Prier dans la détresse
Expérience de prière en captivité au Chili
Sheila Cassidy
N°1980-6 • Novembre 1980
| P. 336-347 |
Née en 1937 dans le Lincolnshire (Angleterre), le docteur Sheila Cassidy a vécu au Chili, dans les bidonvilles de Santiago, de 1971 à 1975. Le fait d’avoir soigné un opposant au régime qui avait été blessé lui valut, en 1975, d’être arrêtée et torturée par la police secrète. Après huit semaines de détention (dont trois au secret), elle fut expulsée et regagna l’Angleterre. Depuis lors, elle s’est inlassablement dépensée à aider, par la parole et par la plume, ceux qui, au Chili et ailleurs dans le monde, souffrent ce qu’elle-même avait éprouvé. En 1978, elle est entrée dans un monastère bénédictin d’Angleterre. L’essai qu’on va lire décrit et analyse l’expérience personnelle de prière qu’elle fit durant sa captivité.
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S’abandonner [1]
Père,
en tes mains je m’abandonne...
Que signifie : je m’abandonne à Dieu ?
Qu’éprouve celui qui s’abandonne ?
S’agit-il de se laisser couler au creux de la vague divine,
d’entrer dans le calme de la vie,
d’interdire toute entrée à l’angoisse,
à la peur,
au sentiment d’inutilité ?
Ou d’attendre de Dieu qu’il me réchauffe,
me rassure,
me protège,
me garantisse de tout dommage ?
Est-ce là s’abandonner à Dieu ?
S’abandonner, cela n’a rien à voir avec une chaleur
comme celle dont nous enveloppe le sein maternel,
l’accueil de bras tendus,
le contact de cœurs étroitement rapprochés.
L’enfant n’est capable de rien faire,
les choses viennent à sa rencontre.
A l’adulte cela n’arrive point,
il lui faut agir lui-même.
S’abandonner, cela ne se fait
qu’avec Jésus-Christ
et par sa force en pleine maturité.
Cela ne consiste pas simplement à se laisser attirer,
mai à se détacher et à se livrer.
Cela veut dire trancher tous les liens par lesquels
nous manœuvrons,
nous contrôlons,
et nous gouvernons
nos forces vitales.
S’abandonner, c’est
ne rien réserver,
ne rien mettre à l’abri, en sûreté,
ne compter sur rien.
S’abandonner, c’est tout accueillir,
comme on accepte un cadeau,
les mains et le cœur ouverts.
S’abandonner à Dieu,
c’est le sommet
de la vie de tout homme.
Alors il ne reste plus rien à faire.
Plus à se chercher une place.
La mort a passé.
En décembre 1971, je quittai mon poste de chirurgien à la section des urgences de l’Hôpital royal de Leicester et gagnai le Chili à bord d’un navire marchand. Je n’y allais pas comme missionnaire, et je ne m’intéressais pas au gouvernement marxiste qui venait d’arriver au pouvoir ; épuisée par les longues heures passées à ma tâche dans un service national de santé, je me promettais une existence plus agréable au Chili.
C’est une expérience toute différente que me procura cette période de quatre années au Chili : une période de grande solitude et, plus tard, d’admirables amitiés, un temps d’inaction suivi d’une surcharge affolante de travail et finalement une phase où j’aurais presque sacrifié ma vie pour trouver simplement une paix et une joie dont je n’imaginais même pas en rêve la possibilité.
En novembre 1975, un révolutionnaire blessé, qui tentait d’échapper à la police secrète, recourut à moi pour se faire soigner : cela me valut arrestation et torture. Je passai en détention huit semaines, dont trois au secret, et durant ce temps je me crus souvent tout près de la mort.
Cette période de souffrance, d’isolement et d’extrême angoisse fut pour moi un moment d’expérience religieuse profonde qui, je crois, continue d’exercer son influence sur toute mon attitude. Alors que, de moi-même, je n’aurais jamais affronté de telles souffrances, je considère maintenant comme un privilège d’avoir eu part aux tourments des peuples opprimés dans le monde et ainsi, d’une façon mystérieuse, à la Passion du Christ qui se prolonge.
I
De toutes ces semaines de souffrances et de peur se détache d’abord le souvenir du début : un instant de désarroi total, quand, à Santiago, je me trouvai dans une voiture de la police.
