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La sécularité de sainte Angèle Merici

Denise Bouquier

N°1980-6 Novembre 1980

| P. 359-365 |

D. Bouquier est responsable de la section française de l’Institut Séculier Angèle Merici. Dans cet article, elle montre comment sainte Angèle fut, au XVIe siècle, le précurseur de cette forme de vie consacrée que l’Église a reconnue aujourd’hui sous la forme des Instituts séculiers. Au milieu du foisonnement de recherches nouvelles suscitées de nos jours par l’Esprit Saint, cette relecture de l’histoire est éclairante.

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C’est évident, sainte Angèle s’est voulue, toute sa vie, laïque et consacrée. On le comprend clairement lorsqu’on relit le discours adressé par Paul VI à Rome au Congrès des membres de la Compagnie Sainte-Ursule, appelée en France Institut Séculier Angèle Merici (I.S.A.M.).

L’Église ayant officiellement reconnu la sainteté de sa vie, personne n’est tenté de contester qu’elle ait pleinement vécu sa consécration. Mais il est plus difficile, en raison même de sa sainteté, de toujours bien saisir son caractère « laïque », l’authentique sécularité qui fut la sienne : trop souvent les titres de « Sainte », de « Sœur », de « Mère », qui lui sont donnés, prêtent à confusion, ainsi qu’une certaine tradition religieuse, toute louable qu’elle puisse être par ailleurs, et qui se traduit par des statues, des tableaux, des images de sainte Angèle en habit religieux, notamment au XIXe siècle et au début du XXe.

Et pourtant ! Un examen plus attentif de sa vie, de la création de sa « Compagnie », de la Règle et des Conseils qu’elle donne à ses filles, montre bien qu’elle a voulu vivre sa consécration en laïque, parmi des laïques, et qu’elle a voulu créer dans l’Église une nouvelle famille de consacrées dont la raison d’être essentielle serait aussi de vivre la plénitude de leur consécration en laïques, parmi des laïques.

Pour cela il faut partir des faits : nous allons essayer de la suivre à travers sa vie et son œuvre, qu’on doit éclairer toutes deux d’une connaissance solide de l’époque où elles s’enracinent.

Angèle dans la Brescia du XVe siècle

Pour commencer, disons rapidement que sa vie se déroule tout entière au milieu des troubles et de l’exubérance de l’Italie de la fin du XVe siècle et de la première moitié du XVIe, qui est aussi l’époque préconciliaire (Concile de Trente 1545-1563). Sigrid Undset nous montre Brescia, « leonessa d’Italia », prise dans les remous du temps : vie politique orageuse, civilisation raffinée, goût du luxe – et misère –, mœurs en décadence, matérialisation de la vie qui vient chez les uns de la trop grande abondance et chez les autres de la trop grande détresse. Pour beaucoup, Dieu, pratiquement, n’est qu’un nom. Le scandale s’installe dans la religion. Évêques, clergé, couvents montrent trop souvent des mœurs dissolues. Certains Papes eux-mêmes ne sont pas exempts de graves reproches.

Çà et là, pourtant, des îlots de sainteté, des soubresauts de révolte contre l’injustice, la corruption sociale, la profanation du sacré. Ainsi, Savonarole parcourt l’Italie du Nord et prêche à Brescia l’Avent de 1494. Des prêtres, des religieuses restent fidèles à leur vocation, comme par exemple la Suor Laura Mignani, du couvent de Santa Croce, à Brescia, ou même, plus tard, se lancent dans la réforme religieuse et morale de la société, comme Filippo Neri et sa Compagnie de la Charité.

Dans le peuple, des familles chrétiennes continuent à vivre une solide vie de foi. Ces foyers chrétiens font penser au « petit reste d’Israël », dont parle l’Écriture, et d’où naîtra le renouveau du Peuple de Dieu. C’est précisément dans sa famille, de son père, qu’Angèle prend le goût de la Bible et l’habitude de la prière.

Nous savons cependant qu’elle perd bientôt ses parents. La voilà à Salo chez son oncle, dont la maison, importante, est ouverte largement à une société bien différente. Elle y fait l’expérience d’un monde souvent en marge de l’Évangile. Si bien, nous dit la légende, qu’un jour elle s’enfuit avec sa Sœur, décidées toutes deux à vivre en ermites. En ermites, non en religieuses, et pourtant les couvents sont nombreux à Salo, Desenzano, Brescia, etc. : Franciscaines, Dominicaines, Bénédictines et combien d’autres encore ! Mais ce n’est pas vers les couvents qu’elle se tourne pour vivre une vie évangélique. Pas plus maintenant qu’après.

