Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Chemins du célibat pour le Royaume

Noëlle Hausman, s.c.m.

N°1982-4 Juillet 1982

| P. 207-227 |

La réflexion sur le célibat consacré peut gagner beaucoup, de nos jours, à s’appuyer sur l’exemple de ceux et celles qui nous ont précédés et à revenir vers ses lieux traditionnels dans l’Écriture inspirée. C’est pourquoi l’auteur nous invite à méditer d’abord, avec Ignace d’Antioche, sur le sens du célibat pour le Royaume. Ensuite, elle nous aide à découvrir le mystère de fidélité à l’œuvre dans le célibat, en retraçant le chemin de quelques « saintes femmes » : la bien-aimée du Cantique, les trois Marie, Jeanne d’Arc, Thérèse d’Avila, Thérèse de Lisieux. Dans une dernière partie, elle nous rappelle la solitude corporelle et affective du célibat pour le Royaume, ouvrant à l’intimité du Seigneur. Et elle conclut par une évocation de sa fécondité spirituelle.

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La réflexion sur le célibat consacré à Dieu peut gagner beaucoup, de nos jours, à s’appuyer sur l’exemple de ceux qui nous ont précédés et à revenir vers ses lieux traditionnels dans l’Écriture inspirée. C’est pourquoi nous méditerons, avec Ignace d’Antioche, sur le sens du célibat pour le Royaume et, avec quelques « saintes femmes », sur la fidélité qui s’y découvre, pour conclure par une évocation de sa fécondité spirituelle.

Le célibat pour le Royaume

Mon désir a été crucifié et il n’y a plus en moi de feu pour aimer la matière mais une eau vive qui murmure et qui dit au-dedans de moi : Viens vers le Père.
Je ne me plais plus à une nourriture de corruption ni aux plaisirs de cette vie ; c’est le pain de Dieu que je veux qui est la chair de Jésus-Christ, de la race de David, et pour boisson je veux son sang qui est l’amour incorruptible (Aux Romains, VII, 2-3).

Ces mots d’Ignace d’Antioche aux Romains sont écrits alors que, prisonnier à cause du témoignage rendu au Christ, il fait route de Syrie à Rome, pour y être dévoré par les bêtes. Toute la lettre est un cri qui cherche à empêcher les chrétiens de Rome d’intervenir en sa faveur. Comment donc un homme instruit, raisonnable, responsable d’une communauté, peut-il en arriver à préférer mourir que vivre, pourquoi parle-t-il de son martyre comme d’un enfantement ? Ces questions nous intéressent d’autant plus que la vie consacrée s’est développée, dès les premiers siècles, comme l’héritière du martyre, témoignant à sa manière jusqu’au sang de la vie nouvelle donnée dans la résurrection du Christ. Or leur réponse, c’est que l’amour du Crucifié transforme l’être humain et l’intègre au Corps du Christ, qui est l’Église, par l’action de l’Esprit, et en vue du Royaume. Développons quelque peu ces points.

L’amour crucifié

Ignace décrit avec une grande précision sa situation présente : aux niveaux du désir charnel, de l’attachement aux choses de ce monde, du plaisir et de l’instinct vital, de la volonté propre enfin, tout en lui a pris sens et objet nouveaux. Le désir est mis en croix, le feu est éteint, le plaisir a fait place à une volonté nouvelle, laquelle donne la clé du mystère : « c’est le pain de Dieu que je veux... et pour boisson je veux son sang ». L’homme Jésus-Christ, né de la race de David, son amour qui demeure en vie éternelle sont le pain et le vin, la nourriture et la boisson de l’incorruptibilité. Ignace, remarquons-le, n’a pas cessé de désirer ; mais son désir s’est creusé, dans une attente plus profonde, comme une volonté qui ne veut plus rien que ce que Dieu veut, qui renonce à tout ce qui n’est pas sa vie, et en paie le prix. Comment, encore une fois, cela est-il possible, comment cela est-il humain ? Comment l’homme peut-il renoncer à lui-même, à ce don que Dieu lui a fait, à la bonté de sa propre création ?

Mais ce qui est impossible à l’homme est possible pour Dieu (Mc 10,27). Il y a en moi, dit Ignace, « une eau vive qui murmure et qui dit : ‘ Viens vers le Père’ ». Il ne s’agit pas là d’une tension vers un idéal inaccessible, ou d’une volonté d’atteindre Dieu au prix de soi, mais c’est le témoignage déjà présent de l’Esprit, l’attestation douce et certaine d’une vie appelée à découvrir son origine : « Viens vers le Père ». L’homme est décentré de lui-même, il reconnaît celui qui, étant la vie, l’appelle à sa vie. Ainsi, c’est la présence du Saint-Esprit et le réalisme de l’Eucharistie qui fondent la certitude d’Ignace. Dans cette assurance, il peut considérer que le « vieil homme » en lui s’en est allé, avec ses désirs et ses plaisirs, et que l’« homme nouveau », nourri de Jésus-Christ, abreuvé de son Esprit, commence de naître dans la mort.

Voilà pour nous un premier enseignement. Qui veut consacrer à Dieu sa vie, jusqu’au don du corps et du sang que constitue la décision du célibat, doit connaître la confiance assurée d’un appel qui a précédé son désir, d’une présence qui prévient et comble plus que tout autre le cœur, l’esprit, et le corps même. Dieu seul peut demander le renoncement au mariage et à la procréation. Seul il donne de le porter comme une joie profonde, quelles qu’en soient les difficultés. À l’Église de reconnaître cet appel, d’authentifier cette joie, d’assurer cette promesse : l’amour porté à Jésus-Christ est amour qu’il nous porte, lui qui, dans sa croix, transfigure en communion la solitude et le renoncement du célibat.

Dans l’Église corps du Christ

L’homme ou la femme qui se préparent à vouer le célibat ont donc opté, au moins obscurément, pour une manière d’être au monde qui n’a de raison que dans l’amour incarné du Christ Seigneur. Ils savent que Dieu les aime personnellement, qu’il se propose comme unique compagnon de leur vie, dans un amour sans partage, exclusif, et que leur réponse peut, par sa grâce, être marquée jusque dans la chair de la même préférence et de la même exclusivité.

