Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

L’accompagnement spirituel aujourd’hui (I)

André Louf, o.c.s.o.

N°1980-6 Novembre 1980

| P. 323-345 |

L’auteur, abbé de la Trappe de Sainte-Marie-du-Mont, a le don d’exprimer en un langage simple les réalités spirituelles les plus fondamentales. Dans les pages qui suivent, il nous fait part de certains aspects de son expérience de père spirituel et d’abbé. Alors qu’aujourd’hui le besoin de guides spirituels se fait urgent pour celles et ceux qui sont appelés à suivre le Christ et son Évangile, A. Louf nous introduit par touches successives dans la réalité de cette relation de paternité-maternité spirituelle qui éveille et transmet la vraie vie. La seconde partie de l’article décrira quelques idoles à combattre dans l’accompagnement spirituel et aidera à discerner le chemin de liberté et de vie auquel Dieu nous convie.
Ces pages sont la traduction d’une conférence donnée en néerlandais à des maîtres et maîtresses des novices o.s.b. et o.c.s.o. à Zundert (Pays-Bas). Ceci en explique le style parlé.

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Approches

Je voudrais commencer par souligner certaines notions qui me semblent propres à introduire mes réflexions ultérieures.

La dimension sacramentelle

Dès l’abord, j’entends me placer au cœur de la réalité sacramentelle. Ce qui se joue dans l’accompagnement spirituel concerne ces deux personnes-là entre qui se joue une relation mutuelle, qui s’ouvrent l’une à l’autre, qui s’écoutent l’une l’autre et s’apportent quelque chose l’une à l’autre ; mais à travers cette relation humaine simple, limitée, à travers ce donné qui se joue là, à travers ce « signe » matériel, et simultanément avec lui, autre chose se passe, et c’est un événement divin. Cette relation humaine est signe d’autre chose : ces personnes sont, d’une manière spéciale, rendues capables d’agir pour Jésus et pour le Royaume, d’agir pour l’Esprit. Les anciens Pères déjà disaient du père spirituel qu’il est « pneumatophore », porteur de l’Esprit. Cela est toujours présupposé : c’est l’Esprit qu’il doit transmettre et pourtant cette transmission ne s’effectue pas sans qu’il faille tenir compte de la relation humaine comme telle, de ce lien qui s’établit entre deux personnes. À aucun moment je ne pourrai dire : « Ceci relève uniquement de la relation humaine » ni « Cela est une pure intervention de l’Esprit Saint ». Ces deux éléments sont toujours imbriqués l’un dans l’autre.

Il y a une initiative divine, et je crois à cette initiative. Nous nous en remettons, d’une manière ou d’une autre, à cette action divine et celle-ci, sous certains aspects, échappe à nos prises comme aussi bien elle échappe à tout ce que nous pouvons en dire, et cependant elle est toujours très intimement mêlée à ce discours. Un proverbe dit : « Dieu écrit droit sur les lignes courbes ». Nous pouvons essayer de redresser quelque peu ces lignes, mais Dieu reste capable d’écrire droit sur nos lignes ondulantes. Le paradoxe selon lequel tout vient de Dieu et tout vient de l’homme se trouve clairement exprimé aussi dans la Règle bénédictine. Saint Benoît a simplement repris la parole évangélique « Qui vous écoute m’écoute » (Lc 10,16 ; R. B. 5, 6.15) ; il dit que l’abbé tient la place du Christ et porte aussi le nom du Christ. Ce nom est Abba, Père (R.B. 2, 2-3). Il fut un temps, dans la tradition chrétienne, où le Christ était désigné par ce nom d’Abbas. Très vite, la tradition monastique a fait usage de ce terme ; il est d’origine araméenne, ce qui prouve qu’il remonte aux communautés les plus anciennes. Dans l’Évangile, Jésus recommande que l’on ne donne à personne le nom de Père (Mt 23, 9) mais très tôt et très généralement on l’a fait. Il semble que nous ayons là un enseignement théologique fondamental pour notre foi chrétienne : une vie se transmet, une fonction paternelle ou maternelle s’exerce. C’est très paradoxal. La solution de ce paradoxe ne se découvre que dans la ligne de la réalité sacramentelle. Dieu emploie les hommes, « Dieu a besoin des hommes » pour reprendre le titre d’un film célèbre. Personne ne peut s’arroger ce nom de père : « Ne vous faites pas appeler Père », dit Jésus, et pourtant il peut survenir dans l’expérience chrétienne des moments où quelqu’un a le droit d’appliquer ce nom à un autre.

