le Père Duval, ne peut être sauvé que par ses pairs. Ce n’est pas la bienfaisance qui le relèvera, mais seulement le partage.

Bouleversante leçon sur la charité : elle ne consiste pas à hisser quelqu’un jusqu’à soi, mais à le rejoindre là où il est et à être là son égal. Elle exige la conversion de l’aumône au partage. Nous voici loin de toute forme de paternalisme, de toute bienveillance par pitié.

Nous voici devant un pas presque impossible à faire pour qui n’a pas expérimenté la déchéance : avoir au cœur tant de chaleur, tant d’accueil, tant d’estime que l’assisté ne sente pas la pitié, mais l’affection, qu’il oublie la honte de son mal et se sente en confiance au point d’entrer dans un dialogue simplement fraternel.

La vraie charité n’est pas seulement condescendante, mais réhabilitante. Le miracle qui lui est demandé est d’effacer l’humiliation devant qui ce soit, ainsi que le sentiment de culpabilité face à soi-même.

Le Père Duval est redevenu un homme libre par la grâce d’un dialogue horizontal : tombé de son socle de religieux et de prêtre, de notable, il a été guéri de sa faiblesse en même temps que de sa honte à l’avouer : c’est même la guérison de la honte qui a pénétré jusqu’aux racines de l’alcoolisme pour y réintroduire la santé.

Il n’y a que bégaiement de charité là où la parole n’est pas libérée chez les deux partenaires. Libérée par la grâce de se sentir frères, d’avoir le même accent de famille.

Il n’y a charité que réhabilitante, dans l’échange affectueux de deux pauvretés. Il n’y a de vraie relation d’aide que si l’un ne se sent plus et n’est plus ressenti comme un supérieur dont l’autre ne peut que dépendre.

Ce message n’oblige-t-il pas à repenser l’« état de perfection », la « séparation » du religieux, à les repenser non pas une fois pour toutes et abstraitement, mais tous les jours et dans le concret des relations quotidiennes ?

Afin d’y vivre avec plus de vérité ces simples mots : Notre Père.

Ce que l’Évangile a de plus riche, n’est-ce pas de mettre en nous, et quoi qu’il advienne de nous, l’essentielle dignité d’enfants, de frères ?

Quels que soient les défauts – ou les malheurs – de quelqu’un, il ne peut déchoir de cette dignité fondamentale. On ne peut lui enlever sa qualité de racheté avec nous en Jésus.

On voit ici les dangers de la vertu, d’une vertu qui nous donnerait le sentiment de nous élever ; et ainsi nous ferait voir les autres du haut de la grandeur que nous nous serions acquise, plutôt qu’à partir de l’humilité de notre commune rédemption par pure grâce.

Qu’on songe à la parabole de « l’enfant prodigue ». Le « prodigue » est reçu avec tous les honneurs du fils de la maison. Et c’est comme fils que son père le nomme : cette dignité ne lui est pas enlevée, elle est au contraire valorisée et confirmée. Il le savait bien, le « prodigue », lui qui disait : J’irai vers mon père. Et il savait bien qu’il serait impossible de le traiter comme un étranger. Par contre l’aîné, prisonnier de ses vertus, revient « à la maison », et non au père. Il ne dit d’ailleurs plus « mon père et mon frère », mais « toi et ton fils que voilà ». Se situant à part de celui qui n’a pas, comme lui, « obéi a tous les ordres », il s’exclut de la famille.

Nous voici conduits à réfléchir sur les rapports entre une certaine conception de l’obéissance et la charité. La première peut être, très inconsciemment, un alibi pour la seconde. Jésus a été très sévère pour la bonne conscience du « pratiquant », qui oublie de vivre l’essentiel : le mystère d’une miséricorde commune à tous les hommes.

Oui, commune à tous les hommes : l’esprit de famille évangélique n’a pas de frontières ; tous les hommes sont pécheurs, puisque tous rachetés.

Et nous avons à vivre ceci en tout événement : les incidents de nos existences quotidiennes sont, aux yeux du croyant, porteurs de sens. L’universalisme évangélique va jusque-là : tous les hommes sont pécheurs ; ils deviennent pourtant tous des hommes neufs par grâce, et ceci en toute leur vie.

Oserai-je dire ici ce que j’ai plusieurs fois constaté : il arrive que des communautés qui se croient les plus fidèles à la Règle soient les moins clairvoyantes pour discerner les appels de Dieu dans l’inattendu des rencontres, des déceptions, des motifs de s’émerveiller qu’apporte la vie de tous les jours ?

Tout parcours humain est fait de complémentarités : travail et repos, relations et solitude, action et contemplation. Et il nous est difficile à tous de vivre avec équilibre ces complémentarités. Il en est ainsi d’une certaine obéissance régie par la Règle et de l’obéissance faite d’accueil à l’inattendu de la grâce ou du péché.