Mais le célibat chrétien est une vocation dans l’Église. À sa manière propre, il connaît ce qui est commun à tous les fidèles. Comme la vocation au mariage ou l’appel au ministère sacerdotal, il manifeste visiblement que l’homme ne trouve son salut qu’en Dieu, ainsi que l’union du Christ et de l’Église ne cesse d’en montrer la figure achevée. En entrant dans cette dynamique d’intégration au corps du Christ, le chrétien découvre le visage de sa béatitude éternelle. L’offrande totale de soi, en réponse à l’offrande que le Seigneur a faite de lui-même, touche l’être tout entier, liberté, mémoire, intelligence, volonté. Le passé, le présent et l’avenir sont remis par cette parole entre les mains de Dieu. Lorsqu’il suscite en l’homme une telle promesse, Dieu lui donne aussi de la tenir, pour l’éternité. Mais comment cela se peut-il faire, puisque le temps efface les visages, puisque le corps renaît toujours à ses désirs, puisque la mort défait secrètement ce que l’on croyait déjà gagné ? C’est la fidélité de l’Église, Corps du Seigneur, qui assure nos fidélités.

« À cause du Christ et de l’Évangile » (Mc 10,27), l’Église reconnaît dans le vœu de célibat une figure de son propre mystère. Le corps de chair de Jésus de Nazareth, celui-là même que le Père a ressuscité pour lui donner sa gloire, est le fondement historique vrai de tout engagement corporel. « Soyez donc sourds, disait Ignace d’Antioche aux Tralliens, quand on vous parle d’autre chose que de Jésus-Christ, de la race de David, né de Marie, qui est véritablement né, qui a mangé et qui a bu, qui a été véritablement persécuté sous Ponce Pilate, qui a été véritablement crucifié et est mort, aux regards du ciel, de la terre et des enfers, qui est aussi véritablement ressuscité d’entre les morts. C’est son Père qui l’a ressuscité, et c’est lui aussi, le Père, qui à sa ressemblance nous ressuscitera en Jésus-Christ, nous qui croyons en lui, en dehors de qui nous n’avons pas la vie éternelle » (Aux Tralliens, IX, 1-2). La vie et la mort du Christ, sa conception de l’Esprit Saint et sa résurrection d’entre les morts, sont l’horizon exact à l’intérieur duquel tient notre propre devenir corporel, de la conception à la résurrection. C’est donc dans la contemplation évangélique, telle que l’Église nous la livre dans sa prière et dans la liturgie, que nous pouvons apprendre la vérité de notre propre corps.

L’engagement à la suite du Christ est pour tous comme une nouvelle naissance dans la foi et dans l’amour. « Vous donc, ajoutait Ignace, armez-vous d’une douce patience et recréez-vous dans la foi, qui est la chair du Seigneur, et dans la charité, qui est le sang de Jésus-Christ » (Aux Tralliens, VIII, 1). Cette recréation touche notre manière de connaître et de sentir, d’aimer et d’espérer. Le Seigneur forme en nous, au rythme de nos choix et de son accueil miséricordieux, cet homme nouveau qui grandit jusqu’à la plénitude du Christ. Le décentrement de nous-mêmes, opéré par son appel, nous tourne vers autrui, c’est-à-dire vers ce frère pour qui le Christ est mort (1 Co 8,11). Tout ce que je suis pour Dieu, je le suis avec et pour autrui. L’amour pour Dieu et l’amour pour le frère ne se séparent pas, parce que l’humanité entière a reçu dans le Christ son destin éternel : être en lui un seul Corps. Si Dieu a l’initiative de cette renaissance, l’Église en est le milieu divin, le corps social. Ainsi, la prière de demande, l’intercession et la supplication pour les membres du Christ peuvent-elles faire en nous écho à l’appel de l’Esprit et de l’Épouse qui ne cessent de dire : « Viens, Seigneur Jésus » (Ap 22, 17).

Faisant mémoire du Christ jusqu’à ce qu’il vienne, l’Église élargit ainsi aux dimensions du monde que Dieu crée et rachète l’action de grâce du Seigneur. Le corps du Christ livré pour nous, son sang versé pour nous, sont la présence de sa tendresse et de sa miséricorde à tous les temps des hommes, au nôtre également. Participer à l’Eucharistie du Christ et de l’Église, partager le don de sa vie, c’est voir et vivre comment son Corps est en notre corps de sorte que nous sommes en lui. La communion eucharistique, l’adoration de l’action divine en ce monde nous intègrent au corps spirituel du Christ ressuscité, aujourd’hui présent et agissant, jusqu’à ce qu’il vienne dans sa gloire.

Que le Seigneur de la gloire touche ainsi la réalité corporelle de l’homme, qu’il révèle la vérité de sa vie affective, qu’il agisse plus efficacement que lui dans son Eucharistie, c’est bien ce que l’homme a peine à croire et que l’Esprit de Dieu atteste dans la mystérieuse beauté du célibat. Considéré comme une histoire d’amour, un signe de l’alliance, un engagement personnel, le célibat voué pour Dieu se découvre surtout comme l’histoire très simple et souvent banale d’une intimité du corps et de l’esprit avec le Christ Jésus, Fils du Père, qui livre sans mesure l’Esprit Saint. La prière du cœur, l’incessante évidence d’une attention partagée, la vie quotidienne vécue cœur à cœur avec Dieu sont, pour le corps humain, plus déterminants que le trouble, la crainte ou l’angoisse qui nous marquent aussi. Le Seigneur exalté est lui-même la mesure de la joie et de la liberté, de la paix et de la sérénité de ses amis.

Le célibat pour le Royaume

Le célibat voué à Dieu, grâce à la puissance de sa miséricorde, est souvent dénommé « célibat pour le Royaume », sans que l’on réfléchisse toujours à la profondeur de cette expression. Elle nous vient de Jésus, enseignant aux disciples étonnés de l’exigence du mariage qu’« il y a des eunuques qui se sont rendus tels pour le Royaume des cieux » (Mt 19,1-12). En écho, saint Paul recommande cet état à qui veut avoir « souci des affaires du Seigneur » (1 Co 7,32). De même Ignace d’Antioche, dans sa lettre à Polycarpe : « Si quelqu’un peut demeurer dans la chasteté en l’honneur de la chair du Seigneur, qu’il demeure dans l’humilité » (À Polycarpe V, 2). Citons encore Clément de Rome dans sa lettre aux Corinthiens : « Celui qui est chaste dans sa chair ne doit pas s’en vanter, sachant que c’est un autre qui lui donne la continence » (38, 2).

