Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Servir le Seigneur

Pedro Arrupe, s.j.

N°1978-6 Novembre 1978

| P. 325-144 |

Le monde entier avait accueilli avec joie le Pape Jean-Paul Ier. Le Seigneur l’a rappelé à lui. Ces événements provoquent et réveillent notre foi. Aussi est-il bon en ces jours de méditer le mystère de l’Église et du ministère de Pierre, Vicaire du Christ sur la terre. C’est dans ce but que nous publions la conférence du P. Arrupe. Certes, elle concerne d’abord le charisme de la Compagnie de Jésus. Cependant l’action de l’Esprit Saint, qui « conduit doucement vers un but ignoré » et amène Ignace et ses compagnons au voeu d’obéissance au Pape, est éclairante pour d’autres charismes dans l’Église, chacun selon son cheminement propre. La lecture de ces pages manifeste aussi que le service du Seigneur seul nous insère dans l’Église qui est son Corps et nous introduit dans une communion d’obéissance au Vicaire du Christ sur la terre.

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Pour cette conférence de clôture de votre cours ignatien [1], j’ai choisi la phrase suivante de la Formule de l’Institut approuvée par Jules III en 1550 : « Servir le Seigneur seul et l’Église son épouse, sous le Pontife Romain, Vicaire du Christ sur la terre ».

Voilà bien des paroles inspirées, dans lesquelles Ignace et ses compagnons consacrent littérairement le résultat final d’une longue recherche de leur identité apostolique ; des paroles qui, devenant charisme de la Compagnie, constitueront au cours des siècles le programme de vie et d’action de tous ceux qui auront été admis dans ses rangs. En effet, d’une part elles expriment objectivement la cause finale – le « pourquoi » – de la Compagnie, mais d’autre part elles signifient, subjectivement, l’idéal qui doit remplir le cœur de tous les fils de la Compagnie.

Il s’agit donc d’une phrase qui admet – voire qui exige ! – une profonde analyse dont jaillira une plus grande connaissance du charisme de la Compagnie et une clarification des fondements idéologiques qui doivent soutenir toute œuvre apostoliquement valable.

Je m’arrêterai successivement sur chacun de ces trois concepts :

  • Le service de Dieu.
  • Le service du Pontife Romain, Vicaire du Christ sur la terre.
  • Le service de l’Église, épouse du Christ.

Le service de Dieu

Le service est une idée-clé dans le charisme d’Ignace. Une idée dont la force motrice parvient dans la vie et la spiritualité d’Ignace – même dans son versant mystique – à une réalisation totale : service inconditionnel et illimité, magnanime et humble. On dirait que même les illuminations trinitaires qui enrichissaient sa vie mystique, loin d’aboutir à un apaisement passif et contemplatif, le poussaient à un service toujours plus grand de ce Dieu qu’il contemplait avec tant d’amour et de révérence.

De façon inévitable, une idée profondément enracinée dans l’esprit se traduit par des faits et se communique aux intimes ; Ignace transmet donc à ses premiers compagnons cette mystique de service. Nadal (un des premiers compagnons de saint Ignace) dira plus tard : « La Compagnie chemine par la voie de l’Esprit. Elle combat pour la cause de Dieu sous l’étendard de la croix. Elle sert le Seigneur seul et l’Église son épouse sous le Pontife Romain, Vicaire du Christ sur la terre ».

La manière dont ce service se concrétise est l’objet d’une évolution intéressante qui s’étend sur toute la vie d’Ignace, depuis sa conversion jusqu’à la pleine définition de son charisme dans les moments constitutifs de la Compagnie tel qu’il est exprimé par les Formules de l’Institut, spécialement celle de 1550 approuvée par Jules III. Toute l’histoire de la Compagnie, qui développe à travers les siècles l’intuition ignatienne, ne trouve pas, pour exprimer celle-ci, de meilleur mot-synthèse que « service ».

Un spécialiste autorisé, le P. de Guibert, définit la spiritualité de la Compagnie en fonction du service : « service par amour, service apostolique pour la plus grande gloire de Dieu, dans la conformité généreuse à la volonté de Dieu, dans l’abnégation de tout amour propre et de tout intérêt personnel, à la suite du Christ, chef passionnément aimé ».

Évolution de l’idée de service, de Loyola à Rome

L’idée de service divin – du plus grand service de Dieu – brille dans la vie du « pèlerin » Ignace comme l’étoile polaire qui, par des sentiers inconnus, le guide peu à peu vers l’accomplissement de la mission singulière pour laquelle Dieu l’avait élu.

Au début de sa conversion, Ignace entendait le « service divin » comme n’importe quel « chevalier » de son temps entendait le service de son roi ou de son seigneur, comme il l’avait lui-même conçu autrefois lorsqu’il était encore attaché à la maison du Duc de Nájera, et même comme il se plaisait à imaginer qu’il aurait servi la dame de ses rêves, « avec des faits d’armes qu’il accomplirait à son service ». Toute son intention était de faire pénitence et d’accomplir « de grandes œuvres extérieures » à l’instar des saints dont il avait lu la biographie dans le Flos Sanctorum. Son premier propos fut donc de se rendre à Jérusalem à pied et sans chaussures, « avec autant de disciplines et d’abstinences qu’un esprit généreux, enflammé de Dieu, a le désir de faire ». Revêtu d’une bure, il va d’abord à Montserrat où, devant l’autel de la Vierge, il passe sa « veillée d’armes » de chevalier de Dieu.

Il descend ensuite à Manrèse et commence à mettre en pratique ses résolutions. Mais c’est là que Dieu l’attend pour tracer la route de sa vie. Il s’y produit déjà un premier changement radical. Éclairé d’une lumière sublime, Ignace apprend qu’il existe une autre manière plus parfaite et plus intime de servir Dieu : parcourir le monde entier comme les apôtres du Christ et sous l’étendard du Christ, étendard de pauvreté et d’humilité, pour répandre sa doctrine sacrée parmi les hommes de tout état et de toute condition. Il comprend que « se distinguer » au service total de ce Roi éternel et Seigneur universel signifie le suivre comme le suivirent jadis les Apôtres, partager la vie qu’il a menée pour le salut des âmes, choisir la pauvreté avec le Christ pauvre et les humiliations avec le Christ humilié, préférer être regardé comme un fou pour l’amour du Christ, qui le premier a passé pour tel. Il se rend compte que c’est ainsi que l’on revêt la livrée des serviteurs du Christ. C’est pourquoi il demande instamment à la Sainte Vierge, au Seigneur Jésus-Christ lui-même et à Dieu le Père la grâce d’être reçu sous l’étendard du « souverain et vrai Capitaine ».

