Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Jean-Paul II et la vie religieuse

Noëlle Hausman, s.c.m.

N°1985-3 Mai 1985

| P. 135-146 |

Ce texte permet de mieux comprendre la cohérence de la vision de Jean-Paul II sur la vie religieuse et sa place dans l’engagement de toute l’Église pour l’homme de notre temps. Dans les premières années de son pontificat, le Pape demandait aux religieuses et aux religieux de se mettre à « l’heure de Dieu » pour mieux se trouver à « l’heure de la mission ». Depuis deux ans, il les convie à se laisser sans cesse convertir par « le don de la rédemption ». Dans cette dernière exhortation, Jean-Paul II marque avec force le caractère « nuptial » de la consécration religieuse, qui introduit dans le mystère de la rédemption et donne de participer à la création nouvelle de toute l’humanité. Il revient aux religieuses et aux religieux d’en être les « témoins » en notre monde.

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Le Pape Jean-Paul II est sans doute, de tous les Pontifes de l’après-guerre, celui qui s’adresse le plus fréquemment aux religieux et religieuses. Il le fait pratiquement toujours lors de ses voyages pastoraux [1], mais aussi, de et à Rome, par de nombreux discours, lettres et allocutions. Cependant, à partir de 1981, année de l’attentat qui faillit lui coûter la vie, le nombre des interventions du Pape paraît diminuer : de 28 allocutions en moyenne au cours des deux premières années, on passerait, selon la Documentation catholique, à huit allocutions en 1981, douze en 1982, neuf en 1983 et quatre seulement en 1984. En réalité, le Père Beyer rassemble 56 documents pour les deux premières années et 53 pour les deux suivantes, malgré l’attentat : le rythme reste donc soutenu. Il faut également faire remarquer que le Pape, qui a parlé déjà du Christ rédempteur, de la catéchèse, de la miséricorde, du travail, de la famille, de la souffrance et de la réconciliation [2], n’a jamais traité de la vie religieuse qu’en la situant par rapport à la mission de l’Église, du moins jusqu’à son exhortation apostolique Redemptionis donum, dont nous allons reparler.

Les œuvres de Karol Wojtyla qui commencent à nous parvenir en français indiquent d’ailleurs que la méditation du pasteur, du poète, de l’écrivain et du philosophe a porté davantage sur le sacrement de mariage et la vie conjugale [3] que sur la vie religieuse, où elle avait cependant cherché sa première source d’inspiration [4]. L’importante étude de l’Archevêque de Cracovie sur la mise en œuvre du Concile, Aux sources du renouveau [5], montre aussi que le théologien considère la vie religieuse, qu’il évoque rarement, comme une « vocation particulière à la mission salvifique de l’Église » [6]. Dans le livre bien connu d’A. Frossard [7], le Pape parle deux fois, et seulement en passant, de la vie religieuse : à propos de la vocation propre des prêtres et des laïcs [8] et au sujet de la nécessité pour l’homme de s’engager entièrement (« la vie religieuse et la vie matrimoniale sont deux modalités d’un tel engagement absolu [9] »).

La vision qu’a Jean-Paul II de la vie religieuse nous paraît donc organiquement liée à sa vision de l’Église, communion des vocations et des engagements chrétiens, au service de l’homme que Dieu sauve. D’un autre point de vue, les audiences hebdomadaires, consacrées d’abord à la création de l’homme et de la femme selon la Genèse (1979-1980), ensuite à la théologie du corps et du célibat (1980-1982) [10], puis au mariage, à la rédemption, à la réconciliation, au Cantique des Cantiques (1983-1984), donnent le fondement anthropologique d’une morale orientée, du commencement à la fin, par la liberté divine en laquelle s’accomplit la liberté humaine en quête de son bien.

