Pour un renouveau de la vie religieuse apostolique
Ghislaine Aubé, s.c.
N°1979-3 • Mai 1979
| P. 131-144 |
Souffrons-nous de nous être trop engagés dans le monde ? La réponse de Sœur Ghislaine est nette : non, car la foi est appelée à évangéliser le monde et à l’imprégner d’Évangile. Mais sommes-nous demeurés des adorateurs ? C’est là une question cruciale pour le renouveau de la vie religieuse apostolique. Après avoir évoqué l’exemple d’Égide Van Broeckhoven, l’auteur se demande comment nourrir ce « devant Dieu ». Elle nous propose quelques éléments de réponse comme autant de jalons pour une pédagogie spirituelle que chacun est invité à mettre en œuvre dans la ligne de sa propre tradition spirituelle et selon la grâce qui lui est donnée.
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L’Assemblée de l’Union des Supérieures Majeures de France de janvier 1978, à Versailles, avait demandé au P. Tillard une réflexion théologique, qui a comblé l’attente générale en portant un diagnostic lucide, vigoureux, « de foi », sur la situation de la vie religieuse, surtout de la vie religieuse apostolique, en France, aujourd’hui [1].
La question qu’il a posée dès le départ était celle-ci : « Dans nos vies religieuses engagées dans des milieux humains traversés par de puissants courants visant à la transformation du monde, les risques d’érosion ou de dégradation de la foi ne sont-ils pas tels que le fait d’être engagés dans le monde pourrait en venir à dévorer la foi ? »
Après s’être arrêtée sur ces risques, qu’elle invite à prendre très au sérieux, sa réponse de théologien était ferme : « Nous ne souffrons pas de nous être trop engagés dans le monde. Car la foi ne vit pas hors du monde, sinon comment pourrait-on évangéliser celui-ci, c’est-à-dire non seulement annoncer l’Évangile, mais aussi imprégner le monde d’Évangile, afin qu’hommes et femmes soient ce que l’Évangile les invite à devenir ? »
Nous n’avons donc pas à fuir la condition où nous met l’envoi de Dieu, qu’est pour nous telle tâche apostolique, ici, en ce XXe siècle finissant, même au milieu de risques qu’il faut regarder en face et mesurer comme l’homme qui veut bâtir sa tour. Nous rejoignons les paroles de Jésus lui-même : « Je ne suis plus de ce monde, mais eux sont dans le monde... Je ne te prie pas de les retirer du monde, mais de les garder du mauvais » (Jn 17,11-15).
Le P. Tillard insistait aussitôt, pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté : « La foi n’a pas à se laisser convertir aux milieux de vie pour les convertir... »
Il ne s’agit pas de hurler avec les loups, mais de voir dans sa plénitude le mystère de Jésus. L’œuvre de Jésus n’a pas seulement pour but de remettre l’humanité dans le droit chemin (ou de racheter la faute). « Elle veut ouvrir le destin de l’humanité entière – et de chacun de nous – sur une dimension toute nouvelle, un terme qui dépasse ce que l’humanité, même restaurée, pourrait atteindre. » Et c’est l’introduction de l’homme, dès maintenant, dans le Royaume.
Alors le diagnostic se complétait : ce dont nous souffrons, c’est de nous être engagés « sans être des adorateurs ». Et ceci provoquait des rappels très forts : Sans hantise de Dieu, le christianisme devient une farce et perd droit à toute crédibilité, car si l’on esquive la question de Dieu, il est impossible d’orienter le monde dans le sens de l’Évangile.
Il faudra donc redonner à notre vie sa dimension théologale ; il faudra être dans le monde aussi profondément que Dieu veut, mais en se tenant devant Dieu.
Précisément, comme pour nous rappeler que l’Église doit être contemplative (se tenir devant Dieu) à la mesure même de l’urgence missionnaire, aujourd’hui, Dieu appelle au désert.