Désormais Jérusalem polarisera ses pensées et ses désirs. Il se confirme dans son projet de pèlerinage en Terre Sainte. Ce ne sera plus, pourtant, un simple pèlerinage temporaire consacré exclusivement à la pénitence et à la dévotion. Il décide de rester pour toujours dans la terre du Seigneur et de prêcher aux « infidèles » la foi et la doctrine chrétiennes dans les mêmes « villes et châteaux » où le Christ avait autrefois prêché et souffert ; car il espérait ainsi mieux satisfaire à la soif qu’il avait du salut des âmes et à son désir de souffrir pour Jésus-Christ ». De là son désarroi lorsque les autorités ecclésiastiques, qu’il entendait être les interprètes de la voix de Dieu, lui font savoir qu’il ne peut pas demeurer en Palestine. Que faut-il faire, se demande-t-il ; le Seigneur ne l’accepterait-il pas à son service, ne voudrait-il pas le recevoir sous son étendard ?

« Sagement imprudent », selon le mot de Nadal, il suit pas à pas les impulsions immédiates du Saint-Esprit, qui le conduit doucement vers un but ignoré. Il découvre ainsi, jour après jour, de nouveaux traits dans l’image de l’appel de Dieu. Le service apostolique, constate-t-il, n’est pas possible sans doctrine et sans études. Il voit aussi que l’évangélisation et la prédication de la parole divine, pleinement accomplies, doivent aboutir à la sanctification du chrétien, donc à l’administration des sacrements, et que cela comporte les ordres sacrés et le sacerdoce.

Toutefois, l’idée de Jérusalem ne le quitte pas. Avec ses compagnons, qu’il avait gagnés à la cause du service apostolique du Christ, il fait vœu « d’aller à Jérusalem et d’y employer sa vie au bien des âmes ». Ce qu’on a appelé la clause papale du vœu de Montmartre – c’est-à-dire la promesse qu’Ignace et ses compagnons y ajoutèrent « de se présenter devant le Vicaire du Christ et de se mettre à son service pour être employés partout où il jugerait que ce serait utile pour une plus grande gloire de Dieu et un plus grand bien des âmes » – ne fut alors qu’une ressource, un expédient, pour le cas hypothétique où, dans l’espace d’un an, il ne leur serait pas possible de voyager en Terre Sainte, ou d’y rester si le voyage venait à se réaliser.

L’hypothèse se vérifia. Aucun navire ne partit de Venise à destination de l’Orient ni en 1537 ni en 1538. On peut facilement imaginer les nuages qui troublaient l’esprit d’Ignace au fur et à mesure qu’il voyait s’évanouir, les unes après les autres, les possibilités de réaliser ce qu’il croyait être sa vocation divine : le service apostolique du Christ dans la terre du Christ.

Entretemps il se rend à Rome avec Favre et Laínez. Mais ils n’y vont pas de leur propre initiative. Ils obéissent à un appel, comme Favre l’atteste expressément. La prière mystérieuse qu’Ignace ne cesse de répéter pendant le voyage, demandant à la Sainte Vierge de bien vouloir « le mettre avec son Fils », nous permet peut-être d’entrevoir l’angoisse qui dévorait son cœur. Une fois de plus, il est tout désorienté devant les voies cachées de la Providence. L’appel qu’il avait autrefois entendu à Manrèse ne serait-il pas authentique ? Il recourt à la Sainte Vierge. De même qu’alors, à Manrèse, il lui avait demandé la grâce d’être reçu sous l’étendard du Christ, il lui demande maintenant avec instance celle d’être « mis » avec le Christ, d’être reçu à son service.

Sa prière est exaucée, mais différemment de ce qu’il avait cru. De nouveau une intervention divine vient changer le cours de sa vie. Dieu le Père « le met avec son Fils » : « Je veux que tu prennes celui-là pour serviteur ». Et le Fils, qui lui apparaît portant sa croix, le reçoit à son service : « Je veux que tu nous serves ». C’est à ce moment même qu’a lieu le changement imprévu de perspective : en effet, ce service du Christ ne doit pas s’accomplir à Jérusalem, mais à Rome. Dieu le Père lui imprime ces paroles dans le cœur : « Je vous serai favorable à Rome ». Ignace ne sait, au début, comment les interpréter. Sa conception du service du Christ, qui est de partager sa vie de sacrifice, le porte à penser aux souffrances qu’il aura à éprouver avec ses compagnons. « Je ne sais pas – leur dit-il – ce que nous deviendrons ; peut-être serons-nous crucifiés à Rome ». Mais lorsque l’année suivante Ignace et ses compagnons, fidèles à la clause papale du vœu de Montmartre, se présentent devant le Souverain Pontife, et que Jules III se réserve de les envoyer personnellement là où il jugera que ce sera utile pour une plus grande gloire de Dieu, Ignace comprend enfin la grandeur lumineuse du service du Christ à laquelle le Seigneur appelle la Compagnie naissante. Le Christ avait envoyé ses Apôtres prêcher l’Évangile. C’est encore le Christ, visible dans son Vicaire – comme Ignace aime à désigner le Pape : il dolce Cristo in terra de sainte Catherine de Sienne –, qui enverra ces nouveaux serviteurs « semer dans le champ du Seigneur et annoncer l’Évangile de sa parole divine ».