La reconnaissance du don du Seigneur, le témoignage rendu à son incarnation rédemptrice, le souci de poursuivre son œuvre, l’attente de son Royaume, voilà autant de traits qui indiquent l’accomplissement du célibat. Car un autre me ceint (cf. Jn 21,18), son corps situe le mien, son œuvre devient mienne, sa venue est ma joie. Le célibat chrétien est le signe, mystérieux et tangible à la fois, d’un amour plus grand que le cœur humain, d’une vie plus forte que toute espérance humaine, d’une alliance plus sûre que tous nos serments. Dans l’humiliation de la chair, dans la mortification du désir, dans le dépouillement des puissances affectives, Dieu secrètement fait goûter la plénitude de sa communion.

Le célibat est réponse d’amour à l’appel de l’amour, parole efficace donnée au nom de l’Église et grâce à sa prière. Il requiert toutes nos puissances de vie et constitue une manière d’anticiper la croix et la mort en signe de la vie éternelle. Ecoutons encore la voix d’Ignace : « Rien ne me servira des charmes du monde, ni des royaumes de ce siècle. Il est meilleur pour moi de mourir (pour m’unir) au Christ Jésus, que de régner sur les extrémités de la terre. C’est lui que je cherche, qui est mort pour nous ; lui que je veux, qui est ressuscité pour nous. Mon enfantement approche. Pardonnez-moi, frères ; ne m’empêchez pas de vivre, ne permettez pas que je meure. Celui qui veut être à Dieu, ne le livrez pas au monde, ne le séduisez pas par la matière. Laissez-moi recevoir la pure lumière ; quand je serai arrivé là, je serai un homme. Permettez-moi d’être un imitateur de la passion de mon Dieu. Si quelqu’un a Dieu en lui, qu’il comprenne ce que je veux, et qu’il ait compassion de moi, connaissant ce qui m’étreint » (Aux Romains VI, 1-3).

Pour décrire le célibat consacré, nous avons ainsi emprunté la langue d’un des premiers martyrs chrétiens. L’Écriture et la tradition de l’Église vont maintenant nous donner de réfléchir à la fidélité que manifeste un tel engagement.

La fidélité selon Dieu

Parler de la fidélité selon Dieu, c’est se référer d’abord à la fidélité divine : une brève évocation du Cantique des Cantiques nous y aidera. Mais c’est aussi considérer comment le corps du Seigneur fonde par sa présence l’ultime profondeur de tout désir humain : quelques figures évangéliques nous l’attesteront. Enfin, nous pourrons nous souvenir de quelques visages de saintes, afin d’approcher de plus près les exigences vécues dans la virginité chrétienne.

Le Cantique des Cantiques : « Vers moi se porte son désir »

L’Église a toujours vu dans cet écrit de l’Ancien Testament la préfiguration symbolique de son union avec le Christ son Seigneur. Les noces de Dieu avec l’humanité, l’union du Christ et de l’Église, la grâce divine déjà achevée en Marie, tel est l’horizon où s’inscrivent les amours humaines. Ce que le mariage chrétien signifie, déjà le célibat consacré le montre en vérité : le Seigneur « s’est penché sur son humble servante », désormais ce bonheur dépasse en elle la suite des générations.

Au long des cinq poèmes du Cantique, l’intimité se noue et se dénoue, le désir paraît et se creuse, l’admiration s’affirme et les conjurations se succèdent. L’histoire de cet amour mouvementé comporte bien des épisodes avant qu’il ne trouve le repos dans son terme. Ou mieux, avant d’être éveillé à son commencement, puisque l’Époux finit par réveiller sa Bien-Aimée au lieu où elle fut conçue. Que signifie ce retour à l’enfance qui a la force d’un dénouement et porte la promesse de l’éternité (« L’amour est fort comme la mort... » 8,6) ? Revenons pour le comprendre au début du Cantique.

« Qu’il me baise des baisers de sa bouche » (1,2). Tel est le cri du désir dans toute sa véhémence, mais aussi dans la beauté encore sauvage de l’amour qui cherche l’immédiateté de son contentement. C’est aussi la proclamation publique, faite à la troisième personne, d’une certitude à venir ; l’hébreu en effet pourrait se traduire : « Il me baisera des baisers de sa bouche ». Ouverte par la voix de l’aimée, la quête mutuelle du Cantique s’achèvera lorsque la patience de l’aimé aura apaisé toutes les craintes cachées dans cette brusque déclaration initiale. C’est pourquoi il suppliera souvent, tout au long du Cantique, de ne pas réveiller son amie « avant l’heure de son bon plaisir » (2,7 ; 3,5 ; 8,4). Comment va-t-il donc amener à la paix (8,10) et donc à son véritable nom (la pacifiée, 7, 1), celle qui épouse le Roi de la paix (1,1) ? En lui montrant la vérité de ce qu’elle est pour lui.

Car c’est progressivement qu’elle acceptera de se voir comme lui le dit. Non pas seulement « noire » (1,5) et « vagabonde » (1,7) ou trop peu préparée (5,3), mais « belle entre toutes » (2,2), « unique » pour lui (6,9) et sans tache à ses yeux (4,7). A travers la quête douloureuse de celui qui semble fuir (5,2) ou s’occuper ailleurs (6,2), et plus loin que la maladie que crée sa trop grande présence (2,5) autant que son absence (5,8), elle apprend peu à peu à entendre la voix de celui qui l’appelle (« Viens donc, ma bien-aimée, ma belle, viens... » 2,10 etc), et elle peut écouter de plus en plus longuement ce qu’il dit d’elle : qu’elle est belle (1,15), qu’il est temps de l’aimer (2, 14), que son corps même est tout entier à lui (4,1-5 et 7,2-6). Ces dernières déclarations, très réalistes et très belles, entraînent d’ailleurs des paroles symétriques de la bien-aimée (2,16 ; 5,10-16) : la beauté qu’il découvre en elle est pour lui, comme sa beauté à lui est reconnue pour elle. L’audace des premiers mots du Cantique est ainsi confirmée (« Vers moi se porte son désir » 7,11) et dépassée (« Tu me fais perdre le sens » 4,9 ; « Détourne de moi tes regards » 6,5).

