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« Toutes données à Dieu pour le service des pauvres »

Catherine Beaucarne, f.d.c.c.

N°1982-4 Juillet 1982

| P. 195-206 |

En ce troisième centenaire de la mort de saint Vincent de Paul, l’auteur réfléchit au sens de la vocation des Filles de la Charité. Sont-elles d’abord des consacrées ou d’abord des servantes des pauvres ? Poser une telle question, c’est déjà trahir la pensée de Monsieur Vincent et la réalité de cette vocation. Le titre de cet article le dit bien : il n’y a pas deux axes, d’un côté la consécration, de l’autre, le service. Un service des pauvres est déjà présent, déterminant, dans la consécration elle-même. L’histoire des vœux dans la communauté naissante le manifeste. Et de nombreux textes de Monsieur Vincent, tant sur le sens de la consécration que sur la manière de vivre chacun des vœux, le confirment. C’est dans le service du pauvre qu’est vécue la consécration, car, comme le répète sans cesse le Fondateur, « vous servez Jésus-Christ en la personne des pauvres, aussi vrai que nous sommes ici ».

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À travers les nombreux écrits de saint Vincent de Paul, ses multiples conférences aux premières Filles de la Charité, on peut percevoir et cerner le portrait d’une vraie Fille de la Charité, telle qu’il la souhaitait. Pour ce faire, rien de tel que de se servir de ses propres paroles, lors de l’envoi en mission de sept sœurs :

Vous irez donc, mes chères sœurs, trouver telles et telles personnes, et, si l’on vous mène voir Monsieur l’évêque de ce pays, vous lui demanderez sa bénédiction, vous lui témoignerez que vous voulez vivre entièrement sous son obéissance et que vous vous donnez tout à lui pour le service des pauvres, que vous êtes envoyées pour cela.
S’il vous demande qui vous êtes, si vous êtes religieuses, vous lui direz que non, par la grâce de Dieu, que ce n’est pas que vous n’estimiez beaucoup les religieuses, mais que, si vous l’étiez, il faudrait que vous fussiez enfermées et que, par conséquent, il faudrait dire : « Adieu le service des pauvres ». Dites-lui que vous êtes de pauvres Filles de la Charité, qui vous êtes données à Dieu pour le service des pauvres.

Rien ne semble plus juste et plus concret que cette carte d’identité donnée aux sœurs par saint Vincent, si l’on veut faire la synthèse entre la consécration d’une Fille de Charité, sa relation aux pauvres et son service : « toutes données à Dieu pour le service des pauvres ». Tout est dans cette phrase et tout y est essentiel, chaque mot a son importance :

  • toutes données : c’est-à-dire données de façon totale et entière ;
  • à Dieu : il s’agit d’une véritable consécration ;
  • pour : cette préposition est capitale ; elle donne un mouvement, un sens, une orientation à la vie et à la consécration de la Fille de la Charité ;
  • pour le service : ceci qualifie de façon précise sa relation aux pauvres ;
  • et enfin le mot : pauvres.

Voyons donc de plus près ces éléments et l’équilibre établi entre eux, car il spécifie la vocation d’une Fille de la Charité.

La consécration d’une Fille de la Charité

« Filles de la Charité, dit saint Vincent, c’est-à-dire filles de Dieu ». La démarche vincentienne et l’engagement de la Fille de la Charité sont essentiellement théocentriques. C’est au nom de la foi et dans l’espérance d’une rencontre avec Jésus-Christ qu’une Fille de la Charité va vers les pauvres, aime les pauvres, sert les pauvres.

Données à Dieu : comme tous les grands mystiques, saint Vincent compare ce don à celui que l’épouse fait à son époux :

Mes sœurs, concevez bien ceci. Vous avez, entrant en la Compagnie, choisi Notre-Seigneur pour votre époux, et il vous a reçues pour ses épouses, ou, pour mieux dire, vous avez été fiancées à lui, et, au bout de quatre ans, plus ou moins, vous vous êtes entièrement données à lui, et cela par des vœux, de sorte que vous êtes ses épouses et il est votre époux. Et comme le mariage n’est autre chose qu’une donation que la femme fait d’elle-même à son mari, ainsi le mariage spirituel que vous avez contracté avec Notre-Seigneur n’est autre chose qu’une donation que vous lui avez faite de vous-mêmes ; et lui pareillement s’est donné à vous (X, 169-170).