La clause papale, qui n’était à Montmartre qu’une dernière ressource, vient maintenant occuper une place centrale. On s’explique qu’après avoir décidé la fondation de la Compagnie en tant qu’Ordre religieux ils adoptent comme première résolution celle de renouveler, de confirmer ou de définir ce qu’ils avaient déjà promis ; et ils étendent leur promesse à leurs futurs compagnons par un nouveau vœu d’obéissance au Pape, pour qu’il puisse librement les envoyer dans n’importe quel endroit ou région, chez les fidèles ou les infidèles. Ils accueillaient ainsi, généreusement et solennellement, le nouvel élément ajouté par Dieu, grâce à l’intervention providentielle de Paul III, à leur vocation ou charisme de service.

« Principe et fondement principal » de la Compagnie

C’est donc à bon droit que le bienheureux Favre avait vu dans cette intervention du Pape « une vocation manifeste et comme le fondement de toute la Compagnie ». Et saint Ignace lui-même déclare, d’une manière encore plus explicite, que le vœu ou la promesse faite à Dieu d’obéir au Vicaire du Christ est notre « principe et fondement principal ».

Historiquement, ce vœu est bien le « principe » de la Compagnie, c’est-à-dire la cause première de sa fondation comme Ordre religieux. La décision de Paul III d’envoyer en mission chacun des compagnons à titre personnel mettait en danger l’union qui jusqu’alors avait existé entre eux. Après délibération, ils se déterminent à renforcer encore plus leur union, « se réduisant en un corps », qui serait en définitive un corps religieux avec un supérieur propre à qui ils prêteraient obéissance.

Le vœu d’obéissance au Pape est, d’ailleurs, notre « fondement principal ». Tout d’abord parce qu’il constitue, comme nous l’avons vu, la raison d’être de la Compagnie en tant qu’Ordre religieux. Ensuite parce qu’il réalise et spécifie le service du Christ qui est propre à la Compagnie, le fait d’« être mis avec le Christ » que saint Ignace avait tant désiré et si instamment demandé. Il est, en outre, notre « fondement principal » parce qu’il donne à la structure de la Compagnie sa configuration toute particulière. Je n’en citerai que quelques exemples.

a) L’universalité, la mobilité, la disponibilité, qui caractérisent essentiellement notre Institut, ne sont qu’autant de conséquences nécessaires de l’obéissance spéciale au Pape « en ce qui regarde les missions ». Dès le début de leur vocation – lisait-on dans un ancien document ignatien – les membres de la Compagnie ont « senti cet esprit et cette grâce de Dieu » qu’ils se sont efforcés de mettre en pratique avec l’approbation du Pape : « travailler intensément dans le champ du Seigneur pour le salut des âmes au moyen de prédications, de leçons sacrées, d’exercices spirituels et d’autres œuvres de charité, toujours équipés et disponibles pour préparer les voies de l’évangile de paix, pour se conformer à l’ordre et à l’obéissance du Souverain Pontife quelle que soit la partie du monde où il les envoie ». Aussi l’universalité, la mobilité, la disponibilité comportent-elles l’exclusion de tout ce qui pourrait attacher les personnes à un lieu fixe : chœur, charge d’âmes, responsabilité de communautés religieuses, aumôneries, etc.

b) L’obéissance est la vertu préférée de saint Ignace. Nous le savons. Mais l’obéissance au Supérieur à l’intérieur même de la Compagnie est intimement liée, elle aussi, à l’obéissance spéciale que l’on doit au Pape. Elle constitue un lien d’union et de cohésion qui contrebalance les forces désagrégeantes associées parfois aux missions du Saint-Père, et sert de liaison, à travers le Supérieur Général, entre le corps de la Compagnie et le Pontife Romain, liaison qui facilite l’accomplissement même des missions, comme l’avait dit expressément le Pape Grégoire XIV.

c) D’où également la nécessité du compte de conscience. En effet, « nous devons être prêts, de par notre profession et notre genre de vie, à aller à travers toutes les parties du monde chaque fois que nous en recevons l’ordre du Souverain Pontife ou de notre supérieur immédiat ; pour bien mener ces missions, en y envoyant les uns et non les autres, en plaçant ceux-ci à un poste et ceux-là à un autre, il est non seulement très important, mais capital, que le supérieur ait une pleine connaissance des inclinations et des motions de ceux dont il est responsable, ainsi que des défauts ou des péchés auxquels ils ont été ou sont encore plus portés et plus enclins. »

d) La pauvreté propre à la Compagnie doit être la pauvreté « évangélique », la pauvreté « missionnaire », celle que Jésus, notre Seigneur commun « prit pour soi et enseigna aux Apôtres lorsqu’il les envoya prêcher, comme on le raconte au chapitre 10 de saint Matthieu ».

e) La pleine disponibilité entre les mains du Souverain Pontife suppose une longue période de probation et une formation solide. Seuls « des hommes prudents dans le Christ qui se seront signalés par l’intégrité de leur vie et par leur formation intellectuelle » peuvent être présentés au Pape de façon sûre, pour qu’il les emploie à n’importe quelle « mission », dans n’importe quelle partie du monde, quelles que soient les circonstances. C’est vers ce but que tendent les expériments du noviciat de la Compagnie : que les novices soient prêts « à mal manger et à mal dormir », à demander l’aumône « quand ils en éprouveront l’utilité ou la nécessité, pour aller à travers toutes les parties du monde, sur le commandement ou l’indication du Souverain Vicaire du Christ notre Seigneur, ou, en son nom, de celui qui sera supérieur de la Compagnie. Car notre profession demande que nous soyons préparés et bien disposés en vue de faire tout ce qu’on nous ordonnera et quand on nous l’ordonnera, en notre Seigneur, sans demander ni attendre aucune récompense en cette vie présente et passagère, mais attendant toujours la vie qui, à tous égards, est éternelle, par la souveraine et divine miséricorde ».

f) Pour ne pas m’étendre plus longuement sur ce point, je n’ajouterai ici qu’une autre caractéristique de l’Institut de la Compagnie : son genre de vie ou sa manière extérieure de vivre, qui est une vie commune. Nous en trouvons le motif dans la première Formule de l’Institut (les Cinq Chapitres) : c’est la dureté de la vie « en mission » ; si on ajoute à celle-ci une règle austère, la nature humaine succomberait, et certains seraient enclins à prendre l’austérité de la règle pour prétexte d’être moins diligents dans leur travail missionnaire.

