Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

La vie religieuse apostolique à la lumière de Vatican II

Léon Renwart, s.j.

N°1985-3 Mai 1985

| P. 169-178 |

Par l’affirmation que « le Père... a voulu élever les hommes à la communion de sa vie divine » (LG 2), le Concile a rattaché directement l’incarnation à la volonté du Père de nous communiquer, dans son Fils incarné, sa propre vie. Cette affirmation ouvre de riches perspectives, encore peu explorées, sur la bonté foncière de la création, la valeur eschatologique de toute activité humaine et donc aussi sur la manière dont les religieux ont à se situer pour être fidèles à leur vocation. Ces pages visent moins à dire des choses nouvelles qu’à nous inciter à jeter un regard neuf (plus profond et plus optimiste) sur cet amour infini de Dieu et sa traduction concrète dans la vie des consacrés.

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Pour situer la vie religieuse apostolique dans l’Église et en dégager la spécificité à la lumière de Vatican II, il nous faut d’abord prendre conscience de l’orientation nouvelle que ce Concile a donnée à la christologie.

L’orientation christologique de Vatican II

« Pour qui accepte de le lire et de s’en inspirer, le Concile... a infléchi dans un sens nouveau l’orientation d’ensemble de la christologie latine. En effet, il rattache directement – c’est là sa nouveauté souvent inaperçue – l’incarnation du Christ à la décision éternelle du Père « d’élever les hommes à la communion à la vie divine », comme il le dit en LG 2. La rédemption ne vient qu’après : non qu’elle serait secondaire, mais parce qu’elle est seconde... Certes le péché existe et son rachat est lui aussi éternellement décidé ; mais le péché n’existe en nous et n’existe pour Dieu qu’en fonction d’un amour infini qui vise d’abord à nous unir à Dieu sous le signe du Fils [1] ».

Cette citation dit fort bien l’essentiel. A ceux qui la trouveraient trop ardue, proposons une autre manière, plus imagée, de présenter le même changement d’orientation. Partons du récit de la Genèse. On peut voir la première annonce de la Bonne Nouvelle que sera l’Évangile dans la sentence portée par Dieu sur le serpent : « Je mettrai une hostilité entre toi et la femme, entre ton lignage et le sien. Il t’écrasera la tête et tu l’atteindras au talon » (Gn 3,15). Ce « protévangile » fait suite au péché de nos premiers parents ; tel que la tradition l’a lu, il annonce le Messie rédempteur et le rôle de la Vierge dans son œuvre. Sans rejeter le moins du monde cette lecture, l’optique décrite ci-dessus nous invite à remonter plus haut encore dans le dessein de Dieu tel qu’il nous le révèle. Le premier récit de la création porte en effet : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa... Dieu vit tout ce qu’il avait fait : cela était très bon ». Ceci ne nie pas la réalité du péché, mais fait apparaître que le dessein éternel de Dieu est d’abord de nous inviter, en son Fils, à l’échange d’amour qui est la vie même de la Trinité. En conséquence, il a dû créer des êtres libres et donc capables d’aimer, et accepter le risque inhérent à une vraie liberté créée, l’éventualité du péché. Parce que Dieu est fidèle dans son Alliance (et l’écrivain sacré nous présente la création comme la première alliance de Dieu avec l’humanité), son Verbe, en s’incarnant, nous apporte de même la vie divine malgré le péché. Et c’est parce qu’il reste fidèle, tout au long de son existence terrestre, à sa mission que Jésus va délibérément à la mort, mais à une mort qui ne met pas le point final à son œuvre « rédemptrice ». La résurrection n’est pas seulement ni d’abord la « récompense » personnelle reçue par celui qui s’est fait obéissant jusqu’à la mort et à la mort sur une croix, comme une lecture trop courte de Ph 2 pourrait le suggérer. La résurrection est, elle aussi, mystère de salut : elle l’accomplit. Or, c’est tout entier que Jésus ressuscite (corps et âme, disait la philosophie classique) ; de même, l’Assomption de la Vierge est l’affirmation qu’elle également, la première parmi les créatures humaines, est tout entière dans le bonheur céleste.