Comment nous ouvrir à cette action divine ? Comment nous préparer à cette transmission de vie qui doit s’accomplir par des voies humaines ? Elle peut s’opérer aussi sans que nous y pensions ou sans que nous en parlions ou écrivions à son sujet. Au fond, il n’est pas nécessaire d’en parler : être père et transmettre la vie, c’est un acte lié à notre condition d’hommes d’un lien tellement essentiel et intime que personne n’y échappe. Restons donc attentifs à ce fait que tout se passe au niveau du « sacrement », de l’action divine et d’une disposition humaine ayant valeur de signe. A aucun point de cette relation, nous ne pourrons dire : « Ceci est de Dieu, cela est de l’homme ».

La qualité de la relation

Ma seconde remarque est corrélative à la première : ce qui est d’une importance majeure dans la paternité spirituelle, c’est la qualité de cette relation humaine (j’emploie indifféremment les expressions « paternité spirituelle » et « accompagnement spirituel » non sans réaliser que les termes « père » et « père spirituel » peuvent et doivent éveiller une certaine résistance).

Peut-être l’accompagnement spirituel est-il, de soi, l’une des formes les plus hautes de la relation humaine. Platon déjà en a traité très simplement. Selon Kierkegaard, le père spirituel est plus qu’un ami et Dante, parlant de Virgile, son guide spirituel, dit qu’il est pour lui « plus qu’un père ». Le vieux terme celtique désignant le guide spirituel, ananchara, signifie « père de mon âme » et le langage du bouddhisme use de l’expression « le bel ami ». L’on peut évoquer également ici le mot grec désignant le moine comme kaloïros ; « le beau vieillard ». Ce terme porte des connotations de sagesse et de chaleur.

Tout cela montre bien que ce qui importe dans l’accompagnement spirituel n’est pas de l’ordre de la quantité (par exemple, le fréquence des contacts, le nombre de lettres ou d’entretiens), mais de l’ordre de la qualité. Dans cette relation, il faut que quelque chose soit en jeu, se déroule, survienne.

Je voudrais enchaîner à cela un troisième remarque. La vocation concrète d’un jeune homme ou d’une jeune fille est souvent liée très étroitement à une relation de ce type. La vocation, et spécialement la vocation monastique, coïncide très souvent avec les possibilités concrètes d’amitié qui existent entre deux personnes ou à l’intérieur d’une communauté déterminée. Le maître des novices (éventuellement aussi l’abbé) entre dans le cadre de la vocation de ce jeune homme ou de cette jeune fille. Il n’y a pas de vocation sans cette relation concrète. L’on entend parfois de la part de sujets en difficulté vers la fin du noviciat cette réflexion : « Je voudrais bien être moine... La vie monastique me dit vraiment quelque chose, mais pas avec ce maître des novices, pas avec cet abbé-là, pas avec cette communauté-là ». En fait, cela n’a pas de sens. Une vocation concrète se développe le long d’une relation humaine concrète. Là où fait défaut la base humaine élémentaire de cette relation, fait défaut aussi, dans la plupart des cas, la vocation elle-même. De là l’importance exceptionnelle de la relation que nous allons nouer avec le ou la novice : dans cette relation en effet se trouve donnée la matière au cœur de laquelle Dieu mènera son action et réalisera son œuvre conjointement avec nous.