Dira-t-on pour autant que l’amour ne se goûte qu’au terme toujours trop lointain d’une purification toujours longue et pénible ? Tout le Cantique manifeste au contraire que, dès les premiers instants de l’amour, dès son premier et encore obscur éveil, il se donne déjà pleinement à goûter. Au début comme à la fin du chant, la bien-aimée se sait prise dans la même étreinte (« Son bras gauche est sous ma tête et sa droite m’étreint » 2,6 et 8,3). C’est pour cela qu’elle a toujours raison d’appeler son aimé (« Reviens » 2,17 ; 8,14) comme il le fait d’ailleurs (« Viens » 2,10 et 4,8). Cette proximité déjà réelle et toujours grandissante est formulée dans cet autre refrain célèbre du Cantique, où se résume la vérité entière de l’amour : « Mon bien-aimé est à moi, et moi à lui » (2,16 ; 6,3 ; 7,11).

Figures évangéliques

C’est par l’évangile de Jean que nous poursuivons cette méditation sur la fidélité vécue dans la consécration du célibat. Nous venons ici à la source qui permet à l’homme d’être à la fois pleinement homme et pleinement chrétien : la rencontre de Jésus-Christ. C’est là que trois femmes, trois « Marie », trouvent la purification de leur désir, le sens éternel de leur attachement, l’énergie décisive pour aimer universellement.

C’est tout d’abord le cas de Marie de Béthanie. Au dîner qui précède la dernière Pâque (Jn 12,1-8), Lazare et Judas sont à table avec Jésus, comme le double présage de la mort et du retour à la vie. Personne ne semble s’en rendre compte, sauf cette femme dont la folle gratuité est comprise par Jésus comme un symbole de son propre et imminent abandon. En effet, Jésus ne reconnaît pas seulement dans le geste de Marie l’anticipation des honneurs bientôt rendus à son corps. Ces soins, cette onction, ce parfum répandu, toutes ces réalités sensibles expriment à ses yeux l’amoureuse audace de Marie, et la capacité, si propre à la femme, de s’engager sans retenue pour son amour. Jésus ne contrarie pas, mais il porte plus loin : tout attachement à son corps doit passer par la mort et la pauvreté du plus pauvre, c’est de n’y pouvoir répondre qu’en s’effaçant. C’est pourquoi Jésus saisit le geste de Marie comme l’augure de ce dépouillement qu’elle pourra bientôt partager avec lui.

Car c’est près de la croix que nous retrouverons les « Marie », ces saintes femmes toutes désignées par leurs liens de parenté, sauf Marie-Madeleine (Jn 19,25-30) : il s’agit de « sa mère », « la sœur de sa mère », « la femme de Clopas ». La figure centrale, c’est Marie, la mère de Jésus, la femme en plénitude devenant, par la mort de son Fils, la Mère de tous les hommes. Considérons un instant ce que cette simple affirmation renferme pour elle de renoncement et exige d’espérance. Marie devient ce qu’elle est dès le début de l’Évangile, la mère et la femme (cf. Jn 2), mais c’est en acceptant le départ de Jésus. C’est la proximité corporelle, mais c’est surtout la volonté de faire le bonheur de son aimé qui sont ainsi définitivement enlevées à Marie. Jésus lui demande d’acquiescer par là à son passage, lequel est l’achèvement de son amour. Il peut alors reposer la tête en nous livrant l’Esprit.

Il fallut bien longtemps à la Marie qui se tenait près du tombeau (Jn 20,11-18) pour se détourner de l’ombre de la mort, de sa quête du corps, de son emprise sur ce qu’elle connaissait de Jésus. Mais lui se tient là, il questionne, il dit le nom aimé, jusqu’à ce qu’elle se retourne, le reconnaisse, le nomme, et reçoive dans sa nouvelle présence le nom de ses frères et le nom de son Père. Ainsi Marie devient-elle messagère de la vie, témoin de la force d’aimer. L’astre du matin s’est levé dans le cœur de celle qui a traversé pour lui toute l’angoisse de la nuit où il reposait.

Ces figures évangéliques nous enseignent à quel point la rencontre de Jésus est toujours rencontre qui touche le corps et dépasse, par l’amour, la mort. Il nous reste à considérer comment d’autres « saintes femmes » ont vécu, au long des siècles, les mêmes chemins de fidélité.

Visages de saintes femmes

Retenons trois noms, en nous permettant de citer assez largement les textes qui nous les font connaître. Jeanne d’Arc (1412-1431), Thérèse de Jésus (1515-1582) et Thérèse de Lisieux (1873-1897) peuvent tracer ensemble un portrait bien précis de leur engagement pour l’intégrité de leur amour.

Nommée la Pucelle parce qu’elle était telle pour l’amour de Jésus, Jeanne a pu déclarer, lors de son procès de Rouen : « La première fois que j’ai entendu la voix, j’ai promis de conserver ma virginité aussi longtemps qu’il plairait à Dieu, et c’était à l’âge de treize ans ou environ [1] ». Cette détermination de la jeune lorraine n’était pas reconnue sans mal, comme nous le rapporte son procès de réhabilitation : « Lorsque (Jean de Metz et Bertrand de Poulengy) se furent mis en route pour la conduire (auprès du Dauphin), ils furent prêts à faire tout ce qui plaisait à Jeanne... Ils disaient qu’au début ils voulurent la requérir charnellement. Mais au moment où ils voulaient lui en parler, ils en avaient tellement honte qu’ils n’osaient pas lui en parler ni lui en dire mot » (41). Et Jean de Metz rapporte lui-même : « En chemin, Bertrand et moi, nous couchions chaque nuit tous les deux avec elle, et la Pucelle couchait à côté de moi, gardant son pourpoint et ses chausses ; et moi, je la craignais tellement que jamais je n’aurais osé la requérir, et je dis par serment que jamais je n’eus envers elle désir ni mouvement charnel » (43). L’intégrité de Jeanne fut souvent reconnue, non seulement par les gens du Dauphin (64), mais aussi par les Anglais eux-mêmes (199). Mais, après un procès indigne, c’est dans la mort que Jeanne nous dévoile toute sa puissance d’aimer : « La pieuse femme (Jeanne), témoigne le frère qui l’assistait, me demanda, requit et supplia, comme j’étais près d’elle en sa fin, que j’aille en l’église prochaine et lui apporte la croix pour la tenir élevée droit devant ses yeux jusques au pas de la mort... Étant dans la flamme, jamais elle ne cessa jusqu’en la fin de clamer et confesser à haute voix le saint nom de Jésus en implorant et invoquant sans cesse l’aide des saints et saintes du paradis » (275). Un autre témoin déclare de même : « Une fois dans le feu, elle cria plus de six fois : « Jésus » et surtout en son dernier souffle, elle cria d’une voix forte « Jésus ! » au point que tous les assistants purent l’entendre » (274). La claire détermination de Jeanne quant à sa virginité, l’obligation pour ses ennemis eux-mêmes d’en reconnaître l’évidence, la fidélité à Jésus scellée dans la mort nous indiquent combien la grâce de Dieu peut assister, contre toute apparence, celle qui s’en est rapportée à l’Église comme à lui. L’amour pour Dieu peut s’inscrire dans le corps jusqu’à la mort.