On estimerait à deux cents le nombre des ermites en France actuellement. S’il y a parmi eux des originaux qui s’évadent, ce n’est certainement pas le cas de tous ! Et je ne parle pas des Chartreuses, des Petites Sœurs et des Petits Frères de Bethléem, des autres vocations proprement contemplatives.
Voyons le succès du livre Poustinia, de Catherine de Hueck-Doherty. « C’est le livre pour aujourd’hui », disait quelqu’un qui l’entendait lire à haute voix dans une maison de prière. Ce livre atteint des laïcs, des prêtres, des religieux et religieuses de vie apostolique, des moines et moniales...
À l’occasion de contacts un peu prolongés et profonds avec des milieux monastiques ou d’ermites en France, on ne peut qu’être frappé, en général, de leur grande vitalité et authenticité, et, par contraste, d’un autre désert... celui de la plupart des noviciats de Congrégations de vie religieuse apostolique.
Tout en rendant grâces à Dieu pour le renouveau que cela présage – car lorsque l’Église se recueille au désert, il en sort plus tard (à la mesure des siècles !) un renouveau de vitalité d’Évangile dans le monde – et, tout en sachant qu’il y a toujours eu des Congrégations qui disparaissent ayant accompli leur tâche, on doit se demander au sujet de la vie religieuse apostolique : « Faisons-nous bien tout ce qu’il faut ? » Car c’est notre appel à nous de tendre à ce que les pauvres soient évangélisés.
Qui donc révélera aux ouvriers apostoliques la profondeur où doit se faire l’unité de leur vie ? Profondeur qui peut seule la restaurer pour le Christ et l’Église.
C’est à ce point de ma réflexion qu’il a plu au Seigneur de me faire connaître un témoin pour aujourd’hui. Ce n’est pas le seul ; c’est un parmi d’autres, mais il semble avoir vécu et exprimé ce qui est nécessaire pour beaucoup actuellement. Et ceci, bien qu’il soit très marqué par sa propre spiritualité et qu’en certains points il puisse être contesté. D’autres points auraient sans doute été rectifiés par lui-même, s’il avait vécu assez longtemps pour expérimenter davantage ce qu’il a perçu. Il s’agit d’Égide Van Broeckhoven.
Né à Anvers le 22 décembre 1933, entré au noviciat de la Compagnie de Jésus avant d’avoir 17 ans, ordonné prêtre à 31 ans, en août 1964, à Louvain, après les longues études des Jésuites comportant pour lui une année de professorat, É. Van Broeckhoven fut finalement deux ans au travail à Bruxelles comme prêtre-ouvrier, avant d’être tué à 34 ans dans un accident de travail.
Le P. Neefs, s.j., son directeur spirituel, a écrit de lui [2] :
La transcendance et l’immanence divines ont été – toutes les deux à la fois – vécues par lui dans une vivante unité ; non dans l’attraction déchirante de deux pôles opposés, mais dans le dynamisme de... la réalité vécue dans sa totalité.
C’est pour cela qu’il apparaît, semble-t-il, porteur d’une parole de Dieu pour la vie religieuse apostolique aujourd’hui, quelles qu’en soient les formes. Voici quelques-unes de ses réflexions.
Je pense que nos œuvres sont menacées d’anémie générale parce qu’elles ne reposent plus sur la base d’une vie évangélique radicale ; elles ont un support trop étroit, trop exsangue (le dévouement ne suffit pas)... Ce qu’est cette base de vie évangélique, je ne me sens pas en état de le dire clairement pour chacune de nos œuvres en particulier, mais je pense qu’il nous faut commencer par y réfléchir ensemble.
... À mon avis, deux signes évangéliques de grande efficacité sont les suivants :
– La préoccupation pour les pauvres, les petits : ce point touche à l’essence même du péché dans le monde. La vie de ceux qui refusent de se mettre du côté des grands devient par le fait même un témoignage dans le monde où nous vivons.
– Vivre ensemble comme de vrais amis dans le Christ. En faisant cela à travers tout et jusqu’au bout, nous devenons aussi par le fait même un signe d’espérance en ce monde.