Dès là que Dieu nous appelle, comme êtres humains et dans la totalité de notre être, à participer au bonheur qui est le sien, il faut reconnaître qu’il y a quelque chose d’éternel dans la création, y compris dans l’univers matériel. Pour mystérieuse que soit cette affirmation, elle est une conséquence directe de la résurrection du Christ et de l’assomption de la Vierge : ce ne sont pas seulement des « âmes » que Jésus est venu sauver et diviniser, ce sont des êtres humains, avec toutes leurs activités. Ce point est le fondement d’une vraie théologie des réalités terrestres, il est aussi au cœur de l’intuition des instituts séculiers [2]. L’incarnation concerne tout notre univers et elle continue, car la création gémit dans l’attente de la parousie (cf. Rm 8,18-22).

Cette transformation ne sera certes pas le fruit de nos seuls efforts. Il n’y a que Dieu qui puisse la réaliser. Mais il ne s’ensuit pas que notre travail aura été vain. De même que le corps glorifié du Christ est celui qui a grandi et a souffert (les stigmates de la Passion en sont la preuve), ainsi pouvons-nous croire que la « fin du monde » sera la transfiguration de ce que nous aurons réalisé, non sa destruction pure et simple.

La vocation universelle à la sainteté dans l’Église

C’est, croyons-nous, le point de vue auquel il faut se placer pour comprendre pleinement l’affirmation conciliaire que « l’appel à la perfection de la charité s’adresse à tous ceux qui croient au Christ, quel que soit leur état ou leur forme de vie » (LG 40), en parvenant « à la charité parfaite dans leur ligne propre de vie » (LG 39), « dans les conditions, les charges et les circonstances qui sont celles de leur vie et grâce à elles » (LG 41).

Comme le dit dom Pierre Miquel, o.s.b., « ce pluralisme de vocations dans l’unique Église du Christ est conforme au dessein de Dieu dans la mesure où ceux qui se livrent à la rude tâche d’ incarner les valeurs chrétiennes dans la vie conjugale, professionnelle et politique se souviennent de la dimension invisible et éternelle de leur foi. Dans la mesure aussi où ceux qui se livrent au dur combat de la prière ne transforment pas subrepticement ce combat en retraite et cette prière en torpeur [3] ».

Pour l’exprimer en nous inspirant de la parabole évangélique du levain, celui-ci doit évidemment être de bonne qualité, mais il faut aussi qu’il soit intimement mêlé à la pâte : l’un et l’autre sont nécessaires pour obtenir un bon pain. Il est donc assez vain de garder la nostalgie de l’« état de perfection [4] ».

Alors, où situer la « grandeur » de l’état religieux, que tout le chapitre VI de Lumen gentium rappelle ? A notre avis, il y a, dans ce document, une expression qu’on aurait intérêt à mieux mettre en lumière : « Dieu y appelle » (LG 48). La valeur et la dignité de la vie religieuse – comme d’ailleurs celle de toute vie chrétienne – résident fondamentalement dans la vocation, l’appel de Dieu à un genre de vie déterminé et à la nuance précise qui fait de chacun de nous une personne unique et irremplaçable aux yeux de Dieu. C’est la fidélité à cet appel et aux grâces qui la rendent possible qui fait la noblesse de la vie religieuse et lui donne d’être le signe [5] que Dieu veut qu’elle soit. Ceci est vrai d’ailleurs, dans la complémentarité des appels, de toute vie chrétienne fidèle à ce que Dieu attend d’elle.

Quelques conséquences

L’importance fondamentale de la consécration baptismale

La première d’entre elles, et Vatican II l’a clairement enseignée, c’est de remettre en pleine lumière l’importance fondamentale de la consécration baptismale. C’est sur elle et sur l’appel à la sainteté qu’elle inclut que se fonde toute consécration personnelle ultérieure à Dieu (cf. LG 44). Les obligations fondamentales sont donc les mêmes pour tous les chrétiens [6]. Et si ceux-ci, par le baptême, deviennent tous enfants de Dieu en Jésus, leur solidarité et leur complémentarité l’emportent de loin sur les légitimes différences résultant de la diversité des vocations.