g) Enfin, le vœu d’obéissance au Pape est « fondement principal » de la Compagnie pour une raison autrement importante et profonde que les données qui conditionnent sa structure : il s’agit de l’orientation qu’il lui donne. A part l’obligation, au sens strict, qui découle du vœu, il n’y a pas de doute que celui-ci insuffle à tout le corps de la Compagnie un esprit de dévotion et de fidélité spéciales au Saint-Siège que n’ont pas nécessairement d’autres instituts religieux. C’est ainsi que le Saint-Père Paul VI, confirmant la pensée de ses prédécesseurs, a mentionné parmi les quatre caractéristiques de la Compagnie celle d’être « unie au Pontife Romain par un lien spécial d’amour et de service ». En réalité, la Compagnie a toujours vécu cet esprit « d’amour et de service » au Souverain Pontife, comme le démontre l’histoire. Amis et ennemis l’ont ainsi reconnu à l’unanimité, soit pour défendre la Compagnie, soit pour la condamner.

Le service du Christ et de son Vicaire

Je me suis arrêté sur ces quelques faits de la vie de saint Ignace et des origines de la Compagnie, parce que sur ce fond historique se détache avec plus d’éclat l’image de notre vocation, esquissée dans les premières paroles de la Formule de l’Institut.

Le premier paragraphe de cette Formule est une période dont la première partie (la protase) présente la vocation de la Compagnie en quelques traits brefs et généraux, tandis que la seconde (l’apodose) la définit d’une manière plus concrète et en détermine les fins propres ainsi que les moyens de parvenir à ces fins. Dans la première partie du texte primitif des Cinq Chapitres, on lisait : « Quiconque voudra combattre dans la milice de Dieu, sous l’étendard de la croix, dans cette Compagnie à laquelle nous désirons donner le nom de Jésus, et servir uniquement le Seigneur et son Vicaire sur la terre... »

Ces phrases renferment quelques éléments communs à tous les religieux, et d’autres qui sont propres à la Compagnie. L’expression paulinienne « militer pour Dieu » était assez fréquemment employée au Moyen Âge pour désigner la vie religieuse. Il en est de même pour l’expression « servir le Seigneur seul », si on l’entend au sens général. Saint Ignace lui-même définit la vocation religieuse dans les termes suivants : « ... laissant totalement le siècle, on s’y donne entièrement à un plus grand service et une plus grande gloire de son Créateur et Seigneur ». Le Concile Vatican II, à son tour, enseigne que le religieux, par ses vœux, « se donne totalement à Dieu aimé par-dessus tout ».

Dans la Compagnie, toutefois, ce service exclusif de Dieu revêt des caractères propres. Elle est une « milice de Dieu » liée tout spécialement à la personne du Verbe Incarné ; elle est intimement associée au Christ qui, dans la vision de La Storta, apparut à Ignace portant sa croix et le reçut à son service et sous son étendard, « l’étendard de la croix ». Jésus-Christ donc, « quoique Seigneur et Dieu de toute la création », est d’une manière spéciale la tête de la Compagnie, et celle-ci, par conséquent, désire être appelée de son nom, « comme une compagnie ou un escadron qui porte d’habitude le nom de son chef ».

À cet élément vient s’ajouter un autre tout à fait nouveau, l’allusion au Pape : « Servir le Seigneur seul et son Vicaire sur la terre ». Voilà une expression bien significative qui englobe dans une même idée le Christ et son Vicaire. Le service du Christ et le service de son Vicaire ne sont pas deux services différents, mais un seul. « Vicaire » signifie celui qui tient la place d’un autre. Le Pape agit « au nom » du Christ ; il transmet à la Compagnie la volonté du Christ. Dans sa voix – écrivait saint Ignace à l’évêque de Calahorre – « retentit le ciel et non point la terre ». C’est pourquoi servir uniquement le Seigneur et son Vicaire n’est autre chose, comme l’exprime plus avant la Formule même, que « militer pour Dieu dans l’obéissance fidèle au Pontife Romain ». Le Père Nadal l’a écrit, lui aussi, d’une façon suggestive : « La Compagnie désire suivre le Christ et s’unir à lui le plus possible ; et puisque dans cette vie nous ne pouvons le voir sensiblement qu’en son Vicaire, nous nous soumettons à celui-ci par un vœu spécial... C’est le Christ qui nous parle en lui et qui nous rend certains de sa volonté ».

Nous savons, cependant, que l’obéissance dans la Compagnie a, pour ainsi dire, une double dimension. Il y a une obéissance qui porte sur les « missions », et une autre qui vise à l’organisation interne du corps de la Compagnie, à sa conservation et à sa croissance. En d’autres termes, il y a une obéissance dont l’obligation découle du quatrième vœu, et une autre qui oblige en vertu du troisième vœu. Les Constitutions parlent de la première surtout dans la Septième Partie ; de la seconde, dans le premier chapitre de la Sixième Partie. Nous nous demandons ici auquel de ces deux genres d’obéissance se réfère la phrase de la Formule que nous avons citée plus haut.

À tous les deux, je pense. Le service du Christ auquel la Compagnie se consacre et avec lequel s’identifie le service de son Vicaire, est total et illimité. D’ailleurs les Constitutions présentent le Pape comme la source suprême aussi bien d’une obéissance que de l’autre. En ce qui concerne les « missions », il est vrai que le Supérieur Général a sur ce point « une entière autorité », mais seulement « selon la faculté qui lui a été accordée par le Souverain Pontife » et « en son nom », c’est-à-dire comme son délégué. Cela confère un prestige et une dignité notables à n’importe quelle « mission » ou destination que le Général puisse donner « par lui-même ou par ses inférieurs ». Voilà qui est clair et facile à comprendre. Plus surprenant est le fait qu’à une époque où il n’était pas encore communément accepté que les religieux devaient obéir au Pape comme à leur supérieur absolu en vertu du vœu ordinaire d’obéissance, saint Ignace, dans la Sixième Partie des Constitutions, nous exhorte à appliquer « toutes nos forces à la vertu d’obéissance, au Souverain Pontife d’abord, « et ensuite aux supérieurs de la Compagnie ».

