Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

L’esprit apostolique chez Marie de l’Incarnation

Texte spirituel et charisme d’un institut

Pierre Gervais, s.j.

N°1982-3 Mai 1982

| P. 139-170 |

Dans ces pages, l’auteur étudie un texte spirituel de Marie de l’Incarnation : celle-ci y rend compte de la grâce qui l’ouvre à sa vocation apostolique. Le P. Gervais y perçoit une lumière pour les recherches d’aujourd’hui sur le charisme des instituts. La tentation existe, en effet, de faire l’économie d’une écoute spirituelle attentive des textes fondateurs d’une congrégation pour remonter d’emblée à la source, l’Écriture. On gomme alors l’œuvre propre de l’Esprit suscitant le charisme fondateur. C’est ainsi que les constitutions d’un institut perdent toute originalité. Il importe au contraire d’habiter et de « traverser » un texte, un charisme, afin d’y découvrir l’expérience spirituelle propre qu’il exprime. Ce texte, ce charisme conduisent alors de l’intérieur à l’Écriture toujours vivante et vécue au cœur de l’Église. Et l’Évangile y est retrouvé sous l’angle bien précis qui donne à cette congrégation son originalité irremplaçable. – Ces pages ont encore un double intérêt. D’une part, elles révèlent sur le vif une manière de chercher et de trouver la volonté de Dieu par une attention au « mouvement des esprits. » D’autre part, elles nous font assister à la naissance d’un charisme proprement apostolique.

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

Un texte spirituel

Texte scripturaire et texte spirituel

Dans la relation qu’elle fait de son itinéraire spirituel, Marie de l’Incarnation rend compte de la grâce décisive qui l’ouvre à sa vocation apostolique et missionnaire [1]. Ces quelques pages aident à percevoir comment l’Esprit vivant dans son Église introduit toujours à nouveau à l’intelligence des Écritures. Bien entendu, quelles que soient sa beauté et son ampleur, ce texte d’une mystique du XVIIe siècle n’a valeur contraignante pour personne ; il ne fait que traduire la voie éminemment personnelle par laquelle Marie de l’Incarnation s’est ouverte à l’universalité de la mission du Christ. Néanmoins, sa lecture éclaire de la lumière la plus vive le rôle que jouent tant d’autres textes spirituels dans la tradition de l’Église, et tout particulièrement, ces textes dans lesquels se sont exprimés et condensés les charismes fondateurs des familles religieuses, textes qui, eux, demeurent, pour ceux qui s’en réclament, la forme concrète et obligée d’une fidélité à l’Évangile.

Nul ne peut mettre en doute combien le retour aux sources bibliques a été un facteur de renouveau pour la vie religieuse au cours des vingt dernières années. On a réouvert l’Évangile. On s’est remis à son école. On y a réappris les mots essentiels pour dire sa foi. Mais la fécondité même de ce contact immédiat avec le texte scripturaire fait que souvent le religieux a peine à se situer par rapport à ses propres sources spirituelles. Ces textes paraissent d’une écriture qui relève d’un autre âge. Ils sont grevés du particularisme d’un temps qui n’est plus. Ils semblent restreindre le champ de vision et d’action plutôt que le libérer et l’élargir. C’est comme si, dans la lumière même des Écritures et dans l’écoute des besoins des hommes de notre temps, on les avait déjà en quelque sorte dépassés. On ne les écarte certes pas. On les émonde, on les complète, on les redéfinit, on les refond. Bref, on les relativise.

Inutile de souligner tout ce qu’il y a de juste dans cette attitude. Aucune tradition spirituelle, si riche soit-elle, n’épuise à elle seule le tout de l’Évangile. Loin de se substituer à l’Évangile, tout au plus y conduit-elle. Encore faut-il savoir donner à ce terme « conduire » tout le poids qui lui revient. Un texte spirituel ne « conduit » à l’Écriture que celui qui d’abord ose lui faire confiance et le « traverser », lui et l’expérience de vie dans l’Esprit qu’il traduit. En voulant trop vite reformuler le charisme de la congrégation en référence aux besoins du temps présent à l’aide d’une accumulation de citations scripturaires, nous risquons non seulement de demeurer extérieurs à nos textes spirituels fondateurs – ce qui est évident – mais encore, sans nous en rendre compte, de nous méprendre gravement sur le contenu spirituel véritable de cette Écriture dont la lettre nous semble familière.

Une parole qui naît de l’intérieur

Qu’est-ce à dire ? Il y a une connaissance de l’Écriture qui vient de son étude patiente et de sa méditation soutenue. Nous en avons tous l’expérience. Il y en a une autre, irremplaçable, qui vient de l’agir toujours nouveau de l’Esprit dans son Église. Marie de l’Incarnation avait déjà relevé ce double accès à l’Écriture. Ce qu’elle lisait ou entendait de l’Écriture lui donnait de « bons sentiments », note-t-elle dans une page de sa relation qui précède immédiatement le texte sur l’esprit apostolique. Mais, ajoute-t-elle aussitôt, tout autres étaient les « impressions » qu’elle recevait dans l’« état d’oraison » où la mettait l’Esprit, là où elle était plus libre pour recevoir et porter les touches de Dieu (II, 308).

Il y a donc une parole extérieure – celle même du texte de l’Évangile – qui instruit intérieurement. Elle éveille ces « sentiments » dont parle Marie de l’Incarnation, avec ce qu’ils peuvent avoir de fugace. Il y en a une autre, fruit de l’action de Dieu, qui, tout en reprenant la première, naît de l’intérieur. Cette parole intérieure s’inscrit dans une durée, fonde une fidélité, trace une orientation. Marie parlerait volontiers ici d’« un état » qui est tout à la fois « tendance » et « inclination ». Cette parole, l’homme ne peut se la donner. Elle n’est pas le fruit du seul effort de son imagination ou de son raisonnement. Elle a à faire avec la liberté de l’Esprit, source vive de notre propre liberté. À vrai dire, elle est cet Esprit demeurant et œuvrant en nous. Et comme cet Esprit n’est autre que l’Esprit de Jésus, sa parole est celle qui, à travers les Écritures, ouvre constamment à la personne même du Christ. « J’expérimentais au dedans, écrit Marie, que c’était le Saint-Esprit qui m’avait donné la clé des trésors du sacré Verbe Incarné, et me les avaient ouverts dans l’intelligence de l’Écriture, dans les passages qui avaient rapport à lui, sans qu’auparavant je les eusse ni médités ni étudiés » (ibid.). Il y a un lien indissoluble entre le Christ et les Écritures, qui, telle une clé, ouvre à la personne du Christ, de même que c’est dans son rapport vivant au Christ que tout passage de l’Écriture nous est révélé dans son contenu véritable. Mais, ajoute-t-elle, plus encore que l’étude et la méditation, c’est l’Esprit qui, dans sa liberté souveraine, nous ouvre à l’intelligence de ce lien.

Nous touchons ici la liberté de l’Esprit au cœur du croyant. Cette liberté implique certes un certain « décrochage » par rapport à la lettre de l’Écriture, mais ce décrochage dans l’Esprit ne constitue aucunement une dérive par rapport à la parole de Dieu. Bien plutôt, il donne de l’habiter et d’en faire toujours à nouveau sa propre parole. Ici encore l’expérience de Marie est éclairante. A cette époque, elle était sous-maîtresse des novices, et on lui avait demandé de commenter le Symbole à ses sœurs. En guise de préparation, elle parcourait rapidement le petit catéchisme du concile de Trente et celui du Cardinal Bellarmin. Mais, écrit-elle, une fois précisés les divers points de la foi, à peine commençait-elle à traiter de leur portée spirituelle, quantité de passages de l’Écriture lui venaient à propos, à son propre étonnement : « je ne pouvais me taire, dit-elle, et il fallait que j’obéisse à l’Esprit » (II, 307).

C’était un « texte spirituel » qu’on avait demandé à Marie de commenter, et à vrai dire, le texte spirituel par excellence, celui qui est l’expression et la célébration de la foi vivante de l’Église dans sa fidélité foncière aux Écritures. Ce « credo », œuvre de l’Esprit dans son Église, n’est pas ce texte qui, tel un corollaire, viendrait à la suite des Écritures pour en éclairer les prolongements. Il est ce qui, intérieur à toute affirmation de foi véridique sur la personne du Christ dans son rapport à l’Église, donne à l’Écriture de jaillir toujours à nouveau dans sa justesse au cœur de la communauté. « Traversé », pour ainsi dire, dans la communion qu’il opère, il peut dès lors s’effacer pour laisser l’Écriture parler de façon tout aussi étonnante qu’inépuisable.

Or, ce qui est vrai de ce texte spirituel qu’est le Symbole de foi l’est tout aussi bien, selon leur ordre propre, de ces textes où, à travers les âges, se sont condensés les charismes à l’origine des familles religieuses. Ces charismes sont production de l’Esprit. Ils sont, sous un angle spécifique, l’Évangile rendu présent dans l’Église. Ils sont, pour ceux qui s’y reconnaissent, non seulement le lien spirituel qui unit, mais encore la clé d’une intelligence renouvelée des Écritures. En « conduisant » à l’Écriture, le charisme d’un institut donne à une famille spirituelle de rencontrer la totalité de l’Évangile sous un aspect particulier et d’en partager avec d’autres la saveur sous un mode tout aussi irremplaçable que spécifique.

