La vocation des Instituts Séculiers dans l’Église
II. De Vatican II à nos jours
Armando Oberti
N°1982-4 • Juillet 1982
| P. 228-240 |
Après avoir esquissé, dans une première partie (cf. [Vie consacrée 1982, 171-180)], les étapes de la reconnaissance des Instituts Séculiers, l’auteur consacre ces pages à étudier l’apport de Vatican II et des recherches qu’il a suscitées et surtout le rôle décisif du ministère pastoral de Paul VI : ses interventions ont de plus en plus nettement précisé en quoi consistait la « nouveauté » de cette forme de vie consacrée appelée à « être vécue au milieu des réalités temporelles, pour insérer la force des conseils de l’Évangile au milieu des valeurs humaines et temporelles ».
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Vatican II et les Instituts Séculiers
Malgré les apparences, le Concile Vatican II représente un moment-clé dans la compréhension, par l’Église, de la vocation propre des Instituts Séculiers. Certes, le passage qui leur est consacré dans Perfectae caritatis les situe dans un contexte qui concerne directement le renouveau de la vie religieuse. On y lit toutefois :
Bien qu’ils ne soient pas des instituts religieux (nous soulignons), les Instituts Séculiers comportent cependant une profession véritable et complète des conseils évangéliques dans le monde, reconnue comme telle par l’Église. Cette profession confère une consécration à des personnes vivant dans le monde, hommes et femmes, laïcs et clercs. Par conséquent, il faut qu’ils tendent avant tout à se donner à Dieu dans une parfaite charité et que leurs instituts gardent le caractère séculier qui leur est propre et spécifique, afin de pouvoir exercer partout et efficacement, dans le monde et comme à partir de lui, l’apostolat pour lequel ils ont été créés (11).
Il est inutile de dire que cette définition conciliaire donne aux Instituts Séculiers laïques de nouvelles raisons de renforcer leur conviction concernant l’authenticité de la vocation qu’ils manifestent et du charisme qu’ils vivent ; d’autre part, les experts en théologie ou en droit canon risquent d’être de plus en plus convaincus que cette vocation n’est qu’une nouvelle expression de la vie religieuse.
À la question de savoir si Vatican II, d’après les textes où il traite explicitement des Instituts Séculiers, a pleinement mis en lumière la « nouveauté » du charisme et de la vocation des laïcs consacrés, on ne peut répondre ni oui ni non. Le Concile transmet à l’Église ce problème non encore résolu ; ce faisant, il n’élimine pas les ambiguïtés et les incertitudes présentes jusque-là dans le magistère. Aussi un témoin privilégié de la vie de ces Instituts n’a pu, le Concile terminé, que réaffirmer et préciser lucidement leur vocation originale.
Il faut garder le caractère séculier et il faut donc rester laïcs pour exercer cet apostolat typique pour lequel les Instituts Séculiers sont nés, sous l’impulsion du Saint-Esprit. Il ne s’agit pas de religieux, de « consacrés totaux », qui descendent au milieu des laïcs pour exercer leur apostolat ; il s’agit de laïcs qui, pour exercer l’apostolat qui est le leur, dans les formes qui leur sont propres et avec la plus grande mesure possible de charité, élément décisif pour l’efficacité de l’apostolat lui-même, se consacrent à Dieu et montrent, en toute humilité et esprit de service, au milieu de leurs frères laïques et en collaboration avec ceux qui vivent et agissent sur le même plan, que le véritable secret d’un apostolat efficace réside dans l’union à Dieu.
Si cette perspective n’est pas claire, si, au-delà de toutes les bonnes intentions, une mentalité « religieuse » l’emporte (mentalité d’une très grande valeur et riche de réalisations apostoliques remarquables), mentalité qui est d’un autre type que celle des Instituts Séculiers, l’apostolat de ces derniers ne pourra plus être compris selon sa vraie nature, dans sa valeur typique de ferment au cœur du monde, par les moyens mêmes du monde ; et la raison d’être des Instituts Séculiers disparaîtra.
