Histoire du charisme d’un Institut
Saint Charles Borromée a-t-il congrégé les Ursulines ?
Teresa Ledóchowska, o.s.u.
N°1980-6 • Novembre 1980
| P. 348-358 |
L’auteur évoque dans ces pages les transformations successives qui ont jalonné l’histoire des Ursulines. Cet exemple typique pourra éclairer bien des familles religieuses dont l’évolution n’a pas suivi un cours régulier, mais a subi maintes vicissitudes et pris des détours imprévus qui rendent parfois difficile l’identification de leur charisme.
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Lorsqu’on parle de leur charisme aux familles religieuses et qu’on les met en garde contre le danger toujours possible d’une déviation de la voie tracée par leur fondateur, on cite volontiers l’exemple de saint Charles Borromée qui, comme on l’affirme, avait exercé une pression sur les Ursulines pour les obliger à se « congréger ».
On a coutume d’interpréter ce geste du grand Cardinal comme une preuve que l’intervention de la hiérarchie peut détourner une famille religieuse de sa vocation et anéantir son charisme initial. L’exemple serait vraiment frappant, s’il était vrai.
On ne peut exclure, évidemment, la possibilité d’abus de pouvoir de la part de la hiérarchie en certaines occasions, mais face aux affirmations de ce genre qui, au cours des dernières années, réapparaissent sous la plume d’excellents auteurs, il m’a paru utile de prouver que toute cette histoire d’Ursulines congrégées par saint Charles est un simple malentendu. Je présenterai donc la façon dont s’est effectuée en réalité la transformation monastique d’une branche de la grande famille méricienne et je le ferai d’autant plus volontiers que cet épisode est une illustration parfaitement lisible de la manière dont le charisme d’une famille religieuse peut évoluer, face aux exigences toujours imprévues qu’amène le mouvement incessant de l’histoire.
Voyons un peu les faits.
À la recherche d’une aide apostolique
Saint Charles, dès son arrivée à Milan en 1566, se jette corps et âme dans un labeur acharné qui, en dix-huit ans, usera ses forces et sa santé de fer, mais qui, en ce court laps de temps, lui permettra de réorganiser son propre diocèse, ceux de sa province métropolitaine et, à cause de l’autorité exceptionnelle qu’il s’était acquise dans l’épiscopat du monde entier, d’imposer à la « catholicité » entière les décrets du Concile de Trente. Pour le moment, il voue toutes ses énergies à la tâche immense de la réforme de son diocèse.
À peine arrivé, il se met en quête de collaborateurs. Ce « voleur de saints » va chercher les meilleurs prêtres dans les diocèses environnants et fait venir à Milan des religieux de différents instituts. C’est à ce moment qu’on lui parle des Ursulines de Brescia et le Cardinal, vivement intéressé, demande qu’on lui procure sur le champ un exemplaire de leur règle.
La Compagnie des Vierges de Sainte-Ursule
La Compagnie de Sainte-Ursule, fondée en 1535 à Brescia par sainte Angèle Merici était, à ses débuts, une sorte de confrérie établie pour former et protéger des jeunes filles qui désiraient se consacrer à Dieu, mais n’ayant point de fortune, ne pouvaient, faute de dot, être admises dans aucun couvent.
Les premières Ursulines continuaient à vivre dans leurs familles, mais primitivement elles n’exerçaient aucun apostolat. C’est uniquement l’apostolat de l’exemple qui leur était recommandé ; gardons-nous cependant de sous-estimer son importance. Ces jeunes filles qui, au sein de leurs familles, menaient une vie de consacrées sous les yeux du monde, un peu comme les petites Sœurs de Jésus le font actuellement, contribuèrent sans nul doute à changer le climat spirituel de Brescia.
