Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Une femme conduite par l’Esprit : Marie de l’Incarnation

Pierre Gervais, s.j.

N°1978-3 Mai 1978

| P. 131-150 |

Dans l’Église, toute vie apostolique féconde a des enracinements mystiques souvent insoupçonnés. Parfois nous parviennent quelques textes qui révèlent la lente transformation d’un être progressivement configuré au mystère du Christ et associé à sa mission. On nous présente ici l’itinéraire spirituel d’une femme qui eut un rayonnement apostolique étonnant. Il nous est donné de percevoir à travers ces pages la beauté de l’œuvre de l’Esprit de Dieu, qui purifia et élargit la vie et le cœur de Marie de l’Incarnation pour la rendre tout entière livrée à la mission.

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Les éditions de Solesmes viennent de publier sous une forme légèrement abrégée la relation de 1654 de Marie de l’Incarnation [1]. L’initiative vaut la peine d’être relevée. Marie de l’Incarnation constitue une des figures les plus saisissantes de l’histoire de la spiritualité. Elle mériterait d’être beaucoup mieux connue qu’elle ne l’est. Trois siècles nous séparent d’elle, et pourtant, dans la force qui l’habite, elle demeure étonnamment proche de nous aujourd’hui. La relation de sa vie nous livre toute une théologie de l’Esprit Saint. La sobriété de son style renvoie à la vérité et à la consistance de l’Esprit qui agit en elle ; sa rigueur intellectuelle, à l’intelligence des choses que celui-ci procure ; la force de ses sentiments, à l’intensité du lien vivant que lui-même suscite entre Dieu et l’homme. Elle rend manifeste le caractère prégnant d’une grâce qui a pour forme concrète le Christ des Évangiles.

Déjà le simple déroulement de la vie de Marie de l’Incarnation sort des cadres préconçus. Marie Guyart naît à Tours le 28 octobre 1599. A 17 ans, elle se marie à un maître artisan, Claude Martin, qui lui donne un fils du même nom. A 19 ans, la voilà devenue veuve, et les années qui suivent plongent Marie dans les tracas et soucis de tous genres. Elle doit liquider le commerce de son mari, entretenir la maison de son beau-frère, Paul Buisson, dont la nombreuse domesticité est faite de rouliers et de voituriers, prendre enfin pratiquement en charge l’importante entreprise de messageries de ce dernier sur les bords de la Loire. C’est précisément au cours de ces années besogneuses que Dieu fait irruption dans sa vie, la conduisant depuis cette « vision du sang » de 1620 qu’elle-même considère comme la grâce de sa « conversion » jusqu’à la grâce suprême de l’union mystique en 1627. En 1631, Marie entre chez les Ursulines, malgré la vive opposition de son fils et de toute sa famille. Elle accomplit ainsi, dans un déchirement intérieur profond, le vœu de sa vie. Mais à peine a-t-elle fait sa profession que retentit chez elle un appel nouveau, inouï encore à une époque où l’on ne peut concevoir la vie d’une religieuse que derrière les grilles de son monastère : celui de partir en mission. Après quatre années de délibération intérieure et de tractations, Marie et ses compagnes mettent pied sur le sol de la Nouvelle-France au cours de l’été 1639. Une nouvelle page de l’histoire de la mission se tourne, avec l’entrée de la femme dans l’œuvre d’évangélisation. Désormais, la vie de Marie se confondra pendant plus de trente ans avec celle de cette petite bourgade de quelques centaines d’habitants que constitue le Québec des années 1650 : construction du monastère, soin des indiennes, étude de l’iroquois et de l’algonquin dans lesquels Marie écrit dictionnaires et catéchismes, relations soutenues avec les missionnaires de la jeune colonie, et cela, tout en entretenant une volumineuse correspondance avec la France. Marie meurt le 30 avril 1672.