Quant au mot toutes, il est synonyme de deux adverbes que l’on retrouve constamment dans les écrits de saint Vincent : « entièrement » et « purement ». C’est qu’avant la fondation des Filles de la Charité, saint Vincent avait fait l’expérience décevante de ce qu’on pourrait appeler les dons « partiels » : ce fut le cas notamment avec les confréries de la charité :

Les dames de Saint-Sauveur eurent la confrérie de la Charité en leur paroisse ; elles servaient les pauvres elles-mêmes, portaient la marmite, les remèdes et tout le reste ; et comme la plupart étaient de condition et avaient mari et famille, elles étaient souvent incommodées de ce pot, de sorte que cela les rebutait, et elles parlèrent de trouver quelques servantes qui fissent cela pour elles (IX, 456).

Ces dames étaient données, mais pas toutes données. Grâce à cette expérience, saint Vincent se rendit très vite compte que le service des pauvres exigeait un don total. Dès le 5 juillet 1640, il disait aux premières Filles de la Charité :

Pour être vraies Filles de la Charité, il faut avoir tout quitté : père, mère, biens, prétention au ménage... Être Filles de la Charité, c’est être filles de Dieu, filles appartenant entièrement à Dieu ; car qui est en charité est en Dieu, et Dieu en lui (IX, 14).

Avant de développer quelque peu les valeurs incluses dans la consécration des Filles de la Charité, il peut être utile de rappeler rapidement l’historique de la consécration dans la communauté.

Chronologiquement, la consécration a précédé les vœux. Ceux-ci n’ont été que la formulation spirituelle et juridique d’une consécration déjà effective, totale et indispensable. Jusqu’au 25 mars 1642, c’est-à-dire pendant les neuf premières années de la fondation, les premières Filles de la Charité ont vécu leur don total à Dieu indépendamment de toute formulation, de tout vœu.

L’aspiration à faire des vœux est venue « de la base ». En effet, au cours d’une conférence, saint Vincent en vint incidemment à parler des vœux que faisaient des religieux hospitaliers d’Italie. La ferveur avec laquelle Monsieur Vincent lut ce texte, et notamment la formule : « nos seigneurs les pauvres », porta quelques sœurs à témoigner le sentiment qu’elles éprouvaient. Elles demandèrent si, en notre Compagnie, il ne pourrait y avoir des sœurs admises à faire pareil acte. Là, saint Vincent semble avoir été un peu pris de vitesse et il répond :

Oui-da, mes filles, mais avec cette différence que, les vœux de ces bons religieux étant solennels, ils ne peuvent en être dispensés, non pas même du Pape ; mais, pour ceux que vous pourriez faire, l’évêque pourrait en dispenser. Il vaudrait néanmoins mieux ne les pas faire que d’avoir l’intention de vous en dispenser quand vous voudriez (IX, 25).

C’est le 25 mars 1642 que furent prononcés les premiers vœux dans la communauté. Dans une conférence sur les vertus de Barbe Angiboust (surnommée « la grande Barbe »), saint Vincent en témoigne : « Elle fit les premiers vœux perpétuels avec Mademoiselle [Legras] et les trois premières sœurs qui en firent en la Compagnie, le 25e mars 1642 » (X, 638).

En 1647, dans une conférence sur la persévérance, saint Vincent lance l’idée du renouvellement annuel des vœux et des promesses :

Il serait bon que celles à qui Dieu a fait la grâce de se donner plus parfaitement à lui, et qui lui ont promis de le servir en la Compagnie, renouvelassent leurs vœux : oh ! oui, il serait bon. Cela donne de nouvelles forces et attire de nouvelles grâces. Celles qui le peuvent et sont en cet état, qu’elles prennent ce moyen avec humilité, et avec confiance que Dieu les assistera ; celles qui ne sont pas encore liées par les vœux, qu’elles renouvellent leur résolution aussitôt qu’elles se sentiront ébranlées (IX, 352).

Or, la correspondance entre saint Vincent et sainte Louise relate, précisément à cette époque, de nombreux départs. La Compagnie naissante vit une véritable crise ; c’est dans ce contexte que saint Vincent fait sa proposition. Depuis lors, demandes de vœux et renouvellements de ceux-ci se succèdent et se multiplient. La législation demeure souple et assez tâtonnante : certaines font les vœux, d’autres pas. En 1659 toutefois, la date du 25 mars semble définitivement adoptée pour les vœux et leur renouvellement.