Cela ne veut pas dire que la guidance ou la paternité spirituelle doivent nécessairement emprunter la médiation concrète d’un maître des novices. La paternité échappe à toute planification, elle est toujours donnée, mais la possibilité de cet « être donné » doit exister sous une forme ou l’autre dans la communauté à laquelle le novice s’adresse.

Éveiller. Transmettre la vie

C’est ici le lieu de souligner combien importe la transparence. Il faut que le maître des novices soit transparent. Ce qui est transmis dans la relation spirituelle, c’est une vie. Je voudrais y insister fortement et j’y reviendrai souvent. Il s’agit d’une vie à transmettre par la qualité de la personne. Cette qualité est éveilleuse de qualité chez l’autre : la vie éveille la vie. Le guide ou le père est cela par ce qu’il est, non par ce qu’il sait et encore moins par ce qu’il peut dire. Il l’est par ce qu’il peut transmettre, au sens le plus fort du terme et cette qualité de son être rayonne sans qu’il le sache et sans que les mots doivent intervenir.

Un apophtegme de la tradition judaïque des Hassidim fait dire à un disciple qu’il lui suffit de voir comment son maître attache sa sandale : le message est livré ! Le guide est plus qu’un maître, il est l’enseignement même, il est le message.

Le disciple fait le maître

Jusqu’à présent, il a été question du maître, voyons maintenant le disciple ou le fils. Certes, pour le père, l’essentiel a été dit, mais il reste que c’est le fils qui fait le père, le disciple qui fait le maître, et non l’inverse. Il faut de la part du fils une certaine disponibilité, une ouverture qui permette au père d’être lui-même, qui parvienne à éveiller le maître. Souvenons-nous de cet apophtegme : « Pourquoi les moines d’aujourd’hui n’ont-ils plus de paroles ? – Parce que les fils ne savent plus écouter ». L’ouverture du fils au message du père est une condition indispensable. Une sorte d’apophtegme hindou déclare : « Quand le disciple est prêt, le maître apparaît », et un autre dit : « Le maître trouve le disciple ». Nous pourrions dire : « Cherchez et vous serez trouvé ». Cette certitude, nous la puisons avant tout dans la parole de Dieu, dans l’assurance spirituelle que Dieu ne nous lâche jamais. Si quelqu’un s’ouvre dans la foi et l’espérance à la merveille vivifiante de la paternité, nous savons que Dieu ne le décevra pas dans son attente. Dieu fera même de grandes choses pour réaliser sa paternité par des médiations humaines.

Cela se vérifie déjà au plan humain. A ce niveau-là, il existe une corrélation, une réciprocité très subtile, entre le disciple et le maître. Le psychologue Jung a publié sur ce point une analyse très poussée. Il dit que chacun de nous a un « maître intérieur », mais qu’il a aussi dans son psychisme un « disciple intérieur ». Et c’est le maître intérieur du disciple qui éveille le maître à l’action extérieure. Nous autres, maîtres de l’extérieur, sommes investis de notre tâche par le maître intérieur du disciple mais il faut que le disciple laisse surgir en lui ce maître intérieur. Ce que le disciple attend du maître, il le porte déjà en soi inconsciemment, c’est son propre mystère très profond qu’il attend de voir dévoilé par un autre. Cette capacité, il la devine, il la pressent chez celui qu’il choisit comme guide : c’est sa profondeur la plus secrète, c’est le meilleur de lui-même. Pour cette raison, il est toujours destiné à avoir tel maître et non tel autre. Ce que le maître dira finalement – même sans l’exprimer –, ce qu’il fera éprouver, ce qui affleurera dans son esprit, cela jaillit en réalité du cœur même du disciple. Dès lors les paroles du maître ne tirent pas leur importance de leur contenu : ce qui importe, c’est le « maître intérieur » qui sera éveillé au cœur du disciple par les paroles du maître, ce maître intérieur par lequel son être le plus profond reçoit vie et forme.