C’est pourquoi une exacte insertion de ces instituts et de leurs membres dans les catégories du Droit Canon sera d’une importance décisive pour leur vie et leur développement. A la limite, les personnes qui pensent avoir trouvé une voie répondant à leur vocation pourraient choisir de renoncer à certaines structures (juridiques) plutôt qu’à la fidélité à la vocation que l’Esprit leur adresse.
Mais si ce qui se rapporte directement aux Instituts Séculiers dans les documents conciliaires est relativement peu important, le Concile lui-même a joué, par contre, un rôle décisif à cause de son caractère, de l’enseignement contenu dans ses déclarations et de l’étape historique qu’il représente dans la vie de l’Église. Notamment, le Concile s’est avéré décisif quant à la clef de lecture adoptée dans cet exposé : le rapport entre magistère et charisme.
Ce problème se pose de façon permanente au magistère, toujours tendu entre l’exigence d’être le gardien de la doctrine et celle d’être fidèle aux impulsions nouvelles de l’Esprit : celui-ci, sans donner de démenti à la doctrine, la renouvelle à sa source en secouant les « certitudes » que le temps et la tradition avaient figées.
Pour le magistère post-tridentin, la pastorale est fondamentalement une traduction de la doctrine en termes pratiques, quotidiens, au service des grands principes. En définitive, la pastorale n’est qu’un traité secondaire par rapport à la dogmatique, non seulement dans les études ecclésiastiques, mais aussi dans l’action concrète déployée par l’Église. Tout cela signifie, pour les impulsions de l’Esprit qui font naître de nouvelles vocations ou de nouveaux charismes, que, faute de rentrer dans le cadre de la doctrine reçue, ils risquent sérieusement de ne pas être acceptés comme authentiques.
Tout change radicalement lorsque le terme « pastorale » retrouve une signification plus directement évangélique et exprime une attitude d’attention constante à la réalité du peuple de Dieu vivant dans l’histoire. C’est en cela surtout que Vatican II innove par rapport à l’Église post-tridentine et marque un véritable tournant, le passage d’une conception de l’Église à une autre.
Celui-ci n’a été ni indolore, ni foudroyant. Le changement s’est produit par une lente maturation, un éclairage graduel dans la conscience de l’Église, et surtout dans celle de l’homme qui, pour être fidèle à son service pastoral tel qu’il lui était inspiré par l’Esprit, l’a exprimé, pour lui-même et pour l’Église, de façon enfin transparente le 11 octobre 1962, jour de l’ouverture officielle du Concile.
Ce jour-là, le Pape Jean XXIII dit aux Pères conciliaires et à l’Église tout entière que le but principal du Concile n’était pas doctrinal, mais pastoral. Ce terme est apparu comme une innovation, si riche de conséquences, que les Pères conciliaires ont précisé la portée de l’expression dans une note explicative mise au titre de « Constitution pastorale » que porte Gaudium et spes : en conséquence le sous-titre du document ne sera pas « L’Église et le monde », mais « L’Église dans le monde de ce temps ».
La fécondité de ce magistère pastoral devient donc immédiatement évidente dans ce concile, aussi bien en ce qui concerne le dialogue de l’Église avec le monde qu’à l’égard de la conception de la laïcité dans l’Église et dans le monde (ce qui n’est certainement pas secondaire). Nous retrouvons là les deux thèmes qui sont à la racine de la vocation des Instituts Séculiers – vocation qui peut ainsi être saisie dans sa dimension particulière et selon la « nouveauté » qui la caractérise. C’est ce que fera le magistère de Paul VI, éminemment pastoral à cet égard.
Le magistère pastoral de Paul VI
Le débat qui a été repris, au Concile et depuis lors, au sujet des Instituts Séculiers, de leur nature et de la vocation qu’ils expriment se situe, plus encore que par le passé et précisément à cause de la nature du Concile, dans le cadre d’une théologie de la laïcité et des relations entre l’Église et le monde.