Telle est donc, dans ses très grandes lignes, l’histoire des vœux dans la communauté. Quoi qu’il en soit de ces étapes, dès Marguerite Naseau, première Fille de la Charité, celle-ci a été une « fille toute donnée à Dieu pour le service des pauvres ».

Aujourd’hui, rien n’est changé dans la manière de concevoir les vœux dans la Compagnie. Suivant la tradition des origines, la Fille de la Charité fait quatre vœux : service des pauvres, chasteté, pauvreté et obéissance. Ces vœux sont privés, annuels et toujours renouvelables.

On perçoit déjà qu’il est difficile de bien parler de la consécration des Filles de la Charité. Sont-elles d’abord des consacrées ou d’abord des servantes des pauvres ? Poser la question, c’est déjà trahir la pensée de saint Vincent et la réalité de cette vocation. Saint Vincent, lui, répond : « des filles toutes données à Dieu pour le service des pauvres » ; il ne dit pas : « des filles qui se sont données à Dieu et qui servent les pauvres » ; là il y aurait comme deux buts, deux actes, deux axes : d’un côté la consécration, de l’autre le service. Le « pour », dans la phrase, change tout et unifie tout. Il finalise la consécration et consacre le service. Il indique clairement que le service des pauvres n’est pas un deuxième temps de cette vocation, mais qu’il est déjà présent, déterminant, essentiel, dans la consécration même. On ne comprendrait rien à celle-ci si l’on faisait abstraction, ne fût-ce qu’un instant, du service des pauvres ; de même, le service des pauvres se trouverait fondamentalement dénaturé si l’on faisait abstraction, ne fût-ce qu’un instant, de la consécration.

Une consécration pour le service

Certes, puisque la Fille de la Charité est servante, saint Vincent soulignera fortement l’importance, la priorité du service. Il peut parfois arriver que cette insistance soit perçue comme une sorte d’atténuation, de relativisation des valeurs et des exigences de la consécration. Il n’en est rien, bien au contraire : le service de la Fille de la Charité selon saint Vincent suppose et exige le don total de la consécration et cela pour deux raisons surtout :

  • d’abord parce que c’est la consécration qui donne sens au service ;
  • ensuite parce que la consécration assure une disponibilité totale pour le service.

La consécration donne sens au service

Pour une Fille de la Charité, le service des pauvres est une démarche de foi, une rencontre de Jésus-Christ, une manifestation d’un amour total. Sans ce don total, sa démarche est nécessairement dénaturée et sa relation aux pauvres, faussée. Saint Vincent exprime ceci en parlant de deux amours, l’amour affectif et l’amour effectif :

Il faut de l’amour affectif passer à l’amour effectif, qui est l’exercice des œuvres de la charité, le service des pauvres entrepris avec joie, courage, constance et amour. Ces deux sortes d’amour sont comme la vie d’une sœur de la Charité, car être Fille de la Charité, c’est aimer Notre-Seigneur tendrement et constamment (IX, 593).

Quand saint Vincent évoque la crise de 1647, son diagnostic ne fait pas intervenir des problèmes de situation dans le monde ou dans l’Église ; pour lui, c’est un problème de relation à Jésus-Christ, un problème de foi, un problème de prière. Le 31 mai 1648, en effet, il déclarait aux sœurs, à peine remises de la secousse :

Il est vrai, mes filles, qu’une Fille de la Charité ne peut subsister si elle ne fait oraison. Il est impossible qu’elle persévère. Elle durera bien quelque temps, mais le monde l’emportera. Elle trouvera son emploi trop rude... Elle deviendra languissante... et enfin quittera (IX, 416).

Et saint Vincent ajoute – et c’est là le diagnostic :

Et d’où pensez-vous, mes filles, que tant aient perdu leur vocation ? Oh ! c’est parce qu’elles négligeaient l’oraison (ibid.).

Voilà le diagnostic d’un homme qui tant de fois a dit que quitter l’oraison pour le service, c’est quitter Dieu pour Dieu. Le principe « quitter » demeure capital pour une Fille de la Charité, mais il ne pourra jamais être exploité pour relativiser l’importance de la vie en Jésus-Christ, de la prière, de l’oraison, car « être Fille de la Charité, c’est aimer Notre-Seigneur tendrement et constamment ».

