Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Les jeunes et les Instituts

Jean Dravet, s.j.

N°1981-4 Juillet 1981

| P. 220-231 |

L’auteur est maître des novices à Lyon. Sa situation le met en contact avec des jeunes qui vont faire une démarche décisive, dans la perspective de la foi, qu’il s’agisse du mariage ou de la vie religieuse. Ils ont habituellement entre 25 et 30 ans, viennent de milieux divers et ont des histoires extrêmement variées. Jean Dravet essaie de caractériser l’attente de ces jeunes dans un monde « sans modèles ». Il regarde leur attitude face à la vie affective et sexuelle, la foi, l’Église. Dans une deuxième partie, plus brève, il décrit comment s’articule la proposition d’un Institut religieux à cette attente des jeunes.
Exposé donné à la rencontre missionnaire de juillet 1979, à Chantilly, sur le thème de la vocation. Nous lui avons conservé son caractère oral. — Cet article ne prétend pas présenter une analyse exhaustive du monde des jeunes, mais seulement quelques traits plus caractéristiques auxquels nous avons à être attentifs.

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L’attente des jeunes

Comment caractériser l’attente des jeunes d’aujourd’hui ? Je vais dire quelques mots plus généraux avant de préciser cette attente face à trois dimensions particulières de l’existence.

On remarque que, face au monde où ils vont entrer comme adultes, les jeunes dans leur grande majorité ont éprouvé successivement un effet de séduction, puis de déception. Séduction, parce que le monde se présente avec quantité de possibilités et correspond donc, par ces possibilités, aux virtualités présentes en chaque jeune. Déception, parce que la mise en œuvre de ces possibilités se heurte aux paralysies que nous apercevons dans le monde d’aujourd’hui ; en particulier, les jeunes sont très sensibles au fait qu’on ne leur propose pas de modèle de société dans lequel ils puissent investir avec toute leur énergie, pas plus qu’on ne leur présente des modèles humains, comme nous en avions ne serait-ce qu’il y a vingt ans encore : on parlait alors de l’officier, du marin, du prêtre... Il y avait un certain nombre de figures, un peu idéalisées bien sûr, mais qui permettaient de se mettre en route et d’investir sa générosité. À l’heure actuelle, il n’y a plus guère de modèles qui permettent à des jeunes de dessiner quelque peu à l’avance la personnalité qu’ils souhaitent devenir.

En d’autres termes, tout est à inventer, aussi bien la société que le type d’hommes que requiert cette société et qui pourront y vivre. Et ceci est accentué par le fait suivant : la mutation de civilisation dans laquelle nous nous trouvons n’est pas une réalité dont on puisse parler au passé, peut-être même est-elle à peine commencée et le creux de la vague semble plutôt être devant que derrière nous. Ceci ne va pas sans conduire les jeunes les plus conscients, ceux qui ne sont pas immédiatement à la recherche d’une « planque », à regarder notre société avec une certaine angoisse : ceci peut être dynamisant ou, au contraire, paralysant.

À tous les plans, qu’il s’agisse de politique, d’économie, de vie relationnelle, l’affectivité joue un grand rôle dans la société d’aujourd’hui, la culture, le monde religieux. Dans tous ces domaines, les jeunes sentent que vraiment l’essentiel reste à faire, sans possibilité de s’appuyer sur quelque chose de satisfaisant. Alors, l’attitude des jeunes qui entendent ne pas entrer dans la vie à reculons sera d’être des artisans d’un monde nouveau. Qu’ils en aient ou non la conscience explicite, c’est bien ceci qui est le moteur de cette population dont nous parlons : être vraiment des artisans d’un monde nouveau à tous ces plans : politique, économique...