« Regimini Ecclesiae universae »
La publication, le 15 août 1967, de la Constitution Regimini Ecclesiae universae, traitant de la réforme de la Curie romaine, fut une démarche visant à surmonter un obstacle qui s’était présenté dans le passé, la situation juridique des Instituts Séculiers.
Par ce document, la Congrégation des Religieux, compétente depuis Provida Mater pour les Instituts Séculiers, devint la « Congrégation pour les Religieux et les Instituts Séculiers », partagée en deux sections séparées. La première est réservée aux Instituts religieux, alors que :
dans la deuxième section, la Congrégation reçoit les mêmes pouvoirs, avec les adaptations nécessaires, pour les Instituts Séculiers, étant donné que ces derniers, sans être religieux, vivent dans le siècle une profession pleine et entière, reconnue par l’Église, qui confère une consécration (n° 74).
Par cette démarche, cohérente avec ce que le Concile avait établi, on reconnaît de fait une différence entre les Instituts religieux et les Instituts Séculiers.
Le premier Congrès international des Instituts Séculiers
La fécondité du Concile ne se limite pas à ces changements. Les Instituts eux-mêmes ressentent, avec un élan renouvelé, la nécessité de réaffirmer leur vocation dans l’Église et de confronter leurs points de vue, afin de mieux définir la place qu’ils occupent, compte tenu de la variété des réalisations existantes.
La Congrégation a contribué, pendant la période post-conciliaire, à mettre en train un intense travail de préparation du Premier Congrès international des Instituts Séculiers. Celui-ci se tint à Rome, du 20 au 26 septembre 1970. Il doit être considéré comme un moment important, d’abord parce qu’il a permis de manifester clairement ce qu’est la vocation des Instituts Séculiers laïques, et, en outre, parce qu’il marque le début d’un nouveau ministère pontifical qui devint vite en harmonie avec la « nouveauté » que représente le charisme de la laïcité consacrée.
C’est pendant la préparation de ce Congrès qu’apparurent avec évidence les différences entre les Instituts étiquetés comme « séculiers » :
Existence de quelques Instituts n’ayant de « séculier » que le nom, car ils sont organisés de telle sorte qu’ils donnent raison aux théologiens et aux canonistes qui en arrivent à insérer les Instituts Séculiers dans la grande famille des « religieux » ; existence de certains Instituts qui s’orientent vers de nouvelles conceptions de la consécration, de nature, semble-t-il, à vider celle-ci de l’engagement fondamental traditionnellement considéré comme lié à elle ; prise de position de la part de quelques Instituts pour l’abandon du triple engagement des conseils évangéliques en faveur d’une consécration formulée en termes plus généraux.
La constatation de cette réalité, aux aspects multiples et même contradictoires, est importante, car elle montre d’une part l’existence d’une variété de dons de l’Esprit ; elle fait comprendre, d’autre part, les causes d’une certaine ambiguïté dans la définition des Instituts Séculiers : on n’a pas encore suffisamment d’éléments, de critères entièrement valables pour cerner cette vocation dans sa particularité charismatique.
C’est précisément dans le but de mettre en lumière aussi clairement que possible cette particularité que les rapports du Congrès se sont axés sur la conjugaison entre la « consécration » et la « sécularité », c’est-à-dire sur l’essence même de la « nouveauté » que représente la vocation authentique des Instituts Séculiers. Sur cette « nouveauté », les participants au Congrès se sont trouvés unanimement d’accord, tout en soulignant la nécessité d’envisager un juste pluralisme aussi bien entre les Instituts qu’à l’intérieur de chacun d’eux [1].