La consécration assure une disponibilité pour le service

Elle engage, d’une part, à accepter les travaux pénibles de la charité et à en assurer l’exécution, d’autre part, à n’avoir comme préoccupation que la charité, sans partage avec qui que ce soit d’autre que les pauvres. Cette vie sans partage est une idée fondamentale, déterminante de la fondation et elle suppose la consécration : toute donnée à Dieu pour être toute donnée aux pauvres, consacrée à Dieu pour être consacrée aux pauvres. Tel est le cœur de la vocation que saint Vincent a voulue pour les Filles de la Charité.

Cette consécration s’exprime dans et par les vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, qui sont, dans l’Église, les formes traditionnelles de l’engagement, du don total. Mais il est intéressant de remarquer que, lorsqu’il en parle aux Filles de la Charité, saint Vincent a une manière toute particulière de les présenter. Certes, il rappelle les motivations classiques de la spiritualité telles qu’on les retrouve dans tous les manuels, mais il y ajoute le plus souvent, en le soulignant, un aspect qui est propre aux Filles de la Charité et se situe dans la ligne d’une consécration pour le service. On a presque l’impression que saint Vincent donne aux vœux des motivations d’ordre professionnel, des raisons de service.

Ainsi, pour la pauvreté : on lit dans la conférence sur l’imitation des filles des champs :

Du pain, elles n’ont garde d’en avoir à suffisance... Ne serait-ce pas une honte aux Filles de la Charité, servantes des pauvres, si elles aimaient à faire bonne chère, tandis que leurs maîtres souffrent de cette sorte (IX, 85) !

Ce thème revient très souvent dans les conférences sur la pauvreté :

C’est une nourriture semblable à celle des pauvres. Et pour cela vous devez vous estimer bienheureuses de ce que vous avez des règles qui vous obligent non seulement à servir les pauvres, mais encore à leur ressembler en votre nourriture (X, 406).

Ce qui est significatif, dans ces deux passages et dans bien d’autres, c’est la référence aux pauvres. Plus la Fille de la Charité voudra être disponible au « plus petit », avec Dieu et comme Dieu, plus elle s’appauvrira. De même, au plan spirituel, plus elle se reconnaîtra elle-même dans les pauvres de Yahwé qui attendent tout de Dieu, qui espèrent tout de lui, plus elle sera proche des pauvres qu’elle rencontrera. De cette proximité naît inévitablement une attitude de pauvreté matérielle dont la norme concrète est la relation au pauvre : « Vous avez droit uniquement au vêtement et à la nourriture, le reste appartient aux pauvres », dit saint Vincent à ses Filles.

En ce qui concerne la chasteté, les perspectives sont les mêmes. Pour saint Vincent, il s’agit d’une consécration en plein cœur du monde. C’est ce que leur rappelle la règle :

Elles se représenteront que, comme leurs emplois les obligent d’être, la plupart du temps, hors de leur maison parmi le monde et souvent toutes seules, aussi doivent-elles avoir plus de perfection... Il n’y a personne qui aille parmi le monde comme les Filles de la Charité et qui ait tant d’occasions comme vous, mes sœurs. C’est pourquoi il importe beaucoup que vous soyez plus vertueuses que les religieuses (X, 657-658).

À l’époque, en effet, comme le note saint Vincent, une religieuse est nécessairement une cloîtrée, et la Fille de la Charité, lancée en plein monde, ne bénéficie pas de cette protection. Aussi la réponse est-elle dans le service, pour le service. La Fille de la Charité se donne à Dieu dans une chasteté qui lui permette, étant toujours dans le monde, d’y être purement au service des pauvres.

La consécration dans l’ obéissance est également pour le service. Pour saint Vincent, il s’agit d’une obéissance de « servantes », de servantes des pauvres. Sa forme privilégiée est ce qu’il appelle « la sainte indifférence », souvent si mal comprise aujourd’hui. Cette attitude n’a pour lui rien de passif, il s’agit au contraire d’une disponibilité tout active et dynamique, vigoureuse et volontaire de la servante qui respecte par là son contrat avec Dieu pour les pauvres.