Néanmoins, ce manque d’activité apostolique au début d’un institut qui regardera toujours l’apostolat comme un élément constitutif de son charisme, étonne au premier abord. Angèle était elle-même une femme foncièrement apostolique. Ses écrits, adressés au groupe des veuves chargées de la formation des jeunes vierges, sont imprégnés de zèle apostolique. Ils contiennent tout un programme d’éducation où se révèle le génie pédagogique de cette femme sans aucune instruction qui fut une éducatrice-née. Les veuves auxquelles s’adressent les « Avis » et le « Testament » sont d’authentiques apôtres. Par contre, dans la « Règle » qu’Angèle avait léguée aux premières Ursulines, l’apostolat n’est même pas mentionné et la vie que la Fondatrice leur prescrit semble purement contemplative.
Vraisemblablement, le jeune âge des Vierges de Sainte-Ursule explique cet état de choses. Rappelons qu’Angèle meurt cinq ans à peine après la fondation de la Compagnie, alors que les « giovinette » dont parlent les anciens documents n’étaient encore que de très jeunes filles.
L’apostolat des Ursulines vivant dans leurs familles
Vingt ans après la mort de la Fondatrice, la situation est toute différente. Les petites vierges avaient eu le temps de grandir et de devenir adultes. Bien que leur règle ne le leur recommandât pas, elles se mirent spontanément à faire de l’apostolat, imitant, non les directives, mais l’exemple de leur Mère, tellement apostolique.
Le premier témoignage sur leur activité nous arrive 26 ans après la mort d’Angèle et il vient de leur supérieur, le Père Francesco Landini, qui en 1566, probablement à la demande de saint Charles Borromée, envoie à Milan des informations détaillées à leur sujet. Or, à cette époque les Ursulines sont déjà pleinement engagées dans l’apostolat.
« Jusqu’à cette heure – écrit Landini – tous les hôpitaux de Brescia ainsi que les écoles de la Doctrine Chrétienne pour les petites filles sont desservis par elles. Le Seigneur se sert d’elles aussi pour convertir les âmes et attirer au service de sa divine Majesté quantité de familles avec qui elles habitent. Il est difficile d’exprimer le grand bien universel que Dieu opère par l’entremise de cette Compagnie ».
1566 : c’est l’année même où saint Charles arrive à Milan et entreprend la réorganisation de son diocèse. Or, à ce moment, l’activité apostolique des Ursulines de Brescia n’en était plus à ses débuts. Les Ursulines avaient déjà dépassé le cercle étroit du voisinage immédiat qu’elles aidaient tout d’abord et s’étaient lancées dans l’apostolat paroissial. Dans les hôpitaux, elles se dévouaient au service des malades de la ville. Leur influence s’étendait de plus en plus et elles devenaient un ferment de renouveau.
Après avoir reçu la lettre de Landini, saint Charles n’eut point d’hésitations. L’année même il fonda les Ursulines à Milan dans un but nettement apostolique.
À cette époque de crise religieuse, la catéchèse avait été presque totalement abandonnée. Dans la règle qu’il élabore pour les Ursulines milanaises dès 1567, saint Charles leur fait un devoir d’aller dans les paroisses pour y enseigner le catéchisme.
Lors du IVe synode provincial de Milan, le Cardinal se montre tellement satisfait de la collaboration des humbles « Vierges de Sainte-Ursule » qu’il recommande à tous les évêques de sa province métropolitaine de fonder cette Compagnie dans toutes les bourgades plus importantes de leurs diocèses respectifs. (N’oublions pas qu’il s’agit d’Ursulines vivant dans leurs familles !)
À la suite des recommandations du IVe synode de Milan, l’Italie septentrionale et même le Comtat Venaissin, qui était une enclave des États Pontificaux en terre française, se couvrent d’une réseau de Compagnies. C’est une expansion spectaculaire.