Il faudrait que chacun de nous réalise à sa manière ces deux aspects de l’Évangile en sa vie...
... Seigneur, si j’avais à choisir personnellement sans devoir tenir compte de la considération qui va suivre, voici ce que je ferais : je me laisserais conduire sans réserve et de tout mon cœur vers la forme de vie religieuse me permettant de vivre au mieux ton attirance dans sa plénitude la plus pure : la vie de Chartreux ou de Trappiste. Renoncer à cette possibilité signifie pour moi un sacrifice qui engage toute ma vie. Seul peut me convaincre d’y renoncer le désir d’être uni à toi en ton amour trinitaire venant à la rencontre de tous les hommes, afin de rendre ceux-ci participants à l’expérience très profonde que je trouverais en sa plénitude dans la vie à la Chartreuse ; afin d’en amener beaucoup dans ces espaces de pureté où ils se tiennent devant ta face, où ils se laissent attirer vers toi et à partir desquels ils peuvent pleinement s’aimer les uns les autres.
... Pour réaliser cela, il me faut vivre dans un détachement plus complet, mener une vie de prière contemplative intense et être animé d’un amour apostolique profond.
Je ne crois pas pouvoir être un apôtre menant en plus une vie de prière ; je ne puis être qu’homme de prière et contemplatif conduit par sa contemplation même vers l’apostolat le plus profond.
Après avoir rappelé que, pour contribuer à orienter le monde dans le sens de l’Évangile, il fallait être dans le monde aussi profondément que Dieu veut, mais en se tenant devant Dieu, le P. Tillard invitait chaque Congrégation et chaque personne à approfondir pour son compte cette question : « Comment nourrir ce devant Dieu ? »
Gardant en arrière-fond la lumière du témoignage d’Égide Van Broeckhoven, nous pourrions essayer de rassembler ici quelques éléments de réponse, simples jalons pour une pédagogie spirituelle découlant de la théologie de la vie religieuse consécutifs à Vatican II.
Nous prendrons pour cadre de cette réflexion un rappel de ce qui constitue le patrimoine commun à tous les baptisés tel que le donne le document romain : Directives de base sur « Les rapports entre les Évêques et les Religieux dans l’Église », du 14 mai 1978, n° 4.
On doit d’abord situer, dit ce document :
- Le primat de la vie dans l’Esprit,
- et, sur ce fondement, l’écoute de la Parole ;
- la prière intérieure ;
- la conscience d’être membre de tout le Corps, et la préoccupation de l’unité ;
- l’accomplissement fidèle de sa propre mission ;
- le don de soi dans le service ;
- l’humilité du repentir.
Nous nous arrêterons sur ces sept points de façon inégale, pour une simple évocation qui serait à développer et compléter par chacun en fonction de sa propre tradition spirituelle et de son engagement dans l’Église, d’après son expérience communautaire et personnelle.
Le primat de la vie dans l’Esprit
La vie selon l’Esprit est la condition du chrétien [3]. Pourtant, les chrétiens – et même les religieux – se comportent trop souvent comme ces nouveaux convertis d’Éphèse dont les actes des Apôtres nous disent qu’ils n’avaient même pas entendu dire qu’il y avait un Saint-Esprit (Ac 19,2).
Nous devons « trouver dans l’Esprit notre plénitude » (Ép 5,18) et « nous armer de puissance par l’Esprit afin que se fortifie en nous l’homme intérieur » (Ép 3,16). C’est à tous les fidèles qu’il est dit : « Laissez-vous mener par l’Esprit » (Ga 5,16), pour eux qu’est aussi présenté le fruit de l’Esprit (Ga 5,22-23) : « Charité, joie, paix, longanimité, serviabilité, bonté, confiance dans les autres, maîtrise de soi... »
Le Concile nous a rappelé que le projet de vie religieuse est de « progresser dans la charité avec la joie de l’Esprit » (L.G. 43).