Face à cette attente des jeunes, les propositions qui leur seront soumises seront reconnues valables dans la mesure où elles leur permettront d’exercer leur créativité. Si un espace n’est pas offert à la liberté pour créer quelque chose, ces propositions ne seront pas accueillies. Car il ne s’agit pas d’une création à partir de rien. De tels essais existent certes : l’on voit des jeunes, individuellement ou en groupe, faire table rase de ce qui s’est fait auparavant et tenter de créer un nouveau type de culture, de vie relationnelle, de rapport à l’économique et au politique. Il semble bien que ces tentatives soient vouées à l’échec, car elles sont toujours limitées dans un monde qui, lui, s’ouvre de plus en plus à un espace planétaire. Ces tentatives malheureuses conduisent alors bien souvent les jeunes à se tourner vers des anciens capables de leur faire une proposition qui leur permette d’exercer cette créativité. Il n’y a pas de leur part de rejet définitif et absolu des propositions de ceux qui ont déjà vécu quelque chose avant eux. Mais ce que nous remarquons, c’est que sont retenues les propositions qui présentent davantage un courant vital dans lequel entrer plutôt qu’une construction toute faite. C’est le dynamisme de la proposition, même mal formulée, beaucoup plus que la logique parfaite de la doctrine ou du projet présenté qui va intéresser le jeune.

Par ailleurs, ce qui les interpellera surtout, c’est le projet qui les mettra immédiatement à contribution, celui qui ne leur dira pas : dans quinze ans, dans vingt ans, si vous suivez nos conseils, vous ferez quelque chose d’intéressant ; celui qui sera une demande immédiate d’apporter leur contribution, moyennant toutefois un point qui me paraît très important : que soient fournis des critères d’appréciation et des possibilités de discernement pour déterminer les enjeux véritables et les moyens à mettre en œuvre pour faire du neuf, pour inventer ce monde. Vous avez là une requête très forte de la part des jeunes : un courant vital et des critères d’appréciation pour enfin savoir, dans cette mouvance générale, à quoi se fier pour jeter son énergie dans la bagarre.

Analysons maintenant trois dimensions des personnes en cause et leurs attitudes face aux questions qu’elles leur posent.

La vie affective et sexuelle

On a beaucoup parlé de libération des mœurs. Ce n’est pas un fait jeune, d’ailleurs, mais on la met souvent au compte des jeunes. On parle de la fin de la répression sexuelle, ce qui est faux : il y a toujours une répression sexuelle. On a parlé de l’instabilité des couples, de la conception pessimiste du mariage et de l’amour chez les jeunes, etc. Ceci, on en parle beaucoup et l’on s’en inquiète grandement, on se demande où cela va conduire, quelle destruction de l’homme est ici en cours, quelle corruption se répand, etc. Ce que l’on constate moins volontiers - et pourtant c’est un fait qui frappe de plus en plus dès qu’on est en contact avec le monde de ces jeunes-, c’est que se constitue, d’une façon tâtonnante mais réelle, une nouvelle éthique en matière d’affectivité et de sexualité. Et j’insiste sur le mot éthique, à savoir une manière de vivre qui comporte ses valeurs reconnues et ses droits urgés par un milieu. Cette éthique est souvent vécue et exprimée à travers des comportements qui nous paraissent en rupture avec les mœurs précédentes. Au plan des manières d’agir, on a le sentiment qu’il y a des choses « qui ne vont pas », par rapport du moins à un regard inspiré par la morale bourgeoise. En réalité, en ce domaine de la vie affective et sexuelle, les jeunes ne font pas n’importe quoi : ils ont des exigences de sincérité, de fidélité, de respect, qui sont de très grande valeur. Et les jeunes se reconnaissant entre eux à travers ces exigences-là. C’est une première constatation.