Voilà un fondement purement psychologique, mais déjà nous pressentons un certain lien avec le « maître intérieur » dont saint Augustin parle sans se lasser : l’Esprit Saint présent en nous. L’originalité merveilleuse de cette relation entre le guide et le disciple éveille à la vie l’originalité merveilleuse qui est celle du disciple.

Ma force, c’est ma faiblesse ou le guérisseur blessé

J’en viens ainsi à ma dernière remarque préliminaire. Il est indispensable – cela va de soi – que le maître se trouve en contact très intime avec la zone la plus profonde de son être, avec cette vie qu’il doit transmettre, avec sa propre expérience la plus secrète. Il doit être en contact avec Jésus et avec l’Esprit.

En insistant là-dessus, je ne veux pas vous exhorter à une plus grande générosité. Il s’agit de tout autre chose. Ce à quoi je veux vous appeler, c’est à une conviction plus vive de la réalité de ce contact au plus profond de nous-mêmes. J’estime que souvent nous ne croyons pas assez à notre propre expérience de foi, nous sommes portés à la sous-estimer, or elle est beaucoup plus profonde que nous l’imaginons, mais nous avons peine à croire en un Dieu qui surgit de notre faiblesse, qui est présent dans notre infidélité, dans notre impuissance la plus radicale et même dans notre péché. Nous savons bien – dans l’abstrait – que la première expérience de Dieu suit les voies du péché et du repentir et qu’il n’est pas d’autres voies que celles-là et pourtant, qu’il nous est difficile de le réaliser ! Nous sommes trop malheureux de n’être pas des justes et pas assez heureux d’être des pécheurs et de là vient cette difficulté que nous éprouvons parfois à nous acquitter de notre tâche. Et pourtant, Jésus ne vient que pour les pécheurs – même s’ils sont aussi maîtres des novices ! Il ne vient pas pour les justes – même s’ils sont aussi maîtres des novices !

La première expérience de Dieu que nous aurons à transmettre à travers la faiblesse et le péché passera très probablement par la faiblesse et le péché de tel novice déterminé. C’est pour cela que nous devons, les premiers, rencontrer Dieu dans notre propre faiblesse. Peut-être ne croyons-nous pas assez à cet « envers » de Dieu, au Dieu de la ténèbre, au Dieu saisi dans la foi. « Nous l’annonçons, dit saint Paul, afin de rendre tout homme parfait dans le Christ. Et c’est bien pour cette cause que je me fatigue à lutter, avec son énergie qui lutte en moi avec puissance » (Col 1,28-29). Le meilleur guérisseur, c’est le guérisseur blessé [1].

Il y a quelque temps, j’ai participé chez les Trappistes de Vina en Californie à un symposium sur l’accompagnement spirituel groupant des abbés et des maîtres des novices des États-Unis et du Canada ; y participaient aussi quelques étudiants [2]. À l’issue du symposium, l’un de ceux-ci demanda la parole et dit avec insistance : « Ayez foi, je vous en prie, dans la force qui est au cœur de l’accompagnement spirituel. Je vous en conjure, croyez-y ! Nous rencontrons trop de prêtres, trop de religieux qui doutent d’eux-mêmes ! »

Paternité et maternité chez saint Paul

La paternité est liée à la vie, et qui dit vie dit aussi conception, naissance, venue au monde, père, mère, croissance, développement, traversée d’une crise, passage de plusieurs seuils, lente décroissance, « mortificatio », mort, résurrection, renaissance. Ces notions nous sont extrêmement familières, et nous pourrions les trouver banales, mais toutes ont trait à la vie. Oui, la vie est une chose... vivante ! Elle bouge, elle grandit, elle se déploie. La vie figée n’est plus une vie.