Mais, pour notre propos, qui est de réfléchir sur la vie religieuse, nous nous contenterons de regarder ce qu’en a dit Jean-Paul II aux religieuses et religieux eux-mêmes, d’abord dans les commencements, puis dans la suite de son pontificat. Nous accorderons alors un peu plus d’attention aux deux dernières années, mais surtout à l’exhortation Redemptionis donum qui vient de nous être adressée. Nous nous demanderons enfin comment l’insistance du Pape sur l’« essentiel » de la vie religieuse peut être source d’action dans les discernements présents.

1978-1980 : « l’heure de la mission »

Les principales allocutions prononcées par Jean-Paul II de novembre 1978 à décembre 1980, puis de 1981 à 1982, ont été rassemblées par le Père J. Beyer dans ses deux livres Jean-Paul II aux religieuses et religieux [11]. En tête des 56 premiers textes, le discours aux religieuses de Rome contient cette exhortation pressante : « Soyez spirituellement mères et sœurs pour tous les hommes de cette Église... Soyez-le pour tous, sans exceptions... Allez au devant d’eux. N’attendez pas qu’ils viennent à vous [12] ». Dans le salut aux Pères Blancs qui clôt le livre, le même accent se fait entendre : « Libérons-nous tous de nos états d’âme et réactions trop subjectifs ! Aucune Église ne saurait se replier sur elle-même. C’est plus que jamais l’heure de la mission [13] ! »

Ces paroles vigoureuses ne viennent pas par hasard sur les lèvres du nouveau Pape. Ses « expériences précédentes d’évêque » (« Cracovie est, en Pologne, la ville où il y a le plus d’ordres féminins ») l’ont convaincu de « la place particulière des religieux dans l’Église locale [14] ». L’Église et le monde ont « besoin d’hommes et de femmes qui sacrifient tout pour suivre le Christ à la manière des apôtres [15] ». Car « sans les ordres religieux, sans la vie ‘consacrée’ par les vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, l’Église ne serait pas pleinement elle-même [16] ». Or, pour les religieux, la vocation d’être « pour l’Église universelle » se réalise à travers l’Église locale [17]. La « consécration » sur laquelle le Pape insiste tant [18] implique ce « don total et définitif » qu’est la « profession des conseils évangéliques » à la suite du Christ, dans la liberté de l’Esprit, selon le modèle que nous en offre la Vierge Marie. Mais cette vie consacrée destine au partage de la mission de salut confiée à l’Église [19]. C’est particulièrement en tant que « signe » de la venue de l’éternel dans le temps et « témoignage » rendu à l’absolu de Dieu que la vie religieuse est caractérisée par le Pape. Privilégier ainsi la visibilité de la vie religieuse, c’est pour Jean-Paul II indiquer à la fois son origine, l’appel divin, son milieu vital, l’Eucharistie, et sa fécondité, dans le combat spirituel de l’Église pour Dieu [20].

Le Père P.-R. Régamey a lui aussi consacré un livre aux allocutions qui ont précédé l’attentat du 13 mai 1981. La vie religieuse selon Jean-Paul II [21] comporterait, d’après le premier discours du Pape dont nous avons déjà parlé, trois éléments organiquement liés : la vocation, la consécration et le témoignage ; l’étude théologique des autres textes suit chez le Père Régamey cet itinéraire des premiers jours, auquel nous souscrivons volontiers. Mais Jean-Paul Il considère aussi la vie religieuse parmi « les principales réserves spirituelles » des diocèses [22] et il voit dans les religieux de ces « ouvriers qualifiés » qu’attend l’Église et qu’il espère pour la propagation de l’Évangile [23]. Il faudra donc nous souvenir de cette insistance première du Pape Jean-Paul II sur la mission.