La « fuite du monde »

La « fuite du monde » (pour reprendre délibérément une expression qui a donné lieu à pas mal d’interprétations erronées), c’est d’abord et essentiellement le baptême qui l’impose à tout chrétien : tel est le sens de la triple renonciation qu’on y prononce (et que nous renouvelons chaque année à la Vigile pascale). Ceci nous fait toucher du doigt que le « monde » auquel le chrétien s’efforce de renoncer, c’est le péché et tout ce qui y conduit. Pour qui se rappelle les paroles de Jésus à propos des purifications rituelles (Mt 15,11-20), ce « monde » auquel il nous faut renoncer de notre mieux (et c’est l’œuvre de toute une vie), il n’est pas d’abord dans ce qui nous est extérieur (l’argent, le pouvoir, les autres) mais bien dans notre propre cœur. La « séparation du monde » que représente la clôture sous ses diverses formes n’est qu’un moyen pour ce but : il est utile certes, mais ne suffit pas à faire de ceux qui sont à l’intérieur des « purs » et des « parfaits ». Saint Vincent de Paul l’avait très justement perçu quand il écrivait à ses Filles : « (Vous aurez) pour clôture les rues de la ville,... pour grille la crainte de Dieu, pour voile la sainte modestie... [7] ».

Les religieux et le monde dans lequel ils vivent

L’optique dans laquelle le Concile présente la vie chrétienne a encore une conséquence qui permet de nuancer et de ramener à plus de réalisme des expressions telles que : le religieux est mort au monde, il mène ici-bas une vie angélique, il anticipe la réalité eschatologique. Il n’est pas difficile de voir – il suffit de regarder autour de soi – combien une certaine interprétation de ces expressions (qui ont leur part de vérité) risque de faire vivre dans l’illusion et d’entretenir un mépris larvé pour les réalités terrestres, zone inférieure où s’exerce l’activité des laïcs et à laquelle les religieux, même quand ils exercent un métier, seraient invités à ne collaborer que du bout des doigts.

Si le plan de Dieu, tel que saint Paul nous le décrit et tel que Vatican II nous en parle après lui, est « d’élever les hommes à la communion de la vie divine » (LG 2) et si ce sont des êtres humains complets (pas des âmes désincarnées) que Dieu appelle à devenir fils adoptifs en son Fils, l’activité dite « profane » a, elle aussi, un rôle à jouer dans ce plan et nous avons tous à y prendre part à notre façon : c’est au salut de l’univers que nous sommes tous appelés à travailler, chacun selon la vocation que Dieu lui réserve. Par leur manière de se situer devant les réalités humaines fondamentales, les religieux collaborent eux aussi à la création (sans participer à la procréation) : ce n’est pas d’abord pour réparer un monde pécheur qu’ils renoncent par leurs vœux à un certain usage de ces réalités ; c’est, plus profondément, pour mener ce monde à la perfection voulue dès l’origine par le Créateur, en étant le rappel en acte que les meilleures réalités terrestres et leur déploiement harmonieux ne sont pas le but suprême de nos activités, mais s’orientent vers une fin ultime qu’elles collaborent à faire advenir.

« Malgré ses vœux » (qu’on nous permette l’expression), le religieux reste partie prenante de l’univers : certes, il le fait à sa façon, nécessairement commandée par la nature des engagements qu’entraîne sa vocation. C’est ce qui explique qu’il n’a normalement pas à prendre d’engagement actif dans la politique, pour le dire en passant. Mais cela justifie aussi que le religieux, quand il accomplit, selon sa vocation, une tâche humaine, quand il prend un métier, a autant de raisons que n’importe quel autre chrétien de s’y adonner de tout cœur (sans devenir, pas plus que lui, « l’inconditionnel » d’aucune idéologie terrestre) ; par le sérieux de son travail et l’esprit qu’il y met, il sait qu’il collabore, selon le dessein de Dieu, à l’achèvement du plan du Créateur sur son œuvre [8].