Ce qui frappe dès le premier abord dans cette vie, c’est un réalisme jusque dans les tâches les plus matérielles allant de pair avec un sens de la présence de Dieu capable d’en informer le moindre geste ; c’est aussi une hardiesse qui n’a d’autre mesure que sa docilité radicale à l’Esprit. A lire certaines pages où, par exemple, Marie parle de ses mortifications, il y aurait de quoi frémir. Et pourtant, tout semble lumineux, pour ne pas dire facile, dans cette vie, tant l’effort, si héroïque soit-il, se résorbe toujours dans une prévenance divine dont il ne fait qu’épouser le mouvement. La correspondance est totale. La réponse ne fait que donner corps à un appel. Dieu vient et va, et tout en venant et allant, opère son effet dans l’âme, y laissant son empreinte. Dans sa relation, Marie nous parle certes de ses états intérieurs successifs. Mais en définitive, ce n’est pas sur elle-même qu’elle attire l’attention, mais sur Dieu, dans la simple objectivité de son mystère, tel qu’il se donne à elle pour la conformer à sa propre mesure (cfr 130). Voilà ce que voudraient faire ressortir quelque peu les pages qui suivent.

La primauté de l’Esprit

La vie de Marie n’a certes rien de rectiligne, et pourtant elle manifeste une unité profonde. Dans sa primauté souveraine, l’Esprit y a opéré, jour après jour, les détachements, créé les évidences intérieures, imprimé dès l’enfance cette tendance qui conduira progressivement Marie jusqu’à l’union la plus intime au Christ et à son œuvre. « Il y avait là un secret que je ne connaissais pas », écrit Marie dès la première page de sa relation (19). Ce secret, Marie n’essaie pas de le lever par elle-même. Elle le laisse s’épeler progressivement à elle. Elle le respecte, tout en s’y confiant dans l’inconditionnel de l’amour. Elle l’accepte comme un non-savoir – sur elle-même, sur Dieu – à l’intérieur d’une certitude foncière qui la mobilise. « Quoiqu’elle ait une tendance à choses qu’elle ne connaît pas encore ni qu’elle ne peut concevoir, écrit-elle d’elle-même, elle s’abandonne, ne voulant rien suivre que le chemin que celui à qui elle tend avec tant d’ardeur lui fera tenir » (38). Respect de la « suradorable Majesté », qui se dit dans un infini respect de ses heures. Respect qui n’a d’autre mesure que l’absolu d’un amour qui refuse de porter atteinte au mystère, donnant ainsi au moment présent de se livrer avec tout le poids de sa promesse. Dieu dispose. Dieu laisse pressentir à Marie sa venue, ne serait-ce que par un état de paix et d’attente au plus profond d’elle-même, et du coup, toutes les pentes et inclinations de son esprit se portent à entrer dans les desseins et dispositions divines, quoi qu’il lui puisse arriver (90). Suprême activité qui n’œuvre qu’à accueillir selon sa réalité foncière ce qui advient, c’est-à-dire, comme don. Marie nous livre ici toute une perception de notre correspondance constante au travail de l’Esprit. L’Esprit nous rejoint à travers une histoire, la nôtre. À vrai dire, il est lui-même cette histoire, dans la mesure où nous savons la recevoir comme telle, don qui ne livre son secret qu’à celui qui sait se confier à elle.

La parole intérieure de l’Esprit

Ce secret est aussi lumière. Les trente premières années de la vie de Marie se sont passées hors des cadres officiels de la vie religieuse. Marie vit à la maison ; elle ne puise alors son instruction chrétienne que dans la prédication paroissiale, dans son petit catéchisme et dans ce qu’elle lit de l’Écriture. Dieu lui-même se charge en quelque sorte de l’enseigner et de l’introduire dans les réalités de la foi, et tout particulièrement dans ce mystère d’alliance qu’est l’Incarnation de son Verbe. Certes, tout au long de sa vie, Marie aura recours à des directeurs de conscience auxquels elle se soumettra sans réserve. Toujours ceux-ci auront moins la tâche de lui tracer une voie que de la confirmer dans la sienne. « Dieu me donnait de grandes lumières dans cette assiduité d’entendre sa sainte parole et mon cœur en était embrasé jour et nuit, ce qui me faisait parler à lui d’une façon intérieure qui m’était nouvelle et inconnue » (24). Cette parole intérieure, Marie la décrit en ayant recours à des termes dynamiques, des termes, dirions-nous aujourd’hui, susceptibles d’englober tout aussi bien cet inconscient qui nous porte que le domaine du conscient : « tendance », « inclination », « pente au bien », « désir », « principe intérieur ». £A travers cette parole intérieure se laisse entendre cette autre parole de l’Esprit, celle des prédicateurs, celle aussi et surtout, « véridique et infaillible » (23) de l’Écriture et des psaumes. L’une appelle l’autre. L’une renforce l’autre. « La foi que j’avais en mon cœur, jointe à ce que j’entendais de cette divine parole, opérait de plus en plus un amour dedans moi qui m’invitait à l’aller écouter » (24). Ainsi, à mesure qu’il se fait plus clair et plus impératif, cet appel intérieur devient lumière pour elle. Il lui fait voir et découvrir jusqu’aux plus menues poussières d’imperfection en elle (31) ; il la fait entrer dans la contemplation des mystères de la vie du Christ (32). « L’Esprit qui me conduisait intérieurement m’enseignait tout cela et me réduisait où il voulait » (31).