L’allocution de Paul VI aux congressistes
Dans l’allocution adressée par Paul VI aux congressistes, on remarque une correspondance parfaite avec les thèmes développés, au cours du Congrès, par les représentants des Instituts Séculiers. Il convient de souligner que, dans ce but, Paul VI n’a abordé ce thème ni sur le plan de la doctrine théologique, ni à celui du droit canon. La clef de lecture que le Pape a utilisée pour décrire le charisme de la laïcité consacrée est autre. Il dit en effet :
Arrêtons un instant notre regard sur l’origine intérieure, personnelle et spirituelle de ce phénomène, sur votre vocation. Si celle-ci a beaucoup de caractères communs avec les autres vocations qui s’épanouissent dans l’Église de Dieu, elle s’en distingue cependant par certaines caractéristiques propres qui méritent d’être considérées à part.
Cette vocation, le Pape le note, comporte un choix fondamental :
Guidés par des motifs certainement bien pesés, vous avez choisi de demeurer séculiers, c’est-à-dire de garder la forme de vie commune à tous, dans le siècle. Et par un choix ultérieur devant le pluralisme permis aux Instituts Séculiers, chacun s’est déterminé selon ses préférences propres. C’est pourquoi vos Instituts s’appellent Instituts Séculiers, pour se distinguer des Instituts religieux.
Cette vocation comporte un champ d’action bien défini, pour une double tâche que Paul VI précise comme suit :
D’une part, votre sanctification personnelle, c’est-à-dire votre âme, et, d’autre part, la consecratio mundi (consécration du monde), tâche si délicate et attirante, comme vous le savez, c’est-à-dire le monde des hommes, tel qu’il est, avec son actualité inquiète et éblouissante, avec ses vertus et ses passions, avec ses possibilités de bien et son attirance vers le mal, avec ses magnifiques réalisations modernes et ses secrètes déficiences ou ses inévitables souffrances. Il s’agit donc d’une vocation qui comporte une mission claire et nette de salut.
Soyez dans le monde, en étant non pas du monde, mais pour le monde. Le Seigneur nous a enseigné à découvrir sous cette formule, qui semble un jeu de mots, sa mission de salut et la nôtre. Rappelez-vous que, précisément parce que vous appartenez à des Instituts Séculiers, vous avez une mission de salut pour les hommes de notre temps. Aujourd’hui, le monde a besoin de vous, qui vivez dans le monde, pour ouvrir au monde les voies du salut chrétien.
Paul VI décrit ainsi, dans une optique pastorale, la vocation particulière des Instituts Séculiers. Il le fait en s’inspirant de la doctrine conciliaire sur les relations entre l’Église et le monde (Gaudium et spes) et sur le rôle des laïcs dans l’Église et le monde (Lumen gentium ; Gaudium et spes).
L’allocution du 2 février 1972
La référence au Concile devient explicite dans l’allocution de Paul VI le 2 février 1972, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de Provida Mater. En cette circonstance, en effet, le Pape situe les Instituts Séculiers dans le contexte du magistère conciliaire ; pour ce faire, il se réfère directement à Lumen gentium, Gaudium et spes et Apostolicam actuositatem, sans se borner aux passages qui concernent directement les Instituts Séculiers. Ainsi le charisme particulier qui est à la source de ces Instituts apparaît-il enfin dans toute sa limpidité.
Si nous nous demandons, dit Paul VI, quel a été, pour tout Institut Séculier, l’esprit qui a inspiré sa naissance et son développement, nous devons répondre : cela a été le désir profond d’une synthèse ; le désir d’affirmer à la fois deux caractéristiques : 1° une vie totalement consacrée, en suivant les conseils évangéliques ; 2° une présence et une action destinées, en toute responsabilité, à transformer le monde du dedans pour le pétrir, le parfaire, le sanctifier... Dans cette perspective, on ne peut pas ne pas voir la profonde et providentielle coïncidence qui existe entre le charisme des Instituts Séculiers et ce qui fut l’une des orientations les plus importantes et les plus claires du Concile : la présence de l’Église dans le monde.