1981-1982 : « l’heure de Dieu »

L’étude posthume du Père Demonty : « Jean-Paul II et la vie consacrée. Rencontrer une épiphanie du mystère de Dieu [24] », tâche de saisir la vision propre au Pape dans ses articulations fondamentales, de novembre 1978 à février 1982. Pour l’auteur, Jean-Paul II considère que la vie religieuse, à l’horizon du monde et de l’Église, s’enracine dans l’appel de Dieu et se déploie dans la réponse de l’homme (c’est le double aspect de la consécration), comme un triple témoignage rendu à la personne humaine, à Dieu et à la fraternité universelle, pour le salut du monde. En synthétisant ainsi la pensée du Pape, l’auteur nous prévenait aussi de ce que le ton général des adresses pontificales, que l’on croit volontiers appartenir au registre de l’éthique, relève plutôt d’« une vision mystique, au sens où les Pères entendaient ce terme : le Pape situe en effet la vie religieuse dans le ‘mystère’ objectif du Christ [25] ». Il me paraît que les discours plus récents de Jean-Paul II relèvent bien, jusqu’à nos jours, de cette méditation christologique.

Après le mois de mai 1981, les discours pontificaux aux religieux ne se sont pas faits plus rares, avons-nous dit. Lors du voyage en Espagne (31 octobre-9 novembre 1982), Jean-Paul II rencontrait à Loyola les supérieurs généraux et les supérieurs majeurs des ordres et congrégations religieux d’origine espagnole. L’homélie qu’il prononça ce 6 novembre est particulièrement intéressante de notre point de vue [26]. Après avoir rappelé que « la vie religieuse est aussi une vocation à un témoignage particulier » devant la communauté des fidèles, le Pape ajoute que les religieux, « signaux indicateurs sur les chemins du monde », « montrent la direction vers Dieu » : « En un monde où l’aspiration à la transcendance est menacée, on a besoin de ceux qui se consacrent à la prière, qui accueillent ceux qui prient, qui donnent un supplément d’âme à ce monde, qui se mettent chaque jour à l’heure de Dieu ». On ne pouvait mieux comprendre « la grande leçon » d’Ignace de Loyola « pour chaque institut, pour chaque religieux et religieuse : celle de la fidélité absolue à Dieu, à un idéal sans bornes, à l’homme sans distinction [27] ».

Faute de pouvoir entrer dans le détail des autres textes de notre période, nous pouvons avancer que cette dernière adresse aux religieux reprend l’insistance, ancienne déjà, mais de plus en plus forte, du Pape Jean-Paul II à propos de la vie religieuse : « l’expérience de Dieu est un don lié à la fidélité à l’oraison [28] » ; toute vie religieuse s’origine dans « une commune formation à la dimension contemplative [29] » ; « la première forme d’évangélisation et aussi la plus efficace, (c’est) le témoignage de la vie consacrée et de la fidélité à son charisme [30] ».

Jean-Paul II persiste certes à exhorter les religieux à « harmoniser leur insertion dans l’Église locale [31] », à « collaborer davantage entre eux et avec les responsables diocésains de la pastorale [32] », à « engager généreusement leurs forces au service de l’Église locale et de l’Église universelle [33] ». Mais, selon lui, « le temps semble venu désormais », pour les Instituts religieux, de passer « des paroles à la vie [34] », c’est-à-dire de manifester aux yeux du monde et pour toute l’Église la grandeur du Christ qui sauve tout homme et convie l’humanité à sa vie éternelle. De cela, la vie religieuse est le témoin, car elle représente, en quelque sorte visiblement et socialement, que la victoire du Christ gagne ce monde. Fondée sur sa venue, tournée vers son avènement, la vie religieuse goûte déjà les biens de la réconciliation intime [35] et de la fraternité universelle [36] promis aux humbles de la terre. Son expérience du salut donné à l’Église en Jésus-Christ est source de l’élan missionnaire qu’espère l’Église et que le monde attend. Ainsi, pour Jean-Paul II, c’est du cœur de l’expérience spirituelle que peut jaillir le souffle évangélisateur : la vie religieuse à l’heure de la mission, c’est la vie religieuse à l’heure de Dieu. Avant de situer la pensée du Pape dans l’enseignement magistériel de l’après-Concile, il faut évidemment regarder de plus près ses allocutions des années 1983-1984, mais surtout l’exhortation Redemptionis donum, que le Cardinal Danneels a déjà admirablement commentée [37].