Lors de la première séance de torture, je tâchai de mettre à l’abri des poursuites les prêtres et les Sœurs qui avaient aidé des révolutionnaires ; à cette fin je livrai une série de faux noms et de fausses adresses comme désignant mes complices présumés. L’histoire que je racontai fut si convaincante que l’on m’emmena pour des recherches sur place, et les policiers perdirent pas mal d’heures à tourner autour de l’endroit auquel je les conduisis et à y perquisitionner. Quand ils se rendirent compte que je les avais trompés, ils entrèrent en fureur et l’un de mes gardiens me dit : « Il aurait été plus simple de te tuer tout de suite. »
Du coup la mort se présenta à mes yeux, et pour la première fois de ma vie je mis sérieusement en question ma foi en Dieu. J’avais toujours gardé une foi très profonde et simple, et même durant mes études je n’avais jamais passé par ces doutes intellectuels que connaissent beaucoup de jeunes gens. Dans les semaines qui précédèrent mon arrestation j’avais mené une existence de dévouement profondément chrétien, dans la prière et l’engagement effectif. Et j’en étais venue à dire sur un ton plutôt blasé : « Mourir ne me fait rien ! » Et voilà que tout d’un coup je me demandais si tout cela n’était peut-être pas une fable et s’il existait réellement un Dieu. Pourtant, après quelques instants, je sus qu’ en fait j’avais la foi ; mais c’était une certitude accompagnée de très peu de résonance émotive, une reconnaissance dans l’esprit, qui ne m’apportait aucune espèce de chaud réconfort chrétien.
Au moment où je subissais la torture, l’expérience de Dieu était bien du même genre. Liée nue sur un lit, les yeux bandés, sans aucun secours extérieur et livrée à une douleur violente, je sentais que je souffrais la Passion du Christ d’une façon étrangement présente, nullement en spectatrice, mais comme y participant. Je n’eus jamais le sentiment d’être abandonnée par Dieu ; mais jamais non plus celui d’un réconfort particulier venant de sa présence. Durant ce temps je savais simplement qu’il était là, près de moi.
Lorsqu’on est soumis à une douleur très vive et à l’angoisse, il est extrêmement difficile de prier d’une manière cohérente. Il ne m’était possible que d’élever mon esprit vers Dieu à travers les tourments et de demander la force de tenir. Je pense que ma situation, si particulièrement qu’elle fût, est comparable à l’expérience de beaucoup de gens qui sont sans secours et livrés à la douleur : pas de place pour de longs discours, mais seulement pour essayer en tâtonnant de saisir la main de Dieu.
C’est seulement quelques jours plus tard que je compris la signification de cette expérience. Je fus transférée dans une autre prison ; dans ma cellule je trouvai un exemplaire tout usé de la Bible. J’ouvris le volume au hasard, à une page illustrée d’un dessin. Celui-ci représentait un homme tapi contre le sol et sur lequel s’abattaient de tous côtés des éclairs, des bourrasques, des pierres, des flèches. Immédiatement je m’identifiai à ce personnage et je remarquai alors, dans un coin de l’image, une main énorme : la main de Dieu. Je m’empressai de lire la légende ; elle était tirée de l’épître de saint Paul aux Romains : « rien ne saurait nous séparer de l’amour du Christ » (Rm 8, 39). Alors j’en fus assurée : c’est vrai, et quoi qu’on puisse me faire, il sera là. Cette certitude m’est restée, de sorte qu’à un certain niveau de mon être je ne ressens aucune crainte, car – comme saint Paul – je suis « sûre de ceci : ni mort ni vie, ni anges ni principautés, ni présent ni avenir, ni puissance d’en haut ou d’en bas ni aucune autre créature ne pourrait nous séparer de l’amour de Dieu ».
II
Les trois semaines qui suivirent furent très dures. J’étais tout à fait seule dans un local exigu, avec tout juste deux lits de fer, une chaise, un vieux numéro du Readers Digest et la moitié d’une Bible en espagnol. Du fait de ne pouvoir parler à personne, mon imagination se mit à s’agiter et je fus comme possédée par l’angoisse d’être de nouveau torturée ou même mise à mort. Là-dessus j’eus l’idée qu’il fallait combattre cette dépression et ce découragement. Je m’efforçai d’organiser l’emploi de ma journée de manière à ne plus avoir le loisir de m’apitoyer sur moi-même. La même chose vaut peut-être, me semble-t-il, pour des gens qui vivent seuls, sont malades, ou éprouvent éventuellement l’appréhension angoissante de la mort.