Une seconde, c’est qu’en matière de vie du couple (ne parlons pas tout de suite de mariage) une conviction très forte anime beaucoup de jeunes : ils ont vraiment quelque chose à inventer. Là non plus, il n’y a pas de modèle. Cela ne veut pas dire qu’ils vont automatiquement rejeter la manière de vivre de leurs parents. Mais ils savent très bien qu’ils n’auront ni les mêmes étais, ni les mêmes pressions pour vivre une vie de couple à la manière de leurs parents : en ce domaine aussi, il y a réellement quelque chose à inventer. Cela, chez un certain nombre, c’est une attitude positive, dynamique, optimiste face à la vie de couple. C’est tout autre chose que les nouvelles fracassantes sur le pessimisme, la déliquescence, etc. que répandent toutes sortes de magazines et d’émissions. De mon petit observatoire, j’ai la possibilité d’observer quelque chose de très positif : lorsque je prépare, par exemple, un certain nombre de couples au mariage, cela ne se fait pas à la sauvette, en une ou deux rencontres. Cette préparation s’étend sur six, huit, dix mois, une année scolaire complète. Depuis que je suis maître des novices, je rencontre chaque année deux, trois, quatre couples qui se préparent ainsi au mariage. C’est une longue démarche où le jeune et sa fiancée viennent moins demander qu’on leur dise ce que l’on sait que chercher une aide pour expliciter ce qu’ils portent en eux. Ils souhaitent bénéficier d’une certaine maïeutique (si l’on peut dire) pour que cette très grande richesse qui est en eux puisse trouver à s’exprimer. Ceci se réalise au long des semaines et des mois, d’une manière très satisfaisante pour ces jeunes. Un des moments cruciaux, c’est celui où on les invite à préparer eux-mêmes le cérémonial du mariage, sans leur avoir mis sous les yeux les textes officiels de l’Église (qui sont excellents d’ailleurs). Lorsqu’on les invite à mettre par écrit ce qu’ils ont l’intention de faire et de dire, nous constatons qu’à travers les présentations, les dialogues, les prières qu’ils rédigent eux-mêmes, apparaît une conception extrêmement positive de l’amour. Et cependant ils n’ignorent pas ce qu’il y a d’aberrant autour d’eux ; s’étant souvent quelque peu heurtés à des difficultés personnelles graves, ils ne parlent pas uniquement en raison de leur énergie, de leur optimisme naturel. Le plus souvent, on remarque une très grande parenté entre ce qu’eux-mêmes ont rédigé et les textes que propose l’Église. Voilà une constatation qui me paraît très importante.

Dans ce domaine, nous assistons à un phénomène nouveau, qui traduit de façon plus radicale encore le mouvement que j’essaie de décrire. Depuis peu de temps, des couples de fiancés nous demandent de faire des retraites d’élection, comme le souhaite celui qui projette d’entrer dans la vie religieuse. Que veulent ces jeunes, ces fiancés par cette démarche ? Ils savent que cela existe pour leurs copains qui songent à entrer dans la vie religieuse ou essaient de choisir leur état de vie. Mais eux, qu’est-ce qu’ils cherchent ? Ce n’est pas que l’on contrôle à la faveur de cette retraite d’élection le bon choix du partenaire – il est déjà choisi –, mais de pouvoir accueillir le mariage comme un don de Dieu et une consécration de leur couple, pour être ensuite au service de l’Église comme couple, avec un ministère qui sera à recevoir en temps opportun. Voilà des jeunes attirés par un appel très puissant de l’Esprit et qui, moins encore que ceux qui pensent à la vie religieuse, n’ont pas de modèle devant eux : un ministère de couple, une consécration de couple. En tout cas, ils vivent leur démarche d’entrée en mariage sous cette forme-là, avec autant de radicalisme que d’autres jeunes accomplissent la démarche d’entrée dans la vie religieuse. On peut dire qu’on y découvre un niveau de foi comparable, une volonté qui est vraiment du même type de suivre Jésus-Christ tel que le propose la deuxième semaine des Exercices, un Jésus pauvre, humilié, humble. Cette parenté profonde entre la démarche d’entrée en vie religieuse et la démarche de ces fiancés retentit de façon très positive sur les candidats à la vie religieuse eux-mêmes : ils découvrent par là que, pour eux aussi, il y aura vraiment quelque chose à inventer. Yves Raguin avait intitulé sa brochure Célibat pour notre temps [1]. Eh bien, dans ce domaine, ceux qui entrent en vie religieuse savent très bien qu’ils vivront leur affectivité et leur sexualité d’une manière qui, pour l’instant, ne peut pas vraiment être exprimée. Il y aura une évolution, il y aura une invention à faire.

La foi

Voyons maintenant l’attitude de cette population de jeunes par rapport à la foi. Ce sont des choses très connues, mais il est peut-être bon de les rappeler au moment où l’on entreprend de rapporter l’attente des jeunes et les propositions d’un Institut.