Il y a une découverte personnelle à faire pour se mettre à comprendre de façon vitale que les Règles de vie ou Constitutions de nos Congrégations, qui explicitent pour chacune d’elles but et moyens, n’ont d’autre raison d’être, comme on l’a dit, que celle « d’éduquer le dynamisme des cœurs nouveaux, animés par l’Esprit » qui conduit des chrétiens à choisir d’entrer dans telle Congrégation.
Ce n’est que par la vie en nous de l’Esprit, nous donnant de comprendre l’appel de l’intérieur et d’y répondre du plus profond de nous-mêmes, que nous pouvons adhérer personnellement et librement à ces Règles de vie ou Constitutions. « Là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté » (2 Co 3,17).
Règles et Constitutions sont au service de l’unique loi, d’amour et de liberté – que le Saint-Esprit a gravée dans le cœur de tout chrétien –, en même temps qu’au service de la mission évangélique du groupe entier.
Aussi, ne pourra-t-on les rejoindre et en vivre en dehors d’un climat de foi, et donc d’un certain recueillement. C’est là, dès le départ, qu’un « espace d’adoration » est nécessaire. Ce n’est possible qu’en faisant place, personnellement et communautairement, au silence.
Frères et Sœurs de Jérusalem, engagés au travail à mi-temps à Paris (Saint-Gervais), ont noté : « Dans une vie où notre travail ne peut se dérouler en silence, il devient vital à la Fraternité. » Et encore : « Il ne saurait y avoir de vie monastique, contemplative et même chrétienne, sans silence. »
Pas de rénovation spirituelle possible sans redécouverte de la valeur et de la place du silence selon le charisme de chaque Congrégation.
Sur ce fondement, l’écoute de la Parole
« Comme Dieu seul doit être écouté, il parle bas et comme il lui plaît. Le moindre bruit étouffe sa voix » (Julien Green). Oui, qui dit « écoute » dit encore « silence ». « N’essaie pas de te taire, mais écoute », fait dire Madeleine Delbrêl à Alcide... L’écoute de la Parole suppose le silence et y entraîne.
Dans sa conférence à Notre-Dame de Paris sur « Éveil du cœur et Parole de Dieu », le P. Loew cite la découverte que fait Svetlana Alleluyeva, fille de Staline, lorsque, proche du suicide, elle a découvert les Psaumes :
« Je cherchais des paroles qui me fassent mieux comprendre ce que je ressentais. Je les trouvai enfin dans les psaumes de David. David chante, le cœur grand ouvert, le cœur battant à se rompre. Il s’étourdit presque de la vie, et dans la vie il voit Dieu, il demande à Dieu de lui venir en aide lorsque, parfois, il sent qu’il flanche. Il raconte alors sa faiblesse, cherche en quoi il s’est trompé, se fait reproche de ses erreurs, puis se dit qu’il n’est pas grand-chose, juste un atome de l’univers, mais justement un atome quand même ; et voilà qu’il remercie Dieu de tout ce monde autour de lui et de cette lumière dans son âme. Jamais je n’ai vu de paroles qui agissent aussi sûrement que celles de ces psaumes. Leur poésie brûlante nettoie, redonne courage, permet d’y voir clair en soi, de voir que l’on s’est trompé et de repartir. Les psaumes sont une grande flambée d’amour et de vérité.
Et le P. Loew conclut : « Oui, c’est cela que la Parole de Dieu veut être dans notre vie. »
Puis il continue : « Comment vivre de cette Parole de Dieu sans la trahir ? » Et il affirme qu’il ne serait pas honnête de laisser croire qu’on puisse faire l’économie d’une étude sérieuse pour passer de la Parole de Dieu au dessein de Dieu.
On ne prend pas la Parole de Dieu pour en saupoudrer nos pensées et nos actions. Il faut aller plus loin : aller jusqu’au dessein de Dieu, jusqu’à la grande pensée de Dieu sur l’ensemble de notre route d’hommes. Il nous faut passer des paroles de Dieu séparées aux œuvres complètes de Dieu.