Quand le jour m’apparaissait comme ne devant jamais finir, je savais que je devais prier, et je réservai à la prière cinq heures par jour.
Bien qu’absolument convaincue de l’existence de Dieu et de son amour pour moi, j’éprouvais cependant une grande difficulté à prier. En y repensant, je crois que c’est l’agonie de la prière en pleine souffrance ; car quand nous sommes tourmentés par la peine, le doute ou l’indécision et quand la douleur nous étreint de toutes parts, il n’est guère possible de demeurer tranquillement devant Dieu.
Tout à fait vide de sentiments pieux, je cherchai des paroles et un peu à la fois j’appris à offrir ma situation en sacrifice. D’abord il me parut que je n’avais pas grand-chose dont je pusse rendre grâces ; cependant, quand je regardai autour de moi, je découvris que je pouvais dresser une liste quasiment interminable de dons de Dieu : un lit, un livre, une couverture, quelque chose à manger, les moineaux qui venaient à la fenêtre, la vue des sommets montagneux au-dessus des murs, l’absence de souffrances...
Ainsi je fus capable de remercier Dieu pour ces choses et d’autres encore.
Je me mis aussi à prier pour mes compagnes de prison, afin qu’elles trouvent un réconfort dans leurs craintes et leur détresse. Je sentais très proches de moi ces personnes dont je savais qu’elles seraient torturées et je priais pour elles d’une façon quasi désespérée.
Maintenant, quand je reprends les psaumes de la souffrance et de la persécution, je sais que nous faisons partie du Corps mystique, qui crie de douleur pour un membre broyé :
Tout le jour mes ennemis m’outragent ;
ceux qui me louaient maudissent par mon nom.
La cendre est le pain que je mange,
je mêle à ma boisson mes larmes (Ps 102, 9-10).
La prière monastique, je la vois volontiers sous la forme d’une croix. Car les psaumes s’élèvent à la verticale à travers l’histoire depuis les temps qui précédèrent le Christ jusqu’à nous, et rayonnent horizontalement sur toute l’étendue du monde. Chaque jour, dans tous les pays, dans toutes les langues, des hommes et des femmes récitent l’office divin dans le chœur des monastères, les chapelles des couvents, des maisons ordinaires, dans les autobus et les trains, et se trouvent partout unis dans la louange de Dieu. Ensemble ils éclatent en cris de joie humaine et de douleur humaine, qui sont vieux comme le temps et cependant toujours nouveaux.
Et surtout, durant mes semaines de cellule, mon désir se portait vers la messe ; chaque jour je réservais comme pour une célébration solennelle une demi-heure afin de me présenter à Dieu en offrande, moi-même et mes compagnes de prison. Du fond du cœur je m’unissais aux prêtres du monde entier ; je prenais un morceau de pain et une cuiller pleine d’eau, pour symboliser ainsi le don si défectueux que nous sommes tous, et je demandais que le Seigneur daigne nous transformer en une offrande digne de lui.
Au début, je demandais anxieusement ma libération. Mais alors me vint cette pensée que, dans ma condition d’extrême pauvreté, il me restait une liberté : je pouvais prier pour obtenir ma grâce, ou bien je pouvais tenter de dire oui à quoi ce soit que Dieu puisse m’envoyer. Durant la nuit qui précéda mon procès, je considérais comme très vraisemblable une condamnation à de longues années de prison ou à la peine capitale, et je livrai un combat long et redoutable pour accepter tout ce qui pourrait m’arriver. Ce combat se prolongea, à un degré moins violent, durant mes semaines d’isolement. Et plusieurs fois par jour je me trouvais faible et je demandais que me soient épargnées de nouvelles souffrances ; mais alors, avec la conscience claire que j’avais retiré ma donation, je demandais pardon et me forçais à prononcer : « Non pas ma volonté, mais que la tienne se fasse ! »
Cette lutte qui se déroulait sur un plan purement spirituel peut paraître artificielle et en même temps dépourvue de sens ; toutefois elle me conduisit au oui inconditionnel à l’égard de tout ce que, selon son bon plaisir, Dieu voudrait me réserver – une expérience de paix et de joie dépassant de loin tout ce que j’avais jamais éprouvé. Quand nous en arrivons à ne vouloir que ce que Dieu veut, nous devenons étrangement invulnérables. Alors la perspective de perdre ses biens, sa réputation, sa santé et même sa vie ne comporte plus rien d’effrayant. Car si une telle perte est précisément ce que Dieu veut, nous resterons en paix.