La lettre et l’esprit

Nous touchons ici, bien entendu, ce que l’on appelle communément le rapport entre la lettre et l’esprit dans les Écritures. Il est vrai que ce n’est qu’en se confiant à la lettre de l’Écriture que l’on peut se laisser toucher et transformer par sa réalité spirituelle. Pensons à Thérèse de Lisieux qui aurait aimé étudier à fond l’hébreu et le grec « afin de connaître la pensée divine telle que Dieu daigne l’exprimer en notre langage humain ». Tout l’intérêt porté au texte des Écritures depuis quelques décades reprend ce vœu de la petite Thérèse. Mais il est tout aussi vrai que ce n’est que dans le travail toujours inédit de l’Esprit que se trouve finalement la clef de toute intelligence véritable des Écritures dans leur réalité spirituelle. Or ce travail de l’Esprit a ses témoins : les saints. Il a aussi ses temps fondateurs : les charismes d’où naissent les familles religieuses. Nous mettre à leur école est aussi façon de nous mettre à l’écoute de la parole de l’Esprit qui instruit intérieurement.

Il en va de ces deux exigences comme du rapport entre le Christ et son Église. L’Église se reçoit constamment de son Seigneur, alors même que, par la force persuasive de l’Esprit, elle lui porte toujours à nouveau témoignage à travers son histoire. L’Église n’ajoute rien au Christ, et pourtant, c’est à la manière dont elle en témoigne que celui-ci nous est rendu immédiatement présent. Ainsi en est-il de nos textes spirituels, dans la mesure où, expression multiforme de l’Esprit dans l’Église, non seulement ils découlent de l’Évangile, mais encore y donnent accès. Le passage de sa relation autobiographique où Marie de l’Incarnation parle de la façon dont Dieu l’a ouverte sur sa vocation apostolique aide à saisir sur le vif ce travail de l’Esprit au cœur du croyant. C’est dans cette perspective que nous le lirons.

Le texte de Marie de l’Incarnation

1. L’Esprit de grâce qui me possédait de la manière susdite, mais de la façon que je le puis exprimer, joint à l’impression que les sacrés baisers de la très sainte Vierge avaient faite à mon âme qui portait un goût tout divin, me donnait à connaître que la divine Majesté m’allait mettre dans un nouvel état, et toutes mes pentes et inclinations de mon esprit se portaient à entrer dans les desseins et dispositions divines, et ma volonté se consommait dans l’amour qu’elle portait à ses ordres, quoi qu’il me pût arriver. J’avais outre cela quelque chose dans moi, dès que je fus aux Ursulines, [qui me disait] que la divine Bonté me mettait en cette sainte maison comme en un lieu de refuge, jusqu’à ce qu’elle disposât de moi pour ses desseins. Je repoussais toujours ce sentiment de crainte d’un piège du diable ; toutefois, il me revenait toujours, sans que je raisonnasse ensuite de ce que ce pouvait être, mais seulement je m’abandonnais entièrement à Dieu.

Donc, à l’âge de trente-quatre à trente-cinq ans, j’entrai en l’état qui m’avait été comme montré et duquel j’étais comme dans l’attente. C’était une émanation de l’esprit apostolique, qui n’était autre que l’Esprit de Jésus-Christ, lequel s’empara de mon esprit pour qu’il n’eût plus de vie que dans le sien et par le sien, étant toute dans les intérêts de ce divin et suradorable Maître et dans le zèle de sa gloire, à ce qu’il fût connu, aimé et adoré de toutes les nations qu’il avait rachetées de son Sang précieux. Mon corps était dans notre monastère, mais mon esprit qui était lié à l’Esprit de Jésus, ne pouvait être enfermé. Cet Esprit me portait en esprit dans les Indes, au Japon, dans l’Amérique, dans l’Orient, dans l’Occident, dans les parties du Canada et dans les Hurons, et dans toute la terre habitable où il y avait des âmes raisonnables que je voyais toutes appartenir à Jésus-Christ. Je voyais, par une certitude intérieure, les démons triompher de ces pauvres [âmes] qu’ils ravissaient au domaine de Jésus-Christ, notre divin Maître et souverain Seigneur, qui les avait rachetées de son Sang précieux. Sur ces vues et certitudes, j’entrais en jalousie, je n’en pouvais plus, j’embrassais toutes ces pauvres âmes, je les tenais dans mon sein, je les présentais au Père Éternel, lui disant qu’il était temps qu’il fît justice en faveur de mon Époux, qu’il savait bien qu’il lui avait promis toutes les nations pour héritage, et de plus, qu’il avait satisfait par son Sang pour tous les péchés des hommes qui, auparavant, étaient tous morts et condamnés à la mort éternelle ; et que, quoiqu’il fût mort pour tous, tous ne vivaient pas, et qu’il s’en fallait toutes les âmes que je lui présentais et portais en mon sein ; que je les lui demandais toutes pour Jésus-Christ auquel, de droit, elles appartenaient.

Je me promenais en esprit dans ces grandes vastitudes et j’y accompagnais les ouvriers de l’Évangile, auxquels je me sentais unie étroitement à cause qu’ils se consommaient pour les intérêts de mon céleste et divin Époux, et il m’était avis que j’étais une même chose avec eux. Quoique corporellement je fusse en l’actuelle pratique de mes règles, mon esprit ne désistait point de ses courses, ni mon cœur, par une activité amoureuse plus vite que toute parole, de presser le Père Éternel pour le salut de tant de millions d’âmes que je lui présentais. L’Esprit de grâce qui m’agissait m’emportait en une si grande hardiesse et privauté auprès du Père Éternel qu’il ne m’était pas possible de faire autrement. « Ô Père, que tardez-vous ? Il y a si longtemps que mon Bien-Aimé a répandu son Sang ! Je postule pour les intérêts de mon Époux, lui disais-je. Vous garderez votre parole, ô Père, car vous lui avez promis toutes les nations. ».

4. Par une lumière qui était infuse en mon âme, je voyais, plus clairement que toute lumière, la signification du passage de l’Écriture sainte qui parle du souverain pouvoir que le Père Éternel a donné au suradorable Verbe Incarné sur tous les hommes et ce que le Saint-Esprit dit de lui en la sainte Écriture en sa faveur ; et ce grand jour, qui me découvrait tant de merveilles, embrasait en mon âme un amour qui me consommait et augmentait la tendance à ce que ce sacré Verbe régnât et fût maître absolu à l’exclusion des démons, dans toutes les âmes raisonnables. Je voyais la justice de mon côté ; l’Esprit qui me possédait me la donnait à connaître, qui me faisait dire au Père Éternel : « Cela est juste que mon divin Époux soit le Maître ; je suis assez savante pour l’enseigner à toutes les nations ; donnez-moi une voix assez puissante pour être entendue des extrémités de la terre, pour dire que mon divin Époux est digne de régner et d’être aimé de tous les cœurs. En produisant mes élans et soupirs au Père Éternel, je lui produisais, sans actes, par une démonstration spirituelle plus aiguë que des flèches de feu embrasées, les passages qui parlent de ce divin Roi des nations dans l’Apocalypse, que je ne cherchais point, mais ils étaient poussés et produits par l’Esprit qui me possédait. Puis, me considérant moi-même, je me trouvais en esprit parmi plusieurs troupes d’âmes qui ne connaissaient pas mon Époux et qui, par conséquent, ne lui rendaient pas leurs hommages. Je lui rendais pour elles. Je les embrassais et je les voulais concentrer dans le très précieux Sang de cet adorable Seigneur et Maître.

5. Je ne quittais point du tout le Père Éternel pour postuler en sa faveur, comme si j’eusse été son avocat, à ce que son héritage lui fût rendu. Mon esprit était toujours hors de moi-même ; mon corps devenait comme un squelette. Mon supérieur m’ayant enquis de mon état intérieur eut quelque crainte que cette abstraction actuelle continue ne me causât la mort, vu sa longue durée : ce qui l’obligeait de me commander de faire tous mes efforts pour m’en distraire. Je me mis en devoir d’obéir, mais il ne fut pas en mon pouvoir de sortir de cette disposition. Il me vit plusieurs fois à ce sujet. Lorsqu’il vit mon impuissance, il me laissa en paix à la conduite de Dieu, qui m’agissait si puissamment.

L’accueil d’une grâce

Prévenance de Dieu et acquiescement de l’homme

Le texte où Marie de l’Incarnation rend compte de sa vocation apostolique et missionnaire renvoie à un moment décisif de sa vie. Marie a 35 ans. Entrée trois ans plus tôt au monastère des Ursulines de Tours, elle est une de ces femmes que Dieu a conduites par des voies toutes singulières [2]. Veuve à l’âge de 19 ans, Dieu l’achemine en quelques années jusqu’à ce point d’union qu’est le mariage spirituel, alors même qu’encore dans le monde, elle veille à l’éducation de son fils et assume pratiquement la gérance de l’entreprise de messageries de son beau-frère sur les bords de la Loire. Au cours de l’année qui suit sa profession religieuse, Marie reçoit un songe prémonitoire. Elle voit un grand et vaste pays couvert de brumes et, s’en détachant, la Vierge portant l’Enfant Jésus dans son giron et qui, après lui avoir parlé intérieurement d’un dessein qu’elle avait sur elle, se tourne vers elle et l’embrasse. La signification de ce songe d’une nuit de l’octave de Noël 1634, et surtout de la parole intérieure de la Vierge à son Fils demeure alors cachée à Marie. « Je ne savais néanmoins ce que voulait dire ce qui s’était passé et qui m’avait laissé une si grande impression et de tels effets en mon âme : le tout étant un grand secret pour moi » (II, 306). Ce n’est que progressivement, au cours des quatre années qui vont suivre, que Marie découvrira que cette parole contenait sa vocation apostolique et missionnaire. La grâce dont rend compte le texte que nous étudions constitue une première étape dans cette découverte. Elle se situe quelques mois après ce songe de la Nativité.

Quand Dieu donne sa grâce, il dispose toujours intérieurement à la recevoir, sans qu’il soit pour autant au pouvoir de l’homme d’en hâter la venue ou d’en dire par lui-même le nom. La nouveauté de Dieu s’inscrit toujours sur le fond d’une fidélité de Dieu qui, en retour, devient fidélité de l’homme à son égard. C’est bien ce que donne à comprendre le premier paragraphe du texte de Marie de l’Incarnation, celui qui introduit à la grâce de l’émanation de l’esprit apostolique.