Après tout ce qui a été dit, on serait étonné de voir saint Charles faire volte-face et changer radicalement d’attitude envers les Ursulines, même si nous n’avions pas d’autres témoignages convaincants. Mais les témoignages abondent. En 1584, quelques mois à peine avant sa mort, le Cardinal Borromée, qui se rend à Bellinzona en Suisse en qualité de visiteur apostolique, fonde dans cette ville une Compagnie d’Ursulines vivant dans leurs familles. Après la mort de saint Charles, les Ursulines continuent à se répandre en Italie où elles exerceront le même apostolat jusqu’à leur suppression en 1797 et en 1810. Or, vu l’autorité exceptionnelle dont jouissait saint Charles, pareille survivance aurait été impossible si celui-ci s’était montré défavorable à la forme de vie primitive des Ursulines.
Les Ursulines vivant en communauté
Il faut admettre pourtant que saint Charles a fondé à Milan plusieurs maisons où les Ursulines vivaient en communauté. Mais il n’était pas le premier à le faire. A Brescia, du vivant de sainte Angèle, des Ursulines prirent en charge l’orphelinat de la Pietà, qui restera pendant 250 ans sous leur direction. Or la chose n’aurait pas été possible sans que les éducatrices ne demeurent avec les enfants ; on doit donc y voir les débuts de la vie commune des Ursulines. Il y avait en outre à Brescia une maison où l’on accueillait les Ursulines sans famille qui avaient besoin d’être aidées.
C’est exactement ce qui arriva à Milan. Saint Charles fonda un internat Santa Sofia pour y recevoir des jeunes filles en danger moral de se perdre, et il en confia la direction aux Ursulines. Quant aux deux autres maisons milanaises, elles furent fondées après une violente épidémie de peste, pour un grand nombre d’Ursulines restées sans parents.
Il semble qu’en effet une Compagnie dont les membres vivent dans leurs famille ait besoin, pour exister, de certaines maisons de vie commune, fondées soit pour des raisons d’apostolat, soit pour répondre à des besoins pressants de la Compagnie elle-même.
Au début, les Ursulines qui menaient la vie commune ne représentaient qu’une faible minorité. A Milan, pour plus d’un millier d’Ursulines vivant dans leurs familles, il n’y en avait que quelques dizaines à mener la vie commune. Les deux groupes faisaient partie de la même Compagnie et suivaient la même règle. Une sorte de coutumier pour les maisons de vie commune ne parut qu’après la mort de saint Charles.
Il faut cependant signaler un autre aspect de la question.
Selon la mentalité de l’époque, la vie commune était regardée comme nettement supérieure à la vie au sein de sa propre famille. Des auteurs spirituels de ce temps n’hésitent pas à parler de « deux classes de virginité ». Jusque dans les livres de piété destinés aux Ursulines, on rencontre des remarques comme celle-ci : « Elles ne peuvent prétendre à la virginité de première classe qui est la fait des moniales, il ne serait pas juste cependant de les empêcher d’observer au moins la virginité de seconde classe ».
Rien d’étonnant que de telles exhortations aient provoqué un certain complexe d’infériorité chez un bon nombre d’Ursulines non congrégées. Aussi observe-t-on en Italie une tendance croissante à embrasser la vie commune, si bien que vers la fin du XVIIIe siècle, le nombre des congrégées est notablement supérieur à celui des Ursulines vivant dans leurs familles.
La clôture imposée
Si maintenant on tourne les yeux vers la France, on y trouve une situation complètement différente.
Les Ursulines françaises, devenues très nombreuses vers la fin de XVIe siècle, sont plus enclines que leurs Sœurs italiennes à mener la vie commune ; aussi les maisons de congrégées surgissent-elles dans différentes régions du pays. Mais à ce moment les Ursulines françaises entrent en conflit avec la législation ecclésiale en vigueur.
Le Concile de Trente, qui avait inaguré la réforme de l’Église, se préoccupa également de rétablir la discipline dans les couvents. A vrai dire, le Concile lui-même n’élabora aucune prescription à ce sujet et se contenta d’énoncer des directives générales, mais, durant les années qui suivirent, la législation ecclésiale concernant la vie religieuse, féminine surtout, suivit une ligne de plus en plus dure. On adopta le principe que chaque femme qui voulait vivre une vie de consécration au Seigneur devait prononcer les vœux solennels et vivre enfermée derrière les grilles de son couvent dans une stricte clôture.