Cette connaturalité avec les mystères de la foi n’est pas de l’ordre des considérations notionnelles. Elle ne provient pas d’une simple application à l’étude. Elle procède du plus profond de l’être, « du centre de mon âme », dirait Marie (115), à mesure que celui-ci est transformé à la mesure de son objet. Pour en traduire la portée, Marie se plaît à parler d’une « communication expérimentale » (64). « Le fond expérimental fait bien d’autres impressions que ce que les paroles sonnent » (69). C’est de lui que jaillit une clarté qui porte en elle-même sa certitude et son efficacité. Son dynamisme et son ouverture sont infinis : « les paroles sont impuissantes, mais la tendance de l’âme dit et conçoit choses très grandes et immenses de l’Esprit de Jésus » (36). Il peut s’agir là d’une connaissance unique et en ce sens ineffable. Pourtant, ainsi que Marie l’expérimente toujours davantage, cette connaissance est tout simplement intelligence des trésors du Verbe Incarné, tels qu’ils se livrent à travers les Écritures (78, 89). Quelle consolation et quelle paix aussi, lorsque pris par la crainte d’avoir été trompé en se confiant à ses voix nouvelles et inconnues, on découvre que tout ce qui se passe ainsi en soi trouve sa plus juste expression dans la foi de l’Église (56). Il y a certes une connaissance de l’Écriture et des choses de la foi qui passe par l’étude de l’exégèse et de la théologie. Il y en a une autre pourtant qui vient de ce que, pour s’être conformé soi-même dans l’Esprit à la seule et unique chose dont parlent en définitive toutes les Écritures, c’est-à-dire le mystère du Christ et de son Église, chaque page du texte entendu et relu s’éclaire toujours à nouveau et devient nourriture toujours plus vivifiante. Cette connaissance n’abolit pas la première. Elle est pourtant en définitive la seule vraiment féconde. Elle est ce qu’on appelle la lecture spirituelle des Écritures. La vie de Marie nous en rappelle constamment la force et la vérité.

L’univers symbolique de Marie

L’esprit est principe intérieur. On ne saurait néanmoins le ramener à une seule illumination intérieure, comme nous venons de le voir. Il est l’Esprit du Verbe Incarné. Il dit comme tel un rapport au monde, ou plutôt, il se dit à l’intérieur d’un tel rapport. Toute connaissance vivante plonge ses racines dans ce monde à des profondeurs qui lui échappent. Elle prend toujours sa source dans quelques images – souvent plus ou moins conscientes – qui déjà laissent pressentir ce que peut être ce monde pour nous et nous pour lui. C’est ce que nous pourrions appeler notre univers symbolique. Ainsi en est-il de Marie. Il serait impossible de saisir de quoi se nourrissait concrètement la tendance qui la mobilisait sans faire état de ces perceptions premières à travers lesquelles Dieu lui a laissé pressentir ce à quoi il l’appelait.

Il faut évoquer ici deux songes qui ouvrent sur ces deux grands versants de la vie de Marie, l’un qui la conduit d’abord à l’union au Christ comme Époux, l’autre qui par la suite l’associe à son œuvre de salut. Lors du premier songe, Marie a sept ans (19) ; lors du second, elle vient de faire sa profession en religion (86-87).