C’est ainsi qu’il faut vous comporter pour être bonnes Filles de la Charité, pour aller où Dieu voudra ; si c’est à l’Afrique, en Afrique ; à l’armée, aux Indes, où l’on vous demande, à la bonne heure ; vous êtes Filles de la Charité, il y faut aller (X, 128).
Et le moyen de rendre aux pauvres le service que, par la miséricorde de Dieu, vous leur rendez, si vous ne bougiez d’un lieu ! Qui irait à ces pauvres forçats ? Qui servirait les malades de ces villages ? Qui visiterait ceux qui sont, dans ces chambres et dans ce greniers, sans assistance ? La bénédiction que Dieu donne à ces emplois ne fait-elle pas voir combien il les agrée ? Qu’adviendrait-il s’il arrivait que quelqu’une refusât d’obéir ? Je ne sache point, par la grâce de Dieu, que cela soit encore arrivé. Mais rien ne peut attirer davantage l’ire de Dieu sur vous (IX, 563).

Ces deux textes parmi d’autres sont un raccourci saisissant de l’essentiel de l’obéissance dans la consécration d’une Fille de la Charité : une disponibilité active pour le service.

Pour situer d’un mot l’optique des vœux dans la Compagnie, il faut dire que la consécration totale à Dieu y est conçue comme un élément essentiel, nécessaire et déterminant de la vocation d’une Fille de la Charité : les vœux sont l’expression spirituelle de son don total à Dieu pour le service des pauvres. Pauvreté, chasteté, obéissance ne se vivent qu’en fonction du premier (ou quatrième) vœu : le vœu du service des pauvres.

Le service des pauvres

On ne peut séparer consécration et service sans trahir la pensée des fondateurs. On ne peut pas non plus parler de consécration dans la Compagnie sans marquer sa finalité : les pauvres.

Vous devez souvent penser que votre principale affaire et ce que Dieu vous demande particulièrement est d’avoir un grand soin de servir les pauvres, qui sont nos seigneurs. Oh ! oui, mes sœurs, ce sont nos maîtres. C’est pourquoi vous les devez traiter avec douceur et cordialité, pensant que c’est pour cela que Dieu vous a mises et associées ensemble, c’est pour cela que Dieu a fait votre Compagnie (IX, 118).

On pourrait multiplier les citations, toutes traduiraient le même esprit : c’est dans la relation aux pauvres que doit se construire la communauté et son unité. Ce qui est fondamental dans une communauté de Filles de la Charité, c’est la communion dans une même relation, un même type de relation aux pauvres. Or, pour saint Vincent, quelle est cette relation ?

Servant les pauvres, on sert Jésus-Christ. O mes filles, que cela est vrai ! Vous servez Jésus-Christ en la personne des pauvres. Et cela est aussi vrai que nous sommes ici. Une sœur ira dix fois le jour voir les malades, et dix fois par jour elle y trouvera Dieu (IX, 252).

« Vous servez Jésus-Christ en la personne des pauvres » : il y a, dans cette expression, l’affirmation, en quelque sorte, d’une double équation : « les pauvres sont Jésus-Christ », et (aspect sur lequel on n’insiste pas assez) : « les pauvres sont des personnes ».

Les pauvres sont Jésus-Christ

Ce qui frappe, c’est le réalisme avec lequel saint Vincent l’affirme : « aussi vrai que nous sommes ici ». Seuls des mystiques peuvent en arriver à dire de pareilles choses, tout simplement parce qu’ils les ont vécues. Pour saint Vincent, cette équation est beaucoup plus qu’une simple affirmation doctrinale tirée de l’Évangile, c’est tout simplement l’écho de Gannes, de Châtillon, là où il a eu l’évidence de la rencontre avec Jésus-Christ en deux pauvres qui lui ont indiqué le chemin à suivre. Ce sont les pauvres qui lui ont parlé au nom de Dieu. Jésus-Christ est dans le pauvre. Saint Vincent le sait, il en a fait l’expérience.

Une spiritualité est toujours communion à l’expérience spirituelle de celui ou de celle dont on se dit le disciple. La spiritualité vincentienne est communion à cette expérience de la rencontre du Christ dans le pauvre. Servir Jésus-Christ dans le pauvre est donc au cœur de l’identité et de l’unité dans la communauté vincentienne. Cela ne va pas de soi. La prière, la prière communautaire surtout, le partage spirituel joueront un grand rôle pour ranimer et réalimenter jour après jour cette évidence vincentienne : « aussi vrai que nous sommes ici ». L’influence du matérialisme ambiant, de l’incroyance et d’un idéal social mal digéré est telle qu’il semblerait presque, parfois, que vouloir rencontrer Jésus-Christ dans le pauvre apparaisse comme une sorte de spoliation, d’aliénation, d’injustice par rapport à la personne du pauvre : « il faut aller aux pauvres, dira-t-on, en tant que pauvres, un point c’est tout. Toute autre attitude, toute autre démarche est une atteinte à la dignité du pauvre, à sa personne, à son autonomie ».