Or la clôture papale semblait incompatible avec la vocation apostolique des Ursulines, c’est pourquoi même celles qui vivaient en communauté ne faisaient pas profession, pour ne pas être considérées comme des religieuses, ce qui entraînerait le devoir de se cloîtrer.
En Italie, personne n’osa importuner les Ursulines à cause de l’autorité de leur grand protecteur, saint Charles Borromée ; elles purent donc tranquillement continuer leur vie de consacrées sans vœux ni clôture papale. Il en fut tout autrement en France.
Au début du XVIIe siècle, un vent de réforme semble avoir soufflé sur l’Église de ce pays. En 1613, saint Pierre Fourrier est contraint de cloîtrer ses filles de la Compagnie de Notre-Dame, fondées pourtant pour prendre soin des petites filles dans les villages. Saint François de Sales se trouva dans la même situation : en 1615, il ne réussit pas à soustraire les Visitandines à la clôture. Maints autres instituts féminins subissent le même sort. Depuis 1612, les maisons d’Ursulines vivant en communauté sont progressivement, l’une après l’autre, transformées en monastères. Celles d’Anne de Xainctonge n’y échappent que grâce au fait que le Dauphiné se trouve à ce moment sous la domination espagnole.
Les Ursulines, selon la mentalité d’une époque profondément imprégnée de mysticisme, ressentent un attrait profond pour le sacrifice absolu. Elles ne se défendent donc pas contre les vœux solennels, mais elles luttent pour préserver leur vocation apostolique et elles sont soutenues par une partie du clergé. Nous avons à ce sujet une curieuse lettre de l’Évêque de Genève à Anne de Vesvres, supérieure des Ursulines de Dijon : « Pour le regard et l’avis que vous me demandez – lui écrit saint François de Sales – je vous dirai sans hésiter que vous ne devez nullement vous obliger à la clôture. Votre Institut ne tend pas à cela. A Milan, d’où je viens, il y a quantité de Congrégations, mais pas une n’observe la clôture, ainsi elles sortent pour certaines causes limitées et gagnent beaucoup en leur sorties. Suivez l’esprit de votre Compagnie qui fleurit en tant de lieux et depuis si longtemps ».
La lutte n’a pas été exempte de certains moments dramatiques, cependant rien ne put empêcher la transformation des Ursulines en moniales de stricte clôture. Ces dernières réussirent pourtant à faire reconnaître et accepter leur vocation apostolique, ce qui trouva son expression dans les bulles de transformation des monastères particuliers qui soulignent fortement cet aspect de leur vocation.
La transformation monastique n’en fut pas moins pour les Ursulines une coupure radicale avec toute leur tradition. Tout fut modifié : leur règle fut remplacée par celle de saint Augustin, leur clôture les sépara du monde où jusqu’ici s’exerçait leur apostolat. Leurs liens avec sainte Angèle semblèrent sinon rompus, du moins affaiblis. Peut-on parler encore de charisme ? n’est-ce pas plutôt une destruction ?
Le charisme apostolique se fraie un chemin
Le charisme des Ursulines cependant ne semble pas atteint par ces mesures et leur dynamisme se révèle plus vivant que jamais.
Comme le champ de leur apostolat est rétréci du fait de la clôture, elles vont maintenant se spécialiser et leurs couvents deviendront sous peu de vraies maisons d’éducation. Ce faisant, elles répondent évidemment à un besoin réel de leur époque. Vu le manque complet d’instituts de ce genre pour l’éducation des filles, on les demande partout : les évêques des diocèses, les conseils municipaux, les gouverneurs des cités préparent les fondations et fournissent les fonds nécessaires.
Quant aux liens qui relient les Ursulines moniales avec leur Fondatrice, la conscience qu’elles en ont, quelque peu affaiblie au début quoique toujours existante, se ravive progressivement, surtout à partir de la canonisation d’Angèle.