Et il raconte comment Madeleine Delbrêl s’est demandé si elle ne pouvait pas à la fois garder sa foi chrétienne et adhérer au Parti communiste. Avant de le faire, elle décide de relire entièrement le Nouveau Testament et le petit livre de Lénine sur la religion.
Madeleine découvrit que, durant des années, elle était toujours revenue aux mêmes textes d’Évangile, sur la justice, sur les pauvres – laissant de côté des pans entiers de l’Évangile. Elle comprit qu’elle ne pouvait faire ce qu’elle envisageait et que la foi n’a pas le droit de choisir entre des textes qui nous sont Parole de Dieu.
On ne peut éviter ce danger qu’à condition d’étudier sérieusement, selon sa vocation et ses capacités.
La prière intérieure
Pas davantage de renouveau communautaire possible sans prière, liturgique et privée, vivifiant tout le reste. Cette prière vraie, dont la liturgie, qui nous monnaye la Parole de Dieu et nous la fait assimiler, est « source et sommet », et qui se situe dans le cœur.
Sans porter dans son cœur un espace de prière – que d’ailleurs la communion au mystère de pauvreté selon l’Évangile ne cesse d’ouvrir – on risque fort de perdre de vue, en cours de route, ce pourquoi on s’épuise à changer le monde.
N’est-il pas demandé au chrétien de prier sans cesse ? Beaucoup a été écrit sur la prière ces dernières années ; il n’est pas difficile de trouver de bons guides. Et d’apprendre à prier en priant enfin.
Pour nous, religieux, qui sommes « en quelque sorte des professionnels de la prière », selon le mot de Paul VI, il nous faut prendre très au sérieux cette nécessité de découvrir les voies d’une prière vraie, liturgique et privée, adaptée à notre propre vocation, selon notre propre spiritualité, croyant de toute notre âme que c’est cela qui vivifiera tout le reste, que c’est essentiellement ainsi qu’on nourrira le « devant Dieu ».
La relecture de l’action quotidienne ne peut se faire sans l’Esprit Saint, sans qui nous ne pouvons déchiffrer les manifestations de son amour à travers ces événements, nous éclairant, nous enrichissant de sagesse, pourvu que nous soyons « profondément pénétrés par l’esprit de prière [4] ».
On trouve toujours le temps de faire ce qu’on choisit de faire. Si la prière nous apparaît indispensable, nous comprenons qu’on ne devient des êtres de désir et qu’on ne tend à la prière constante et à la disponibilité à l’Esprit « qui seul fait rencontrer le visage du Seigneur dans le cœur des hommes » qu’à l’aide de « temps réservés à la prière [5] ». En demandant à Dieu d’en approfondir la qualité, de nous donner la grâce de la prière prolongée ou, mieux encore, le goût de la prière que lui-même veut pour nous. Selon Poustinia, la vie de prière, son intensité, sa profondeur, son rythme est la mesure de notre santé spirituelle et elle nous révèle à nous-mêmes.
C’est « la contestation la plus urgente que les religieux doivent opposer à une société dans laquelle l’efficacité est devenue une idole... » (Jean-Paul II aux Supérieures, le 24-11-78).
Dans « Si tu pries dans la ville », le P. Guy Gaucher, o.c.d., rappelle : « Selon que tu seras franciscain, moine bénédictin, jardinier à mi-temps, infirmière dans un bloc opératoire ou travailleuse familiale, tu auras à trouver l’unité de ton travail et de ta prière ; personne ne le fera à ta place [6]. »
C’est vrai d’une Sœur des Campagnes ou d’un Dominicain, d’une Petite Sœur de l’Assomption ou de quiconque et cela suppose toujours des choix.
Le même continue : « Ce n’est pas rien de ne pas avoir la télé afin de garder du temps pour la prière ».
La conscience d’être membre de tout le Corps et la préoccupation de l’unité
Le concile l’exprime ainsi (Perfectae caritatis, 2) : « Tout Institut doit communier à la vie de l’Église et, compte tenu de son caractère propre, faire siennes et favoriser de tout son pouvoir ses initiatives et ses intentions ». Énumérant les différents domaines : « biblique, dogmatique, pastoral, œcuménique, missionnaire, social ».