Parler comme nous venons de le faire, c’est sous-entendre que toute grâce a sa « structure » d’accueil. Cette structure est indivisiblement tout à la fois le fait de Dieu et le fait de l’homme. Or pour Marie, en cette heure, la prévenance de Dieu a deux noms : d’une part, « l’Esprit de grâce qui me possédait de la manière susdite » (1, 1), c’est-à-dire, cet Esprit, clef des Écritures dont il a été parlé, et d’autre part, la proximité de la Vierge dont le baiser en ce songe de la Nativité a laissé en son âme un « goût tout divin » (1, 4). Dieu comble, mais s’il comble, c’est pour rendre tout accueil. Dieu touche, mais s’il touche, c’est pour déjà éveiller intérieurement l’esprit à ce qui lui échappe encore. C’est ainsi qu’en cette heure l’Esprit et la Vierge donnent à Marie de « connaître que la divine Majesté l’allait mettre dans un nouvel état » (1, 5).

À cette prévenance de Dieu correspond le libre accord de l’homme. L’initiative de Dieu suscite sa réponse, réponse qui chez Marie est tout à la fois « pentes et inclinations » de tout son être (1, 6), et plein acquiescement de la volonté au moment présent (1, 8).

Par « pentes et inclinations », Marie entend cette connaturalité foncière de tout l’être avec la grâce, là où celui-ci ne cherche qu’à en épouser activement le mouvement. Fruit de la grâce qui a déjà été faite sienne, cette connaturalité est le fait du tout de l’homme dans son affectivité et sa rationalité. La théologie traditionnelle parlerait probablement ici de « grâce créée », là où le don de Dieu ne fait plus qu’un avec la créature qu’il informe et recrée intérieurement. Marie, quant à elle, préfère parler en termes plus dynamiques. Elle a recours à des mots qui, tout en traçant un mouvement, marquent l’ouverture constante à ce qui est toujours plus que soi-même. C’est pourquoi elle décrit son attitude spontanée et consentie en termes de « tendance » ou encore de « pente » qui, de son propre poids, se porte à entrer « dans les desseins et dispositions divines » (1, 8).

C’est précisément à l’intérieur de cet accord premier que se produit dans l’instant l’acte concret de la volonté, la libre et entière réponse de Marie à la grâce du moment présent. « Et ma volonté se consommait dans l’amour qu’elle portait à ses ordres, quoi qu’il me pût arriver » (1, 9). Cet acte s’inscrit certes dans la continuité d’une vie, dans l’orientation que celle-ci trace. Et pourtant ce « oui » est déjà plénier en lui-même, au regard d’un Dieu qui se donne totalement dans l’instant présent, alors même que son dessein ultime reste encore caché. C’est pourquoi il est tout amour et se consomme dans l’amour. Dans l’accueil de la grâce à venir, l’acquiescement au moment présent comble déjà. Dans le respect soutenu des voies de Dieu, il est déjà, en soi, réponse totale et inconditionnelle.

Telle est, pourrait-on dire, la structure d’accueil que se donne la parole de Dieu lorsqu’elle rejoint l’homme. A l’Incarnation, c’est l’Esprit et la Vierge qui ouvrent l’humanité à Dieu pour donner naissance à son Verbe fait chair. Ainsi est-ce en cette heure l’Esprit et la Vierge qui disposent Marie à entrer dans l’œuvre de salut du Christ. Mais cette disposition divine est aussi disposition de l’homme au dessein de Dieu. L’homme qui se dispose est toujours celui qui, porté par le mouvement d’une histoire de grâce, acquiesce pleinement au moment présent comme à celui qui, don de Dieu, contient déjà en lui-même la promesse de ce qui est à venir. L’accueil actif du don de Dieu naît toujours en l’homme d’une passivité à la grâce. Mémoire vivante des chemins par lesquels Dieu l’a conduit, il est déjà plein acquiescement à Dieu dans l’ouverture à un dessein qu’il ne connaît pas encore.

Discerner le dessein de Dieu

C’est sur l’arrière-fond de cet accord foncier que se détache une pensée dont Marie nous fait part, pensée insolite dont elle n’arrive pourtant pas à se défaire : elle ne serait en ce monastère de Tours que pour un temps (1, 11). Idée inquiétante, de la part d’une moniale qui se surprendrait à regarder par-delà le mur de son monastère alors même qu’elle vient d’y faire profession. Idée présomptueuse aussi de sa part, en ces temps où il était encore tout à fait inconcevable qu’une religieuse quitte son monastère pour aller en terre de mission.

À cette jointure, prend forme un débat intérieur, débat qui marquera quatre années de la vie de Marie et dont le texte que nous étudions constitue une première phase. Une idée nouvelle se fait jour, et qui ne cadre pas avec ce qui est communément reçu. Faut-il la repousser fébrilement ? Ou au contraire se laisser enchanter par elle ? De part et d’autre, il y a de quoi demeurer perplexe. Car, s’il y avait quelque chose de Dieu dans ce pressentiment, ce serait faire violence à Dieu de le gommer. Mais s’y confier sans plus, sans être assuré de sa provenance véritable, n’est-ce pas tomber dans le piège du Malin pour s’engager dans une dérive sans fin ?

La réponse n’est donc pas dans la seule pensée qui survient et qui taraude. Elle est dans la reconnaissance de sa provenance véritable. Mais ici encore une simple attitude attentiste ne saurait, à elle seule, lever le voile qui cache cette provenance. L’indifférence par rapport à l’idée qui sollicite ne saurait donc être vécue que dans cette non-indifférence active de tout l’être, qui est abandon inconditionnel à Dieu selon le poids de la grâce déjà reçue. « Toutefois, il me revenait toujours, sans que je raisonnasse ensuite de ce que ce pouvait être, mais seulement je m’abandonnais entièrement à Dieu » (1, 16). Qu’est-ce à dire, sinon que ce n’est qu’à l’intérieur de cette « structure » d’accueil dont Marie a déjà fait état que peut être gardé ce qui demeure question, dans l’attente d’un discernement que Dieu seul peut aider à opérer à son heure.

Autant Marie est assurée, comme par un pressentiment intérieur qui ne peut tromper, que la divine Majesté va la mettre dans un « nouvel état », autant elle demeure prudente par rapport à ce « quelque chose en moi » qui lui dit qu’elle n’est que provisoirement dans ce monastère de Tours. Cette double attitude de Marie montre bien que nous sommes là devant deux ordres de réalités différentes.

Le mot « état » ou « état d’oraison » est un mot clef du vocabulaire de Marie de l’Incarnation. On pourrait le traduire par les termes « situation » ou encore « situation de vie », pourvu que l’on sache reconnaître jusque dans la contingence que revêt toute situation la densité spirituelle qui s’y cache. Un état a un caractère tout à la fois stable et tendanciel. Un état est toujours une manière de se situer dans la vie qui est manière d’être situé non seulement par rapport au Christ mais aussi en lui et, partant, une intelligence sur soi-même qui est intelligence du mystère du Christ. C’est pourquoi un état implique toujours, jusque dans sa contingence, une transformation intérieure par Dieu. Celle-ci peut être le fait d’un agir direct de l’Esprit dans l’âme : c’est le cas de l’émanation de l’esprit apostolique dans le texte que nous lisons. Celle-ci peut aussi être le fait d’un changement dû à des circonstances extérieures, par exemple, lorsque Marie entre au monastère ou prend le bateau pour le Canada. Quoi qu’il en soit, un état est toujours pour Marie, à l’intérieur d’une situation donnée, une façon d’être configurée au Christ, d’en vivre tout aussi bien que d’en manifester le mystère. Les « états » peuvent se succéder ; ils ne sont que l’explicitation progressive d’un même et souverain dessein de Dieu en son Fils dans l’Esprit.

Tout autre est encore ce « quelque chose en moi » qui hante l’esprit de Marie. Insolite, il lui demeure pour l’instant beaucoup plus extérieur, même si, par la suite, perçu dans sa signification et confirmé par les événements, il pourra devenir un état, lorsqu’elle sera établie en terre de Nouvelle-France. Mais cette corroboration implique non seulement une durée, mais encore un certain nombre de données ecclésiales objectives qui ne relèvent pas du seul agir direct de l’Esprit dans l’âme : consultations, concertations et approbations des autorités religieuses. Elle engage donc dans un processus dont nul ne tient en main à lui seul tous les éléments. Et pourtant ce n’est ultimement que dans cette certitude intérieure et cette intelligence des voies de Dieu que l’Esprit donne de par les « états d’oraison » où il instaure l’âme, que celle-ci pourra discerner la volonté spécifique de Dieu sur elle ; d’où les limites – car à lui seul il ne dit pas tout – mais aussi la portée, de ce « nouvel état » dont Marie nous fait ici la relation et qui la fait entrer plus avant dans sa vocation apostolique et missionnaire.

La grâce reçue

Le don de l’esprit apostolique

« Donc, écrit Marie, à l’âge de trente-quatre à trente-cinq ans, j’entrai en l’état qui m’avait été montré et duquel j’étais comme dans l’attente. C’était une émanation de l’esprit apostolique, qui n’était autre que l’Esprit de Jésus-Christ, lequel s’empara de mon esprit pour qu’il n’eût plus de vie que dans le sien et par le sien, étant toute dans les intérêts de ce divin et suradorable Maître et dans le zèle de sa gloire, à ce qu’il fût connu, aimé et adoré de toutes les nations qu’il avait rachetées de son Sang précieux » (2, 1-10).