Saint Paul connaît les « petits enfants » : ceux qui ne supportent pas encore la nourriture solide, qui ont encore besoin de lait. « Pour moi, frères, je n’ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des êtres de chair, comme à des petits enfants dans le Christ. C’est du lait que je vous ai donné à boire, non une nourriture solide ; vous ne pouviez encore la supporter » (1 Co 3,1-2).

C’est peut-être dans le domaine de la prière que saint Paul fait l’expérience la plus vive de sa paternité. Nous avons de lui plusieurs prières pour ses communautés de croyants. Elles témoignent de son désir de les voir croître peu à peu : n’est-ce pas ce qu’un père souhaite pour ses enfants ?

Ep 3,14-19 : « C’est pourquoi je fléchis les genoux en présence du Père de qui toute paternité, au ciel et sur terre, tire son nom. Qu’il daigne, selon la richesse de sa gloire, vous armer de puissance par son Esprit pour que se fortifie en vous l’homme intérieur, que le Christ habite en vos cœurs par la foi, et que vous soyez enracinés, fondés dans l’amour. Ainsi vous recevrez la force de comprendre, avec tous les saints, ce qu’est la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur, vous connaîtrez l’amour du Christ qui surpasse toute connaissance, et vous entrerez par votre plénitude dans toute la plénitude du Christ ».

Ph 1,9-11 : « Et voici ma prière : que votre charité croissant toujours de plus en plus s’épanche en cette vraie science et ce tact affiné qui vous donneront de discerner le meilleur et de vous rendre purs et sans reproche pour le jour du Christ, dans la pleine maturité de ce fruit de justice que nous portons par Jésus-Christ, pour la gloire et louange de Dieu ».

Col 1,9-12 : « C’est pourquoi nous aussi, depuis le jour où nous avons reçu ces nouvelles, nous ne cessons de prier pour vous et de demander à Dieu qu’il vous fasse parvenir à la pleine connaissance de sa volonté, en toute sagesse et intelligence spirituelle. Vous pourrez ainsi mener une vie digne du Seigneur, et qui lui plaise en tout : vous produirez toutes sortes de bonnes œuvres et grandirez dans la connaissance de Dieu ; animés d’une puissante énergie par la vigueur de sa gloire, vous acquerrez une parfaite constance et endurance ; avec joie vous remercierez le Père qui vous a mis en mesure de partager le sort des saints dans la lumière ».

Mais voici un fait plus remarquable encore : en certains passages, saint Paul emploie les mots de « père » et de « mère ».

1 Co 4,14-16 : « Ce n’est pas pour vous confondre que j’écris cela : c’est pour vous reprendre comme des enfants bien-aimés. Auriez-vous en effet des milliers de pédagogues dans le Christ que vous n’avez pas plusieurs pères ; car c’est moi qui, par l’Évangile, vous ai engendrés dans le Christ Jésus. Je vous en conjure donc, montrez-vous mes imitateurs ».

Ce texte est important. Paul y affirme qu’il n’est pas le pédagogue (c’est-à-dire l’esclave chargé spécialement de l’éducation de l’enfant, ou la gouvernante), mais qu’il est le père, et le père dans le Christ. Il a assumé la tâche paternelle : il a appelé à la vie par l’Évangile. Il s’agit d’une paternité instrumentale ou, si l’on veut, sacramentelle. La semence de la paternité de Paul, c’est la Parole de Dieu, la Bonne Nouvelle. Cette image se retrouve ailleurs encore dans le Nouveau Testament. Nous nous disons « engendrés à la vie par la Parole de Dieu ». La Parole de Dieu est la source de notre renaissance, de la nouvelle créature qui se forme en nous. La force ne réside donc pas dans la personne de Paul, mais dans la Parole et pourtant Paul peut agir. Il est précisément en train de reprendre les Corinthiens avec une âpre sévérité. Son thème est : « Imitez-moi ». C’est une idée qui revient souvent sous sa plume. Or, à cette idée s’associe également le rôle du père. Le père est celui qui marche devant, qui précède, qui donne l’exemple.