Disons un mot des rapports entre action et contemplation : nous le ferons sans nous éloigner du message du Père Duval.

Partons de l’évangile de Marthe et Marie. Marthe ne se plaint pas d’avoir trop de besogne, mais de ce que sa sœur n’en a pas assez. Tout occupée à comparer, prisonnière de son travail comme l’était le fils aîné, la voici inconsciemment incapable d’appeler sa sœur par son prénom. Elle lui est devenue étrangère et si elle l’appelle, ce n’est pas pour la nommer avec la tendresse de l’esprit de famille, mais pour dire ses obligations : elle devait prendre sa part des charges de la maison.

Jésus, lui, introduit les prénoms avec insistance : Marthe, Marthe, dit-il par deux fois, Marie dont je te rappelle le prénom... Et l’évangile continue : tu t’agites pour beaucoup de choses, une seule est nécessaire... Il nous arrive, en effet, d’être si occupés de services à rendre que nous perdons de vue celui à qui nous les destinons : on peut être si affairé dans l’accueil qu’on en oublie d’accueillir. L’unique nécessaire, c’est l’attention à l’hôte, qui demande d’être reçu ; le péril, c’est l’attention au travail plutôt qu’à la personne. Celle-ci sera gênée par l’agitation dont elle est cause : avec les meilleures intentions, on aura manqué d’accueil.

Mais Marie pourrait tomber dans le même travers : être tout occupée des façons d’écouter plutôt que de celui qui souhaite être entendu. Sainte Thérèse d’Avila a mis en garde avec force contre la tentation de s’occuper des consolations de Dieu plutôt que du Dieu des consolations.

L’unique nécessaire, c’est l’accueil, à Dieu et aux autres. Et c’est bien ce que dit le Père Duval : plus que de soins médicaux, il avait besoin d’être accueilli. Il avait besoin d’être reçu tel qu’il était, sans sauver la face comme il croyait devoir le faire devant ses frères en religion.

Ce qui l’a relevé, c’est d’être reçu sans condition par ses frères en déchéance. Ce dont chacun a besoin avant tout, quelles que soient ses chutes, c’est de se sentir réhabilité, restauré dans sa qualité de fils de famille. Les bons conseils, les directives pourront venir après. Seulement après.

Se sentir aimé, et non pas jugé...

Le Bon Pasteur ne s’est pas d’abord demandé si la brebis perdue l’était par sa faute ou par malheur. Et la femme qui avait perdu sa drachme n’a pas cherché des coupables : elle s’est mise en peine de sa drachme.

Il a suffi que la brebis soit perdue pour que le Pasteur s’émeuve, et puis qu’il s’émerveille de l’avoir retrouvée.

À nous, il est si difficile de n’avoir pas comme première réaction de chercher la faute et de vouloir faire le compte des torts.

C’est si vrai que le Père Duval n’a osé s’avouer alcoolique que devant d’autres alcooliques, qui l’ont guéri de sa peur d’avouer. Avec raison, il redoutait d’être jugé par ceux qui n’avaient pas, comme lui, fait l’expérience de leur faiblesse.

Le miracle pour lui fut de rencontrer des hommes et des femmes qui ne le jugeaient pas. Cela lui apporta infiniment plus que les cures de desintoxication.

Pensons ici au miracle frère, bien que miracle inverse : la transformation qui se fait en Thérèse de Lisieux quand elle se voit « assise à la table des pécheurs ».

Ce qui l’a soutenue dans la dure étape qui fut la dernière de sa vie, c’est ce qu’elle a exprimé avec tant de vigueur dans les dernières lignes que, presque agonisante, elle écrit au crayon : « Si j’avais commis tous les péchés qui se peuvent commettre... Ce n’est pas parce que Dieu, dans sa prévenante miséricorde a préservé mon âme du péché mortel que je m’élève à lui dans la confiance et dans l’amour ».

Plus jeune, elle avait eu besoin de s’entendre affirmer solennellement par son confesseur qu’elle n’avait commis aucun péché mortel. Maintenant, elle a compris : il lui suffit – et elle a besoin – de compter seulement sur l’amour miséricordieux.

Quelle leçon de spiritualité, toute thérésienne, que celle du Père Duval, assis à la table des pécheurs ! Les pécheurs l’ont reçu comme leur frère, ils lui ont donné de se fier à eux et ainsi de se fier à Dieu, de se fier à tout homme : lui qui, pendant des années, cachait avec angoisse ses faiblesses, et ainsi en était toujours plus l’esclave, voici qu’il les raconte, les écrit, les publie. Et il en fait ainsi une grâce pour nous tous, qui recevons son témoignage.