De Thérèse d’Avila, Mère des spirituels comme la nomme l’Église, nous ne retiendrons que la manière dont elle dut, au début de sa vie religieuse, se dégager de ce qu’elle nomme « une grande affection ». Mais écoutons son propre récit : « Dans cette localité où j’allais pour ma cure, se trouvait un ecclésiastique d’une naissance distinguée et d’une très belle intelligence. Il avait reçu une instruction assez bonne, mais peu profonde. Je commençai à me confesser à lui... et il s’affectionna beaucoup à moi... Son affection n’était pas mauvaise en soi, mais elle était excessive, et par suite, n’était plus bonne. Il avait compris que, pour rien au monde, je ne consentirais à commettre une faute grave contre Dieu et il m’assurait qu’il était de son côté dans les mêmes dispositions. Aussi nos entretiens étaient-ils fréquents... Poussé par sa grande sympathie pour moi, il commença à me découvrir le mauvais état de son âme, qui était en effet déplorable... Il entretenait une affection et des relations coupables avec une personne de la localité, et malgré cela, il disait la messe... J’étais remplie de compassion pour lui, car je lui portais beaucoup d’intérêt. D’ailleurs, il y avait en moi tant de légèreté et d’aveuglement que je considérais comme une vertu de répondre par la reconnaissance et par l’amour à ceux qui m’aimaient. Maudite soit une telle loi qui va jusqu’à être contraire à la loi de Dieu ! Car c’est là une folie qui a cours dans le monde et me met toute hors de moi, car tout le bien qu’on nous fait, nous le devons à Dieu, et nous regardons comme une vertu de ne pas rompre une amitié alors même qu’elle serait contre lui !... C’est le Seigneur qui m’a préservée. S’il m’avait délaissée, je tombais sur ce point comme sur les autres, car on ne doit avoir aucune confiance en moi... Je n’ai jamais compris que la grande affection qu’il avait pour moi fut mauvaise ; cependant, elle aurait pu être plus pure. Il y eut aussi des occasions où nous aurions commis des fautes plus graves si nous ne nous étions pas bien tenus en la présence de Dieu [2] ».

Par la grâce de Dieu, l’affection « excessive » de ce prêtre devint pour lui occasion de salut ; mais pour Thérèse, c’est la prise de conscience repentie du fondement de toutes ses affections : « tout le bien qu’on nous fait, nous le devons à Dieu ». Il ne s’agit pas de se laisser régir aveuglément par cette loi du monde qu’« à l’amour doit répondre l’amour », car la loi de Dieu ne peut être contredite. Ni le dynamisme affectif, ni la compassion, ni la puissance du désir ne mesurent l’authenticité de l’amour. Il y a plus profond : pouvoir se tenir dans la présence de Dieu. Si la rencontre faite ne permet pas de se découvrir donnés à Dieu l’un par l’autre, si d’autres engagements ont été pris ou sont encore à prendre, il faut renoncer à tout le « bien » que l’on pourrait faire dans ce « mal ». Cet impératif comporte le renoncement courageux aux « occasions » périlleuses, et l’espacement des « entretiens » qui se feraient naturellement fréquents. La docilité à la vérité de l’un et de l’autre commande de chercher les traits de celui qui demande par amour.

Entrée au Carmel à quinze ans, Thérèse de l’Enfant-Jésus y trouve une compagne de noviciat de huit ans son aînée. Mère Marie de Gonzague, prieure au début et à la fin de la vie religieuse de Thérèse, avait permis aux deux postulantes d’avoir de temps en temps de « petits entretiens spirituels ». Mais Thérèse sent bientôt que ces rencontres ne portent pas leur fruit : « Réfléchissant un jour à la permission que vous nous aviez donnée de nous entretenir ensemble comme il est dit dans nos saintes Constitutions ‘pour nous enflammer davantage en l’amour de notre Époux je pensai avec tristesse que nos conversations n’atteignaient pas le but désiré ; alors, le Bon Dieu me fit sentir que le moment était venu et qu’il ne fallait plus craindre de parler ou bien que je devais cesser des entretiens qui ressemblaient à ceux des amis du monde... L’heure à laquelle nous avions résolu d’être ensemble étant arrivée, la pauvre petite sœur, en jetant les yeux sur moi, vit tout de suite que je n’étais plus la même... Je lui dis avec des larmes dans la voix tout ce que je pensais d’elle, mais avec des expressions si tendres... que bientôt ses larmes se mêlèrent aux miennes... Enfin au moment de nous séparer notre affection était devenue toute spirituelle, il n’y avait plus rien d’humain [3] ». La docilité de Thérèse à la parole de sa supérieure comme à l’intention des Constitutions la porte à discerner l’affection trop humaine qui lie les deux jeunes sœurs. Dieu lui-même fait alors sentir ce qu’il faut faire pour que la relation s’approfondisse ou cesse. Ce dilemme permit à la compagne de Thérèse de mieux comprendre « le véritable amour ». C’est que Thérèse savait déjà combien « l’amour se nourrit de sacrifices ».

À la même Mère Marie de Gonzague, elle confie aussi : « Je me souviens qu’étant postulante, j’avais parfois de si violentes tentations d’entrer chez vous pour me satisfaire, trouver quelques gouttes de joie, que j’étais obligée de passer rapidement devant (chez vous) et de me cramponner à la rampe de l’escalier. Il me venait une foule de permissions à demander, enfin, ma Mère bien-aimée, je trouvais mille raisons pour contenter ma nature... Que je suis heureuse maintenant de m’être privée dès le début de ma vie religieuse !...Je ne sens plus qu’il soit nécessaire de me refuser toutes les consolations du cœur, car mon âme est affermie par Celui que je voulais aimer uniquement. Je vois avec bonheur qu’en l’aimant, le cœur s’agrandit, qu’il peut donner incomparablement plus de tendresse à ceux qui lui sont chers que s’il s’était concentré dans un amour égoïste et infructueux » (274-275). Ainsi, la « nature » qui cherche à « se satisfaire » n’aboutira qu’à l’« amour égoïste et infructueux ». « Se priver », avec toute la générosité de Thérèse, pour « celui que l’on veut aimer uniquement », c’est, pour le cœur, jouir peu à peu de son vrai bien et se trouver, à mesure, « agrandi » et « capable de donner ». La radicalité du renoncement peut éveiller toutes les dérobades des « raisons », mais le cœur sait où se trouve son seul attachement.