1983-1984 : « le don de la rédemption »

Dans les allocutions qui ont précédé et même suivi Redemptionis donum, telles qu’on les trouve dans la Documentation catholique de 1983 et 1984, il me semble que quatre thèmes sont pratiquement toujours présents, quels que soient les destinataires de ces adresses (évêques américains ou supérieures majeures, religieux ou religieuses, jésuites ou dominicains, religieuses contemplatives ou « actives ») : le Pape parle toujours d’un amour de prédilection du Christ et pour lui (une « donation nuptiale », comme il dit le 2 février 1984, pour la célébration du Jubilé) ; il insiste toujours sur le caractère communautaire soit de la vie, soit de l’apostolat ; il fait toujours allusion à la rédemption et à la réconciliation, objets du Jubilé et du dernier Synode, et il invoque de manière répétée le modèle et la protection de Marie. Néanmoins, c’est dans l’exhortation Redemptionis donum que ces insistances atteignent toute leur amplitude.

Le texte que Jean-Paul II adresse, le 25 mars 1984, aux religieux et aux religieuses, « sur leur consécration à la lumière du mystère de la rédemption », est le dernier en date des grands documents postconciliaires au sujet de la vie religieuse. Rappelons-nous le motu proprio Ecclesiae sanctae (6 août 1966) et l’exhortation apostolique Evangelica testificatio (29 juin 1971) de Paul VI, le Rituel de la profession religieuse (2 février 1970) promulgué par la S.C. pour le culte divin, les textes émanés de la S.C. pour les religieux et les instituts séculiers (l’instruction Renovationis causam du 6 juin 1969, les directives Mutuae relationes du 14 mai 1978, les documents Religieux et promotion humaine et Dimension contemplative du 12 août 1980). L’exhortation de Jean-Paul II se place dans ce champ du magistère postconciliaire, juste après la promulgation du Code de droit canonique (25 janvier 1983) et le texte Éléments essentiels (31 mai 1983) de la S.C. des religieux.

Le document pontifical, relativement bref, se compose de seize paragraphes, répartis en sept parties, numérotées elles aussi, et parfois subdivisées par des sous-titres. Ainsi, en dehors de la « salutation » (1-2) et de la « conclusion » (16), le corps du texte porte sur la « vocation » (3-6), la « consécration » (7-8), les « conseils évangéliques » (9-10), la « chasteté-pauvreté-obéissance » (11-13) et enfin l’« amour pour l’Église » (14-15). Ce plan est assez semblable à celui du livre du Père Régamey, que nous avons déjà cité mais qui portait, rappelons-le, sur les discours antérieurs à l’attentat du 3 mai 1981 et s’appuyait lui-même sur l’ordonnance de la première allocution du Pape, adressée aux Religieuses de Rome, le 10 novembre 1978. Quand on se souvient de la part prise par le Père Régamey à la rédaction de l’exhortation Evangelica testificatio de Paul VI, on ne peut voir dans ce rapprochement le fruit du hasard. Et cependant, la perspective développée par Jean-Paul II est différente, en même temps que complémentaire.

Dans la salutation initiale, le Pape met tout de suite l’accent sur l’« alliance privilégiée » avec le Rédempteur du monde de ceux que l’Église « regarde avec un suprême amour ». Conçue comme « une parole d’amour de l’Église », l’exhortation veut être le reflet de la parole d’amour du Christ qui s’est adressé personnellement à chacun pour l’inviter à le suivre (1-2).