Il serait intéressant de rapprocher ceci de la déclaration de Vatican II, selon laquelle, dans les instituts de vie apostolique, « c’est à la nature même de la vie religieuse qu’appartient l’action apostolique et bienfaisante » (PC 8). Le fondement théologique dernier de cette affirmation ne serait-il pas à chercher, lui aussi, dans la théologie de l’incarnation que Vatican II a remise en honneur ? Si le plan de Dieu est d’amener la création tout entière à son terme, si celui-ci est à la fois surnaturel (participation à la vie même de Dieu) et à réaliser dans et par l’univers que Dieu a créé et dans lequel son Fils s’est incarné pour devenir la Tête du Corps, chacune des manières dont les chrétiens, conformément à leur vocation, collaborent à cette œuvre d’ensemble ne trouve-t-elle pas son unité profonde dans ce plan divin ?

Ceci ne vaut pas seulement pour les activités que l’on pourrait appeler « directement apostoliques » : catéchèse, prédication, liturgie, sacrements, etc. Puisque toute activité humaine collabore (ou est appelée à collaborer) à faire que la création atteigne son épanouissement (cf. Rm 8,19-22), aucune des tâches auxquelles religieux et religieuses sont appelés par leur vocation n’est étrangère à cet épanouissement. Dans tout travail humain, le chrétien et le religieux sont appelés à dégager sa valeur d’éternité, à incarner dans ce qu’ils font l’esprit des Béatitudes, sans lequel le monde ne peut se transfigurer et être offert à Dieu (cf. LG 31).

L’éducation et les soins hospitaliers

En prendre conscience nous semble particulièrement important dans deux domaines où l’activité des religieux et de l’Église est actuellement mise en question : l’éducation et les soins hospitaliers. On dit et on écrit facilement que, dans ces domaines, l’Église a exercé un rôle de suppléance et qu’elle doit donc se retirer pour se porter vers d’autres nécessités, maintenant que les pouvoirs publics ont efficacement pris ces secteurs en mains.

Le raisonnement n’est que partiellement exact. Il est certain que l’Église a, au cours des siècles, rendu de grands services en exerçant des fonctions de suppléance en des domaines où son rôle est actuellement dépassé. Il a existé, au Moyen Âge, des Ordres de « frères pontifes », qui assurèrent la construction de ponts en des endroits où la traversée des cours d’eau était particulièrement dangereuse (tel le pont de Bonpas, sur la Durance, au lieu précédemment appelé Maupas – le changement de nom est éloquent par lui-même [9]) Dans les missions, au siècle dernier, nombreux furent les missionnaires qui se livrèrent à de semblables activités. Que celles-ci puissent et doivent être reprise par la communauté civile va de soi.

Mais il est d’autres activités où l’Église aura toujours son mot à dire : l’éducation et les soins de santé en font partie [10]. Car l’éducation est plus que la simple formation professionnelle, elle concerne le sens de la vie et pose donc des questions d’absolu et de valeurs. Certes il n’y a pas une algèbre chrétienne, mais, dans l’enseignement des mathématiques [11] comme de toute autre branche [12], l’éducateur transmet une vision du monde : celle-ci n’est pas neutre, elle sera païenne ou chrétienne. Dans les hôpitaux, les grands malades sont affrontés au sens de leur vie et de leur mort et les progrès modernes, notamment en génétique, posent des questions qui engagent elles aussi le sens de l’existence humaine. Bref, « l’éducation et les soins de santé appartiennent intrinsèquement à la mission de l’Église, parce que l’exercice propre et plénier de ces activités engage la dimension religieuse de la vie [13] ».

Que, dans l’organisation des écoles et des hôpitaux, l’État ait légitimement son mot à dire (et un mot très important) ne fait pas que l’Église n’ait pas, elle aussi, son message à y délivrer. De nombreuses formes de présence chrétienne sont pensables (religieux, religieuses, instituts séculiers, laïcs, etc.) mais il importe, au moment de prendre des décisions (même si elles sont imposées par les circonstances), de ne pas perdre de vue les enjeux proprement chrétiens qu’elles impliquent.

Les vœux

N’y aurait-il pas avantage également à considérer les vœux à la lumière de cette théologie de l’incarnation ? On montrerait mieux, en les comprenant d’ailleurs plus exactement, qu’ils ne sont pas une mutilation, une infantilisation [14] : ils apparaîtraient comme une façon, autre et signifiante, de se situer par rapport à des valeurs bonnes en elles-mêmes, mais qui ne sont pas dernières et dont on est vivement tenté d’abuser.