Marie appelle « émanation » l’état dans lequel elle entre en cet instant : elle le compare à la manière dont découle du Christ, qui est comme le sein et la poitrine du Père, un grand fleuve et torrent de grâces qui est le Saint-Esprit, qui inonde tous les saints et les nourrit de sa vie divine (cf. II, 308 et Jn 7,38). Cette émanation est mouvement intérieur qui ouvre sur la mission. Elle n’est pas seulement un effet de la grâce. Elle n’est autre, nous dit Marie, que l’Esprit de Jésus-Christ. C’est pourquoi elle donne de ne plus vivre qu’en lui et par lui. Il y a donc identité entre l’esprit apostolique et l’Esprit Saint lui-même. C’est lui qui, envoyé, envoie. De même que le Christ l’envoie, ainsi est-ce en participant de sa mission que, pour Marie, le croyant devient apôtre. Le témoignage que l’apôtre est appelé à rendre au Christ n’est autre que celui que lui rend constamment l’Esprit (Jn 15,27).

Ainsi, ne vivant plus que de cet Esprit qui est l’Esprit de Jésus, Marie n’est plus désormais qu’aux seuls « intérêts » du Christ et « dans le zèle de sa gloire ». Or le Christ sur lequel l’Esprit l’ouvre en cet instant n’est pas seulement celui qui prêchait en terre de Palestine, c’est d’abord et avant tout le « Maître », le Christ de gloire, dans sa seigneurie universelle sur toutes les nations. Ce qui s’impose résolument à son esprit, c’est le terme de l’histoire, son accomplissement définitif dans la personne même du Christ, seule mesure de l’espérance chrétienne et de l’envoi en ce temps qui spécifie la mission de l’Église. Telle est la voix puissante de l’Esprit : elle proclame l’accomplissement et, ce faisant, elle le hâte. Ainsi que le disait saint Jean, l’Esprit ne parle pas de son propre chef ; « il vous dira ce qu’il entendra et vous communiquera ce qui doit venir » (Jn 16,13). L’Esprit ne remémore les Écritures qu’en témoignant de leur figure accomplie : le Christ de gloire qui rassemble son Église. C’est ainsi qu’à sa suite et dans sa mouvance, il engage dans la mission du Christ.

L’apostolat est d’emblée saisi par Marie, en cette heure, dans sa dimension radicalement christologique. Être apôtre, ce n’est pas d’abord « sauver des âmes » ; c’est prendre sur soi les seuls intérêts du Christ, hâtant ainsi un terme qui ne peut être que sa propre gloire. Cette gloire porte en elle-même le destin des hommes. Ainsi, être apôtre, c’est concourir à la gloire du Christ, lui, le Premier-Né d’une multitude de frères, de la même façon que l’Esprit le glorifie en son corps de ressuscité, et pour cela, œuvrer à ce qu’il soit « connu, aimé et adoré de toutes les nations qu’il a rachetées par son Sang précieux ». La mission a certes rapport aux hommes. Plus radicalement, c’est Dieu en lui-même qu’elle concerne. Elle est rapport de l’Esprit au Christ Seigneur, rapport dans lequel se trouve inséré l’apôtre.

Marie nous parle ici d’un « nouvel état », celui qui, l’ouvrant à sa vocation apostolique, l’engage de fait sur le second versant de sa vie. A première vue, pareille affirmation pourrait étonner. Marie n’a pas attendu cette heure pour être une femme pleine de zèle apostolique. Déjà jeune, elle ne trouvait rien de plus grand qu’annoncer la parole de Dieu (II, 168). Chez son beau-frère, elle s’attardait à soigner les plus nécessiteux et ne manquait aucune occasion d’enseigner le catéchisme aux manœuvres plutôt frustes de l’entreprise. Et n’était-elle pas entrée chez les Ursulines précisément parce que celles-ci avaient été fondées « pour aider les âmes, chose à laquelle j’avais de puissantes inclinations » (II, 270) ?

Or, ce que Marie perçoit en cet instant dans sa radicalité absolue, c’est le caractère résolument trinitaire de tout apostolat. Celui-ci a en Dieu même son origine et son terme. C’est de la mission de l’Esprit que naît toute mission, et celle-ci trouve sa seule mesure dans la gloire du Christ Jésus, souverain Maître sur toutes les nations. D’où la nouvelle assise qu’acquiert le zèle apostolique de Marie. C’est désormais de l’intérieur même de la vie trinitaire que va s’approfondissant et se confirmant sa propre vocation apostolique et missionnaire.

Continuité d’une grâce

Toute nouveauté s’inscrit toujours dans une continuité. Or, pour situer la grâce que Marie reçoit en cet instant et du coup en saisir la portée, il est bon de se rappeler les voies éminemment personnelles par lesquelles Dieu l’a déjà conduite jusqu’au plus intime degré d’union avec lui. Trois visions trinitaires ponctuent cette montée. Si, dans la première de ces visions, la création entière lui est apparue dans son empreinte trinitaire, dans la seconde, le Verbe Incarné se détache des deux autres personnes divines pour la prendre comme « épouse », mettant fin ainsi à cette tendance qui avait traversé les vingt années précédentes de sa vie. Mais c’est dans la troisième de ces visions, quelques mois après son entrée en religion, que la Trinité tout entière se donne à elle : « comme les trois divines Personnes me possédaient, je les possédais aussi dans l’amplitude de la participation des trésors de la magnificence divine. Le Père Éternel était mon père ; le Verbe suradorable, mon époux, et le Saint-Esprit, celui qui par son opération agissait en mon âme et lui faisait porter les divines impressions » (II, 286).

Or, contrairement à certaines mystiques qui tendent à une vision substantielle de Dieu et n’aspirent qu’à cet amour éternel qui est celui du Verbe reposant sur le sein du Père, la seconde personne de la sainte Trinité a toujours été pour Marie, non seulement celle qui est tournée vers le Père, mais encore celle qui est tournée vers l’humanité : elle est, pour elle, la personne du Verbe Incarné. Et en effet, son entrée dans la vie trinitaire a été précédée, chez elle, de grandes lumières sur le mystère de l’Incarnation et sur l’économie du cœur de Jésus. Ainsi son mariage mystique avec le Christ n’est-il finalement qu’une entrée dans ce mystère d’alliance et d’épousailles dans lequel Dieu s’unit dans la personne du Verbe Incarné à une terre et à un peuple.

C’est dans la ligne de ce mystère d’alliance entre Dieu et l’homme scellé dans l’Incarnation du Verbe que s’explicite désormais pour elle en Dieu lui-même le fondement de tout apostolat. Celui qu’elle avait pris pour « Époux », elle le découvre maintenant « Maître » des nations. Celui avec qui elle a noué la relation la plus personnelle lui est révélé comme celui dont la gloire est de rassembler tous les hommes en son propre corps. Et c’est mue puissamment par l’Esprit qu’en cette heure elle ne voit plus d’union avec le Christ qui ne soit union de tous avec lui et en lui, car telle est la gloire dont l’Esprit le glorifie.

L’intuition spirituelle de Marie pourrait surprendre au premier abord. Ne disons-nous pas habituellement que c’est le Christ qui appelle et qui envoie ? Alors que pour Marie, semble-t-il, c’est l’Esprit qui envoie. Notre manière de parler est juste. Elle risque néanmoins de court-circuiter un fait théologique fondamental, à savoir que c’est dans l’Église qu’est entendu cet appel et que cette Église, corps du Christ, est suscitée par l’Esprit, qui recrée toutes choses nouvelles. Rassemblée par l’Esprit, l’Église atteste dans sa communion la présence glorieuse du Christ. Elle appartient déjà à ces temps derniers qu’elle proclame, et c’est dans l’espérance de leur avènement que se déploie son temps, qui est celui de la mission. Le « nouvel état » dans lequel Dieu fait entrer Marie en cette heure en est un rappel et une confirmation.

Un premier mouvement : du monde à Dieu

Le monde est au Christ

Saisie par la puissance de l’Esprit, Marie voit tout à coup, comme dans un souffle de Pentecôte, éclater toutes les limites de l’espace. L’universalisme de la mission s’impose à elle dans tout son réalisme. Elle ne peut désormais souffrir d’autre mesure que celle de l’Esprit. Point n’est besoin pour elle de déployer les cartes géographiques. Bien que de corps au monastère, son esprit parcourt le vaste monde : Inde, Japon, Orient, Occident, Canada. Là où vit une âme raisonnable, là est son esprit (2, 10-16).

Or ce vaste monde, Marie le considère sous le regard de Dieu. Ces âmes raisonnables, elles les voit « toutes appartenir à Jésus-Christ » (2, 16), tout en voyant néanmoins par une certitude intérieure les démons en triompher pour les ravir « au domaine de Jésus-Christ, notre divin Maître et souverain Seigneur » (2, 19). L’affirmation est saisissante. L’apôtre peut fort bien s’affronter à un monde hostile ; ce monde ne lui est pourtant jamais étranger. Il est le domaine que son Seigneur s’est acquis, et tout homme, quel qu’il soit, est déjà « baptisé » dans le sang du Christ, même s’il est encore menacé dans sa destinée par des forces adverses. C’est donc sur cette arrière-fond de la victoire irrévocable de la grâce dans la rédemption achevée que s’engage en tout homme l’assaut des forces maléfiques pour l’arracher à celui auquel il appartient. Si l’éventualité d’une damnation demeure une donnée indépassable en ce monde, il n’en reste pas moins que la victoire du Christ constitue la détermination la plus intime de toute existence humaine.