La vocation religieuse dans l’Église est ainsi décrite par trois paroles évangéliques : « Posant sur lui son regard, Jésus le prit en affection » (Mc 10,21) ; il lui dit : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres » (Mt 19,21) et « tu auras un trésor dans les cieux » (ibid.). Le Pape indique par là que l’« amour du Rédempteur » peut devenir un « amour d’élection », appelant l’homme à se donner entièrement à l’« œuvre de la rédemption » ; tel est son « caractère nuptial » (3). Il s’exerce en premier lieu dans la pauvreté évangélique, laquelle « fait partie du contenu essentiel (des) noces mystiques avec le divin Époux dans l’Église » ; ainsi, la supériorité de l’« être » sur l’« avoir » imprègne l’humanité du ferment divin et humain du mystère de la rédemption (4). Ainsi aussi, l’homme devient un « dispensateur de bien » et découvre « le trésor d’être en se donnant », pénétré qu’il est lui-même du « puissant levain du mystère de la rédemption » : sa vocation elle-même est un don où « se reflète » la rédemption.

Mais la vocation conduit, par la profession religieuse, à la consécration à Dieu en Jésus-Christ ; le Pape parle donc de la consécration en termes subjectifs (je me consacre). C’est que les racines de cette consécration, il faut les chercher dans le baptême, sacrement du mystère pascal entendu comme sommet et centre de la rédemption. Elle est donc à la fois mort au péché (et par là, conversion incessante) et libération de cet esclavage du péché (c’est-à-dire vie nouvelle pour Dieu en Jésus-Christ). Par cette « réponse d’amour », il devient possible, dans le Christ, de se consacrer soi-même pour tous. Et comme l’amour du Christ est « nuptial parce que rédempteur », « rédempteur en même temps que nuptial », le « suis-moi » du « Rédempteur du monde et Époux de l’Église » appelle à prendre part à la formation de la « création nouvelle » qui doit résulter de la rédemption du monde (7-8).

Par la profession-consécration, s’ouvre la voie des conseils évangéliques, particulièrement ceux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, qui « résument » l’économie du salut et donnent à cette voie une « caractère christocentrique », marqué du signe de la rédemption. Il s’agit en effet de transformer tout le cosmos à travers le cœur de l’homme, par l’amour du Père, seul capable du vaincre l’amour du monde, c’est-à-dire la triple concupiscence héritée du péché originel. Cette transformation, par laquelle le monde est soumis et donné à l’homme pour que l’homme soit donné à Dieu (9), a son point culminant dans le mystère pascal, et ainsi donc, l’anéantissement (et la nouvelle naissance) impliqué dans la pratique des conseils porte un caractère totalement christologique (10).

En d’autres termes, la chasteté, comme « amour nuptial du Christ lui-même », est un « choix charismatique du Christ comme époux exclusif », qui comporte le renoncement libre aux joies temporelles de la vie conjugale et familiale et rend plus proche le règne de Dieu dans sa dimension définitive (11). La pauvreté, comme don de la pauvreté salvifique du Christ crucifié, cache en elle-même l’infinie richesse de la résurrection (12). L’obéissance, comme participation à la justification opérée dans le Christ, est soumission à la volonté du Père et disponibilité totale à l’Esprit et, par là, affrontement particulier au « mystère d’iniquité » (13).

Un tel « amour pour le Christ », dans un état de vie qui est un « don spécial de Dieu à son Église », importe hautement à celle-ci, car le monde et l’humanité ont besoin du « témoignage inestimable » de la rédemption tel qu’il est inscrit dans la profession des conseils évangéliques (14). Mais de ce « témoignage d’amour nuptial » pour le Christ découle, comme un aspect constitutif de la vocation, la participation à l’apostolat de l’Église. Vécu en « harmonie avec la mission des apôtres », l’amour nuptial pour le Christ « devient, de façon presque organique », un amour pour l’Église, Corps du Christ, Peuple de Dieu, Épouse et Mère. Ainsi, dans les domaines de « la contemplation qui féconde l’apostolat » ou de l’« action directement apostolique », l’œuvre d’apostolat fondamental reste « ce que les religieux sont et qui ils sont » dans l’Église, avec cette nature communautaire de leur vie, cette sensibilité spéciale aux souffrances de l’homme, cette visibilité d’une mission qui proclame l’amour du Christ pour l’Église (15).