En effet, si les religieux vivent vraiment « dans la suite du Christ chaste, pauvre, obéissant sous la motion de l’Esprit, ils vivent davantage pour le Christ et pour son Corps qui est l’Église » (ibid., 1).
Aujourd’hui, spécialement en France comme les Évêques le rappellent, il faut insister sur le fait d’être agents d’unité à l’intérieur de l’Église elle-même. Nous devrions pratiquer d’abord un œcuménisme intérieur très actif.
Quant à l’esprit missionnaire, il sera stimulé à chercher comment agir « aux niveaux où s’élabore une nouvelle culture, où s’instaure un nouveau type d’homme qui croit n’avoir pas besoin de rédemption » (Ev. Test. 52), en communiant à cette préoccupation brûlante dont Paul VI se disait « hanté » ; « Comment faire passer le message évangélique dans la civilisation de masses ? » Il faut que nos yeux s’ouvrent sur les besoins des hommes, leurs problèmes, leurs recherches...
L’accomplissement fidèle de sa propre mission
Nos Congrégations ont à s’insérer dans la vie de l’Église selon leur mission et leur caractère propres. De leur identité elles sont, peut-on dire, redevables à l’ensemble du Corps. Il n’est pas indifférent à la fécondité de l’Église de Jésus-Christ que telle tâche soit remplie, et le soit en gardant vivante aujourd’hui cette note évangélique propre qu’elle doit mettre en valeur en raison du don particulier que Dieu a fait à sa famille religieuse. Si l’on ne tendait pas à être ce que l’on doit être, pourrait-on réellement servir le Christ et son Église ? Il faudrait alors que soit authentifié un nouvel appel comme étant bien de l’Esprit.
Le document romain cité [7] insiste de façon éclairante sur le respect du caractère propre de chaque Institut. Le charisme des fondateurs y est présenté comme une expérience de l’Esprit transmise à ceux qui les ont suivis, avec le mandat de vivre selon cette expérience, de la garder avec soin, de l’approfondir et de la développer constamment en harmonie avec l’ensemble du Corps du Christ, dans une croissance continuelle.
Il est précisé que ce caractère propre comporte aussi un style particulier de sanctification et d’apostolat qui établit sa tradition déterminée. On peut y reconnaître des éléments objectifs. Tels sont sa fin particulière, les formes et l’ampleur de la prière, l’importance donnée à la vie communautaire et, en général, l’équilibre entre les différents éléments qui la composent. Il y a aussi des traditions, des coutumes qui contribuent à donner une note particulière, un esprit de famille.
C’est en tenant compte de ce caractère propre que doit être menée à bien la mission de tout Institut [8]. Les Congrégations ont toujours un discernement à exercer pour savoir ce qu’elles choisiront, ou non, d’adopter, face aux besoins illimités et aux sollicitations de l’Église locale. Ainsi en sera-t-il peut-être de plus en plus de certaines tâches pastorales, de certains « ministères ».
Le don de soi dans le service
C’est là que doit se situer l’approfondissement (voire la redécouverte) de la dimension mystique des vœux de religion, instruments de notre don, et la place de la Croix dans nos vies. À la question qui lui était posée : « Comment vivre les vœux aujourd’hui ? », le P. Tillard a répondu : « En leur redonnant leur dimension théologale ». Il invite pour cela à revenir à l’instant même de la première réponse à l’appel, ce moment caractéristique de l’histoire de toute vocation, qu’il appelle contemplatif, où l’on décide de tout quitter pour acquérir la perle précieuse [9].
Par la Parole de Dieu qui leur est transmise et par l’Esprit qui parle à leur cœur, certains comprennent que suivre Jésus de façon radicale, en communauté reconnue par l’Église, va leur permettre d’entrer dans une intimité plus consciente et plus constante avec lui. Dieu aimé avec tout soi-même, c’est à cela qu’ils aspirent. Être totalement libres parce que totalement donnés. A cette lumière, des choix qui seront humainement onéreux apparaissent possibles, et même souhaitables, pour se livrer davantage à l’infinie tendresse du Fils bien-aimé venu allumer un feu sur la terre (Lc 12,49). C’est une question d’amour.