Si Marie renoue ici avec l’affirmation biblique sur la portée universelle de la mort rédemptrice du Christ, qui a racheté l’humanité de son sang précieux, elle le fait de l’intérieur même de la façon dont elle a été touchée par elle dans ce qu’elle appelle la grâce de sa conversion à l’âge de 20 ans. Autrement dit, son espérance pour tous est fondée sur l’espérance que Dieu a mise en elle-même. En un instant, Marie se vit alors tout à la fois dévoilée jusque dans les plus infimes péchés de sa vie passée et, de la façon la plus réaliste, toute plongée en du sang, le sang du Fils de Dieu dont ses fautes avaient causé l’effusion. Et du coup, toute ravie en l’amour de celui qu’elle avait blessé, elle en avait ressenti la douleur la plus extrême (II, 182-183). L’apôtre n’est jamais pour les autres que ce que le Christ a été pour lui. Sauvée et lavée dans le sang de l’Agneau, Marie peut désormais voir en Dieu lui-même ce qu’est tout homme dans le Christ.

L’apostolat n’est donc pas à concevoir uniquement sous le mode d’une expansion à partir d’un point géographique donné. C’est le terme qui en donne la mesure, et ce terme, c’est le Christ qui déjà rassemble dans son sang tous les hommes. L’apostolat s’effectue dans un domaine que le Christ s’est acquis, contre des puissances qui précisément attentent à son œuvre et à ses intérêts.

La prière de Marie au Père

C’est sur ces « vues et certitudes » (2, 21) que prend alors forme la prière instante de Marie au Père Éternel. Cette prière de Marie, elle est Dieu parlant à Dieu en faveur de Dieu, ou encore, l’Esprit s’adressant au Père en faveur du Christ Jésus. Je vous enverrai d’auprès du Père, disait le Christ de l’évangile de Jean, un Paraclet qui sera votre « défenseur » et votre « avocat » (cf. Jn 14,15). C’est cet Esprit qui plaide ici auprès du Père les intérêts du Christ, et il le fait en Marie avec une ardeur qui rappelle ce gémissement ineffable de la création tout entière dont parle saint Paul (Rm 8,22-23). Avec une rigueur spirituelle sans faille, Marie perçoit que c’est ultimement dans la vie trinitaire que se situe cet entre-deux qui sépare la mort du Christ de son retour final en gloire. C’est pourquoi elle adresse directement sa prière au Père, lui, origine sans origine, source de tout bien et sans qui personne ne peut venir au Christ (cf. II, 219 et Jn 6,44).

Il faudrait lire attentivement ici sa supplique, en forme de plaidoyer, jusque dans le strict enchaînement de ses cinq propositions. 1) Celle-ci est commandée par la notion profondément biblique de justice ; Marie en appelle à cette justice auprès du Père (2, 25). 2) Cette justice est fondée sur une parole où Dieu s’engage en faveur de son peuple, et où, comme dans les clauses d’un contrat, Dieu engage dans sa promesse sa fidélité indéfectible, pourvu que l’homme respecte et observe de son côté les stipulations posées. Cette justice de Dieu envers Israël ne peut être que préfiguration de la justice du Père envers son Christ (2, 26). 3) Or le Christ a rempli toutes les conditions de la promesse. Il a satisfait par son sang pour tous les hommes, les arrachant à la damnation éternelle à laquelle ils étaient voués (2, 27). 4) Et pourtant, fait valoir Marie, quoi qu’il fût mort pour tous, tous ne vivent pas néanmoins (2, 30). 5) C’est pourquoi, telle une avocate, « jalouse » (2, 22) des intérêts du Christ, pleine de tendresse pour tant d’âmes qu’elle « porte en son sein » (2, 23.32), elle en appelle auprès du Père à sa justice et à la fidélité à sa parole. Elle postule avec instance pour que revienne de fait au Christ ce qui déjà lui appartient de droit (2, 33).

Combien Marie est loin de ces représentations familières à son siècle où l’on se plaisait à voir les âmes tomber en enfer comme feuilles à l’automne, pour y puiser une motivation renouvelée à la mission. On est surpris de la justesse du regard de Marie. Elle ne se cache pas la damnation qui est au cœur du péché ; seul le Christ en sauve. Elle ne se cache pas non plus combien l’homme ici-bas est menacé dans sa destinée. Mais elle ne se risque pas comme tant de ses contemporains à franchir le seuil de l’infranchissable pour supputer le nombre d’âmes déjà vouées à la damnation par-delà le voile de la mort. Son espérance ne peut avoir d’autres limites que Dieu lui-même. Elle l’ouvre sur un universalisme qui n’a d’autre mesure que la justice du Père Éternel envers le Christ à qui il a promis tous les royaumes de la terre. Et son seul geste est de présenter, telle une offrande, à la justice divine toute l’humanité (l’adjectif « tous » revient jusqu’à sept fois dans une même phrase) dans le seul intérêt de son Époux et Maître et dans le zèle de sa gloire.

Un deuxième mouvement : dans le monde avec le cœur de Dieu

Sens d’une reprise

Émanant de l’Esprit lui-même, la prière de Marie s’est déployée, telle une vague de fond puissante et immense, portant auprès du Père éternel une humanité que le Christ s’est acquise et qui pourtant ne le connaît pas encore. Ayant touché l’Éternel, la prière de Marie reprend à nouveau son mouvement impétueux. Reprise d’une même demande, mais qui, dans sa répétition même, est entrée plus avant dans les profondeurs du mystère. Dans la prière, la répétition n’est jamais purement répétitive. Elle fait passer insensiblement au niveau du cœur ce que l’esprit a d’abord perçu.

Ainsi en est-il de la prière de Marie de l’Incarnation. Jusqu’ici Marie plaidait dans l’Esprit en avocate auprès du Père éternel pour les intérêts de son époux. Désormais, c’est le cœur qui s’émeut et dont jaillit une parole qui l’étonne elle-même. Touchée à la fibre de son être, devenue plus intérieure à sa propre prière, Marie devient aussi, sans qu’elle s’en rende compte, plus intérieure à celui dont elle épouse les intérêts. Ce qui vient d’être dit de la qualité de la prière de Marie pourrait l’être tout aussi bien de son rapport aux Écritures. Si l’Esprit est celui qui donne la clef de l’intelligence des Écritures, ainsi qu’en témoigne la première supplique où Marie postule pour son Époux, ce même Esprit est aussi celui qui fait jaillir du cœur à nouveau la parole de l’Écriture comme la seule parole qui, contenant et consacrant toute parole humaine, la transforme en parole vivifiante.

Un « faire » avec d’autres

Encore une fois, la prière de Marie ne prend son essor qu’en parcourant le vaste monde. « Je me promenais en esprit dans ces grandes vastitudes », écrit-elle (3, 1). Mais alors qu’il y a un instant ce parcours était solitaire, voici qu’il est maintenant présence à d’autres et communion avec eux. « J’y accompagnais les ouvriers de l’Évangile auxquels je me sentais étroitement unie à cause qu’ils se consommaient pour les intérêts de mon céleste et divin Époux » (3, 2-3). Quoique de corps en son monastère, Marie se sait une avec tous ceux qui, de façon multiforme, travaillent à la vigne du Seigneur. Mais, qui plus est, elle sait que sa prière constitue un même « faire » avec eux. Elle est « une même chose » (3, 5) avec eux. Sa prière est précisément un « travail », qui ne fait qu’un avec leur propre travail.

Marie ne prie pas seulement « pour » les ouvriers de l’Évangile ; elle est à son propre titre « ouvrière » avec eux. Là où, dans l’Esprit, la prière conforme au Christ et à son labeur pour le salut du monde, elle est éminemment « action ». En faisant de la propre vie de celui qui prie une vie pour le Christ, elle en fait aussi une vie avec d’autres, à l’intérieur d’une même œuvre. C’est là une dimension essentielle de la prière, qui s’affirme dans la vie de Marie pour la première fois en cette heure. En prenant sur soi les seuls intérêts du Christ, la prière qui unit à lui unit à d’autres dans un travail commun. Nous sommes loin ici de ces représentations courantes où le rapport entre contemplation et action est vu en termes d’intériorité et d’extériorité et où l’apostolat est plus ou moins conçu comme un débordement du trop-plein de la prière. Pour qui sait voir, avec Marie, combien les hommes qu’il a rachetés sont intérieurs au Christ et au mystère de sa personne, la prière est action qui rend présent aux autres, de même que l’action en faveur de ses frères est déjà union personnelle au Christ.

De l’intelligence au cœur

« Quoique corporellement je fusse en l’actuelle pratique de mes règles, mon esprit (et non pas seulement son imagination !) ne désistait point de ses courses, ni mon cœur... de presser le Père éternel » (3, 6-8). L’esprit relève de l’entendement. Dans l’intelligence des choses qu’il procure, il implique une certaine discursivité, que ce soit sous le mode de ce parcours d’une extrémité de la terre à l’autre que fait Marie, ou encore sous celui de ce parcours qu’est son plaidoyer raisonné et structuré auprès du Père. La grâce de l’esprit apostolique était jusqu’ici une grâce d’intelligence spirituelle. Or tout autre est la parole qui surgit du « cœur » pour « presser » Dieu. Cette parole n’a d’autre logique que l’élan qui la produit et la porte. Tout l’être, touché dans sa vulnérabilité et mis à découvert dans son désir le plus vif, s’élance alors, telle une flèche, vers Dieu pour faire jaillir une parole qui est aussi bien Dieu que soi-même.

Le cœur pressait alors le Père éternel, nous dit Marie, « par une activité amoureuse plus vite que toute parole » (3, 9). Et pourtant, si alerte fût-elle, cette activité n’en était pas moins prégnante de toute la parole de Dieu. En effet, priant ainsi, Marie voit par une lumière plus claire que toute lumière (4, 2) la signification de ce passage de l’Écriture où le Christ est célébré dans sa seigneurie universelle (4, 4) ainsi que le témoignage qu’y rend l’Esprit au souverain Maître. Ce passage, c’est celui qui a trait au « grand jour » (4, 7), jour de Yahvé, jour de la parousie finale du Fils de l’homme, Agneau immolé, jour où le Christ ne fait plus qu’un avec ceux qu’il rassemble. C’est, de fait, le livre de l’Apocalypse que Marie voit s’ouvrir tout grand devant ses yeux, ainsi qu’elle le dira plus loin (4, 23), avec ses images puissantes qui célèbrent par-delà les tribulations du temps présent la victoire du Seigneur et Juge de toutes choses. Ce grand jour éblouit de ses feux Marie, tout comme le visionnaire de Patmos, l’embrasant d’un amour qui la consomme et attisant en elle cette tendance véhémente à ce que le Christ règne en tous, à l’exclusion des démons (4, 8-11).