En conclusion, le Pape appelle les religieux à reconnaître leur « identité » et leur « dignité », afin que des jeunes chrétiens puissent s’engager dans la même voie, et que tous soient fondés dans l’amour, comme la Vierge Immaculée, modèle, dans sa maternité virginale, de la consécration à Dieu (16).

Ce qui semble particulièrement frappant, au terme de cette lecture, c’est l’insistance du Pape sur la rédemption comme commencement de la nouvelle création. C’est pourquoi il souligne la restauration de l’homme, sa libération du péché originel, son combat spirituel quotidien. Et c’est pourquoi aussi le Pape voit, comme toute la tradition biblique, Ancien et Nouveau Testaments confondus, l’amour rédempteur comme un amour nuptial. C’est en effet en découvrant la capacité de restauration incluse dans l’alliance qu’Israël a découvert la bonté créatrice de son Dieu, de même que l’Église a vu dans la résurrection du Christ se découvrir le visage de l’Époux qui l’a purifiée de tout péché (Mc 3 ; Jn 20 ; Ep 5, etc.). Cette vision cosmique et eschatologique tout ensemble est aussi, chez Jean-Paul II, l’horizon de la mission salvifique de la vie religieuse dans l’Église ; mais il n’est possible d’entrer dans l’amour rédempteur du Christ pour ce monde qu’en se laissant soi-même convertir « continuellement » par le don de cet amour.

Jean-Paul II et la vie religieuse

Semblable pour le ton à Evangelica testificatio, Redemptionis donum insiste moins sur le « témoignage évangélique » que doivent offrir à l’Église et au monde les religieux. Ce que l’exhortation de Paul VI disait en termes de « consécration » ecclésiale, de « formes diverses » sous lesquelles vivre les trois « engagements essentiels », de « style de vie » marqué par le « ressourcement spirituel », confié à Notre-Dame, Jean-Paul II le reprend non pas tellement sous la forme d’un signe de communion à donner (les religieux sont apostoliques d’abord par leur témoignage de vie), mais d’une conversion intime au mystère de l’amour rédempteur (les religieux sont missionnaires en tant qu’ils accueillent ce don). Ces deux perspectives, pour complémentaires qu’elles soient, correspondent, me semble-t-il, à des situations ecclésiales différentes. Depuis Paul VI, la question n’est sans doute plus seulement de savoir comment le témoignage de la vie religieuse s’insérera dans celui de l’Église, mais bien plutôt de voir si la vie religieuse n’a pas à se trouver « aux avant-postes de l’évangélisation », comme disait aussi Paul VI, dans Evangelii nuntiandii (69), ce qui lui impose, au dire de Jean-Paul II, d’être la première évangélisée par le don de la rédemption.

Élevé au souverain pontificat quelques semaines après la promulgation de Mutuae relationes, Jean-Paul II revient souvent à l’exégèse de ce dernier acte du magistère de Paul VI envers les religieux [38]. C’est par là, comme au travers d’Evangelica testificatio, que Jean-Paul II rejoint et prolonge l’enseignement du Concile. Les thèmes caractéristiques de la théologie conciliaire de la vie religieuse se retrouvent en effet tous chez lui : consécration et profession des conseils, état de vie qui fait signe, vocation à la sainteté et témoignage de la rédemption, toutes ces notes de Lumen gentium sont assumées par le Pape non seulement à la lumière de Christus Dominus, donc de la communion pastorale, ou de Perfectae caritatis, donc de l’union, dans la charité parfaite, de la consécration et de la mission, mais selon le principe missionnaire (Ad gentes) qui sourd de l’existence liturgique de l’Église (Sacrosanctum Concilium) et se déploie dans le monde où s’accomplit la mission (Gaudium et spes).