C’est justement parce qu’ils ont été fidèles à ce nouveau charisme, à cette vocation particulière, que les Instituts Séculiers
apparaissent comme des instruments providentiels pour incarner cet esprit et le transmettre à l’Église tout entière. Si, dès avant le Concile, ils ont d’une certaine manière vécu cet aspect d’une façon anticipée, à plus forte raison doivent-ils être aujourd’hui des témoins spécialisés, exemplaires, de la présence et de la mission de l’Église dans le monde.... C’est à vous qu’est confiée cette mission exaltante : être des modèles dans cette aspiration constante vers les nouveaux rapports que l’Église cherche à incarner à l’égard du monde et au service du monde.
Il est un point encore qu’éclaire ce discours, la sécularité propre aux clercs. Se basant sur Presbyterorum ordinis, le Pape précise « les rapports essentiels du prêtre avec le monde » :
en tant que prêtre, il assume une responsabilité spécifiquement sacerdotale dans la rectitude de l’ordre temporel. A la différence du laïc,... il exerce cette responsabilité non pas en intervenant d’une façon directe et immédiate dans l’ordre temporel, mais par son ministère et son rôle d’éducateur de la foi.
Ceci lève l’ambiguïté contenue dans Provida Mater et Primo feliciter, qui semblaient mettre sur le même pied, du point de vue de la sécularité, les Instituts Séculiers de prêtres et de laïcs.
L’allocution du 20 septembre 1972
Quelques mois plus tard, le 20 septembre 1972, Paul VI profite de la réunion, à Nemi, des responsables généraux des Instituts Séculiers en vue de mettre sur pied un organisme international de liaison, pour « faire quelques réflexions sur ce que pourrait être le rôle des Instituts Séculiers dans le mystère du Christ et dans le mystère de l’Église ». Pour cela, le Pape choisit de nouveau la voie du magistère pastoral ; aussi se préoccupe-t-il de scruter la « physionomie qui (leur) est propre dans la famille du Peuple de Dieu », la façon propre dont le mystère du Christ est vécu par eux dans le monde et la façon propre dont ils peuvent manifester le mystère de l’Église. En observant ce visage, le Pape se demande quelle est cette « nouveauté » que les Instituts Séculiers apportent à l’Église d’aujourd’hui, de quelle manière ils sont Église aujourd’hui. Et il répond :
D’une façon mystérieuse, vous êtes au point de rencontre de deux puissants courants de la vie chrétienne et vous accueillez les richesses de l’un et de l’autre. Vous êtes laïcs et consacrés comme tels par les sacrements du baptême et de la confirmation ; mais vous avez choisi d’accentuer votre consécration à Dieu par la profession des conseils évangéliques, assumés comme obligations par un lien stable et reconnu. Vous demeurez laïcs, engagés dans les valeurs séculières propres et particulières au laïcat, mais votre sécularité est une « sécularité consacrée »... Aucun des deux aspects de votre physionomie spirituelle ne peut être surestimé au détriment de l’autre. L’un et l’autre sont coessentiels.
Et Paul VI, complétant et approfondissant la doctrine qu’il avait déjà exprimée dans ses allocutions précédentes, précise :
Le mot « sécularité » exprime votre insertion dans le monde. Mais il ne signifie pas seulement une position, une fonction qui coïncide avec la vie dans le monde du fait de l’exercice d’un métier, d’une profession « séculière ». Il doit signifier avant tout que vous prenez conscience d’être dans le monde comme « dans le lieu propre où doit s’exercer votre responsabilité chrétienne ». Être dans le monde, c’est-à-dire engagés dans des valeurs séculières, telle est votre façon d’être Église et de rendre l’Église présente, de vous sauver et d’annoncer le salut. Votre condition existentielle et sociologique devient votre réalité théologique et votre voie pour réaliser le salut et en témoigner. Vous êtes ainsi une aile avancée de l’Église « dans le monde » ; vous exprimez sa volonté d’être dans le monde pour le transformer, « pour travailler comme du dedans à sa sanctification, à la façon d’un ferment », tâche qui est confiée principalement au laïcat. Vous êtes une manifestation particulièrement concrète et efficace de ce que l’Église veut faire pour construire le monde tel qu’il est décrit et souhaité par Gaudium et spes.