On n’arrive pas facilement à se livrer ainsi à la volonté de Dieu. Cette remise de soi est à vivre dans le quotidien, jour après jour, minute par minute. Mais si nous y atteignons, nous pouvons garder la joie et la sérénité au milieu de toutes les peines et contradictions de l’existence et affronter courageusement tout ce qui peut arriver.
Je crois qu’ici il importe de préciser que cette paix et cette absence de peur résident à un niveau très profond de notre existence et que pour autant – d’une façon paradoxale – elles n’excluent pas la douleur et l’appréhension. Sur le plan des sentiments nous désirons inévitablement être libérés de la souffrance ; cependant si, à un niveau beaucoup plus profond de notre volonté, nous laissons les mains libres à Dieu, alors nous sommes pareils à la mer dont la surface est agitée par les vagues de la tempête, tandis que dans les profondeurs règnent le calme et la paix. Cet abandon joyeux est un don de Dieu, un don qu’il nous accorde si avec toute notre foi nous nous offrons allégrement à lui pour qu’il nous emploie à son service de quelque manière qu’il le voudra. Quand c’est sa force qui est notre force, nous n’avons plus à redouter notre fragilité.
C’est, je crois, cet acte de remise inconditionnelle de soi au bon plaisir divin qui permet à tant de personnes de triompher des souffrances d’une affection chronique, d’une invalidité, d’une maladie mortelle ou de la perte d’êtres chers. La fidélité à la prière et aux exigences de Dieu nous est accordée grâce à une conviction inébranlable de son amour pour nous et c’est d’une telle certitude qui procède la confiance qui fait dire au psalmiste avec une foi d’enfant :
Passerais-je un ravin de ténèbre,
je ne crains aucun mal (Ps 23, 4).
Ce qui m’étonnait le plus durant ma captivité, c’est que je ne ressentais aucune haine ni contre mes tortionnaires ni contre ceux qui me retenaient en prison. Je me trouvais capable de prononcer la parole du Christ : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font » (Lc 23,34). J’en suis bien sûre : cette disposition au pardon n’était aucunement le fait de mes propres aptitudes. C’était un don de Dieu. Cela naissait de l’intelligence d’un paradoxe : bien que physiquement entravée et bâillonnée, j’avais l’esprit libre et la conscience pure – tandis que mes geôliers, eux, étaient les prisonniers d’une terrible puissance des ténèbres. Aussi désirais-je – et je désire encore – les guérir de ce qui m’apparaissait comme la plus redoutable des maladies : la haine.
Comment apprendre à ne point haïr ? Comment escompter que des hommes et des femmes victimes d’une lourde injustice pardonnent encore et encore ? N’est-ce pas trop demander à un père que d’attendre de lui le pardon pour des soldats qui ont fait violence à sa fille ? Ou, pour une mère, de pardonner à des hommes qui ont torturé à mort son fils ? Sur le plan de la nature, nous ne pouvons, je pense, espérer que des êtres humains soient pleins d’une telle miséricorde.
C’est une chose incroyable, en vérité, que le Christ ait dit à ses disciples qu’ils doivent, si on les frappe au visage, tendre encore l’autre joue et, si quelqu’un leur enlève leur tunique, lui donner aussi leur manteau ; qu’ils doivent pardonner à qui les a offensés, non seulement sept fois, mais soixante-dix fois sept fois (cf. Mt 5,39-40 ; 18,21-22). L’Écriture Sainte nous enseigne que Dieu a aimé le monde au point d’envoyer son Fils unique : il l’a envoyé à la mort sur la croix, pour manifester ainsi l’excès de son amour :
Il n’est pas d’amour plus grand
que de donner sa vie pour ses amis (Jn 15,13).