Les jeunes se situent face à la foi et non pas face à une religion. Ils sont chrétiens. C’est un terme qu’on n’employait pas tellement il y a seulement vingt ans. Ils sont croyants, une expression qui n’était guère utilisée autrefois, sinon par quelques prophètes. Alors, ce qui compte pour les jeunes, c’est que leur soit donnée la possibilité de partager la foi, c’est-à-dire de partager aussi les doutes, et non pas de vivre la sécurité de quelque chose qui est seulement reçu d’en haut.

Autre trait : la foi, c’est une découverte ; la foi, on l’accueille, mais dans une attitude de recherche. Ce qui admet beaucoup de tâtonnements et pas mal de délais. La foi ne va pas se traduire nécessairement, tout de suite, par des comportements précis, catalogables, par exemple selon les commandements de l’Église.

Autre trait encore : la foi se célèbre. D’où le phénomène actuel de l’importance des lieux où la foi se célèbre, ce qui attire beaucoup le monde des jeunes. D’une certaine façon, pour l’heure, la célébration prend le pas sur la proclamation. C’est la louange, c’est la méditation, c’est une certaine forme d’expression libre à l’intérieur de la célébration. Et les lieux qui permettent cela sont plus fréquentés que ceux où est déversée une doctrine intangible.

Dernier trait que je retiendrai : l’attitude des jeunes se caractérise aussi par la recherche de points de communion avec les autres croyances plus que par l’esprit de conquête. Ceci est une constatation courante. A travers elle, ce que l’on découvre chez les jeunes, c’est de nouveau une attitude dynamique, ouverte sur l’avenir, inventive. Il en existe certes qui cherchent la sécurité d’une doctrine parfaitement exprimée et les lieux où la foi est traitée plus comme un dépôt que comme un germe qui grandit. Mais ces jeunes-là, nous ne les voyons pas tellement dans la population que nous fréquentons, celle qui vient à nous. Aussi n’en ai-je parlé que pour dire qu’effectivement ils existent, mais ne se situent pas dans le courant que je viens de décrire ici. Du côté des candidats, cela se traduit par le fait que l’entrée en vie religieuse est vraiment et essentiellement une démarche de foi. On ne pouvait pas le dire de la même façon autrefois. C’est une démarche de foi vécue dans une conversion du cœur pour l’accueillir. Ceci est vrai même chez ceux qui, apparemment, n’ont pas vécu de rupture, n’ont pas connu une étape un peu catalogable d’incroyance ou d’abandon de la pratique ; leur entrée en vie religieuse est toujours le résultat d’une démarche de foi, d’une véritable conversion à Jésus-Christ. Et j’ai remarqué ceci : chez les jeunes dont nous parlons, ce qui leur plaît dans la figure de Jean-Paul II, ce n’est pas d’abord la clarté ou le côté novateur de sa doctrine ni les dispositions disciplinaires qu’on lui prête l’intention de prendre (je ne vous étonnerai pas en le disant). Il reste que cette figure est attachante et qu’elle peut mettre en route pas mal de gens en raison du dynamisme qui l’habite et du fait que cette chaleur, ce courage, cet enthousiasme sont compris comme devant un jour porter des fruits qui seront des fruits de foi pour l’ensemble du peuple chrétien. Devant certaines raideurs doctrinales apparentes de Jean-Paul II, il n’y a pas une peur semblable à celle que l’on pouvait avoir devant tel ou tel pontife précédent, mais une espèce de confiance : on le sent ouvert au dynamisme de l’Esprit et prêt à courir des risques.

L’Église

Venons-en à la situation de ces jeunes par rapport à l’Église. Vous savez fort bien que, pour eux, l’Église n’est pas du tout ce lieu dont on proclame qu’on lui appartient quand elle est regardée d’abord comme une société avec sa hiérarchie, son organisation, son implantation paroissiale, ses mouvements de militants, son corps de doctrine. Ce n’est pas cela qui correspond à l’attente des jeunes. Ce qui les intéresse, c’est de former une communauté de croyants, c’est cela l’Église pour eux. Non pas d’entrer, mais de former, de constituer eux-mêmes un lieu de partage de la foi, où certaines formes de vie vont progressivement se mettre en place. Leur type d’appartenance à l’Église, ce ne sera donc pas la paroisse avec le culte et la pratique, ce ne sera plus le groupe d’Action catholique, le cercle d’études, ce sera essentiellement la communauté (souvent petite, mais pas nécessairement), qui prend des formes très diverses : le groupe de prière, la communauté de vie à l’année (on se met ensemble pour une année), le groupe caritatif, mais avec partage de convictions et de prière, le groupe de recherche, etc.