On aurait pu s’attendre qu’après la transformation monastique, le dynamisme apostolique soit étouffé. Il n’en fut rien. C’est à ce moment que les Ursulines montrent le plus de vitalité. La France se couvre d’un réseau de monastères qui essaiment dans toute l’Europe. C’est à ce moment, vingt ans à peine après la transformation, que débute la grande aventure missionnaire de Marie de l’Incarnation. Et si quelqu’un donne l’impression de vivre sous la motion de ce charisme, c’est bien elle qui, toute mystique qu’elle est, se sent conduite par Dieu non vers un couvent de contemplatives où on lui offre une place, mais vers les Ursulines.
Trois branches d’Ursulines
En 1688, avec la fondation du monastère de Rome, les Ursulines moniales font leur apparition en Italie. Il est curieux de noter que désormais, dans ce pays, coexisteront jusqu’à la Grande Révolution trois branches d’Ursulines : celles qui demeurent dans leurs familles, celles qui mènent la vie commune sans vœux et sans stricte clôture et enfin les moniales qui essaiment et fondent dans ce pays une dizaine de monastères.
La vraie nature du charisme d’un institut religieux
L’histoire de la transformation monastique des Ursulines illustre merveilleusement la nature du charisme d’un institut religieux. Chaque charisme authentique est une intervention de l’Esprit Saint dans la vie d’individus, mais aussi de groupements humains.
Le charisme, étant une réalité d’ordre supra-naturel, ne peut être expliqué à fond par des principes sociologiques et il faut se garder de le comprendre d’une façon trop matérielle. Il n’est pas non plus une formule rigide, valable telle quelle pour toute l’histoire d’un institut, depuis ses débuts jusqu’à nos jours, inchangeable à travers les âges, malgré l’aspect de continuité qui lui est inhérent et qui, comme l’affirme Perfectae caritatis, réclame la fidélité de l’institut à l’esprit de son Fondateur, aux saines traditions de l’Ordre et à sa propre mission. Non, le charisme, c’est vraiment l’Esprit Saint qui conduit l’institut de jour en jour et le guide aux moments difficiles tout en sauvegardant son identité. Si Dieu place l’institut dans des circonstances qui, en dépit de sa fidélité, l’empêchent de suivre le même chemin et le poussent vers des voies inexplorées, celui-ci n’a qu’à se laisser guider par Dieu, s’efforçant de réaliser avec un zèle infatigable la mission que l’Esprit Saint lui confie hic et nunc.
La théologie post-conciliaire, en expliquant la notion de charisme, fait une distinction entre le charisme structurel, accordé par l’Esprit Saint aux membres de la hiérarchie pour le bien de l’Église et le charisme non structurel, comme par exemple celui des fondateurs de congrégations religieuses. Les rapports entre ces deux charismes n’ont pas encore été suffisamment étudiés. S’il s’agit pourtant de religieux, le décret sur les rapports entre les évêques et les religieux, qui souligne d’un côté le devoir qu’ont les évêques de respecter le charisme des institut religieux et de l’autre, le devoir des religieux d’être au service de la hiérarchie et de se laisser guider par elle, contiennent les éléments d’une solution. Les grandes lignes du problème se dessinent donc clairement : Dieu est la source de tout charisme et il est aussi le maître de l’histoire. Et en fin de compte, il ne peut se contredire. Une faute, un manque de fidélité peuvent étouffer le charisme, mais pas un acte d’obéissance fait en esprit de foi.
Le charisme des Ursulines est resté opérant après la transformation monastique. Si l’on s’efforce de regarder les choses à la lumière de ce qui a été dit plus haut, ce fait ne saurait nous étonner.
Considérant la situation très spéciale où se sont trouvées les Ursulines françaises, on est tenté de se poser la question : qu’aurait fait sainte Angèle, leur Fondatrice, dans des conditions analogues ? Elle aurait sans doute fait exactement ce qu’ont fait ses filles, sous l’impulsion du même charisme.