À première vue, cette attitude du Christ prêt à présenter l’autre joue au soufflet a l’air d’une sotte passivité, et en réalité c’est la folie de la croix : livrer sa vie pour ses amis. Et si, par-delà la croix, nous portons le regard sur la résurrection, alors nous reconnaissons ce paradoxe de la force du Christ qui réside en son apparente faiblesse ; nous comprenons qu’il nous a enseigné que l’amour est plus puissant que la haine et la violence.
Cette vérité éternelle que l’amour triomphe de tout appartient au centre du message chrétien ; elle a été constamment remise pour nous dans une lumière éclatante par les martyrs et les saints de tous les siècles et de tous les peuples de la terre. De notre temps le message de la non-violence aimante lancé par des hommes comme Martin Luther King et Helder Camara répand sa clarté, une lumière qui ne saurait s’éteindre dans un monde plein d’obscurité. La parole du Christ promettant que l’amour éliminera la crainte trouve son écho dans les vers de Kenneth Boulding :
Même si la haine, chaque fois que de nouveau des hommes sont opprimés,
Monte en flamboyant, bientôt elle meurt.
Elle s’éteint aussi vite que nous l’avons vue s’allumer.
Tandis que la lumière de l’amour, modeste et constante, luit toujours également.
Sache-le : si faible soit l’amour et si forte la haine,
La haine ne dure que peu, l’amour demeure pour l’éternité.
III
Après trois semaines d’isolement absolu, je fus jetée dans une situation totalement différente. On me transféra dans un camp où vivaient cent vingt femmes. Nous logions à huit dans un même local, sur des lits de bois, deux d’entre nous sur le sol, de sorte qu’il était pratiquement impossible de se trouver seule. Maintenant, au heu de réfléchir toute la journée sur moi-même, j’avais à penser beaucoup plus à mes relations avec les autres. Je tâchais de me rendre compte de la manière dont il fallait me comporter pour les aider. Après une si longue période de solitude, je fus toute surprise de leur charité et de leur grandeur d’âme. Elles se faisaient beaucoup de souci pour moi, pensant que j’étais malade ou abattue. Je pus saisir qu’elles m’aimaient parce que, alors que je n’étais pas marxiste, j’avais aidé quelqu’un des leurs. Toutes ces femmes étaient jeunes et exerçaient une profession, comme moi-même ; beaucoup d’entre elles étaient incroyantes. Elles savaient que j’étais catholique. Aussi, dès qu’arriva le premier dimanche, me demandèrent-elles de faire un office religieux. J’éprouvai de la honte à reconnaître combien cela me coûtait de rendre ce témoignage public. Pourtant, à ma grande surprise, je vis arriver environ vingt-cinq personnes. Nous nous sommes assises sur l’herbe, avec une croix au milieu de nous, et je m’efforçai de trouver dans la Bible des passages propres à réconforter et à aider ces gens. Nous priâmes en quelques mots pour les époux, les familles, les amis, pour les personnes que nous avions quittées, et spécialement pour les enfants. Je tentai de faire part à mes compagnes des pensées qui m’occupaient alors. Pour elles je traduisis le poème de Richard Lovelace : « A Althée, en prison ». Plus tard je le transcrivis et j’en fis cadeau aux amis qui venaient me voir, pour leur faire comprendre de la sorte ce que je ressentais :
Des murs de pierre ne font pas une prison,
Ni des barreaux de fer une cage ;
Ils forment un ermitage
Pour qui se sait innocent et reste paisible ;
Car mon amour me rend libre
Et mon âme a trouvé la liberté ;
Il n’y a que les anges là-haut
Qui jouissent d’une liberté pareille.
Nous avons longuement discuté de la notion de liberté, et nous aboutîmes à cette conclusion : la liberté de l’esprit qui était la nôtre était bien une réalité, même si nous étions entourées de murs épais, de fils barbelés et de gens armés de pistolets automatiques. Oui, nous étions réellement tout à fait libres. Ceux-là étaient asservis qui nous retenaient en captivité. Les tortionnaires étaient prisonniers d’un pouvoir dont la malice est inexprimable. Et peut-être étaient-ce les gens riches mais incapables de partager leurs biens avec les affamés qui étaient, eux aussi, esclaves, esclaves de ce qu’ils possédaient. Et nous avons prié pour devenir nous-mêmes plus libres, plus libres de la convoitise égoïste.