On remarque quelques constantes dans ces petites communautés. Une place importante y est donnée à la prière. D’où la déception des jeunes lorsqu’ils ont à faire à des groupes animés par des activités où la prière n’est pas le pôle presque principal : grande déception, et on en rencontre constamment des cas. Quand on parle de prière, il s’agit également du rapport à la Parole de Dieu. Les jeunes en ont par-dessus la tête de ces analyses indéfinies pour savoir si Jésus-Christ est là ou s’il n’est pas là, etc. Ils souhaitent se laisser interroger par Dieu à partir de sa Parole et n’être pas toujours à ergoter (comme ceci tend à perdurer dans certaines formes).

Autre constante : l’intérêt porté aux grandes causes du monde d’aujourd’hui, non seulement le Tiers Monde, mais aussi le Quart Monde, tout ce qui est un peu mondialiste, et puis, bien sûr, les mouvements récents comme l’écologie, avec toute la valeur spirituelle qui est sous-jacente à cette option de nature plus politique. Donc une communauté à construire, une communauté où, progressivement, la prière et le partage de la foi sont devenus le pôle essentiel. Et si l’on avait demandé trop rapidement à ces jeunes : « mais pourquoi vous constituer en communauté ? », on aurait vraiment tué quelque chose. La confiance faite au dynamisme qui habitait ce groupe lui a permis de se réaliser vraiment en communauté de foi, c’est-à-dire en cellule d’Église ; à partir de là, rencontrer d’autres communautés, d’autres cellules d’Église devient tout à fait possible.

Voilà quelques notations concernant cette attente des jeunes en général ; peut-être, en les présentant, ai-je passablement tiré la couverture à moi. J’ai essayé d’illustrer mon hypothèse de départ, à savoir que les jeunes sont intéressés lorsqu’on leur propose quelque chose où ils puissent exercer leur créativité. Peut-être ces réflexions ont-elles suscité quelque inquiétude chez l’un ou l’autre, qui penserait que les formateurs vont en être conduits à trop de dépendance envers cette demande de la part des jeunes, que notre pédagogie va finalement être un peu une démagogie : en écoutant ce que les jeunes demandent, nous allons nous mettre à leur remorque. Nous essayerons de nous laver de ce soupçon. Mais je crois que l’on peut déjà dire qu’une pédagogie comme la pédagogie ignatienne colle bien à ce type d’attente.

La proposition de l’Institut

Abordons cette deuxième partie, qui sera plus courte : la rencontre entre l’attente des jeunes et la proposition de l’Institut. Je ne le fais pas à propos de la rencontre entre l’attente des jeunes et la proposition de l’Église. Pourquoi ? Parce que, bien que je participe à un certain nombre de lieux de pastorale des vocations sur la région Rhône-Alpes, je trouve très difficile de pouvoir cerner de façon formulable la proposition de l’Église. On a entendu, il y a quelques années, la fameuse phrase du Cardinal Marty : « J’embauche ». C’était une manière d’inviter les jeunes à se proposer pour le ministère. On ne peut pas dire que cette parole ait eu un grand effet, ni auprès des jeunes, ni auprès de pas mal de prêtres qui sont dans la pastorale des vocations. Même chez des prêtres diocésains qui sont heureux et souhaitent qu’il y ait des jeunes qui s’engagent dans la pastorale diocésaine, il y a une grande hésitation à dire ce qu’on peut leur proposer. Je pense tout simplement à un groupe d’une douzaine de garçons qui cheminait, comme l’on dit aujourd’hui, avec un évêque auxiliaire et plusieurs prêtres en vue de se préparer à entrer un jour au séminaire. Ce groupe s’est dissous, après un certain temps, parce que la plus grande confusion y régnait, malgré la présence de personnes de grande valeur. Les jeunes qui entrent au séminaire font, me semble-t-il, un acte de foi beaucoup plus méritoire que ceux qui se présentent dans un Institut religieux, car la proposition qui leur est faite pour l’heure n’est pas tellement précise et on leur demande d’accepter l’inconnu d’un devenir du ministère presbytéral qui réclame vraiment une énergie formidable, un goût du risque assez exceptionnel.