À cette exhortation fait suite la doctrine ignatienne de l’obéissance : obéissance qui s’étend à « tous les domaines où, avec la charité, elle peut s’appliquer » ; obéissance prompte à écouter la voix du supérieur, « comme si elle venait du Christ notre Seigneur » ; obéissance parfaite, dans l’action, dans la volonté et dans l’intelligence, « avec beaucoup de patience, de joie spirituelle et de persévérance », « en reniant par obéissance aveugle toute opinion et tout jugement personnels qui s’y opposeraient » ; obéissance enfin de pleine disponibilité entre les mains du supérieur, semblable à celle d’un cadavre ou à celle d’un bâton de vieillard. Il est donc évident que, dans la pensée de saint Ignace, toute cette doctrine s’applique d’abord et de façon spéciale à l’obéissance au Pape. Cette attitude d’obéissance amoureuse va de pair avec l’empressement de saint Ignace à repousser tout ce qui peut comporter la moindre opposition ou censure à l’endroit du Vicaire du Christ.

Le service de l’Église

Dans les églises ignatiennes de Rome, le Gesù et Saint-Ignace, deux chefs-d’œuvre artistiques traduisent plastiquement, de manière incomparable, autant d’aspects de la spiritualité de notre fondateur. Au Gesù, la statue du saint sur son tombeau représente le prêtre Ignace, dont rayonne tout le dynamisme de la Compagnie dans le temps et dans l’espace. En revanche, l’image d’Ignace qui domine les merveilleuses perspectives du Frère Pozzo, figure le Loyola mystique du Cardoner et de La Storta. Nous avons besoin de ces deux aspects qui se complètent l’un l’autre, pour avoir « le sens de l’Église » que voulait notre fondateur.

Saint Ignace se reconnaît fils de l’Église déjà depuis les temps de Manrèse, mais le développement de son « sens de l’Église » est parallèle au développement de sa formation sacerdotale ; il est même conditionné par celle-ci et poussé à son maximum par ses expériences mystiques. A Manrèse, l’irruption mystique de la grâce « d’en haut » fait de lui « un nouveau soldat du Christ et un homme de l’Église ». Nadal commente : « À cette époque (celle de la vision du Cardoner, à Manrèse), le Seigneur lui inspira de grandes connaissances et des sentiments très vifs des mystères de Dieu et de l’Église ». Hugo Rahner confirme à ce propos : « A Manrèse le pèlerin et pénitent Iñigo devient Ignace, l’homme de l’Église ».

En conséquence de cela – entre autres – le converti Ignace, qui auparavant ne fixait pas de limites au « davantage » de ses pénitences, modère ses austérités, une fois devenu « l’homme de l’Église », ne dépassant pas la mesure de ce qui est « raisonnable ». Voici ce qu’il écrit en 1536 à Thérèse Rejadell sur ce point : « Il arrive souvent que le Seigneur meut notre âme et la force à une action... Mais ce sentiment doit nécessairement nous conformer aux commandements et aux préceptes de l’Église ». Nous trouvons la raison de cette manière d’agir au paragraphe suivant des Exercices : « Car entre le Christ notre Seigneur, qui est l’Époux, et l’Église son Épouse, il y a un même Esprit qui nous gouverne et nous dirige pour le bien de nos âmes. C’est ce même Esprit et Seigneur, en effet, lui qui nous a donné les dix commandements, qui dirige et gouverne notre Sainte Mère l’Église ». Et comme, pour Ignace, la distance est courte entre la pensée pleinement mûrie et l’action, son « penser avec l’Église » se traduira bientôt par une réalisation concrète et apostolique : ses célèbres « Règles pour avoir le sens de l’Église » ou, encore plus exactement, « pour demeurer dans l’esprit authentique de l’Église ».

J’ai déjà dit que l’expression « Servir le Seigneur seul et son Vicaire sur la terre » ne signifiait pas deux services différents, mais le service unique du Christ dont la volonté nous est transmise par son Vicaire sur la terre. L’expression, pourtant, n’était pas suffisamment claire. Le P. Polanco avait fait remarquer qu’elle pouvait s’entendre au sens que seulement le Pontife Romain « se sert de la Compagnie ». Cela, disait-il, pourrait être interprété comme « une espèce d’adulation ». En outre, il est certain que non seulement le Pape mais aussi d’autres personnes « se servent de la Compagnie ». Sans doute cette remarque avait-elle pour base une interprétation erronée. Afin d’éviter, cependant, tout danger pour les autres de tomber dans la même erreur, saint Ignace accepta de « modérer » l’expression « par quelques mots qui déclarent que c’est l’Église tout entière que l’on doit servir, mais en tant qu’elle est subordonnée au Souverain Pontife ». Cherchant ensuite la manière d’exprimer sans ambiguïté le contenu de cette réponse, on aboutit – sûrement par une nouvelle intervention de saint Ignace ou, du moins, avec son approbation postérieure – à une formule encore plus parfaite : « servir le Seigneur seul et l’Église son épouse, sous le Pontife Romain, Vicaire du Christ sur la terre ».

« Servir le Vicaire du Christ » fut remplacé par l’expression équivalente, mais plus claire, « servir sous le Vicaire du Christ », « dans l’obéissance fidèle au Pontife Romain ». Le service de l’Église y est mentionné de façon explicite ; mais il s’agit du service qu’on lui doit en tant qu’épouse du Christ. Nous demeurons donc toujours dans l’idée du service unique du Seigneur. Car l’union d’amour entre le Christ et son épouse est si intime que la tradition patristique ne craint pas de parler d’une seule personne mystique, « le Christ total » de saint Augustin. « L’époux est chef de son épouse – dit saint Paul – comme le Christ est chef de l’Église ». C’est le Christ qui, en tant que chef de son épouse l’Église, vit et agit en elle, rendant visible son action par le ministère suprême et universel de son Vicaire le Pape, et par le ministère subordonné des évêques et des prêtres.