Devenue maîtresse des novices sans en porter jamais le titre, Thérèse va bientôt recevoir de l’obéissance la charge spirituelle de deux missionnaires, qu’elle nommera ses « petits frères ». Elle comprend alors combien son propre abandon est, pour eux tous, source de grâce et de fécondité : « Depuis que j’ai deux frères et mes petites sœurs les novices, si je voulais demander pour chaque âme ce qu’elle a besoin et bien le détailler, les journées seraient trop courtes et je craindrais fort d’oublier quelque chose d’important... Un matin, pendant mon action de grâce, Jésus m’a donné un moyen simple d’accomplir ma mission... Cette simple parole (du Cantique) : ‘Attirez-moi’ suffit. Seigneur, je le comprends, lorsqu’une âme s’est laissée captiver (par vous), elle ne saurait courir seule, toutes les âmes qu’elle aime sont entraînées à sa suite ; cela se fait sans contrainte, sans effort, c’est une conséquence de son attraction vers vous » (296).

Offerte à l’amour miséricordieux du Bon Dieu en 1895, Thérèse trouve enfin la vocation qui renferme toutes les autres. Sa lecture célèbre des chapitres 12 et 13 de la Première aux Corinthiens la confirme dans sa voie : « Oui, j’ai trouvé place dans l’Église, ma Mère, je serai l’Amour... ainsi je serai tout... ainsi mon rêve sera réalisé ! ! ! » (226). A vingt-quatre ans, Thérèse de Lisieux, enfant de l’Église, épouse de la Sainte-Face, entre, par la simplicité et par la souffrance, au foyer divin de la Trinité sainte. Son œuvre ne faisait que commencer. Le Bon Dieu lui-même lui a fait sentir combien l’affection fraternelle et l’attachement filial devaient se transformer pour que la charge spirituelle de sœurs et de frères soit possible. Au foyer brûlant de l’amour, Thérèse comprend et assume toutes les vocations de l’Église, par la puissance d’une miséricorde qui emporte toute justice.

Ces visages de la tradition de l’Église illustrent à merveille ce que déjà les figures évangéliques retenues nous révélaient de l’entière exigence de la fidélité de Dieu, elle-même attestée en lettres de feu dans le Cantique des Cantiques. Quelle fécondité se découvre dans un tel amour ?

La fécondité du célibat

Jésus leur répondit : Tous ne comprennent pas cette parole, mais ceux à qui cela est donné. Il y a en effet des eunuques qui sont nés tels du ventre de leur mère, il y a des eunuques qui ont été rendus eunuques par les hommes, et il y a des eunuques qui se sont rendus eunuques eux-mêmes, à cause du Royaume des cieux. Que celui qui peut comprendre comprenne ! (Mt 19,11-12).

Telle est la parabole proposée par Jésus aux disciples saisis de la rigueur de son enseignement sur le mariage : il n’appartient pas à l’homme de séparer ce que Dieu a uni, à cause de la création (Mt 19,3-9) ; mais il peut renoncer à l’union dans la chair, parce qu’en Jésus le Royaume des cieux s’est approché de nous (Mt 4,17). Il n’y a donc aucune ambiguïté possible : le célibat pour le Royaume est solitude corporelle et affective, en raison d’une rencontre, non de la terre, mais du ciel, et si la solitude se fait communion, c’est parce que celui qui s’unit au Seigneur fait avec lui un seul esprit (1 Co 6,17). Mais voyons tout d’abord comment le célibat pour le Royaume est solitude vécue et, cependant, insurpassable intimité.

Solitude et intimité

On sait quelle importance notre époque attache à l’épanouissement de l’être humain, dont elle s’est fait bien des images. L’homme est ce qu’il désire (soupçon freudien), ce qu’il fait (réduction marxiste), ce qu’il veut être (sursaut nietzschéen). Les hommes doivent s’entendre pour survivre à moindres frais (primat de l’économique sur le social et sur le politique). L’humanité atteint ses plus vieux rêves sans le souci de ce qu’ils ne cessent de lui coûter (autonomie sans référence ni fraternité). Quel poids peut avoir en ce monde une parole venue de l’aube de notre temps, quel sens peut prendre le souvenir de Jésus, l’un des nôtres, par quelle folie peut-il nous surprendre, alors que nous avons déjà tout inventé ?

Tout célibat fait peur, parce qu’il n’est compris que comme un manque : vide d’affection, vide d’avenir, blessure de l’être qui ne s’est pas trouvée guérie. Notre société l’accepte à contre-cœur, à condition de lui trouver au moins une justification fonctionnelle, une raison sociale, un engagement scientifique, un moindre mal moral. Souvent, elle le soupçonne de n’être qu’inachèvement de la maturation sexuelle et humaine : fixation au stade narcissique du processus « normal » du développement, tendances homosexuelles non intégrées, incapacité de s’engager dans une relation hétérosexuelle stable, etc. Le célibat est donc interprété selon les normes et les idéaux communs, et ce n’est pas son dernier mérite de les révéler en s’en trouvant distancé. Déjà le célibat imposé par la vie surgit comme une contestation. Mais s’il est volontairement gardé, pendant un temps ou toujours, il devient vite inacceptable.

C’est dans une telle contestation culturelle que nous avons à rendre raison de la parole et de la vie même de Jésus. Né d’une mère vierge, comme nous le confessons, il a vécu sa condition d’homme dans ce même effacement des puissances charnelles, tourné entièrement vers celui qu’il nomme son Père, auprès duquel il veut rassembler tous les siens dans l’amour et la tendresse du Saint-Esprit. Que Jésus, qui s’est fait reconnaître comme l’achèvement de tout amour en ce monde, ait ainsi vécu, cela donne certes à réfléchir, mais ne suffit pas encore à entraîner, comme par imitation, de semblables engagements humains. Personne ne peut renoncer à lui-même s’il n’entre ainsi au cœur de sa propre résurrection. Le célibat pour le Royaume n’a de sens que pour le Royaume, c’est-à-dire s’il m’est donné de pressentir que l’achèvement du monde s’accomplit pour moi dans cet abandon sans partage ni retour à la puissance de l’amour éternel. Dans la chair mortelle, soutenir l’amour de Dieu seul, c’est n’avoir comme François d’Assise de Père que celui des cieux, comme Ignace de Loyola, de compagnon que Jésus, comme Thérèse d’Avila, de meilleure consolation que l’Esprit de toute tendresse.