Ceci peut-il intéresser d’autres familles religieuses ?
Il semble que notre réflexion sur la transformation monastique des Ursulines ne soit pas dépourvu d’intérêt pour toutes ces familles religieuses qui font des recherches aujourd’hui, s’efforçant de bien lire leur charisme dans son cheminement à travers l’histoire.
Ce récit pourra aider surtout celles dont l’évolution, comme c’est le cas pour les Ursulines, ne suit pas un cours régulier et paisible, mais subit maintes vicissitudes et prend des détours imprévus qui rendent parfois difficile l’identification de leur charisme.
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31-138 KRAKOW, Pologne
NOTE COMPLÉMENTAIRE
Voici une petite curiosité d’ordre historique qui n’est pas dépourvue d’humour.
Il apparaît clairement que la transformation monastique est le résultat d’un processus fort complexe, car la réalité historique qui l’a causée est en effet multidimensionnelle. Quant à saint Charles, il n’a rien à voir dans toute cette affaire.
Et pourtant, on l’a cru pendant plusieurs siècles. Comment pareille méprise a-t-elle été possible ? Il est intéressant de suivre de près les étapes successives de la formation d’une légende.
Le malentendu est né en terre française et c’est un imprimeur de Tournon qui est à son origine. Chargé en 1597 de publier une traduction française de la règle italienne des Ursulines de Ferrare qui devait servir aux premières Ursulines de Françoise de Bermond, il devait recopier également un bref de Grégoire XIII du 24 décembre 1582 pour les Ursulines de Milan, annexé à cette règle. Or le brave homme eut un moment de distraction : il omit un « x » dans la date et imprima « 1572 » au lieu de « 1582 » (MDLXXII au lieu de MDLXXXII).
La règle française de Tournon répandit en France la date incorrecte et, comme cette règle fut traduite en allemand et publiée à Fribourg en Suisse, puis ensuite à Cologne, la même erreur se répandit dans toute l’Europe.
Mais en Italie on gardait le souvenir de la date exacte du bref ; on eut donc deux dates au lieu d’une. A cette époque, personne ne se préoccupait de vérifier de telles informations dans les archives. On conclut tout simplement que Grégoire XIII avait rédigé deux brefs pour les Ursulines. Ce qui est plus piquant, on alla plus loin dans les conjectures. On savait que le bref dont on avait le texte et qu’on croyait provenir de 1572 était destiné aux Ursulines qui, en principe, vivaient dans leurs familles. Quant au bref de 1582 estimé introuvable, on pensa qu’il devait être sans doute adressé aux Ursulines vivant en communauté. On alla même jusqu’à imaginer que saint Charles avait reçu dans ce bref un mandat spécial de Grégoire XIII pour imposer la vie commune aux Ursulines milanaises.
Or, aux archives archiépiscopales de Milan, on conserve l’original de ce bref, dont le texte est identique à celui que l’on supposait provenir de 1572. Il porte manifestement la date « 1582 ». Mais le bref de Grégoire XIII portait encore une autre date : selon l’usage du temps, au bas du document figure aussi l’année du pontificat de Grégoire XIII : « pontificatus nostri anno undecimo », ce qui nous reporte en 1582, car ce Pape avait été élu le 13 mai 1572. Comme cette seconde date est reproduite correctement dans la règle de Tournon, il devient évident qu’on se trouve devant une simple faute d’impression. Il n’existe donc qu’un seul bref, celui de 1582 et le Cardinal n’a reçu de Grégoire XIII aucun mandat spécial pour congréger les Ursulines.
Voici un exemple frappant de la manière dont naissent les légendes [1].
T. L.
[1] Pour plus de détails, voir Teresa Ledóchowska, o.s.u., Angèle Merici et la Compagnie de Sainte-Ursule, Rome, Ursulines de l’Union Romaine, 1969, T. I, p. XLVII et 355, t. II, p. 427.