« Amour » et « tendance » (ou encore, « pentes et inclinations »), ce sont là deux termes que nous avons déjà rencontrés, couplés, chez Marie (cf. 1, 6-9). Ce qui est à venir est déjà offert dans le moment présent, et c’est pourquoi, ancrée dans une certitude, l’âme se consomme en amour. Mais c’est précisément aussi parce que déjà offert et donné que cet avenir met en marche, soulevant tout l’être dans un mouvement qui en hâte le plein avènement. Ce n’est plus désormais l’Époux que Marie contemple, disions-nous plus haut, mais le Maître des nations. Peut-être serait-il plus juste de dire avec Marie que ce à quoi œuvre sa prière, forte de son droit auprès du Père, c’est que son Époux soit le Maître (4, 14), c’est-à-dire que l’union éminemment personnelle qu’il a nouée avec elle devienne celle qui rassemble tous les hommes en lui. Ainsi son union à la personne du Verbe Incarné, son Époux, se transforme-t-elle en union pour la construction du Christ total, Christus totus, comme le disait Augustin, c’est-à-dire le Christ lié indissolublement dans sa personne et sa gloire à l’Église qui est son propre corps.

La prière du cœur

C’est de l’intérieur – ou encore, de cet entre-deux – d’un amour qui consomme et d’une tendance qui met en mouvement que jaillit la prière qu’adresse Marie au Père éternel, avec une « hardiesse et une privauté » (3, 12) qui la confondent elle-même. C’est une prière passionnée. Le cri du cœur. Reproche que dans son impatience la créature ose adresser à son Dieu : « ô Père, que tardez-vous ? Il y a si longtemps que mon Bien-Aimé a répandu son sang ! » (3, 13-15). Mise en garde aussi que dans son intrépidité elle lance à Dieu, lui rappelant ses engagements : « Je postule pour les intérêts de mon Époux. Vous garderez votre parole, ô Père, car vous lui avez promis les nations » (3, 15-17). Derrière cette prière qui fait pression sur Dieu, il y a quelque chose de cette supplique qui, tout en fermant le grand livre de la Bible, en ouvre les pages à jamais. « Oui, mon retour est proche. Oh oui, viens Seigneur Jésus » (Ap 22, 20). Mais ce qui, là, est voix de l’Esprit et de l’Épouse au Christ devient, chez Marie, prière au Père en faveur des intérêts de l’Époux.

Cette prière qui postule se double d’une assurance incoercible qui, de fait, volatilise toutes les limitations humaines. La prière de Marie devient alors comme l’écho de la voix de cet Ange qui, en ouvrant le livre de vie, couvre de sa clameur la rumeur des peuples. Tout est possible, parce que tout est don de Dieu. « Je suis assez savante pour l’enseigner à toutes les nations ; donnez-moi une voix assez puissante pour être entendue des extrémités de la terre » (4, 15-18). L’intelligence des choses de la foi que Dieu donne est, de soi, capable d’ouvrir tous les cœurs. Et la parole qui envahit ne saurait être contenue, elle ne peut qu’éclater à la face du monde.

Telle est la prière de Marie, une prière qui, dans son jaillissement, défie toute logique humaine, précisément parce qu’elle fait entrer Marie dans la logique de Dieu. Elle est tout à la fois impuissance et puissance, ou plutôt, puissance dans son impuissance même. Elle ne peut être en effet qu’ardente imploration, car l’heure ne dépend pas de l’effort humain, mais du seul Père éternel. Mais c’est dans ce renoncement à soi-même qu’elle touche la force de Dieu en elle-même. « Nous attendons et nous hâtons l’avènement du jour de Dieu » écrit saint Pierre (2 P 3, 13). Attendre et hâter, ce sont là deux aspects constitutifs de notre condition chrétienne dans l’Église en marche vers le Royaume. Ce sont là aussi les deux dimensions d’une seule et même prière de Marie. Cette prière, qui ne peut être qu’attente, car tout vient du Père, est en même temps une prière qui hâte, car l’avènement du Royaume passe aussi par tout ce qu’est l’homme. C’est ainsi d’ailleurs que, par la puissance de l’Esprit, Marie entre dans le labeur du Christ en toute obéissance au dessein insondable du Père.

L’Écriture, parole transformante au cœur de l’homme

Mais ce n’est pas tout. Si l’Écriture et la vision du « grand jour » touchent le cœur pour le rendre tout amour et toute tendance dans une prière plus rapide que toute parole, c’est aussi cette même Écriture qui, dans l’activité amoureuse de Marie, devient devant Dieu prière puissante et efficace. Sa prière est « élans et soupirs » (4, 19). Mais, écrit-elle, en « produisant » ces élans et soupirs, ce sont précisément ces passages de l’Apocalypse qui parlent de la seigneurie du Christ sur les nations qu’elle « produit » (4, 20) auprès du Père éternel.

Seule la parole dans laquelle Dieu s’est engagé pour en faire parmi les hommes le mémorial de son indéfectible fidélité est celle par laquelle l’homme peut se rappeler à son souvenir pour fléchir son cœur. On pourrait penser ici à ce qu’écrivait Marie dans les toutes premières pages de sa relation : « Comme j’avais lu les Psaumes en français et que j’avais ouï dire que c’était l’Esprit de Dieu qui les avait dictés, il m’en venait des pensées et souvenirs dans les occurrences. Je m’en servais et croyais que tout ce qui était dit par l’Esprit de Dieu était véritable et infaillible, et que tout ce qui était défaudrait plutôt que ces paroles vinssent à me manquer. C’était ce qui me faisait dire que j’espérais en lui, et que par cette espérance il me donnerait tout ce que je lui demanderais, me confiant entièrement en sa parole, et que, partant, je ne serais point confuse en mon attente » (II, 167). L’Écriture relève déjà de ces « réalités dernières » vers lesquelles l’homme est tendu ; elle en est l’inscription tangible dans son histoire. C’est pourquoi elle est fondement de l’espérance.

Bien entendu, nous ne sommes plus ici au niveau de la seule réflexion ou méditation à partir de la parole de Dieu, mais bien à celui de ce qu’on pourrait appeler un discours spirituel. En cet instant, l’Esprit lui-même « produit » de l’intérieur les passages de l’Écriture, sans que l’âme ait à les chercher, c’est-à-dire, sans actes méthodiques de sa part. Il les fait prière, en « une démonstration spirituelle plus aiguë que des flèches de feu embrasées » (4, 21). De source d’intelligence de la foi, l’Écriture devient ainsi parole puissante et transformante au cœur du monde. Elle se révèle vie en se manifestant dans son caractère trinitaire : témoignage de l’Esprit en faveur du Christ auprès du Père.

Le double mouvement de la prière apostolique

Telle est la prière qu’éveille en Marie l’émanation de l’esprit apostolique dans l’état nouveau où elle se trouve dorénavant instaurée. Nous avons vu comment cette prière se développait en deux temps, le second constituant une reprise du premier au niveau du cœur. Dans son premier mouvement, cette prière est partie de la considération du vaste monde, domaine que le Christ s’est acquis et du combat qui s’y trouve engagé, pour monter ensuite vers le Père éternel en un plaidoyer tout aussi serré que vibrant (2, 16-20). Dans son second mouvement, c’est du cœur même de Marie et à vrai dire des Écritures que cette prière jaillit, se déployant à l’intérieur de la vie trinitaire, pour finalement redescendre sur terre et y poser à nouveau son regard : « puis, me considérant moi-même, je me trouvais en esprit parmi plusieurs troupes d’âmes qui ne connaissaient pas mon Époux et qui, par conséquent, ne lui rendaient pas leurs hommages. Je (les) lui rendais pour elles » (4, 25-27).

Que l’on en soit immédiatement conscient ou non, toute prière apostolique implique toujours ce double mouvement, celui qui part du monde pour aller à Dieu, celui aussi qui, pour avoir pris son point de départ en Dieu et s’être déployé en lui, se découvre présence agissante au cœur du monde avec les yeux et le cœur de Dieu. Affectée par le monde qu’elle rencontre, la prière porte toujours en elle-même, dans un premier moment, les souffrances, les contradictions, les aveuglements, les déchirements et les désespérances de ses frères, pour les mettre devant Dieu. Touchée par leur misère, elle est prière « avec eux ». C’est pourquoi elle a toujours sa part de trouble et d’inquiétude : « j’entrais en jalousie, je n’en pouvais plus, j’embrassais toutes ces pauvres âmes », écrit Marie (2, 22). Dans un deuxième mouvement, par contre, la prière puise en Dieu lui-même son assurance et sa certitude profondes, par-delà tous les doutes et toutes les opacités de ce monde. C’est ainsi qu’en référence à ses frères et à leurs besoins elle se transforme insensiblement en prière « pour eux ». L’hommage que tant d’âmes qui ne le connaissent pas ne peuvent rendre à son Époux, Marie, dans une grande paix d’esprit et de cœur, peut désormais le rendre en se substituant à eux : « je (les) lui rendais pour elles » (4, 28). Sa prière auprès du Père dans l’Esprit en faveur de son Époux est déjà ainsi mystérieusement accomplie et exaucée.

Tel un porche...