Le célibat voué ne vise pas à faire de nous des « vieilles filles » ou des « vieux garçons », mais à orienter notre puissance d’aimer (avec sa coloration féminine ou masculine) de façon plus universelle et à être par là signe pour les époux que la réalité excellente du mariage n’est pas dernière. Les époux pleinement chrétiens, de leur côté, sont un vivant rappel adressé aux religieux et aux religieuses sur le sérieux de tout amour vrai et sur ses exigences concrètes.

Sur la pauvreté vouée, nous sommes à tel point inondés de discours et d’écrits (qui ne changent pas grand-chose à notre comportement pratique, le P. Laurent Boisvert, o.f.m., en fait l’aveu quelque part) qu’on hésite presque à en parler. Peut-être la considération à laquelle Vatican II nous invite aiderait-elle à un plus grand respect des richesses de la nature et à plus de liberté par rapport à la recherche du confort qui caractérise nos sociétés occidentales ? Le Créateur a en effet remis la maîtrise du monde à l’humanité tout entière, pas à quelques privilégiés ; tous doivent donc tendre à mettre l’ensemble des biens à la disposition de l’ensemble des hommes, présents et futurs. Chez combien d’entre nous les appels des écologistes à ne pas gaspiller les ressources limitées de notre planète et les cris d’alarme sans cesse répétés sur l’injuste répartition des richesses ont-ils amené un effort quelque peu soutenu pour modifier, individuellement et en groupe, notre train de vie ?

Quant à l’obéissance, le point de vue adopté met bien en lumière que, pour être chrétienne, celle-ci ne peut être infantilisante ni chez celui qui s’y soumet, ni par le fait de celui qui commande au nom de Dieu. Car, en créant l’homme, Dieu l’a « laissé à son conseil » (Si 15,14). Ce don divin qu’est la liberté et la conscience doit être respecté : celui qui obéit n’est jamais dispensé par là de se servir de son intelligence, non seulement pour reconnaître et rejeter un ordre qui violerait sa conscience, mais aussi et surtout pour entrer plus pleinement dans la compréhension de l’ordre reçu ; celui qui commande doit le faire avec prudence et discernement, dans le respect de la personne à laquelle il donne un ordre.

Vers un essai de définition

Nous voudrions conclure en reprenant une comparaison, celle de l’arc-en-ciel [15]. Celui-ci déploie en une gamme continue de teintes toute la richesse de la lumière blanche. Il en va de même, croyons-nous, des diverses vocations chrétiennes, chargées de rendre plus particulièrement perceptible tel ou tel aspect de la sainteté totale du Christ (sans négliger les autres). Homme-Dieu, celui-ci est à la fois vrai Dieu, Fils éternel du Père, et vrai homme, en tout semblable à nous, hormis le péché. Dans l’Église, certains sont plus spécialement appelés à manifester l’origine et la fin divines de notre vocation : ce sont les religieux et les autres consacrés, qui, selon la diversité de leurs appels (de la vie érémitique à celle des instituts séculiers et des vierges consacrées), témoignent, par leur vie, que les réalités de ce monde n’ont pas valeur d’absolu. Les autres sont plus directement appelés à montrer, par toute leur activité terrestre, que c’est dans et par la réalité concrète de ce monde, mystérieusement promis lui aussi à l’éternité, que se réalise la vocation qui appelle chacun des humains à devenir fils et filles de Dieu dans son Fils premier-né. Et, comme dans l’arc-en-ciel, on passe insensiblement d’une nuance à l’autre.

On pourrait donc tenter de décrire comme suit la vie religieuse apostolique. C’est une vocation fondée sur le baptême et vécue dans l’Église. Elle appelle certains à un don d’eux-mêmes à Jésus-Christ qui unit consécration à Dieu et service des hommes par le moyen d’engagements stables (les vœux). Ceux-ci impliquent, vis-à-vis des réalités terrestres, une attitude qui, sans nier leur bonté foncière, témoigne que celle-ci n’est pas absolue. En vivant cet appel, les « consacrés » signifient que, malgré le péché, nous sommes tous appelés, dans et par notre humanité, à devenir participants de la vie même de Dieu et son Fils incarné.

rue de Bruxelles 61
B-5000 NAMUR, Belgique

[1Gustave Martelet, s.j. Théologie du sacerdoce. Deux mille ans d’Église en question. Paris, Éd. du Cerf, 1984, 49.