Il n’est donc pas au pouvoir de l’homme de se vouer au feu de cette nuit, si Dieu ne l’y convie, par amour, pour le salut du monde. C’est une vocation que l’on reçoit comme une peine et une joie tout ensemble, et nul ne peut être ainsi rendu vulnérable à la Toute-Puissance, rendu puissant aussi sur le Tout-Vulnérable, s’il n’y est appelé par Dieu même. Au plus intime de l’être, la rencontre de Dieu est béatitude, à travers les surprises du plus grand amour. La route est longue et rude par laquelle la chair de l’homme se laisse transfigurer en gloire de Dieu. La prière sans relâche, l’austérité de vie, la vigilance du cœur, la garde des sens, sont l’offrande constante que l’amour transforme par sa mystérieuse proximité. La passion divine se fait elle-même désir de nos désirs, et sa douceur apaise nos plus inquiètes douleurs. La mystérieuse beauté du Fils de Dieu crucifié dévoile les combats et la victoire de l’amour qui, dans la mort même, a fait de nos détours un unique retour. Dans la vérité d’un libre renoncement se fait ainsi jour la beauté de l’alliance éternelle.

Dans son enseignement et dans sa liturgie, l’Église désigne souvent les réalités du célibat consacré à travers des images conjugales : le Christ est l’Époux, il se donne en partage, il donne de se donner, l’union scelle l’amour. L’appel du Bien-Aimé, le don de son corps, la grâce de lui répondre et l’union éternelle sont des linéaments de cette quête immense de Dieu par l’homme, de l’homme par Dieu, dont les échos résonnent dans toute la Bible, de la Genèse (3, 9) à l’Apocalypse (22, 20). C’est cela que Jésus accomplit en son corps et qu’il nous donne d’achever avec lui. Il faut opérer ici un renversement de nos pensées : ce n’est pas le mariage qui donne à l’amour de Dieu ses symboles, qu’il faudrait ensuite purifier pour les employer adéquatement, c’est l’amour de Dieu qui fonde le mariage, et par là change, remplit, déborde toutes ses réalités. Et c’est parce qu’il a vécu la bonté de l’alliance que Dieu lui proposait qu’Israël peu à peu a reconnu comme possibles la réciprocité et l’égalité dans l’amour conjugal. L’alliance avec Dieu a opéré la transformation de l’institution du mariage dans le sens de la monogamie, parce que « Yahvé notre Dieu est l’unique Seigneur » (Dt 6, 4).

Ensuite, Jésus a assumé la figure de l’Époux qu’avec celle du Père Israël avait finalement reconnue en son Dieu. Jean-Baptiste le dit : Jésus est l’Époux qui déjà a l’épouse (Jn 3,29-30) ; mais si Jésus lui-même s’est désigné ainsi (Mc 2,19-20), c’est pour annoncer qu’il sera enlevé, pour des noces mystérieuses dont il reviendra (Lc 12,36 ; Mt 25,1.5.10), après avoir été investi d’une royauté (Lc 19,11 sv.) qui n’est pas de ce monde (Jn 18,36). Le Christ s’est livré pour l’Église, il l’a lavée dans son sang, il l’a rendue innocente et sainte (Ep 5,25-32). C’est à ce titre qu’il peut tout lui demander, lui ayant tout donné, et que l’Apôtre peut nous dire fiancés, comme une vierge pure, à un Époux unique (2 Co 11,2). Que cette vérité des épousailles s’applique en premier lieu au Christ et à l’Église, que tous les baptisés y soient conviés pour leur vie éternelle, cela n’exclut pas, mais appelle qu’il en aille ainsi, dès maintenant, pour ceux qui y reconnaissent une seule beauté.

La vocation au célibat consacré, née d’une blessure ou d’une plénitude, portée dans le combat ou dans la paix, crainte ou désirée, pénètre jusqu’aux racines de nos réalités humaines. Surtout, elle engage la liberté entière et personnelle de l’homme en toute la liberté de Dieu à l’égard de telle personne. Car nul ne fait alliance avec Dieu seul en Jésus-Christ sans accepter volontairement la prévenance libre de Dieu à son égard. L’amour seul suscite et garantit l’amour. Et l’amour, rappelait Thérèse d’Avila, égale les amants. L’amour porte aussi en lui-même les signes de sa fécondité.

Une fécondité spirituelle

Nous disions combien la vocation au célibat consacré peut paraître in-sensée dans notre civilisation d’athéisme. Car ce qui est finalement contesté, ce n’est pas seulement le droit d’un homme à se vouer à Dieu corps et biens, c’est, plus profondément, le droit de Dieu d’aimer jusqu’à proposer un tel renoncement à tout ce qui n’est pas lui. L’appel de Dieu révèle ainsi le visage de celui qui n’est pas seulement l’origine lointaine du monde et de l’histoire, ni simplement la cause de notre salut : c’est le vivant qui aujourd’hui ne cesse de fonder et de restaurer toutes choses dans l’amour qu’il est en personne. Parler de vocation au célibat, c’est parler de l’attirance divine qui peut susciter tout le désir du cœur humain à se trouver comblé en lui. Il n’y a pas de vocation au célibat dans l’abstrait et en général, mais il y a cette invitation de mon amour à faire tout mon bonheur, en corps et en âme, dans ce temps comme dans l’éternité, il y a cette volonté personnelle de mon Seigneur à ce que moi, dans le Christ, je ne sois que son bonheur.