Il n’est pas étonnant que l’Archevêque de Cracovie, membre et acteur du Concile [39], acteur de premier plan des Synodes généraux des Évêques [40], une fois devenu Jean-Paul II, prescrive à la vie religieuse cette direction missionnaire et spirituelle tout ensemble, si proche de l’impulsion qu’il a commencé de donner à l’Église. Jamais la vie religieuse n’a été pareillement mise en demeure d’être d’Église, sous peine non de sa propre disparition seulement, mais de l’affadissement du Peuple de Dieu commis au salut du monde. Le caractère eschatologique de l’Église, que la vie religieuse a pris comme forme de vie, devient ainsi, en ce monde mêlé où nous vivons, le véritable critère d’un discernement intime, que Jean-Paul II nous presse d’opérer, dès lors qu’il le désire fécond pour tous les hommes de ce temps.

Conclusion

Au terme de ces notations, rappelons les différents éléments que nous avons cru trouver dans la pensée du Pape Jean-Paul II au sujet de la vie religieuse. Sans avoir jamais beaucoup écrit sur les. religieux avant son pontificat, Jean-Paul II fut particulièrement préparé à considérer leur place dans l’enseignement de toute l’Église pour l’homme de notre temps. Il semble qu’il ait insisté, surtout durant les premières années de sa charge, sur la capacité missionnaire des religieux, « ouvriers qualifiés » de l’évangélisation. Ensuite, il a davantage déployé la « vision mystique » où s’enracine cette fidélité à l’homme, et donc la nécessaire fidélité au Christ de ceux qui « se mettent chaque jour à l’heure de Dieu ».

Enfin, dans son exhortation apostolique Redemptionis donum, le Pape voit dans le mystère de la rédemption se nouer l’alliance éternelle qui conduit les religieux à participer, par leur nouvelle naissance, à la création nouvelle de toute l’humanité. Jean-Paul II assume ainsi le magistère conciliaire et postconciliaire, en demandant à la vie religieuse d’être elle-même témoin, et par là messagère, et ouvrière, du don de la rédemption.

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Maleizen
B-1900 OVERIJSE, Belgique

[1De 1978 à 1984, nous comptons 24 voyages hors d’Italie.

[2Voir l’encyclique Redemptor hominis (4 mars 1979 - cf. La Documentation Catholique [= DC], 1979, 301-323), l’exhortation apostolique Catechesi tradendae (16 octobre 1979 ; DC 1979, 901-922), les encycliques Dives in misericordia (30 novembre 1980 ; DC 1980, 1.083-1.099) et Laborem exercens (14 septembre 1981 ; DC 1981, 835-856), l’exhortation apostolique Familiaris consortio (22 novembre 1981 ; DC 1982, 1-35), la lettre apostolique Salvifici doloris (11 février 1984 ; DC 1984, 232-250) et l’exhortation apostolique Reconciliatio et paenitentia (2 décembre 1984 ; DC 1985, 1-31).

[3Citons : Amour et responsabilité. Étude de morale sexuelle, Paris, Soc. d’Éditions Internationales, 1965 ; La boutique de l’orfèvre. Méditations sur le sacrement de mariage se transformant, de temps à autre, en drame, Paris, Cana-Cerf, 1979 ; Poèmes, ibid., 1979 ; En esprit et en vérité. Recueil de textes 1949-1978, Paris, Centurion, 1980 ; Personne et acte, ibid., 1983.

[4On sait que Karol Wojtyla fit sa thèse de théologie sur Jean de la Croix, après avoir d’abord songé à Thérèse de Lisieux (cf. K. Wojtyla, La foi selon saint Jean de la Croix, Paris, Cerf, 1980). L’attrait du Carmel n’était d’ailleurs pas seulement intellectuel chez lui, puisqu’il semble s’être interrogé sur une éventuelle vocation contemplative de type carmélitain (voir, en ce sens, M. Malinski, Mon ami Karol Wojtyla, Paris, Centurion, 1980, 34, et R. Buttiglione, La pensée de Karol Wojtyla, Paris, Communio-Fayard, 1984, 50).

[5K. Wojtyla, Aux sources du renouveau. Étude sur la mise en œuvre du Concile Vatican II, Paris, Centurion, 1981.

[6Op. cit., 274.