Dans le sang versé

Il faut lire attentivement la dernière phrase sur laquelle Marie conclut sa prière. Elle contient déjà – et sans que Marie soit encore en mesure de le soupçonner – les années à venir, et, à vrai dire, le sens même de sa vocation apostolique et missionnaire : « Je les embrassais, écrit Marie, et je les voulais concentrer dans le très précieux Sang de cet adorable Seigneur et Maître » (4, 29-30). Dans sa fidélité, Dieu ne se contredit jamais. Ce qu’il donne est toujours amorce secrète de ce à quoi il convie.

Jusqu’ici, la prière de Marie est une prière dans l’Esprit. Et cette prière est à la mesure de celui qui la meut puissamment. Elle fait éclater les limites de l’espace et du temps : Marie parcourt le vaste monde, en en surplombant les temps. Elle fait éclater aussi toutes les limites humaines : Marie se veut cette parole capable de retenir jusqu’aux extrémités de la terre. Elle est universelle. C’est ainsi qu’elle s’élève vers le Père éternel dans les intérêts de son Époux et dans le zèle de sa gloire.

Mais, ce faisant, Marie demeure encore extérieure à celui dont elle prend la cause à cœur. Si sa prière est pour le Christ, elle n’est pas encore en lui. Si elle couvre le vaste monde, elle ne sait pas encore combien c’est en s’insérant dans une terre et dans un peuple que le Christ s’est acquis l’humanité. Si elle surplombe dans la lumière du terme le cours des temps, elle n’éprouve pas encore jusqu’à quel point c’est en entrant à un point donné de ce cours que le Christ a ouvert l’histoire sur son achèvement. Si elle est puissante, elle ne connaît pas encore la fragilité et l’humilité de cette condition humaine que le Christ a voulu consacrer dans sa propre chair pour rassembler tous les hommes en lui. Insistante auprès du Père éternel, elle ne soupçonne pas jusqu’à quel point c’est dans la seule prière du Christ que s’exerce la justice divine. Or c’est là ce que pressent intuitivement Marie en cet instant, sans pouvoir sûrement en mesurer encore toute la portée. Elle qui embrassait tant d’âmes contre son sein pour les présenter au Père dans sa prière fervente il y a un moment, voilà que désormais, si elle les embrasse à nouveau, c’est, comme elle le dit, pour les concentrer dans le sang même du Christ (4, 29), ce sang très précieux dans lequel toute parole humaine s’épuise pour naître à nouveau à la vie. Il n’y a pas d’autre prière dans l’Esprit auprès du Père éternel que celle qui passe par la singularité même de la prière du Christ se consommant dans le sang versé.

Entrée progressive dans le labeur du Christ

C’est ainsi que, de l’intérieur même de l’état où la met l’émanation de l’esprit apostolique, s’annonce déjà l’entrée progressive de Marie dans le labeur salvifique du Christ. Tout au long des quatre années qui suivent et qui précèdent son départ pour le Canada, à mesure que se précise le projet de fondation d’un monastère outremer, la divine Majesté conduit Marie de l’Incarnation, par des « états » successifs, à un toujours plus grand dépouillement qui la configure au Christ Sauveur. Il lui sera d’abord donné de comprendre intérieurement que ce n’est qu’en demandant par le Cœur de Jésus qu’elle peut avoir accès au Père (II, 315). Même l’ardeur de cette prière, produite par l’Esprit et fondée sur le droit de son Époux, devra capituler devant la volonté de Dieu, jusqu’en ce que celui-ci demande, pour entrer dans un non-vouloir qui est remise totale de soi à ses dispositions insondables (II, 323). C’est alors que, dépouillée de tout vouloir propre, Marie se trouve laissée à ses seules forces, tout comme le Christ au moment de sa passion : « croix sans fin, abandon intérieur de la part de Dieu et des créatures », « vie cachée et inconnue », dans une « solitude affreuse d’esprit », ainsi qu’il lui est révélé au moment de s’embarquer pour le Canada en 1639 (II, 348-349). Tel sera son lot tout au long de ses premières années en terre canadienne, jusqu’en ce jour de l’Assomption 1647 où la Vierge, qui déjà avait porté en son cœur le secret de sa vocation missionnaire et l’avait confié à son Fils, lève le voile et la confirme définitivement dans son état (II, 418) : un « état de victime et pauvreté spirituelle et substantielle », ainsi qu’elle le dit par la suite (II, 452-461).

Être apôtre

Mon corps était au monastère, et mon esprit, lié à l’Esprit, hors de moi-même, ne désistait pas de ses courses, écrivait Marie de l’Incarnation à propos de l’état dans lequel la mettait l’émanation de l’esprit apostolique (2, 11 ; 3, 7 ; 5, 4). A cette étape de sa vocation apostolique, la tension, pour ne pas dire la division (Marie parle d’« abstraction »), entre le corps et l’esprit est telle qu’elle conduit à cet épuisement physique qui devient cause d’inquiétudes pour les supérieures. Au terme, par contre, l’esprit ne fait plus qu’un avec le corps, pourrait-on dire, enfoui dans une terre d’élection, la jeune Église de Nouvelle-France, soumis aux travaux et aux jours d’un monastère et de ses tâches apostoliques parmi les Indiens, caché à lui-même dans une pauvreté intérieure consentie.

Marie de l’Incarnation entre ainsi dans l’état victimal du Christ donnant librement sa vie pour le salut du monde. Cet état sera celui de ses quelque trente années en terre canadienne. Dès le point de départ, sa prière apostolique avait été une prière d’offrande au Père éternel, lui « présentant » tant d’âmes rachetées par le sang du Christ qui ne le reconnaissaient pas (2, 24), pour se transformer en prière de louange, rendant au Christ au nom de tous l’hommage qui lui est dû (4, 28). Sacrifice d’offrande qui est en même temps sacrifice de louange. Victime en toute pauvreté d’esprit avec le Christ, Marie de l’Incarnation, une fois au Canada, devient elle-même, dans son corps et jusque dans la quotidienneté des jours, offrande substantielle à la face du Père, exprimant tout à la fois le gémissement ineffable de l’Esprit au cœur du monde et la louange accomplie de tous à la gloire du Christ, Seigneur et Maître des nations. Devenue prière du Christ, sa vie devient à son tour prière substantielle. Et c’est ainsi que, du sein même d’une vie par ailleurs débordante d’activités multiples et exténuantes, tant à l’intérieur du monastère qu’en rapport avec la colonie naissante, Marie hâtait le jour où, ayant soumis tous ses ennemis, et finalement le dernier de tous, la mort, le Christ s’en remettra au Père « pour que Dieu soit tout en tous » (1 Co 15,28).

Conclusion

Une « traversée » qui « conduit » à l’Écriture

Que peut-on retirer de la lecture de ce texte extrait de la relation de sa vie que Marie de l’Incarnation fait à son fils ? Au point de départ de cette étude, nous disions que tout texte spirituel, lorsqu’il coule de source, « conduit » à l’Écriture, et redit mystérieusement toujours à nouveau ce que fut l’expérience de l’Église naissante, dont l’Écriture est l’expression authentique. Or, un texte spirituel « conduit » à l’Écriture, ajoutions-nous, dans la mesure où il est « traversé », lui et l’expérience spirituelle avec laquelle il met en contact.

Tout texte spirituel est tributaire d’une époque, d’une personne. Un texte spirituel n’a donc jamais la valeur universelle de l’Évangile ; il n’est jamais « hospitalier » envers tous, à la façon du texte scripturaire. Et pourtant, dans ses limites mêmes, il demeure témoin privilégié de l’Esprit à l’œuvre dans l’Église. En ce sens, il transcende sa propre époque. Or, ce travail de l’Esprit qui remémore les Écritures en les réaffirmant au présent de l’Église, ce n’est pas tant aux idées générales dégagées d’un texte qu’on le touche, mais bien plutôt au mouvement qui le sous-tend, lui et l’expérience spirituelle qu’il traduit. C’est à ce mouvement qu’on peut toucher la façon dont l’Esprit guide et instruit intérieurement, faisant découvrir, jusque dans la cohérence et l’exigence de l’acte de foi le plus simple, la personne du Christ qui s’y donne. Et, en retour, c’est dans ce mouvement où se dit effectivement et jusque dans l’épaisseur d’une vie croyante ce qu’est la croix et la résurrection que nous pouvons, non seulement nous familiariser avec les voies de l’Esprit, mais, dans la lettre même des Écritures, toucher la réalité spirituelle qui y est vivante.

Ce qui vaut d’un texte spirituel comme celui de la relation de Marie de l’Incarnation vaut a fortiori de tous ceux dans lesquels s’exprime le charisme fondateur dont vit une famille religieuse. Or, l’expérience le montre, il y a parfois, dans le désir de réexprimer son charisme propre à la lumière de l’Écriture, une façon de passer outre à celui-ci. On en arrive certes alors à une connaissance généreuse et foisonnante de l’Évangile, mais cette connaissance ne se révèle pas moins, en dernière instance, « abstraite » et « sans contours ». Il arrive aussi qu’en voulant masquer la pauvreté et le dépouillement apparents de ses origines en puisant largement aux Écritures, on se méprenne sur leur richesse véritable. Pour n’avoir pas « traversé » la grâce de notre propre charisme fondateur, pour n’avoir pas osé emprunter la « voie étroite » de nos propres textes spirituels, nous nous sommes fermés de fait à la réalité spirituelle des Écritures dans le regard neuf et précis qu’elle nous donne sur les besoins d’un monde que Dieu nous confie. Le charisme ne dit pas tout. Il indique une voie, une orientation. Mais parce que, œuvre de l’Esprit, cette voie est déjà passée par la croix, elle met en échec notre seul imaginaire pour faire entrer dans un « faire » avec le Christ qui seul ouvre au mystère de sa personne et, à travers elle, à la totalité des Écritures. Le texte de Marie de l’Incarnation que nous avons parcouru rend manifeste, croyons-nous, ce travail de l’Esprit au cœur de l’Église, qui, loin de distraire des Écritures, y donne accès. Mue par l’Esprit, Marie de l’Incarnation pouvait vivre de l’Écriture comme d’une parole qui, tout en l’instruisant, devenait, par la conversion fervente de tout son être, prière efficace au Père dans le Christ, hâtant ainsi le jour final où, dans le Christ, Dieu sera tout en tous.