En effet, sur les instances de son oncle qui lui offre alors les moyens de vivre chez lui une vie plus retirée, elle revient sous son toit pour quelques années. C’est sans doute à Salo qu’elle entre, un peu plus tard, dans le Tiers-Ordre de Saint-François. Démarche significative qui montre à la fois la grande piété d’Angèle, puisqu’elle semble avoir ainsi voulu s’approcher plus souvent de l’Eucharistie, et sa volonté de vivre en laïque vouée au service de l’Église, mais non en religieuse.

Revenue à Brescia, elle demeure chez des laïques : d’abord dans la maison de Catherine, puis chez Antoine Romano, autre riche marchand, rue Sainte-Agathe, au centre de la cité. Elle y reste quatorze ans, jusqu’en 1529. On craignait, cette année-là, que Charles-Quint, ennemi de Venise, ne vienne assiéger Brescia. Angèle part donc avec ses amis sur les routes de l’exil. Augustin Gallo, un de ses compagnons de voyage, la reçoit chez lui, à Crémone. Le péril passé, elle revient à Brescia, et habite, vicolo S. Clemente, chez ce même A. Gallo, à la grande satisfaction de sa femme et de sa Sœur.

Quelques mois plus tard, elle a son domicile non loin de Saint-Barnabé, puis de Sainte-Afre. Là, elle pourra, en toute indépendance, pourvoir à la fondation de la Compagnie, dans les deux petites pièces mises à sa disposition par les Chanoines Réguliers, parmi lesquels elle compte des amis et son confesseur, le Père Séraphin de Bologne. Elle y reste jusqu’à sa mort en compagnie de Barbara Fontana, pour y mener une vie de pénitence et de prière, mais bien une vie de laïque, toute tournée vers les besoins de ceux qui frappent à sa porte, et donnée à l’œuvre que Dieu lui confie.

Une vie marquée par la sécularité

Mais ceci n’est qu’un des aspects de la sécularité de sainte Angèle : ses pèlerinages, ses rapports avec la société, ses amitiés, son apostolat et, pour finir, la Compagnie qu’elle fonde, portent également la marque de cette sécularité.

Sainte Angèle n’ignore pas les religieuses, mais elle ne s’inspire pas de leur mode de vie, ni elle ne blâme les couvents en décadence (à Brescia, trois couvents de Bénédictines sont alors particulièrement connus pour leur vie dissolue). Son centre d’intérêt est ailleurs. Son œuvre, voulue de Dieu, sera celle d’un consacrée laïque.

Dès son arrivée à Brescia, nous sommes frappés par l’importance de ses amitiés séculières, notamment masculines. Et ceci est important pour sa future fondation. On pourrait évidemment insister sur le nombre de laïques de toutes les couches sociales qui viennent la consulter : humbles artisans, marchands, magistrats, princes. Sa vie était mêlée à celle d’une société dont elle partageait les douleurs et les problèmes.

Mais ce qui est plus remarquable encore, ce sont ses relations avec les membres de la Société du Divin Amour, Compagnie d’hommes entièrement donnés à la vie évangélique et aux œuvres de bienfaisance, qui compte des membres dans toutes les classes de la société. Nous y trouvons même de futurs évêques et un futur Pape (Paul IV).

Il semble bien qu’il y ait une aide réciproque entre la Sainte et les membres de la Compagnie du Divin Amour : elle participe, avec d’autres femmes, à son apostolat, et plusieurs des membres de la société deviennent plus tard les protecteurs de la Compagnie de Sainte-Ursule. D’autre part, bien des jeunes gens qui s’adressent à sainte Angèle comme à leur mère spirituelle (par exemple, Stefano Bertazzoli) sont aiguillés par elle vers les Compagnons du Divin Amour.

Cet apostolat dans les hôpitaux d’incurables nous montre la généreuse audace de la charité de sainte Angèle. Elle ne va pas seulement vers les malades ordinaires, mais aussi vers ceux qui souffrent du « mal français », victimes des mœurs guerrières du temps et des désordres de leur vie. Ce « mal français » est la syphilis, fléau de l’Italie à cette époque. Sainte Angèle sait ce qu’est le vice, mais elle n’a peur ni du mal physique ni du mal moral : pour elle ceux qui souffrent ainsi sont les plus déshérités, donc ceux qui ont le plus besoin d’aide parce qu’objets de dégoût et de réprobation. Des femmes, que nous verrons bientôt à la tête de la naissante Compagnie de Sainte-Ursule, fréquentent les hôpitaux du Divin Amour et s’associent à ses œuvres de miséricorde. Elles s’occupent aussi des jeunes repenties. Nous les voyons, quelques mois après, logées les unes et les autres dans une autre maison louée.