En nous disant quelle grâce l’a fait émerger de l’alcoolisme –accueil où il ne s’est plus senti humilié –, le Père Duval nous raconte aussi pourquoi il y était tombé : justement parce qu’il avait été humilié.

Cela remontait à son enfance, une enfance de pauvre : tel commerçant, qui le traitait avec la suffisance du possédant, avait ouvert en lui une blessure, qui ne s’était jamais fermée.

Les lignes où il le raconte m’ont remis en l’esprit le début de la Règle de saint Augustin. Celle-ci commence par traiter de la mise en commun des biens : elle a pour but d’effacer les différences qui pourraient estomper l’esprit fraternel ; il faut que ceux qui sont venus pauvres à la communauté l’oublient et puissent se sentir de la même famille que ceux qui étaient riches. Quant à ceux-ci, il faut qu’ils soient débarrassés de tout sentiment de supériorité et deviennent les égaux des plus pauvres.

Ce partage des biens ne peut être que l’introduction à d’autres échanges : il faut que les mieux doués, en quelque domaine que ce soit, ne créent ainsi aucune gêne chez les moins biens pourvus...

Tout ceci est impossible à l’homme...

Nous osons penser pourtant que tout ceci existe : Dieu le vit, et il nous y donne part.

La lecture des quelques pages que le Père Duval nous a laissées avant de quitter cette vie nous conduit au cœur de ce que nous savons de Dieu.

En Dieu existe la seule relation Père-Fils qui soit de parfaite égalité. Leur mise en commun sans réticence est si réelle qu’elle est un autre eux-mêmes : l’Esprit, qui a la même et unique nature que le Père et son Fils.

Et ce Dieu qui est réciprocité d’accueil, voici qu’il se fait accueil aux hommes au point de devenir l’un d’entre eux. Bien plus, quoique sans péché, il s’assied à la table des pécheurs, dans un milieu où l’on ne mange qu’avec ses pairs !

Il proclame d’eux : voici les miens, voici mes frères. Il partage leurs fêtes, et on dit de lui : c’est un alcoolique... Il fréquente les exclus et on dit de lui : c’est un Samaritain. Aujourd’hui, chez nous, certains diraient de lui : c’est un de ces Nord-Africains qui empoisonnent notre pays.

Il réhabilite jusqu’aux condamnés à mort pour crimes de droit commun, en mourant entre deux d’entre eux, du même supplice...

Le bon larron est même le seul qui, dans les évangiles, ose l’appeler familièrement par son prénom : Jésus.

Ce qui est impossible à l’homme, le voici réalisé à nos yeux de croyants.

Du coup, notre identité nous est révélée : le Fils fait homme nous dit qui nous sommes : enfants avec lui du même Père.

Notre foi dès lors se fait espérance : l’impossible deviendra notre vie de demain, et aujourd’hui nous y donne part.

Notre foi nous dévoile ce qu’est la charité.

Non pas seulement la solidarité, qui lie le même au même. Mais l’amour des frères, qui va jusqu’à l’amour de l’ennemi.

J’ai vu souvent, dans des maisons amies – des maisons religieuses, comme des demeures familiales – cette inscription : « Celui qui vient en ami arrive trop tard et part trop tôt ».

Je n’ai pas encore vu : « Bienvenue aux ennemis ; ils trouveront ici des frères ». Pourtant...

Le petit livre du Père Duval me ramène à l’Eucharistie. N’est-elle pas la table des pécheurs ?

Nous y sommes tous accueillis en enfants du Père. Tous accueillis au même titre : celui de n’y avoir aucun titre.

Nous avons tout reçu gratis ; il faut maintenant donner gratis.

Dans sa gratuité, l’Eucharistie transcende nos différences : riches et pauvres, gens du pays et étrangers, notables et exclus sont invités coude à coude au même repas.

Que nous puissions continuer au long des jours ce qu’il nous est donné de vivre dans le mystère de ces instants privilégiés de foi ! Telle est la prière que formule à plusieurs reprises la liturgie.

Le mystère de la vie eucharistique et celui de la vie consacrée ne sont-ils pas le même mystère ? Celui de Dieu venu à nous, et partageant nos vies pour nous faire partager la sienne.

C’est bien là le mystère fondamental de la vie chrétienne, mystère que la vie consacrée explicite à sa manière propre.

En terminant ces lignes, il me vient un scrupule. L’un ou l’autre lecteur ne va-t-il pas y voir une censure de la vie religieuse ? S’il s’en trouvait, qu’il me relise : il n’avait pas compris.

Scavée du Biéreau 14
B-1348 LOUVAIN-LA-NEUVE, Belgique

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