Une expérience propre à toute vie chrétienne

Mais, pourrait-on dire, en quoi une expérience hors de l’ordinaire comme celle de Marie de l’Incarnation peut-elle être pour nous de quelque actualité ? A cela il faudrait répondre que, quelles que soient les apparences, cette expérience n’a rien d’extraordinaire. Elle reflète bien plutôt la structure même de toute vie chrétienne. Qui connaît quelque peu les Exercices Spirituels de saint Ignace de Loyola pourrait songer ici à ce qui nous y est dit de tout discernement et de toute élection dans la vie chrétienne. Toute élection, là où elle est volonté de Dieu sur moi, sera toujours, quelle qu’en soit la forme concrète, une suite du Christ pauvre et humilié. Mais à quoi peut-on discerner que telle est la voie dans laquelle Dieu veut bien me choisir à son service et à sa louange ? À la consolation spirituelle ressentie, nous dit Ignace. Or cette consolation est, poursuit Ignace, « véritable joie et allégresse spirituelle ».

Par trop spontanément, nous sommes portés à penser la consolation spirituelle en termes d’état psychologique. Or, pour Ignace, la joie et l’allégresse au cœur de la consolation spirituelle sont d’abord joie pour tant de joie et d’allégresse du Christ ressuscité qui, par-delà les souffrances du temps présent et la mort, remplit son office de consolateur. Cette joie est donc, déjà en nous-mêmes et dans notre présent, perception du terme de l’histoire et façon concrète d’être affecté par lui. Elle est, vécue dans la consolation ressentie, cette joie eschatologique dans laquelle tout trouve son accomplissement. C’est ainsi qu’elle devient source de toute certitude intérieure et que, dans sa lumière, chacun découvre et choisit ce chemin obscur d’humanité, patient et solitaire, où il sera à son tour mystérieusement convié à s’unir au mystère de mort du Christ pour hâter au cœur du monde son avènement définitif.

N’est-ce pas un même mouvement, une même exigence de notre constitution spirituelle, que traduit l’état de l’émanation de l’esprit apostolique chez Marie de l’Incarnation ? Dans la lumière du terme se précise la tâche à laquelle le Christ convie. Dans l’universalité même de la mission sur laquelle ouvre l’Esprit, se dessine la figure concrète du Christ qui unit à son labeur salvifique en configurant à son offrande au Père. Quelqu’unique qu’elle soit, l’expérience de Marie de l’Incarnation éclaire de la façon la plus vive ce principe de liberté spirituelle : c’est dans la puissance du Christ ressuscité que l’homme accepte de mourir à soi-même pour vivre avec tous en lui.

Y aurait-il lieu d’ajouter que, ce faisant, Marie de l’Incarnation rejoint dans la justesse de son intuition spirituelle le fondement même de la mission, telle que la missiologie moderne est appelée à la réexpliciter ? Nous le savons, l’effort missionnaire de l’Église a connu, pour de multiples raisons, une remise en question sérieuse au cours des dernières décennies. Les motivations coutumières du passé se sont avérées insuffisantes, dans leur caractère partiel, pour rendre compte de la situation nouvelle dans laquelle l’Église est appelée à exercer sa tâche missionnaire. Le but de la mission est-il de « sauver les âmes » ? La doctrine de Vatican II sur la volonté universelle de salut en Dieu, la liberté de conscience et la valeur relative des religions non chrétiennes nuancent la portée de cette affirmation. S’agit-il surtout de « planter l’Église », ainsi qu’on l’affirmait dans les années 1940, en appuyant davantage sur le caractère ecclésial de la mission ? Outre que cette implantation est déjà en partie chose accomplie dans les principales parties du globe, la doctrine de Vatican II sur l’Église comme sacrement de salut rappelle que l’institution ecclésiale n’est pas une fin en soi, mais bien plutôt de l’ordre du moyen de salut par rapport au dessein insondable de Dieu. Mesurant ainsi la limite de ces motivations, la théologie moderne de la mission a été conduite à renouer avec l’expérience de l’Église des premiers siècles et à redécouvrir précisément dans l’espérance eschatologique au cœur même de l’Église le moteur le plus profond de son inaliénable mission dans le monde et pour le monde. Or, nous l’avons vu, c’est précisément la vue du grand jour de l’accomplissement qui, dans la force de l’Esprit, met Marie de l’Incarnation en marche et en fait une des toutes premières religieuses missionnaires dans l’histoire de la mission.

Fécondation réciproque de la contemplation et de l’action

Mais, finalement, c’est peut-être sur le lien intime entre contemplation et action, union au Christ et apostolat, que Marie de l’Incarnation a le plus à nous apprendre à travers ce passage de sa relation. Puisque, de part et d’autre, dans l’intériorité de la prière comme dans l’extériorité de l’apostolat, il y va de réalités proprement spirituelles, ce lien ne peut être qu’en Dieu. C’est pourquoi il ne sera toujours saisi et vécu par nous en vérité qu’à partir de Dieu.

Concrètement, ce lien se trouve dans le mystère même du Christ Seigneur. S’il s’unit de la façon la plus intime et la plus personnelle à l’humanité dans son Incarnation, le Christ n’entre de fait dans sa gloire qu’en rassemblant dans sa propre humanité tous les hommes par la mort consentie et le sang versé. Ainsi le Christ de gloire est-il indissociable de l’Église qui est son corps. Tel qu’il nous rejoint un chacun personnellement, il est dans sa personne même communion réalisée et à réaliser. Or cette communion est l’œuvre de l’Esprit envoyé par le Père. C’est l’Esprit qui, en annonçant ce qui est à venir et en hâtant au cœur de l’humanité l’avènement définitif, réalise la promesse du Père à son Fils. C’est donc en Dieu lui-même, dans sa vie trinitaire, et plus précisément, dans l’envoi de l’Esprit que prend sa source première tout apostolat dans l’Église, même si, ainsi que Marie de l’Incarnation l’a éprouvé, cet engagement apostolique est appelé à prendre à son tour un chemin d’humanité à la suite du Christ mort et ressuscité et en union substantielle avec lui. Ainsi en était-il de la communauté primitive. L’attente imminente de l’avènement du Seigneur de gloire marquait déjà le moment présent comme temps de grâce, ouvrant tout à la fois à l’union la plus intime au Christ et à l’urgence d’une parole capable de résonner jusqu’aux extrémités de la terre.

Certes, Marie de l’Incarnation était moniale. Sa vocation apostolique et missionnaire se situe à l’intérieur de cette voie singulière par laquelle Dieu l’a conduite intérieurement jusqu’au degré d’union la plus intime. Mais, en cela même, le témoignage de Marie de l’Incarnation demeure des plus précieux pour tout religieux de vie active. Sa vocation apostolique ne venait pas en effet d’un trop-plein qui appellerait, dans un deuxième temps, à l’action et au partage. Elle était intérieure au mystère du Christ. Celui qu’elle connaissait comme Époux, elle le reconnaissait en même temps dans l’Esprit comme Maître des nations. Et du coup, la perte d’« intimité » avec son Époux dans sa prise en charge du monde devenait pour elle manière effective de s’unir au Christ, et à vrai dire, en ce qui lui était le plus éminemment personnel : le dépouillement de sa passion rédemptrice. L’action – à travers la prière désintéressée et les œuvres – devient alors la forme même de son union au Christ, là où il est dans sa personne même tous ceux qu’il rassemble.

Tout charisme de type apostolique a sa source dans une perception analogue du mystère chrétien, alors même qu’il exprime ce mystère dans les gestes les plus humbles de service. Dans une espérance dont seule rend compte la manifestation définitive du Christ, il est saisie immédiate que le Christ ne fait qu’un avec le pauvre et le démuni, physiquement et spirituellement, ainsi qu’en témoigne la parabole du jugement dernier en saint Matthieu. Il est ce geste qui, dans la dépossession de soi qu’il opère, est déjà communion au Christ total et annonce dans l’Esprit de ce qui est à venir. C’est pourquoi il est intérieur à toute conformité à la personne du Christ et, finalement, à toute entrée dans ce seul labeur éminemment fécond qui sauve le monde : la passion. L’apostolat devient ainsi école de prière, et à vrai dire, prière substantielle.

Certes, pour un chacun, il sera toujours difficile de vivre paisiblement le rapport entre contemplation et action dans une vie religieuse de type apostolique. Le plus souvent, une certaine tension sera ressentie entre ces deux dimensions d’une même fidélité. Mais cette difficulté pratique ne devrait pas conduire à l’impossibilité de penser le rapport, et surtout, de l’affirmer tel qu’il se donne de fait à nous à l’intérieur de la foi.

avenue Boileau 22
B-1040 BRUXELLES, Belgique

[1Ce passage se trouve dans la « Relation de 1654 » (ou seconde relation). Ce texte, dont nous reproduirons ci-dessous la partie que notre article commente, figure au tome II de Marie de l’Incarnation, Écrits spirituels et historiques, publiés par dom Claude Martin (son fils) et réédités par dom Claude Jamet, 4 vol., Paris, Desclée De Brouwer, 1929-1930. Il est aussi reproduit, légèrement abrégé, dans Marie de l’Incarnation, La relation autobiographique de 1654, Éditions de Solesmes, 1976, 90-92. Nous renverrons à la première de ces deux éditions en indiquant le tome et la page. Ici : II, 309-313.

[2Cf. Pierre Gervais, s.j. « Une femme conduite par l’Esprit : Marie de l’Incarnation », Vie consacrée 50 (1978), 131-150.

Mots-clés

Dans le même numéro