Là est le cœur de toute vocation religieuse ; c’est de ce dynamisme-là, qui est de l’Esprit, qu’on devra toujours partir ou repartir. L’affaiblissement du sens théologal des vœux entraîne, remarque le P. Régamey, la médiocrité de leur qualité humaine :
Un célibat qui n’est qu’absence d’amour conjugal et maternel (sans accéder à la virginité spirituelle) porte atteinte au caractère psychologique. Une prétendue pauvreté qui ne puise plus dans le cœur de Jésus l’amour de la gêne et des privations... et qui n’éprouve plus le besoin d’un régime de vie assez dépouillé pour rappeler même aux yeux la rupture avec le train du monde, cette prétendue pauvreté n’est qu’un embourgeoisement ridicule. Et l’on ne peut plus appeler « obéissance » une émancipation qui ne voit que les responsables d’une gestion pratique dans ceux qui eux-mêmes n’osent plus croire à leur autorité.
Redécouvrir la mystique des vœux, redonner vigueur à leur sens théologal, c’est ce qui leur donne aussi qualité humaine :
Mystique de la virginité ayant la vigueur d’un témoignage de foi égal à celui du martyre... Amour intime du Christ pauvre l’emportant sur le dynamisme matérialiste de la société de consommation ; espérance vraiment risquée dans la Providence du Père des cieux... Obéissance animée d’un abandon à la volonté de Dieu assez semblable à celui de Jésus sur sa Croix pour que frères ou sœurs expérimentent que cette obéissance fortifie leur liberté (selon Lumen gentium, 43).
N’est-ce pas le fondement même des vœux qui est en cause lorsque le désir d’épanouissement personnel s’est plus ou moins substitué au sens du renoncement libérateur qui comporte la suite de celui qui s’est renié lui-même jusqu’à la mort de la Croix ?
Ce renoncement, qui se traduit et s’éduque par la mort à soi-même dans le quotidien du devoir d’état entraîne nécessairement des retranchements, des mortifications volontaires dont on a souvent perdu le sens et la mesure.
Faut-il que le jeûne auquel nous sommes invités à la suite de Jésus qui a jeûné au désert, jeûne dans lequel nous avons à nous engager en nous parfumant la tête pour n’être vus que de notre Père qui voit dans le secret (Mt 5), nous soit réenseigné par les grèves de la faim sur la place publique et par ceux qui savent se priver pour partager ?
Comment pourrait-il y avoir vie dans l’Esprit sans croix plantée dans nos vies ?
C’est la croix qui ouvre à la vie dans l’Esprit. Sur la croix, Jésus rend l’Esprit. Alors le don de l’Esprit de Pentecôte du Christ glorifié devient possible ; c’est le sommet du sacrifice pascal, mort et résurrection. Comme le rappelait le Cardinal Pironio aux Supérieures Générales (Rome, novembre 1976) :
La vie religieuse, par l’immolation contenue dans les vœux, doit toujours être conçue comme une suite radicale du Christ dans son mystère pascal, avec tout ce que cela implique : mort, renonciation, anéantissement aussi bien que lumière, joie, espérance et résurrection.
Cette croix qui sauve, ce don de l’Esprit, c’est ce qui seul rend possibles et vivantes nos vies communautaires dans le sens indiqué par l’Exhortation apostolique Evangelica testificatio (39) : « Constituer un milieu qui contribue au progrès spirituel de chacun de ses membres. »
Tout imparfaits qu’on soit, cela suppose « d’approfondir nos rapports, même les plus ordinaires, avec chacun de nos frères », ce qui est impossible sans amour surnaturel, purifié par la croix. Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus est ici une grande maîtresse de vie.
L’humilité du repentir
On n’osait plus guère parler d’humilité, peut-être à cause de bien des déformations. Quant au repentir, à la pénitence ils paraissent aussi suspects...