En Ga 4,19 apparaît l’image de la mère. « Mes petits enfants que j’enfante à nouveau dans la douleur jusqu’à ce que le Christ soit formé en vous ». Les Galates l’ont déçu par leur conduite et Paul souffre de cette déception ; il sent qu’il doit agir et il lui en coûte de le faire. La souffrance qu’il éprouve évoque la douleur d’un enfantement. Ici l’apôtre s’identifie à la mère, ou plutôt à la matrice. Son action est maternelle. Il souffre pour faire venir le Christ au monde dans ses auditeurs.

Dans un dernier texte paulinien, en 1 Th 2,7, les deux images s’entrecroisent. On lit au verset 7 : « nous avons été au milieu de vous pleins de douceur, comme une mère » et le verset 11 passe à l’image paternelle : « Comme un père pour ses enfants, vous le savez, nous vous avons, chacun de vous, exhortés, encouragés, adjurés de mener une vie digne du Dieu qui vous appelle à son royaume et à sa gloire ». Nous trouvons ici, sous ses traits les plus caractéristiques, la description du rôle du père : il exprime la parole, il transmet l’enseignement, il encourage, il reprend, il punit. Paul est doux, bon, caressant comme une mère, mais il est aussi stimulant, provocant comme un père.

Demandons-nous donc quel est le sens de cette double image du père et de la mère. Que peut-elle nous apprendre aujourd’hui pour notre attitude concrète ? Quel conseil recevons-nous : celui d’être père ou celui d’être mère ? Dans la vie spirituelle, est-on père ou mère ? Le public auquel je m’adresse est composé d’hommes et de femmes. Un père spirituel peut-il parfois agir comme une mère, et faut-il attendre d’une mère spirituelle qu’elle agisse parfois à la façon d’un père ? Et voici encore une autre question : quelles sont nos possibilités concrètes en ce domaine ? Il y a des hommes qui ont développé des virtualités maternelles et des femmes qui ont développé des virtualités paternelles. Comment pouvons-nous être aidés sur ce point ?

Peut-être faut-il rappeler d’abord, en nous situant au niveau plus proprement théologique, qu’il est impossible d’exprimer sous un signe unique ce que Dieu est pour l’homme. L’amour de Dieu ne peut être décrit par la seule image de l’homme ni par la seule image de la femme. Les deux sont nécessaires pour que l’image de Dieu soit complète, aussi voyons-nous que la Bible les emploie toutes deux. Il est la source de tout être, de toute personnalité. Il est la richesse suprême d’être, d’amour et de fécondité dont l’homme (le père d’ici-bas) et la femme (la mère d’ici-bas) n’offrent que des images dérivées et complémentaires. L’amour de Dieu, éveilleur de vie et éducateur, est si immense, si riche en aspects et en contrastes que, si l’on veut en trouver ici-bas un signe et un sacrement, il faut faire appel aux deux sexes qui s’unissent dans l’amour pour faire naître et croître un être humain. En Dieu s’unissent la « miséricorde » et la « vérité », la tendresse (hesed) et la fermeté (emet).

Le guide spirituel porte la marque de cette qualité souveraine, qui est à la fois celle du père et de la mère, chargée, bien sûr, des tensions et des aléas inévitables chez les êtres limités que nous sommes.

Intention de la paternité spirituelle

L’intention de la paternité spirituelle, c’est de rendre possible un surgissement, une venue au monde ; et ce qui vient au monde, c’est la « nouvelle créature dans l’Esprit Saint ». Il s’agit de faire surgir la vie de l’Esprit en nous, c’est le passage lent et progressif vers l’homme nouveau. En disant cela, j’emprunte mes termes au vocabulaire du christianisme et plus spécialement de la théologie.