Quant au mot « consécration », il exprime la structure intime et secrète qui porte votre être et votre activité. C’est là que réside votre richesse profonde et sacrée, que les hommes au milieu desquels vous vivez ne savent pas expliquer et que souvent ils ne peuvent même pas soupçonner. Votre consécration baptismale est devenue plus radicale à la suite d’une plus grande exigence d’amour suscitée en vous par l’Esprit Saint. Il ne s’agit pas d’une consécration revêtant la même forme que celle qui est propre aux religieux ; elle est cependant telle qu’elle vous conduit à choisir fondamentalement de vivre selon les Béatitudes de l’Évangile. De sorte que vous êtes réellement consacrés et réellement dans le monde. « Vous êtes dans le monde, non du monde, mais pour le monde », comme nous vous l’avions dit en une autre circonstance. Vous vivez une véritable consécration proprement dite selon les conseils de l’Évangile, mais sans que celle-ci soit pleinement visible, comme c’est le cas pour la consécration religieuse, où le caractère visible est constitué d’abord par les vœux publics, ensuite par une vie communautaire plus étroite et le « signe » de l’habit religieux. Votre forme de consécration, nouvelle et originale, est suggérée par l’Esprit Saint pour être vécue au milieu des réalités temporelles et pour insérer la force des conseils de l’Évangile – c’est-à-dire des valeurs divines et éternelles – au milieu des valeurs humaines et temporelles.
C’est en vivant cette synthèse entre sécularité et consécration que les membres des Instituts Séculiers enrichissent
l’Église d’aujourd’hui en donnant un exemple particulier de sa vie « séculière » vécue d’une façon consacrée et un exemple particulier de sa vie « consacrée » vécue d’une façon séculière.
L’allocution du 25 août 1976
L’occasion d’une nouvelle allocution aux Instituts Séculiers à été fournie à Paul VI par la présence à Rome, au mois d’août 1976, des participants à la Deuxième Assemblée de la Conférence mondiale des Instituts Séculiers.
Les Instituts Séculiers sont vivants – avertit Paul VI – dans la mesure où ils participent à l’histoire de l’homme et témoignent auprès des hommes d’aujourd’hui de l’amour paternel de Dieu, révélé par Jésus-Christ dans le Saint-Esprit.
C’est par l’exercice de cette fidélité que les Instituts Séculiers donnent la preuve qu’ils ont un rôle particulier à jouer dans la vie de l’Église en dialogue avec le monde ; ils réalisent une évangélisation particulière, correspondant à la particularité de leur vocation.
S’ils demeurent fidèles à leur vocation propre, les Instituts Séculiers deviendront comme « le laboratoire expérimental » dans lequel l’Église vérifie les modalités concrètes de ses rapports avec le monde. C’est pourquoi ils doivent écouter, comme leur étant adressé surtout à eux, l’appel de l’Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi : « Leur tâche première... est la mise en œuvre de toutes les possibilités chrétiennes et évangéliques cachées, mais déjà présentes et actives dans les choses du monde. Le champ propre de leur activité évangélisatrice, c’est le monde vaste et compliqué de la politique, du social, de l’économie, mais également de la culture, des sciences et des arts, de la vie internationale, des mass media » (n° 70).