[2Il est fondamental encore pour une théologie équilibrée de la libération.

[3Pierre Miquel, o.s.b. La liturgie, une école de la foi, Dogmes et fêtes, Paris, Desclée De Brouwer, 1984, 163.

[4À qui étudie les actes du Concile, il apparaît très clairement que Vatican II, en écartant presque totalement ce terme, a voulu exclure l’existence dans l’Église d’un « état de perfection » réservé à une élite de « super-chrétiens ». Qui le lit attentivement voit non moins nettement que l’intention du Concile n’a nullement été de déprécier par là la profession des conseils évangéliques et leur « concentration sur les trois points de la chasteté, de la pauvreté et de l’obéissance... éléments qui, en quelque sorte, ‘résument’ l’économie entière du salut » (Jean-Paul II, Redemptionis donum, 9 - DC 1984, 406) : Ils sont « une voie de perfection », une réponse à « l’appel à la perfection (qui) fait partie de l’essence même de la vocation chrétienne » (ibid., 4 DC, 402). Il y aurait nostalgie à vouloir, d’une manière ou d’une autre, récupérer cet « élitisme », par des considérations abstraites ou des comparaisons boiteuses. Ce qui importe, pour le dire en termes bibliques, ce n’est pas de savoir si l’armure de Saül est plus parfaite que la fronde de David, c’est de se rendre compte que celui-ci a bien fait de s’en tenir aux armes qu’il était appelé à manier (1 S 17).

[5Rappelons qu’il n’est pas demandé de « faire signe », mais simplement « d’être signe » et d’accepter en plus l’ambiguïté inhérente à tout signe s’adressant à une autre liberté : l’intéressé peut le comprendre correctement ou l’interpréter en sens contraire. Ce fut déjà le cas pour Jésus : les « signes » qu’il donna lui attachèrent les disciples et causèrent aussi sa condamnation.

[6« Les vœux ne dispensent pas de la pratique des commandements », selon la boutade qui avait cours jadis et qui n’était pas toujours sans fondement, notamment en matière de justice sociale.

[7Saint Vincent de Paul, Conférences aux Filles de la Charité, Paris, 1952, 991.

[8Ceci montre l’importance du devoir d’état. S’acquitter de son mieux de celui-ci est, pour chacun, la première manière de répondre à l’appel spécifique qui lui vient de Dieu (sa vocation). Il est bon de le rappeler, car qui d’entre nous pourrait se croire à l’abri de la tentation si joliment décrite par Daudet dans « La chèvre de Monsieur Seguin » : « c’est l’herbe qui se trouve hors de portée qui paraît la plus savoureuse... » ?

[9Article « Pontieri » dans le Dizionario degli lstituti di Perfezione, t. 7, Roma, Ed. Paoline, 1983, 85-93.

[10Francis Schüssler Fiorenza, Foundational Theology. Jesus and the Church, New York, Crossroad, 1984, 224 et 225.

[11Voir le témoignage d’André Hebdich, s.j., dans Pédagogie ignatienne et rencontre des hommes, Saint-Didier au Mont d’Or, L’Arbalétière, 1983, 47-52.

[12Cf. Ferdinand Lambert, s.j., « Pour l’amorce d’une théologie de l’enseignement catholique », Humanités chrétiennes, 27, 1983/1984, 193-204.

[13Schüssler Fiorenza, op. cit., 225.

[14Le fait que PC 12 et 14 y fasse écho à deux reprises (12 et 14) montre que le reproche n’est pas toujours dénué de fondement.

[15Comme toute comparaison, celle-ci a ses limites. Elle suggère bien l’infinie diversité (passée, présente et future) des appels divins ; elle souligne leur source (la sainteté éminente du Christ) et leur complémentarité. Elle ne met pas en lumière l’importance du célibat pour le Royaume, qui constitue un appel à témoigner davantage de la transcendance de celui-ci que de sa nécessaire incarnation dans les réalités terrestres (même, à notre avis, dans le cas des instituts séculiers).

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