L’approche non chrétienne et la psychologie contemporaine connaissent une réalité analogue : elles aussi traitent d’une réalité plus profonde au-dedans de nous, d’un passage de la surface à la profondeur ou du petit moi au grand Moi. Le psychologie de Jung traite de l’intégration de tout l’inconscient dans le conscient. Affronté à cette richesse, je la purifie, je l’ordonne, je l’assume en moi-même, je la rends utilisable. La psychologie moderne, elle aussi, reconnaît dans l’homme une tendance très profonde à la re-naissance : dans une vie qui se poursuit, qui croît, se libère sans cesse une réalité nouvelle et plus profonde – tel l’arbre qui porte chaque année de nouvelles fleurs et de nouveaux fruits. C’est l’indice d’une vie vraiment « vivante », d’une vie qui n’est pas encore figée, c’est l’éclosion d’une réalité nouvelle qui doit s’intégrer dans mon agir et dans mon amour.

Je l’ai dit déjà : nous ne pouvons jamais, à un moment donné, établir cette distinction nette : « Ceci est l’Esprit Saint, cela n’est qu’un pur donné psychologique ». Ce surgissement de l’homme nouveau, de la vie de l’Esprit en moi est tissé dans ma réalité psychologique [3], solidaire des faces lumineuses comme des faces obscures de mon être, hé à la manière dont sera accueilli et intégré cet homme nouveau qui, peu à peu, se fait disponible et souple. Il m’est donné de surgir, d’agir, d’aimer en homme nouveau.

Tel est l’enjeu de la paternité spirituelle : elle accompagne ce processus que l’on pourrait aussi bien définir comme une découverte par l’homme de sa propre intériorité, de son être profond. C’est l’affleurement d’un courant sous-marin, c’est l’éveil d’une sensibilité à des valeurs spirituelles et cette sensibilité est nouvelle : l’homme ancien ne la possédait pas. Le cœur s’éveille et devient l’organe de cette sensibilité spirituelle. J’oserais parler d’une plongée dans la réalité spirituelle, d’une immersion dans notre propre profondeur, qui nous fait toucher finalement notre réalité intérieure la plus secrète, aussi cette découverte réclame-t-elle une certaine stabilité, un repos, une non-activité. Il ne faut pas se ouvert et, jusqu’à un certain point de se laisser aller. Si l’on saute dépenser pour obtenir un résultat. Il s’agit d’écouter, de demeurer à l’eau, de deux choses l’une : ou bien l’on se met à nager et l’on se donne de la peine pour avancer, ou bien l’on se laisse couler à pic. La seconde attitude évoque cet abandon à la réalité profonde qui nous habite, cette immersion au fond de nous-mêmes où surgissent le Christ et l’Esprit.

Ce processus se réalise toujours par la médiation d’une réalité concrète, sacramentelle, qui peut différer selon les dons et la grâce de chacun. L’important, c’est d’atteindre l’ultime profondeur, l’Esprit qui habite en nous.

L’une de ces médiations peut être la parole de Dieu reçue dans le silence, dans le repos intérieur (quies, hesychia), ou encore l’évocation du nom de Jésus, la « prière de Jésus » ou, pour le cénobite, la voie très concrète de l’obéissance conçue comme une renonciation systématique à tous les désirs : la main se détend et laisse tomber. La relation humaine, l’amour, est encore une autre forme de médiation. Chacune de ces voies nous conduit à la limite de nous-mêmes, limite profonde et tout intérieure, où il s’agit de renoncer à nous-mêmes pour laisser exister une réalité plus cachée. Cette réalité profonde n’est pas à notre portée, nous n’avons sur elle aucune prise, nous ne pouvons que rester en attente, aux aguets, le regard en éveil au fond de nous-mêmes. Cette réalité ne se laisse pas saisir d’un simple geste ; elle nous survient de l’intérieur et, à vrai dire, elle est déjà donnée d’avance, mais il faut qu’elle se révèle et devienne consciente ; pour cela, il reste un chemin à parcourir, une porte à ouvrir, une pierre à soulever pour que puisse jaillir le source cachée.