J’ai appelé « explicite » la mention du service de l’Église dans cette dernière rédaction du texte que nous commentons, car la rédaction précédente contenait déjà implicitement la même idée dans les notions du service du Christ et de son Vicaire. C’est au Vicaire du Christ en effet qu’a été confié le soin de l’Église universelle : « Pais mes agneaux, pais mes brebis ». Et c’est pour cela que saint Ignace et ses compagnons décidèrent de se mettre à sa disposition, autrement dit, parce que le Souverain Pontife est « seigneur universel de toute la moisson du Christ » et que, comme tel, « il a une plus grande connaissance de ce qui convient à la chrétienté universelle ». Cependant, la mention formelle du service de l’Église, épouse du Christ, nous rappelle également les Églises particulières où l’Église universelle s’incarne en prenant plusieurs visages et des formes extérieures diverses. La Compagnie sert le Christ aussi dans les Églises particulières, tout en demeurant toujours à la disposition du Pasteur universel.

Avoir le sens authentique de l’Église

Saint Ignace nous révéla sa vision ou conception de l’Église principalement dans ses fameuses règles, déjà mentionnées, « pour avoir le sens vrai qui doit être le nôtre dans l’Église militante ». Elles furent ajoutées par lui-même, comme on le sait, à la fin du livre des Exercices. Ignace n’avait pas l’intention, bien entendu, de faire par là une espèce de traité spéculatif ou théorique sur ce sujet. Son but était, comme d’habitude, pratique et apostolique. Il voulait éclairer ses retraitants, les aider à trouver la bonne voie au milieu de la confusion d’idées qui pourrait troubler leur esprit. N’empêche qu’il y manifeste en même temps son expérience personnelle, ce qu’il avait ressenti lui-même sous l’influence de grâces extraordinaires, et qu’il ressentait toujours, au sujet de l’Église et de l’attitude du chrétien à son égard.

Voilà pourquoi ces règles ont une valeur permanente : l’expérience mystique d’Ignace, dont elles sont le reflet, transcende la diversité des temps et des situations. Mais ce n’est pas là l’unique raison de leur actualité. Certes, le contexte historique dans lequel saint Ignace les a écrites diffère considérablement du nôtre. Les idées et les courants idéologiques du XVIe siècle, que saint Ignace avait présents à l’esprit, ne coïncident pas exactement avec les erreurs et les courants de pensée du dernier quart du XXe siècle. A plusieurs égards cependant, « (bouleversements, réflexions, analyses, reconstructions, élans, aspirations...), ce monde-là n’était pas trop différent du nôtre ». En outre, la méthode suivie par saint Ignace ne prêtait pas aux polémiques. Il ne se proposait pas de réfuter des erreurs. Il s’adressait tout simplement aux catholiques pour leur indiquer une façon de penser et d’agir avec droiture, sans se laisser emporter par les diverses tendances qui étaient à l’origine de telles erreurs. Or, ces tendances, enracinées dans la nature humaine, sont les mêmes en tout temps, bien qu’elles se présentent sous des apparences diverses.

La vision ignatienne de l’Église est surnaturelle. Pendant son expérience mystique, Ignace était parvenu à discerner le mystère de l’Église, qui serait plus tard un des points principaux de l’enseignement du Concile Vatican II. Il présente l’Église tout d’abord comme épouse du Christ, vivifiée et dirigée par l’Esprit du Christ ; de cette conception naît l’attitude fondamentale du chrétien. Il la voit aussi comme une vierge et mère qui « engendre à une vie nouvelle et immortelle les fils qu’elle a conçus du Saint-Esprit et qui sont nés de Dieu ». L’expression « notre Sainte Mère l’Église » est celle qui jaillit le plus souvent de ses lèvres. Néanmoins, étant donné son but essentiellement pratique et apostolique, ce n’est pas à l’Église triomphante, à la Jérusalem céleste, qu’il fait ici allusion, mais à « l’Église militante », à l’Église en pèlerinage ici-bas ; et non seulement sous son aspect spirituel ou charismatique, mais encore comme réalité visible et institutionnelle. C’est pourquoi il ne cesse de l’appeler, maintes et maintes fois, l’Église « hiérarchique ». De plus, la première traduction latine des Exercices, faite probablement par saint Ignace lui-même, précisait : Ecclesia hierarchica, quae Romana est (l’Église hiérarchique, c’est-à-dire l’Église Romaine).

Enfin, l’Église considérée ici par saint Ignace n’est pas non plus une Église idéale, ni la communauté primitive de Jérusalem, mais l’Église telle qu’elle s’était développée au cours de l’histoire, l’Église de son temps, celle des stations, des indulgences, des cierges brûlés dans les églises et, nous pouvons l’ajouter, l’Église antérieure à la réforme de Trente, avec ses abus, son clergé ignorant, ses évêques résidant hors de leur diocèse, ses papes et ses cardinaux mondains.

C’est à l’intérieur de cette Église militante, hiérarchique, actuelle, que saint Ignace nous demande d’en avoir « un sens vrai », de conserver à son égard une attitude droite et orthodoxe. A juste titre on a remarqué que, dans le langage de saint Ignace, les mots sentido et sentir sont très riches de signification. Il ne s’agit pas d’une pure connaissance intellectuelle, il s’agit d’un « sens »-et-« »-et-« sentiment » que l’on nourrit « dans l’Église » : c’est bien le « sentiment » du membre du Corps Mystique qui vit la vie divine de l’Église, et donc à l’unisson avec elle. Ce « sens de la foi » est un don que l’Esprit Saint insuffle dans l’esprit du chrétien. Voilà pourquoi il n’est pas rare de le rencontrer, possédé parfois au plus haut degré, chez les personnes simples et ignorantes.