Certes, il ne m’appartient pas de connaître les temps et les moments de cet accomplissement. Mais je sais qu’il est venu déjà, et qu’il viendra encore, en ce temps ou plus tard, et le feu de cette certitude l’emporte sur la souffrance réelle que comporte pour l’être sauvé le sacrifice de l’exercice de la génitalité. Aux regards de la terre, je n’aurai pas livré mon corps, je n’aurai pas donné d’enfants. Et cependant, par la grâce de Dieu, j’attends mieux encore, parce que je sais que Dieu ne se laisse pas vaincre en grâce. C’est donc de Dieu seul, qui a pris l’initiative d’un tel choix, que procède la certitude d’une fécondité non de la chair, mais de l’Esprit. Certitude aussi tenace au cœur humain que l’amour qui l’inspire. Comment donc la fécondité de Dieu se donne-t-elle sur notre terre ? Nous pouvons y réfléchir en trois mouvements : cette fécondité est spirituelle, elle concerne Jésus, elle vient du Père.

En disant spirituelle, nous parlons d’une fécondité qui échappe aux saisies charnelles, car nous ne savons pas, comme pour l’Esprit Saint, ni d’où elle vient, ni où elle va (cf. Jn 3). Il ne faut donc pas penser trop vite à des « enfants spirituels » qui remplaceraient les enfants que l’on a consenti à ne pas concevoir dans la chair. La fécondité spirituelle n’est pas la reprise, au niveau des âmes, de ce que l’on a abandonné au niveau des corps. Elle est, bien plus largement, accueil de la générosité de Dieu, consentement toujours plus profond à son universelle tendresse, écoute de sa volonté en ce monde, divination, ou plutôt confidence de ses desseins les plus discrets. Tout cela demande et donne que la palpitation et la joie du cœur naissent du cœur de Dieu. La fécondité suppose cette union. Le premier à en naître est celui-là même que Dieu se conjoint pour mettre au monde son Fils en son Église. Cela prend du temps, toute une vie, bien sûr, mais aussi, autant que Dieu le veut, un long pèlerinage, aux abîmes du silence et de la nuit de l’amour. Ainsi commence toute genèse : « et la terre était informe et vide, et l’Esprit de Dieu planait au-dessus des eaux » (Gn 1,1).

Une fois de plus, il faut ici le réalisme de la foi. Il n’y a, dans la fécondité spirituelle, rien d’autre à espérer que la venue au monde de Jésus en personne. S’il me demande de ne pas porter d’enfants, c’est pour naître aujourd’hui encore en ce monde et par moi. Et ce n’est pas avec les sens du corps que je pourrai le reconnaître, c’est par la foi, par les sens spirituels éduqués dans la prière et la purification du cœur. Ainsi Jésus sera-t-il à nouveau accueilli, porté, mis au monde, et aidé à grandir. Dans ma propre vie, certes, et dans celle d’autrui par surcroît, autant qu’il mettra en moi de le contempler vivant et agissant, et de le manifester comme il le désire. Cela me suffit. Dieu suffit. Nous devinons combien, en Notre-Dame, cette fécondité est née de la croix, si bien que la réserve, l’effacement, le dépouillement en sont comme la condition profonde et le continuel accompagnement, joie et souffrance tout ensemble, en nous comme en lui.

L’Esprit Saint est l’Esprit de Jésus et du Père ; Jésus est engendré par le Père, « source et origine de toute la divinité ». Car le Père, Dieu au-delà de tout, est « principe sans principe », éternelle surabondance de soi, gratuité d’un inépuisable surgissement. Ce que nous nommons, grâce à Jésus, la paternité de Dieu, c’est la générosité infinie, l’absolu surcroît, la pure initiative par laquelle Dieu donne Dieu à Dieu. La paternité de Dieu, c’est, par Jésus et dans son Esprit, la profondeur insondable qui, sans nécessité, crée de rien tout ce qui existe, et c’est pourquoi il n’y a, au ciel ou sur la terre, aucune paternité, charnelle ou spirituelle, qui ne tire de lui son nom (Ep 3,15).

Cette générosité et cette gratuité, dont Dieu seul a l’initiative, caractérisent la fécondité dans l’Esprit Saint. Elle survient, imprévisible, d’au-delà de nous et elle rejoint, insaisissable, plus loin que nous ceux que, par nous, touche la tendresse du Père. Le Fils né du Père avant tous les siècles et né de la Vierge Marie lorsque les temps furent accomplis, naît ainsi toujours à nouveau au cœur des croyants. Les images des fécondités et des paternités terrestres ne sont pas la mesure de cette paternité divine et de cette fécondité spirituelle ; la paternité de Dieu et la maternité spirituelle remplissent plutôt, en les débordant, nos images naturelles, dans lesquelles la foi reconnaît d’emblée la présence aimante de Dieu. Si on n’atteint pas nécessairement le plus divin à partir du plus humain, le plus divin, lui, embrasse le plus archaïque, le plus éloigné, le plus intime aussi.

La fécondité spirituelle conduit à cette mystérieuse rencontre du Père. En touchant aux profondeurs de Dieu, les êtres humains, ceux qui enfantent comme ceux qui sont enfantés, sont restaurés en leurs plus intimes capacités, au sortir d’une obscure nuit. Comment nommer autrement ce dessaisissement des puissances naturelles, cette transfiguration des dynamismes charnels, cette purification du cœur, ce profond arrachement à soi-même que rend possible, dans la grâce du baptême et dans la foi vivante, notre certitude d’être en Dieu ? C’est à ce prix, que lui seul ose déclarer léger, qu’est goûtée la puissance de Dieu rendant la vie aux morts, et faisant surgir du néant notre gloire à venir. La maternité spirituelle de Notre-Dame et de l’Église est cette communion à la simple volonté de Dieu d’être Dieu avec nous : Emmanuel.

Le célibat pour le Royaume a pris, à la suite des martyrs, les chemins de l’amour crucifié. Pour qui, dans l’Église, voue le célibat, la fidélité à Dieu remodèle tout l’être et le conjoint au Seigneur Jésus-Christ. La fécondité spirituelle naît de cette intime solitude que Dieu comble à sa mesure. La miséricorde divine peut seule soutenir de telles espérances.

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Maleizen
B-1900 OVERIJSE, Belgique

[1R. Pernoud. Jeanne d’Arc par elle-même et par ses témoins, Coll. Livre de vie, 123, Paris, Seuil, 1962, 23-24. Dans la suite de ce paragraphe, les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de ce même ouvrage.

[2Thérèse de Jésus. Œuvres complètes, Paris, Éd. du Seuil, 1963, 44 sv.

[3Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus. Manuscrits autobiographiques. Coll. Livre de vie, 7/8, Paris, Éd. du Seuil, 1961 (ou 1969), 273-274. Dans la suite de ce paragraphe, les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de ce même ouvrage.

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