Voilà quelle est la visée de la paternité spirituelle. Assurer l’accompagnement spirituel, c’est cheminer avec un autre sur cette voie et, peu à peu, lui apprendre quels sont les pas à poser et quels sont les pas à éviter.

C’est une voie qui mène à « naître pleinement » pour reprendre une expression de Thomas Merton dans un de ses derniers textes, où il s’inspire largement d’un psychiatre persan, et qu’il avait intitulé : « L’intégration finale – pour une thérapeutique monastique ». Il y déclare : « L’homme qui est pleinement né vit d’une expérience entièrement intérieure ». Cette intégration finale est décrite comme une sorte de maturité, de sagesse profonde. L’homme se sent vivre pleinement et intégralement à partir d’une source intérieure et cette expérience est bien plus universelle que l’ ego empirique, extérieur : elle concerne le moi le plus profond. Et parce que cet homme a touché son fond le plus secret il est, en un certain sens, cosmique, il est devenu « l’homme universel ». Il a atteint une identité plus profonde et plus pleine que celle de son ego, qui n’est qu’un fragment de sa vie, En un sens, il s’est identifié à tous les hommes.

Je voudrais insister sur cette spontanéité pleine et intérieure comme signe de liberté dans l’Esprit, sur cet agir spontané et animé d’amour, procédant des ultimes profondeurs de l’être. La langue française possède une belle expression que nous pouvons appliquer à cette réalité, elle dit : « Cela coule de source ». On peut se donner beaucoup de peine pour atteindre l’humilité ou l’on peut être vraiment humble, alors « cela coule de source ».

L’accompagnateur spirituel doit être attentif à cette réalité, soucieux de découvrir la trace de la créature nouvelle, de la vie dans l’Esprit, de l’amour profond qui deviendra peu à peu le principe naturel de mon agir et me fera abandonner un Dieu qui est, pour une part, une idole, ce faux Dieu embusqué au fond de mon être comme une projection de mes propres besoins et de mes propres angoisses. Cette « idole » n’est pas encore le vrai Dieu qui me sauve, qui me prend avec mes péchés, qui accueille, pardonne, guérit et recrée, ce Dieu qui est le Sauveur du monde. Ce Dieu-là n’est pas venu pour ceux qui sont justes, selon les normes païennes ou judaïques, ni pour ceux qui sont des surhommes, selon les normes modernes : il est le Dieu qui vient pour le pécheur (Cf. Mt 9,13).

(À suivre)

Mont des Cats, Godewaersvelde
F 59270 BAILLEUL, France

[1L’on entend dire d’une part : « Surmonter, c’est guérir », et d’autre part : « Il faut apprendre à vivre avec ses blessures ». Dès lors, le fait de surmonter le mal ne signifie pas nécessairement la guérison, c’est plutôt apprendre à vivre de telle sorte que les blessures n’aient plus d’effet paralysant mais deviennent des possibilités de progrès. C’est ma conviction très forte : si le coup est porté, c’est uniquement pour en faire une merveille (N. d. trad. : l’auteur joue ici sur deux mots néerlandais wonde (blessure) et wonder (merveille). La blessure n’est permise par Dieu que pour en faire une merveille de sa grâce. Par ces blessures, tel homme acquerra un certain sens de choses de Dieu qu’il n’aurait pas possédé sans elles avec la même acuité. Oui, j’en suis convaincu, les blessures n’ont pas d’autre sens que celui-là. Saint Paul a dit : « Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire à tous miséricorde » (Rm 11,32). Voilà ce dont il s’agit, et c’est très fort. Dieu n’a pas voulu le péché mais il l’a permis afin que la merveille du salut puisse se réaliser.

[2Cf. B. Pennington, o.c.s.o., « Paternité (maternité) spirituelle dans le christianisme », Vie consacrée, 1979, 175-182.

[3Cf. A. de Jaer, s.j., « Vie psychique et vie spirituelle », Vie consacrée, 1977, 105-107.

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