Mais on pourrait formuler ici une objection. Si ce « sens vrai » est un don divin, quel besoin est-il de règles ou de normes ? Encore plus, quel profit pouvons-nous tirer de celles-ci ? Je répondrai à ces questions par les paroles de saint Ignace lui-même dans un autre contexte : « Cela ne peut nous être enseigné que par l’onction du Saint-Esprit... mais on peut au moins ouvrir la voie par quelques conseils qui aident et disposent à ce que doit produire la grâce divine ».

Le premier conseil, la première « règle », nous indique qu’elle doit être l’attitude fondamentale du chrétien à l’égard de l’Église, aussi bien en ce qui concerne la doctrine qu’en matière de comportement personnel : « Nous devons tenir notre cœur disposé et prêt à obéir en tout à la véritable épouse du Christ notre Seigneur », laissant tout jugement propre (R. 1). Faisant probablement allusion à Érasme, saint Ignace va jusqu’à dire que, « pour être certainement dans le vrai », nous devons croire que ce que nous voyons blanc est noir, « si l’Église hiérarchique le déclare tel ». Et cela non pas en vertu des arguments extérieurs invoqués à l’appui du magistère ecclésiastique, mais parce que « nous croyons qu’entre le Christ notre Seigneur, qui est l’époux, et l’Église son épouse, il y a un même Esprit qui nous gouverne et nous dirige pour le bien de nos âmes ». C’est ce même Esprit, en effet, lui qui a inspiré l’Écriture Sainte, qui dirige et gouverne maintenant l’Église (R. 13). Par ailleurs, s’adressant à l’Empereur d’Éthiopie, saint Ignace écrivait : « C’est un bienfait singulier que d’être unis au Corps Mystique de l’Église catholique, vivifié et dirigé par le Saint-Esprit qui, au dire de l’évangéliste, « enseigne toute vérité » ; et c’est un grand don que d’être éclairés par la lumière de la doctrine et établis sur la solidité de l’Église, à propos de laquelle saint Paul dit à Timothée qu’elle est la maison de Dieu, colonne et support de la vérité » et à laquelle Notre-Seigneur promet son assistance en disant : « Et moi, je suis avec vous jusqu’à la fin du monde ».

Cet attachement inconditionnel à l’Église, épouse du Christ, et à ses décisions, constitue « l’esprit » de ces règles ignatiennes, esprit que la 32e Congrégation Générale nous exhorte à « garder intact ». La même Congrégation Générale veut que nous appliquions « vigoureusement » ces règles « aux conditions différentes de notre époque ». La meilleure façon pour nous de réaliser ce désir de la Congrégation consiste, me semble-t-il, à essayer d’être fidèles aux directives suggérées ou contenues implicitement dans les règles, en faisant abstraction des circonstances propres à l’époque historique de saint Ignace. J’en donnerai ici quelques exemples.

Une tendance constamment remarquée dans l’Église au cours de son histoire, depuis les anciens gnostiques jusqu’à certains « réformateurs » de notre temps, est celle de vouloir atteindre à la perfection de la vie chrétienne tout en restant en dehors de l’Église du Christ, et même en s’y opposant, c’est-à-dire en vivant en marge du dogme et des institutions ecclésiales. Saint Ignace nous détrompe là-dessus. Le mouvement intérieur de la grâce ne saurait être contraire aux dispositions de l’Église hiérarchique et institutionnelle, car l’Esprit qui « nous gouverne et nous dirige pour le salut de nos âmes » est le même Esprit qui vivifie et dirige l’Église, épouse du Christ (R. 13). Ignace avait déjà exprimé auparavant cette idée, d’une façon peut-être plus claire encore, dans ses règles pour faire élection : « Il faut que toutes les matières sur lesquelles nous voulons faire élection... appartiennent au combat que mène notre sainte Mère l’Église hiérarchique... et qu’elles ne soient pas en opposition avec elle ». Nous trouvons la même doctrine dans ses lettres. Il écrit, par exemple, à Sœur Thérèse Rejadell à propos des inspirations divines, et remarque que celles-ci doivent nécessairement être conformes aux commandements et aux préceptes de l’Église ainsi qu’à l’obéissance à nos supérieurs, « car c’est le même Esprit divin qui est présent en toutes choses ». Il écrit aussi à saint François Borgia et lui apprend qu’on doit recevoir les dons de la consolation divine « avec humilité et révérence envers notre Sainte Mère l’Église ».

Une autre tendance, ou peut-être une variante de celle que nous venons de voir, souhaite une Église purement intérieure, invisible, dépouillée de toute extériorité et de toute structure juridique. Au XVIe siècle cette orientation se serait identifiée au rationalisme humaniste d’Érasme. De nos jours, elle rejoindrait plutôt certains courants de sécularisation qui prétendent abolir tout ce qui revêt extérieurement un caractère religieux ou sacré, n’épargnant parfois ni la vie consacrée ni la Sainte Liturgie. Saint Ignace nous enseigne, au contraire, à « louer » et valoriser ce que cette tendance condamne ou minimise, non seulement en ce qui concerne les institutions ecclésiastiques qui sont des manifestations fondamentales de la vie chrétienne (réception des sacrements, participation au sacrifice eucharistique, consécration des religieux, etc.) (R. 2, 5), mais encore pour ce qui est des formes extérieures de la piété populaire, approuvées et bénies par l’Église (R. 6-8).

Il est également propre aux pseudo-réformateurs de tous les temps de s’élever publiquement contre la conduite des supérieurs, « soit temporels soit spirituels », et contre leurs « ordonnances » ou décisions, sans épargner les évêques ni même le Souverain Pontife. Saint Ignace reconnaît que, parfois, les mœurs et aussi les « ordonnances » des supérieurs peuvent ne pas être dignes de louange. Mais il ajoute que les critiquer et les condamner devant « les gens simples » ne sert qu’à faire naître plus « de murmure et de scandale » et à soulever ces gens contre leurs supérieurs sans aucun profit. La manière efficace et légitime d’obvier à ce mal est d’en parler aux personnes mêmes qui peuvent porter remède à cette mauvaise conduite ou corriger ce qu’il peut y avoir de défectueux dans les dispositions des supérieurs (R. 10). Saint Ignace lui-même fut un modèle de cette façon d’agir. Peu de gens ont travaillé aussi efficacement que lui pour la réforme catholique « dans la tête et les membres », il serait vain cependant de chercher dans toute sa vaste correspondance un seul mot de critique à l’endroit de ses supérieurs.