C’est donc bien dans un milieu laïque, et par des laïques que, peu à peu, nous voyons se préparer le terrain favorable à l’œuvre de Sainte Angèle et ses propres collaboratrices.

Une structure et une règle séculières

Les structures de la nouvelle Compagnie sont à première vue un peu étonnantes pour nous, au XXe siècle. Bien vite, ici encore, nous retrouvons cette « laïcité » qui marque déjà la vie de la Fondatrice. La connaissance du temps et celle des intentions de sainte Angèle aident à comprendre cette organisation complexe.

Citons d’abord la Règle, ch. XII :

Pour gouverner cette Compagnie, il faut élire quatre vierges parmi les plus capables de la Compagnie, au moins quatre matrones veuves, prudentes et de vie honnête, et quatre hommes mûrs, de mœurs éprouvées. Les vierges seront les maîtresses et les guides de la vie spirituelle ; les matrones seront des mères pleines de sollicitude pour le bien et l’utilité de leurs filles et Sœurs spirituelles, et les quatre hommes agiront comme les agents et les pères de la Compagnie pour pourvoir à ses besoins. De plus, nous voulons que les quatre vierges déjà nommées soient spécialement chargées de visiter tous les quinze jours (ou plus ou moins, selon les nécessités) toutes les autres vierges, leurs Sœurs, qui demeurent en ville, pour les réconforter et les aider si elles avaient quelque contestation ou quelque difficulté, aussi bien physique que morale, ou encore si leurs supérieurs, dans leur maison, leur causaient quelque tort, les empêchaient de bien agir, ou les exposaient à quelque danger moral. Si elles ne pouvaient y veiller elles-mêmes, elles s’adresseraient aux matrones, ci-dessus mentionnés, et si celles-ci non plus n’y pouvaient rien, elles se réuniraient toutes avec les quatre hommes pour y porter remède ensemble.

Sainte Angèle, en faisant ainsi, s’adapte aux mœurs du temps, aussi bien qu’aux nécessités concrètes de sa fondation.

Mœurs du temps : sauf dans la noblesse, les femmes pauvres sont socialement sous une tutelle qui frôle l’esclavage (pères, maris, etc.). D’où la sévérité des lois civiles des villes italiennes qui imposent une surveillance rigoureuse des jeunes filles. Même fiancées, elles devaient sortir voilées et accompagnées, et elles vivaient presque recluses dans la maison paternelle ou au couvent.

Or les premières filles de sainte Angèle, d’après les registres, sont presque toutes d’humble condition : au moins neuf sont servantes, et beaucoup sont filles de petits artisans ou de cultivateurs. Il se pourrait même que certaines viennent des orphelinats du Divin Amour où elles auraient été recueillies et où sainte Angèle, Elisabetta Prato ou la Gambara les auraient connues et préparées.

Ces filles, dans l’ensemble, sont très jeunes, elles ont donc besoin de protection. La Fondatrice transpose naturellement dans les structures de la Compagnie celles de la vie familiale, dont son enfance lui avait permis d’apprécier la valeur : les « colonnelles », les « protecteurs », seront les mères et les pères des consacrées car, étant donné l’origine de ses filles et les mœurs du temps – et ici je cite Mère Ledochowska :

Il est clair que dans ces conditions concrètes, Angèle Merici ne peut nommer des supérieures parmi les vierges. Aux jeunes filles de condition modeste, sans fortune, sans instruction, sans relations, et nullement préparées à porter des responsabilités, elle veut plutôt donner des mères. Elle choisit donc des veuves de la haute aristocratie de Brescia, que leur expérience et leurs relations ont préparées à ce rôle de protectrices, et qui mettront au service de la Compagnie leur dévouement, leur fortune, sans oublier le local indispensable aux réunions.
En même temps que ces dames veuves, la Fondatrice donne également à ses filles des « pères » dévoués, afin de leur assurer une protection masculine, tellement nécessaire dans les circonstances de l’époque.

Ce genre de gouvernement hétérogène, composé de gouverneurs, gouvernantes, conseillers, s’apparente à celui des « Luoghi Pii », à celui des « Incurables » du Divin Amour, en premier lieu.

C’est donc dans ce milieu laïque, et non dans des traditions religieuses qu’il faut chercher l’origine des structures de la Compagnie.

Cozzano, d’ailleurs, dit ceci (Déclaration de la Bulle) :

La Bulle donne le droit d’établir de nouvelles lois, premièrement à la Compagnie, ensuite aux gouverneurs, troisièmement aux dames gouvernantes. Et nous l’avons toujours pratiqué ainsi car ce sont les vierges qui me faisaient connaître leurs projets quant aux choses à ordonner ; et ensuite moi je les soumettais aux dames gouvernantes et de cette façon, d’un commun accord, nous jugions de l’utilité des prescriptions à faire.