Spiritualité, vie communautaire, présence au monde

Pour aller à l’essentiel, j’exprimerais volontiers l’attente des jeunes face à la vie religieuse avec cette triple ligne d’insistance : que demandent des jeunes à un Institut ? Ils demandent une spiritualité forte, une vie communautaire intense et une présence au monde renouvelée. Spiritualité forte veut dire ici : avoir les moyens de suivre le Christ comme cœur de la vocation. C’est une aventure spirituelle. Vie communautaire intense, c’est un trait reconnu par tout le monde comme caractéristique ; admettons que ce désir ait ses composantes d’idéologie, de rêve, car on n’a pas grand-chose dans le monde d’aujourd’hui qui puisse faire vraiment rêver. Que la vie communautaire soit ce support-là au départ, pourquoi pas ? Présence au monde renouvelée, c’est-à-dire qui soit attentive en particulier aux plus pauvres. Alors, sera reconnu des jeunes tout Institut qui proposera quelque chose qui puisse satisfaire cette attente.

La première remarque est celle-ci : il n’y a chez les jeunes qui s’adressent ainsi à un Institut aucune peur d’être récupérés si la proposition qui leur est faite est ferme et claire. A ce moment-là les jeunes sont prêts à laisser leur demande s’élargir, s’approfondir, se transformer. Car au début leur demande est peu explicite ou elle s’appuie sur des ébauches de réalisation qui n’ont été que provisoires. Dans leur propre existence il y a une capacité de se laisser interroger par ce que propose l’Institut.

Une autre remarque, c’est que, dès lors, il n’y a pas excès de questions inquiètes ni de réticences, lorsque la proposition de l’Institut est assortie d’une pédagogie qui va précisément prendre en compte ces attentes, en particulier cette ouverture sur la créativité. Et l’Institut a bien raison d’agir de la sorte, parce que les jeunes qui viennent à lui sont déjà porteurs du charisme de cet Institut et aptes à en renouveler la vitalité.

Troisième remarque préalable : pour les jeunes, se mettre à l’école d’une spiritualité ne signifie pas renoncer à l’attente dont ils sont porteurs, mais, au contraire, permettre à cette attente d’aller jusqu’au bout de son dynamisme. Ceci se vérifie très régulièrement.

Derrière ces premières constatations se profile quand même une question que nous ne pouvons pas éluder : quelle est la vraie nature de l’attente des jeunes ? Que mettons-nous sous cette expression : attente des jeunes ? Il y a effectivement des dénominateurs communs par lesquels on peut décrire les lignes de force qui habitent l’aspiration des jeunes à la vie religieuse. Je viens de le faire à l’instant ; généralement, ces dénominateurs communs ne sont pas contestés. Mais, plus profondément, nous nous trouvons, aujourd’hui comme hier, devant une attente qui est d’abord faite des désirs de chacun. Pour s’exprimer, les désirs que chacun porte en soi doivent nécessairement s’énoncer avec les mots et selon les modes d’aujourd’hui, mais ils renvoient aux images originelles à travers lesquelles le jeune a rêvé la réussite de son existence. Je crois que nous nous tromperions grandement si nous n’avions pas présent à l’esprit le fait suivant : derrière toutes ces attentes exprimées comme nous venons de le faire, il y a initialement, chez chacun, le désir de réussir son existence. Les images qui sont porteuses de ce désir connaissent une transformation au cours de cette période, depuis la première prise de conscience de l’appel jusqu’au moment qui précède la décision, mais ces images restent jusqu’au bout dépendantes du besoin qu’a tout individu de s’investir dans un projet qui corresponde à son rêve de réussite. Tenons cela bien présent. Cette question étant soulignée, venons-en maintenant à la proposition de l’Institut découverte à travers la pédagogie d’entrée dans la vie religieuse.