Cette allocution contient aussi une précision importante, qui renforce la conviction de ces Instituts Séculiers qui, voulant être rigoureusement cohérents avec la laïcité de leurs membres, n’ont ni vie commune ni œuvres propres. Cette précision indique en même temps une voie aux Instituts qui conservent une forme de vie communautaire et des œuvres propres. Il s’agit de la distinction faite par Paul VI entre les Instituts et leurs membres en ce qui concerne les tâches laïques. Immédiatement après le texte que nous venons de citer, il note en effet :
Cela ne signifie pas, évidemment, que les Instituts Séculiers, en tant que tels, doivent se charger de ces tâches. Cela revient normalement à chacun de leurs membres. C’est donc le devoir des Instituts eux-mêmes de former la conscience de leurs membres à une maturité et à une ouverture qui les poussent à se préparer avec beaucoup de zèle à la profession choisie, afin d’affronter ensuite, avec compétence et en esprit de détachement évangélique, le poids et la joie des responsabilités sociales vers lesquelles la Providence les orientera.
Conclusion
La reconnaissance progressive des Instituts Séculiers vérifie donc le processus décrit par le Cardinal Antoniutti au Premier Congrès international des Instituts Séculiers :
Toute nouveauté dans l’Église fait d’une part naître espoir et enthousiasme, mais, de l’autre, elle suscite certaines réserves et certaines méfiances. Cela s’est vérifié aussi pour les Instituts religieux, dont beaucoup sont passés par le creuset de la critique et de l’opposition avant d’être reconnus et admis comme facteurs d’authentique spiritualité et de vigoureux apostolat.
Maintenant qu’ils ont passé par le creuset de la vérification ecclésiale, les Instituts Séculiers ont désormais plein droit de cité dans l’Église, même si plusieurs problèmes restent ouverts. En faisant la synthèse entre sécularité et consécration, non seulement ils sont Église dans le monde et pour le monde, afin que celui-ci soit sanctifié, mais, en même temps, ils sont monde dans l’Église, afin qu’elle reconnaisse explicitement l’aide que le monde lui donne et qu’elle le mette à profit.
Les membres des Instituts Séculiers se situent au centre d’une interrelation dynamique, qui est au cœur du mystère du salut. Ils réalisent, d’une manière originale et spécifique, un échange qui, d’une part, permet à l’Église d’offrir au monde le contenu de la révélation qui lui a été confiée et qui, d’autre part, rend possible l’écoute du Seigneur et de son Esprit à l’œuvre dans la réalité historique quotidienne, dans laquelle ils gravent les « signes des temps ».
Il existe en effet une conception patristique de la « structure sacramentale de la réalité » (la Scolastique lui fait écho, car saint Bonaventure, par exemple, écrit : « Toute chose peut être considérée pour ce qu’elle est ou comme signe : ‘sacrement’ »).
Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’au fond de toute réalité, il y a la présence du Seigneur. Mais, comme il s’agit de « sacrements », c’est-à-dire de réalités visibles qui contiennent une réalité divine, il faut traverser le voile sensible. Ainsi, l’on peut rencontrer le Seigneur en toute réalité...Quand on jette une pierre dans l’eau, il se forme à la surface un premier cercle, plus marqué, puis d’autres qui s’élargissent de plus en plus jusqu’à ce qu’ils atteignent les rives du lac.
Il en va de même pour la présence du Seigneur. C’est une présence qui s’élargit jusqu’à ce qu’elle arrive à tout saisir. Il devient alors possible de le rencontrer en tout : non seulement dans les rites sacramentels, signes privilégiés du Christ, mais aussi dans les « petits sacrements » de la vie quotidienne.
C’est en étant dans le monde, en y agissant de l’intérieur, par les moyens propres du monde, à la manière d’un ferment, comme les membres des Instituts Séculiers laïques s’efforcent de le faire, qu’il leur est possible de déchiffrer ces « petits sacrements » et d’y découvrir le Seigneur présent, le Seigneur qui parle pour que l’Église soit réellement et en même temps évangélisatrice et évangélisée.
Via di Porta Cavalleggeri 127
1-00165 ROMA, Italie
[1] Cf. G. Lazzati, « Pluralismo negli Istituti Secolari », Vita Consacrata 7 (1971), 47-55 ; Id., « Pluralismo apostolico degli Istituti Secolari », ibid., 451-455 (repris dans Il regno di Dio..., cit., 158-169 et 170-176).