IV
Depuis mon retour du Chili, beaucoup de personnes m’ont demandé si, en prison, la prière m’avait aidée. Sans nul doute elle m’a aidée, surtout pendant la période d’isolement.
Mais ce que je vois à présent, c’est qu’avant mon arrestation la prière était devenue un élément si essentiel dans ma vie qu’elle m’avait permis d’affronter les incertitudes de mon sort avec une sérénité qui me surprenait moi-même. J’ai découvert que d’une certaine façon j’avais fait connaissance avec lui quand, durant les heures apparemment perdues que je passais à l’église, au bord d’un cours d’eau ou en montagne, je me tenais simplement près de Dieu. C’est pourquoi, au cours de l’épreuve qui allait venir, je n’ai pas douté qu’il fût près de moi et que je pusse me fier pleinement à lui.
Cette « connaissance » de Dieu n’a pas grand-chose à faire avec le savoir intellectuel, et rien de commun avec les sentiments et les émotions. C’est une conviction de son existence et de son amour pour nous, le fruit de longues heures passées près de lui et qui nous ont appris à voir les interventions de sa Providence dans notre vie (encore que presque toujours de façon rétrospective).
Il est important de comprendre que la prière est affaire de volonté. Dès que nous nous mettons à élever notre esprit et notre cœur vers Dieu, à l’aimer, à le remercier de sa bonté et à lui demander ce dont nous avons besoin, nous sommes déjà en prière. Il est tout à fait insignifiant que le seul sentiment que nous éprouvions soit d’avoir mal aux genoux ou d’être affligés de distractions – comme le dit saint Paul : « l’Esprit vient au secours de notre faiblesse ; car nous ne savons que demander pour prier comme il faut ; mais l’Esprit lui-même intercède pour nous en des gémissements ineffables » (Rm 8,26).
Si nous persévérons dans la prière – exprimée avec des mots hésitants qui sont les nôtres, avec ceux d’une formule connue, ou consistant en une aspiration silencieuse et informe –, il viendra des moments où nous saurons, sans savoir ni comment ni pourquoi, que Dieu existe et qu’il nous aime. Ces instants pourront surgir et puis passer ; ils ne sont pas en notre pouvoir ; un peu comme tout à coup les nuages se déchirent et le soleil rayonne sur nous, puis les nuages se referment et de nouveau le soleil se cache.
Si Dieu voulait se montrer continuellement à nous dans la lumière rayonnante du soleil, ce serait si simple de croire en lui et de l’aimer ; mais la fidélité à la prière est difficile précisément parce que, si souvent, Dieu est totalement ou partiellement voilé. Une expérience amère m’a fait reconnaître que facilement le temps de la prière peut être éliminé de ma journée. Aussi dois-je m’imposer une discipline pour prier chaque jour. Prier tard dans la nuit ou de grand matin – j’ai appris à mettre à profit l’obscurité pour écarter les soucis de la journée et être à Dieu seul.
Assise par terre, sans autre éclairage que celui d’une bougie, je me mets devant lui. Bien des fois je puis rester dans un calme complet, dans la conscience nue qu’il existe et que j’existe, dans un silence sans parole, sans image. À d’autres moments, quand je m’ennuie, que je suis lasse ou dans une confusion totale, je ne suis capable que de lui donner mon esprit agité et mon cœur inquiet, sachant que seul compte ce que je veux, non ce que je sens.
J’ai découvert que l’assiduité à prier ainsi régulièrement a énormément contribué à ma joie, à ma paix, à ma capacité de maîtriser l’existence. De plus en plus je trouve Dieu dans les choses ordinaires et dans les personnes qui m’entourent. Quand je me promène dans une foule ou que je m’assieds dans l’autobus, il est avec moi ; bien des fois par la présence du Christ dans les personnes que je côtoie, souvent dans la lumière qui filtre au travers des arbres, mais le plus couramment dans l’assurance dépouillée, sans aucune représentation déterminée, d’une foi nue. Ce « savoir » que j’ai de Dieu a donné à ma vie une dimension incroyable de joie et de rayonnement, de sorte que je comprends aujourd’hui le sens de ce mot de G. K. Chesterton : « les hommes marqués de la croix du Christ marchent joyeux dans l’obscurité ».
[1] Ces pages ont paru dans Geist und Leben, 1980, 81-91. Nous remercions la revue et l’auteur de nous avoir autorisés à les traduire.