Ce comportement est bien dans la ligne de sainte Angèle, dont nous savons qu’elle n’édicta pas une Règle sortie toute entière de son cerveau, mais que, guidée par l’Esprit Saint, elle partait de l’expérience concrète de ses filles et prenait leur avis, dans un esprit tout évangélique et démocratique. C’est avec Barbara, Chiara, Margarita, Maria et sans doute d’autres encore qu’elle travaille à cette Règle, adaptée aussi directement que possible aux nécessités pratiques. Elle n’a pas, avant tout, un souci juridique. Il en résulte même quelques lacunes, notamment sur le rôle de la « Madre » (la Supérieure) dans la Compagnie, et sur l’apostolat. Cette Règle se présente bien comme le fruit du travail et de l’expérience de laïques décidées à rester telles, tout en se consacrant pleinement à Dieu.

Ainsi, par sa Règle, par l’établissement de « colonellats » qui quadrillent la ville et aident efficacement chacune de ses filles, sainte Angèle atteint la grande masse des jeunes, que des organisations plus fermées n’auraient pu approcher et, par ses filles, la famille est également sanctifiée. C’est un apostolat « de laïques, par des laïque » mais ici, à la différence de la Compagnie du Divin Amour, ces laïques sont des consacrées.

En ce XVIe siècle, sainte Angèle fonde originalement une Compagnie au milieu du monde, sans vœux ni clôture. D’où certains points de la Règle, particulièrement en rapport avec cette manière de vivre.

La Règle, au Ch. III, « Du vêtement des vierges », mentionne sobrement « des vêtements honnêtes et simples ». Et nous savons combien éloignée de l’esprit de la Fondatrice fut, après sa mort, la fameuse dispute « de la ceinture de cuir ». Elle tendait, au fond, à imprimer à la Compagnie un caractère religieux. Finalement, la simplicité et le véritable esprit d’un Institut de consacrées laïques l’emportèrent. Par la suite, on retrouve souvent en Italie des tentatives du même genre, et des Compagnies se transforment même en couvents cloîtrés, comme en France où l’on passe de la forme congrégée de Saint Charles à la forme conventuelle. Mais ceci est une autre histoire, et jamais les initiatives de ce genre, dues à l’adaptation aux temps et aux pays, ne prétendirent continuer la forme primitive de la Compagnie.

Particulièrement éloquent est le Chapitre IX, « De l’obéissance », qui recommande d’obéir « ... à son père, à sa mère et aux Supérieurs de la maison... » et encore « aux lois et aux dispositions des Seigneurs et de ceux qui gouvernent les États ».

Ainsi la Règle reconnaît pour les membres des structures d’insertion autres, à côté de celles de la Compagnie, et qui demandent également obéissance, même si « par-dessus tout », les Filles de sainte Angèle doivent « ... obéir aux conseils et à l’inspiration que l’Esprit Saint ne cesse de faire entendre au fond de notre cœur ».

Au Chapitre XI, « De la Pauvreté », chacune devant s’adapter à son milieu, l’accent n’est pas mis sur des règles précises, mais essentiellement sur le véritable esprit de pauvreté évangélique, qui appelle au détachement total pour l’amour de Dieu, quelle que soit la situation matérielle où on se trouve.

Conclusion

Nous avons vraiment les preuves de la « sécularité » de sainte Angèle. Cette caractéristique essentielle de sa vie – et de son œuvre – semble avoir particulièrement frappé Don Dassa :

Il n’est pas question de vœux, qui sont, et qui étaient essentiels à la vie religieuse... Non seulement on ne parle pas de clôture, mais pas davantage de la vraie vie commune au sens canonique propre. On se limite seulement à l’invitation de se réunir une fois de temps à autre... pas d’habit uniforme, seules sont conseillées l’honnêteté et la simplicité. Il s’agit d’une organisation de vie, mais d’une vie de consacrées séculières. C’est-à-dire de « devoirs précis » et « stables », qui ne sont pas seulement ceux communs à tous les chrétiens.

Et pourquoi ?

Pour « consacrer le monde au cœur même du monde ». « Non en prenant une position de repli mais en découvrant une nouvelle vocation ».

En considérant le tout, Don Dassa conclut à la nouveauté, à l’originalité de l’œuvre de Sainte Angèle :

Des ordres, des congrégations à vœux simples, des associations de personnes menant la vie commune sans vœux publics, des Fraternités et des Tiers-Ordres, il y en avait ! Mais on ne peut classer la Compagnie dans aucune de ces catégories.

148, cours Lieutaud
F 13006 MARSEILLE, France

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