Il n’en est rien chez saint Vincent : pour lui et selon lui, le service n’est pas un moyen, il est un but : « pour le service ». Loin d’attenter à la personnalité du pauvre, saint Vincent, instruit par son expérience de Gannes et de Châtillon, a tout simplement pris à la lettre le texte de saint Matthieu : « Toutes les fois que vous l’avez fait à l’un des plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (25, 31). Pour saint Vincent et pour sa fondation, ce passage est le texte évangélique de base.

Les pauvres sont des personnes

Fait bien rare à son époque, saint Vincent a conscience de la personne du pauvre et il la respecte : pour lui, le pauvre est d’abord une personne. Certes, il perçoit aussi de façon immédiate les ensembles sociaux et les problèmes qu’ils posent. Il est très conscient du problème social des prisons, des enfants trouvés, des hôpitaux, de la mendicité, etc. Et il ne s’est pas contenté de limiter les dégâts, autant que le permettait la mentalité de son temps, il s’est attaqué aux causes et aux ensembles, n’hésitant pas à se compromettre face aux pouvoirs publics. A problème social, solution sociale. Et cependant son expérience lui a enseigné que le social n’est pas tout, que ce qui compte plus que le secours matériel, c’est la relation humaine interpersonnelle, celle qui aborde avant tout le pauvre comme une personne. Aussi lit-on dans le premier règlement de la Confrérie de Charité de Châtillon ce beau texte :

Si (le pauvre malade) a quelqu’un auprès de lui, (on) le laissera et en ira trouver un autre pour le traiter en la même sorte, se ressouvenant de commencer toujours par celui qui a quelqu’un avec lui et de finir par ceux qui sont seuls, afin de pouvoir être auprès d’eux plus longtemps (XIII, 428).

La première revendication des pauvres aujourd’hui n’est-elle pas justement d’être reconnus comme des personnes, et leur première souffrance n’est-elle pas souvent la solitude dans un monde sans cœur, la marginalisation ? Pour sauvegarder aujourd’hui la relation personnelle au pauvre telle que la demandait saint Vincent, toute une recherche est à entreprendre pour ne pas la sacrifier aux exigences de la technique, avec la multiplication des services s’occupant du même « cas », ni aux horaires et aux rythmes de plus en plus planifiés au nom d’une très légitime solidarité professionnelle. Nous touchons ici un aspect concret de la tension bien connue entre insertion et charisme, pastorale et charisme. Face à des services spécialisés et très structurés, dans lesquels son engagement professionnel et pastoral lui demande de s’insérer en toute loyauté, la Fille de la Charité devra accepter de vivre en perpétuelle tension entre cette solidarité et le souci, qui reste essentiel à sa vocation, de la relation personnelle et de la rencontre avec la personne du pauvre. Sinon, elle ne serait plus une Fille de la Charité.

Cet article n’avait qu’un seul but : montrer comment saint Vincent concevait la consécration dans la Compagnie des Filles de la Charité. C’est :

  • une consécration totale à Dieu : « être Fille de la Charité, c’est aimer Notre-Seigneur tendrement et constamment » ;
  • une consécration pour le service : « c’est pour cela que Dieu vous a mises ensemble et associées, c’est pour cela qu’il a fait votre Compagnie » ;
  • une relation aux pauvres, à tous les pauvres, partout, c’est-à-dire dans une grande mobilité ;
  • une relation à ceux qui sont vraiment pauvres, dans une exclusivité qui sera toujours crucifiante ;
  • une relation de service fondamentalement christocentrique, une relation à la personne de Jésus-Christ dans la personne du pauvre ;
  • un service prioritaire : le maître qu’est le pauvre peut toujours demander ce qui n’était prévu ni dans la règle, ni dans le programme de la journée ;
  • enfin un service qui, quelle que soit la diversité des engagements, demeure une mission d’Église pour l’évangélisation du pauvre.

rue Haute 150
B-1000 BRUXELLES, Belgique

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