Mais comment penser à un renouveau authentique sans redécouverte d’un tel fondement ? « L’humilité de sa servante »... (Lc 1,48). Pas d’adoration sans humilité. « Revêtez-vous tous d’humilité... » (1 P 5,5). Et la reconnaissance de notre état de pécheur, la connaissance de notre péché, sont bien la base de notre conversion chrétienne : « Jésus se mit à prêcher et à dire : Repentez-vous, car le Royaume de Dieu est proche » (Mt 4,12). « Repentez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle » (Mc 1,15).
Faute de véritable conversion (metanoïa) et d’initiation spirituelle, la vie communautaire reste au stade psychique et ne peut passer au stade spirituel auquel nous invite Evangelica testificatio (P.-R. Régamey, o.p.). C’est bien ce qu’avait aussi perçu le Pasteur luthérien Bonhoeffer, prisonnier des nazis.
Ce que nous avons à découvrir grâce à l’humilité du repentir, ce que l’Esprit de Dieu peut réaliser en nous est ainsi exprimé par les Petites Sœurs de Bethléem :
En bannissant toute peur ou honte, nous avons à découvrir que, même si nous ne sommes qu’un buisson d’épines, nous pouvons devenir buisson ardent grâce à notre misère elle-même. La seule condition est de croire, et de ne rien étouffer du feu de la Parole. Il suffit d’un grain de sénevé de foi qui amorce un devenir neuf du cœur. Dans le Fils bien-aimé, l’homme défiguré devient non seulement fils bien-aimé, mais fils bien-aimant. Ceci dans la mesure où il consent à une radicale migration de sa mentalité, de ses actes, de ses projets vers la mentalité, les actes et les projets de Jésus. Tel est le lent, secret travail de l’Esprit.
Oui, par le don de Dieu, c’est vraiment du fond de nous-mêmes, à travers nos cœurs brisés, nos vies livrées que nous pouvons nous joindre en vérité à la seule adoration dans laquelle le Père trouve sa joie : celle du Fils bien-aimé qui a toute sa faveur (Mt 3, 17). Alors, « vécus sur un fond d’adoration » (Tillard) nos engagements tendront à être pleinement apostoliques.
Et des religieux apostoliques, à travers leurs activités diverses et selon leurs charismes variés, on pourra constater, peut-être, ici ou là, comme on l’a écrit des premiers compagnons de saint François, qu’ils allaient « s’efforçant de rendre l’aventure spirituelle inévitable pour tout homme que rencontrait l’un d’eux ».
N’est-ce pas ce que l’Église est en droit d’attendre d’eux pour être pleinement elle-même et réaliser l’authentique présence du Christ, selon le mot du Pape Jean-Paul II [10] ?
Prieuré de Tercillat
F 23350 GENOUILLAC, France
[1] Le P. Tillard a repris ces exposés dans Appel du Christ... Appels du monde. Les religieux relisent leur appel. Coll. Problèmes de vie religieuse, 39, Paris, Cerf, 1978.
[2] « Portrait d’un contemplatif dans l’action : Égide Van Broeckhoven », Vie consacrée, 1973, 194.
[3] Voir I. de la Potterie, s.j. et S. Lyonnet, s.j. La vie selon l’Esprit, condition du chrétien. Coll. Unam Sanctam, 55, Paris, Cerf, 1965.
[4] Paul VI, Evangelica testificatio, n° 44.
[5] Ibid., n° 44 et 35.
[6] Vie consacrée, 1978, 22-32.
[7] « Directives sur les rapports entre les évêques et les religieux », n° 5 (La Documentation catholique, 3-17 septembre 1978, 774-790).
[8] Cf. Evangelica testificatio, n° 50.
[9] Conférence à l’Union Internationale des Supérieures Générales, Rome, 1975.
[10] « Témoins de l’Église appelée au radicalisme des Béatitudes », Discours du 24 novembre 1978 aux Supérieurs Généraux (Vie consacrée, 1979, 7-11).