[7André Frossard, « N’ayez pas peur », Dialogue avec Jean-Paul II, Paris, Laffont, 1982.

[8Op. cit., 253.

[9Ibid., 322.

[10Pour les années 1978-1981, voir : Jean-Paul II, À l’image de Dieu, homme et femme. Une lecture de Genèse 1-3, Paris, Cerf, 1980 ; et Id., Le corps, le cœur et l’esprit. Pour une spiritualité du corps (Mt 5,27-28), ibid., 1984. Pour l’ensemble, cf. C. Caffara, « Vérité et éthos de l’amour conjugal. Réflexion philosophico-théologique sur la première série des catéchèses hebdomadaires de Jean-Paul II (1979-1983) », Esprit et Vie, 1984, 241-253.

[11Édition pro manuscripto hors commerce. Dépôt : La Tour Saint-Joseph, Saint-Pern, F-35190 Tinteniac, 1981 et 1984. Nous donnerons les références suivantes en indiquant la lettre B (= Beyer), le numéro du volume (I ou II) et celui du paragraphe. Nous renverrons aussi à La Documentation catholique (DC, année, page).

[12B I 8 ; DC 1978, 1.004.

[13B I, 804 ; DC 1981, 67.

[14B I, 2 et 3 ; DC 1978, 1.003-1.004.

[15B I, 20 ; DC 1978, 1.008.

[16B I, 34 ; DC 1978, 1.051.

[17B I, 40 ; DC 1978, 1.052.

[18Voir la Synopse du Père Beyer, dans B I, p. 18.

[19B I, 237 ; DC 1979, 939.

[20B I, 792-794.

[21Paris, Cerf, 1981.

[22B I, 1 ; DC 1978, 1.003.

[23B I, 26 ; DC 1978, 1.006.

[24Vie consacrée, 1982, 259-270.

[25Ibid., 260.

[26Texte dans B H, 532-542, et dans DC 1982, 1.111-1.113 (sous le titre « La mission des religieux et des religieuses ») ; voir également le « Discours aux Jésuites » du 27.2.1982 (B II, 260-286 ; DC 1982, 302-308).

[27Nous reproduisons les italiques de ce document.

[28Lettre au Préposé général des Carmes déchaux, 14.10.1981 (B II, 173 ; DC 1981, 1.003).

[29Discours à l’Assemblée des supérieurs et supérieures d’Italie, 15.10.1981 (B II, 182 ; DC 1981, 1.060).

[30Aux supérieurs généraux réunis à Rome le 28.11.1981 (B II, 223 ; DC 1982, 87).

[31Ibid., 226 ; DC ibid.

[32Au clergé, aux religieux et aux catéchistes du Gabon, 17.2.1982 (B II, 257 ; DC 1982, 291).

[33À l’Assemblée internationale du Tiers-Ordre de Saint-François, 8.3. 1982 (B II, 295 ; DC 1982, 346).

[34Au Chapitre général des Capucins, 5.7.1982 (B II, 448 ; DC 1982, 760).

[35Aux prêtres, religieux et religieuses d’Argentine, 11.6.1982 (B II, 427 ; DC 1982, 637).

[36Aux Frères des Écoles Chrétiennes, 21.11.1981 (B II, 212 ; DC 1982, 86).

[38En plus des références que donne, dans ses Synopses, le Père Beyer (B I, p. 16 ; B II, p. 16), il faut consulter sur ce point l’importante allocution à la Plenaria de la SCRIS le 20.11.1981 ; cf. Communicationes 1982, 11-14 ; B II, 187-198 ; DC 1981, 1.106-1.107.

[39Cf. J. Grootaers, De Vatican II à Jean-Paul II. Le grand tournant de l’Église catholique, Paris, Centurion, 1981, 148-168, et R. Buttiglione, La pensée... (cité à la note 4), 252-321.

[40Cf. « L’évangélisation dans le monde contemporain », qui résume le Synode de 1974 (dans K. Wojtyla, En esprit et en vérité..., 248-263).

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