Pour ne pas trop m’attarder sur ce sujet, je ne ferai mention que d’une autre tendance. Dans les antinomies du christianisme, l’esprit humain, limité comme il est, tend souvent à exalter unilatéralement l’un des deux termes, laissant l’autre dans l’ombre, sinon l’excluant tout à fait. Quelques catholiques du XVIe siècle, influencés par le luthéranisme, prenaient plaisir à vanter l’importance de la foi et de la grâce au détriment des œuvres et de la liberté de l’homme, et à parler de la prédestination de telle sorte que tout exercice de la vertu pouvait paraître inutile. L’anthropocentrisme moderne va dans le sens contraire : il met presque exclusivement l’accent sur la liberté, l’effort, les dispositions psychiques, les droits de l’homme, et oublie (s’il ne nie pas) l’action prioritaire de Dieu et notre dépendance essentielle de lui. L’enseignement de saint Ignace à cet égard est double. D’abord il nous met en garde pour que nous ne nous laissions pas séduire par ces présentations partielles de la doctrine catholique. Nous devons montrer la vérité complète, insistant plutôt sur l’aspect qu’on veut actuellement passer sous silence. Il nous recommande ensuite la prudence dans la façon de traiter ces problèmes en public. Il y a des doctrines que l’on peut discuter avec des personnes compétentes ; mais si on en parle sans discrétion « aux gens simples », ceux-ci pourraient facilement en venir à des erreurs (R. 12-18).

Conclusion

Le Concile Vatican II a posé quelques jalons visant à orienter les religieux dans la voie du renouveau adapté : adhésion à Jésus-Christ, esprit du fondateur, participation à la vie de l’Église, attention aux circonstances du monde actuel, renouveau spirituel intérieur. À mon avis, les mots de la Formule de l’Institut qui ont été l’objet de nos réflexions nous fournissent, en résumé, un excellent moyen de mettre en pratique les normes conciliaires.

En cette phrase, notre Fondateur a exprimé ce qui constitue le noyau de son esprit, le « principe et fondement principal » de la Compagnie. Elle résume la nature propre de notre Institut : servir apostoliquement le Christ seul, aller à sa suite et sous son étendard, partout dans le monde, pour répandre ses divins enseignements. Ce service apostolique du Christ nous insère dans la vie de l’Église que nous servons aussi en tant qu’épouse du Christ, en tant que son Corps, son « Plérôme ». Et tout cela sous l’obéissance fidèle au Vicaire du Christ qui nous envoie en son nom là où il sait, comme Pasteur universel, que notre ministère sera plus utile pour la gloire de Dieu et le bien spirituel du prochain dans les conditions du monde d’aujourd’hui. Enfin, vivre sincèrement et pleinement cet « esprit » de notre Fondateur est le moyen le plus efficace de renouveau spirituel qui, à son tour, vivifiera tout le corps et toute l’activité de la Compagnie. Je ne dois pas m’étendre plus longuement. Mais je ne voudrais pas non plus mettre fin à ces réflexions sans me poser, et sans vous poser, la question suivante : Comment lire à notre époque, dans le fragment d’éternité qu’il nous a été donné de vivre, avec ses circonstances particulières, les paroles ignatiennes qui font l’objet de notre commentaire : servir le Seigneur et l’Église son épouse, sous le Pontife Romain, Vicaire du Christ sur la terre ?

C’est bien là également la question que se posa la 32e Congrégation Générale et que, jésuites, nous ne cessons de nous poser, essayant de traduire en termes de réalité et d’actualité l’intuition et le charisme de saint Ignace cristallisés dans la Formule et les Constitutions. Dans l’un et l’autre textes, tout en faisant mention de quelques activités ou ministères concrets dont il avait une expérience personnelle, saint Ignace met spécialement l’accent sur les critères et principes qui doivent maintenir la Compagnie dans « le plus grand service de Dieu et salut des âmes ». Il assure ainsi à la Compagnie un dynamisme permanent – le souffle de l’Esprit qui pousse à une incessante recherche – sans se lier à une situation ou forme concrète, soupesant toujours ce que l’on fait par rapport à ce que l’on pourrait ou que l’on devrait faire. Rien de plus étranger au magis ignatien – notion principalement associée à celle de service – que de se résigner à un immobilisme paralysant ou à une uniformité routinière et fixiste le long des temps, qui ferait de la Compagnie une pièce de musée – aussi belle qu’on le voudra ! – ou un incunable digne de figurer aux archives.

Pour nous maintenir dans cette créativité constante que permet, voire qu’impose l’intuition ignatienne, il nous faut revenir au « principe et fondement principal », à l’idée de service, à cette source d’incalculables possibilités qui non seulement a déterminé notre vocation personnelle et dirige notre apostolat, mais qui a également jeté les bases structurelles de la Compagnie.

Je termine par quelques lignes lumineuses d’une lettre de janvier 1543 au Dr Bernai, où notre Fondateur nous donne la raison suprême, dans la foi, de sa disponibilité pour le service aux ordres du Pape : « Quant au désir, tellement bon et saint, (...) d’envoyer quelques-uns (de la Compagnie) en Espagne et d’autres en Inde, moi aussi je le souhaite. Et je voudrais même qu’ils aillent dans beaucoup d’autres parties du monde. Mais, ne nous appartenant pas ni ne voulant nous appartenir à nous-mêmes, nous nous contentons d’aller là où le Vicaire du Christ Notre Seigneur voudra bien, en nous l’ordonnant, nous envoyer ; et puisque dans sa voix retentit le ciel, et non point la terre, je ne ressens en nous aucune paresse ni mouvement de celle-ci ».

Borgo S. Spirito - C.P. 6139
I 00100 ROMA, Italie

[1Cours de spiritualité ignatienne organisé à Rome, du 16 janvier au 18 février 1978, par le Centrum Ignatianum Spiritualitatis (CIS).

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