Articulation de l’attente et de la proposition de l’Institut

L’objectif des formateurs ne va pas consister à substituer progressivement le projet propre à l’Institut à l’attente des jeunes, comme s’il s’agissait de faire des futurs religieux les serviteurs d’une finalité qui leur serait extérieure. Si les jeunes ont choisi cette forme de vie religieuse, c’est parce qu’ils ont senti une parenté entre eux-mêmes et les membres de cette Congrégation. Comme la perception de cette parenté laisse souvent une grande marge de flou, d’imprécision, il y aura lieu, progressivement, d’aider à la clarification du désir qui informe tout cela. Donc rejoindre le plus profond de leur désir. Voilà ce que la formation initiale aidera le jeune à faire. Ceci, nous le vivons par exemple dans la Compagnie à travers tout le processus de purification des représentations et du désir qui se réalise à la faveur des étapes de la candidature et de la formation initiale. Remarquons, entre autres, que la retraite d’élection, l’entrée au noviciat avec la période de désert qui est le cœur du premier trimestre, puis la période où le novice doit choisir lui-même l’expériment qu’il aura à vivre, ces étapes-là permettent au jeune de vérifier progressivement que son désir et la proposition de la Congrégation se rejoignent très fort et d’apporter déjà à celle-ci la vitalité de ce que le Seigneur lui a donné. Il y a échange entre l’Institut et le jeune dès le début de la vie religieuse. J’en donne pour exemple ce que nous appelons l’expériment de quatre mois qui se situe au début de la seconde année du noviciat. Pendant un petit mois, les novices sont invités à préparer cette étape où ils vont eux-mêmes décider de la nature spirituelle de leur expériment : que vont-ils mettre à l’épreuve ? que veulent-ils vérifier ? Deuxième décision à prendre : le lieu où cela va se faire. L’intervention du maître des novices et du socius n’est là que pour sanctionner, positivement ou négativement, ce qui a été décidé, puis en faciliter la mise en œuvre. Eh bien, quand on propose ceci à un novice : « tu as quatre mois devant toi pour faire un expériment et faire progresser à sa faveur la probation du noviciat », vous imaginez sans peine que le novice va nécessairement voir resurgir en lui un certain nombre des attentes dont nous avons parlé, ses désirs et souvent, beaucoup plus profondément, les aspirations initiales dans lesquelles il a quelque peu rêvé la réussite de sa vie. Il va y avoir, chez le novice, toute une ressaisie de ce qui l’habite depuis fort longtemps et a déjà été purifié par les démarches préalables à l’entrée, puis par le début du noviciat. Maintenant qu’on leur dit : « à vous de jouer », tout ceci va reprendre vigueur. A la faveur de ces trois semaines de discernement de l’expériment à choisir, le novice va se trouver confronté, heure après heure, si l’on peut dire, d’une part au désir qui l’habite et aux représentations dans lesquelles il se saisit et d’autre part à ce que propose, par exemple, la Compagnie pour cette période-là. La constatation que nous faisons chaque année, c’est que, dès ce moment, se réunissent et convergent les propositions de l’Institut et les aspirations ainsi renouvelées des jeunes au seuil de leur seconde année. Voici un exemple qui montre comment s’articulent l’attente des jeunes et la proposition de l’Institut.

Je termine en disant que la pédagogie à mettre en œuvre pour l’éveil et l’aboutissement des vocations me paraît devoir se caractériser par une attitude de disponibilité réciproque. Car il s’agit pour les uns de se mettre à l’école de l’Institut et de ce qu’il peut offrir, mais il s’agit pour les autres, à savoir les formateurs et le corps entier de la Congrégation qui accueille ces jeunes, d’être attentifs aux appels de l’Esprit exprimés dès maintenant par ceux qui viennent à eux. Si cette disponibilité réciproque est vraiment vivante, je crois que s’ouvre pour nous un avenir positif et, par là même, une possibilité de vie religieuse recréée, réinventée pour notre temps.

40 rue de l’Abbé-Boisard
F-69007 LYON, France

[1Y. Raguin, s.j., Célibat pour notre temps. Supplément au n° 151 de Vie chrétienne, Paris, 1972 (cf. Vie consacrée, 1973, 94).

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