Alors qu’elle jouait dans la cour d’une école champêtre avec une compagne, écrit-elle, Jésus vint à elle, en forme humaine, avec un visage plein d’une douceur et d’un attrait indicible. L’embrassant amoureusement, il lui dit : « Voulez-vous être à moi ? » Et Marie répond alors dans toute sa simplicité : « oui ». Tel est en substance le premier songe. Par contre, quelque trente ans plus tard, c’est en entraînait quelqu’un derrière elle par un chemin difficile et semé d’obstacles que Marie se voit arriver dans un heu ravissant de blancheur et de silence, dominant un vaste pays plein de montagnes, de vallées et de brouillard. La Vierge se tenait là avec son enfant, tournant le dos à Marie et regardant ce pays tout aussi pitoyable qu’effroyable. Elle se pencha sur son enfant, écrit Marie ; elle sembla lui parler de ce pays et de moi, lui faisant entendre quelque chose d’important à mon cœur. Puis avec une grâce ravissante, elle se tourna vers moi, me baisa sans mot dire, pour parler à nouveau intérieurement à son fils. Cela, à trois reprises.

Ces deux songes se ressemblent par plus d’un trait. Ils n’en sont pas moins foncièrement différents. Dans l’un, tout est grâce et lumière. Dans l’autre, il s’agit d’une marche difficile vers un pays d’ombres. Dans le premier, Marie étend les bras vers le ciel d’où vient son Seigneur, qui l’a choisie et qui l’attire à lui. Dans le second, d’un lieu éminent, c’est sur l’horizon incertain d’un vaste pays que le regard se porte. De même, alors que, dans le premier songe, Marie est seule avec son Seigneur, dans le second intervient une tierce personne, la Vierge. De part et d’autre pourtant, il y a un secret dont la portée échappe à Marie. De part et d’autre aussi, il y a un baiser, tantôt de Notre Seigneur, tantôt de la Vierge. Dieu « touche » l’âme, y laisse son « impression », laquelle suscite un nouvel « état » qui est tout aussi bien pente et tendance. Réalisme des choses de la foi, de l’agir divin, qui touchent le cœur en sa racine (et cela bien au-delà de nos sentiments et de nos pensées) pour l’ouvrir progressivement à leur secret.

Comme en une seule et même image, ces deux songes recèlent en eux-mêmes tout ce que sera la destinée de Marie. En traversant en quelque sorte la verticale de son ascension vers le Verbe Incarné, la transversale de l’horizon du vaste monde vient tracer sur la vie de Marie le signe de la croix, d’une croix dont Marie éprouvera de plus en plus la rudesse du bois à mesure qu’elle sera conviée à la mission salvifique de son Époux.

À ces deux images qui se superposent l’une sur l’autre, il faudrait peut-être en ajouter encore deux autres qui laissent pressentir jusqu’à quel point ce qu’il était donné à Marie de contempler se situe à l’intime même des choses. A l’encontre des deux premières, ces images n’ont pas de contours. Elles disent tout simplement une totalité. Il s’agit de la « vision du sang » de 1620 et de celle de la « mer élémentaire » qui suit de peu, alors que Marie entre dans les mystères du Verbe Incarné.

En un instant, écrit-elle, toutes mes fautes passées furent mises devant mes yeux, jusque dans le moindre détail ; « je me vis toute plongée en du sang, et mon esprit convaincu que ce sang était le sang du Fils de Dieu, de l’effusion duquel j’étais coupable par tous les péchés qui m’étaient représentés, et que ce sang précieux avait été répandu pour mon salut » (28). Dans le second cas, par contre, c’est dans un état comme de lumière que Marie se voit entrer. « Dieu lui fait voir qu’il est comme une grande mer, laquelle, tout ainsi que la mer élémentaire, ne peut rien souffrir d’impur, aussi que lui, Dieu de pureté infinie, ne peut et ne veut rien souffrir d’impur, qu’il rejette toutes les âmes mortes, lâches et impures » (38).

Ces deux images font éclater toutes les limites du temps et de l’espace. A elles seules, elles disent un infini dans lequel tout est immergé. Réalisme du sang de la croix qui, de façon « sacramentale », affecte tout être, et dans lequel se trouve tout à la fois manifesté et lavé le péché. Réalisme de ce sang, qui, tout autant que celui de la première naissance, introduit à cette deuxième naissance qui est celle de la vie dans l’Esprit. Force aussi d’une mer qui est vie et lumière et dans laquelle on voudrait pouvoir être submergé. Immensité de cette mer qu’on voudrait voir finalement rompre ses bornes sur soi de sorte qu’on ne soit plus désormais qu’en elle (I, 154). La vision du sang inaugure l’ascension mystique de Marie ; elle s’imposera encore avec force au moment de son éveil à la mission, alors qu’elle prend sur elle les intérêts de son Maître « afin qu’il fût connu, aimé et adoré de toutes les nations qu’il avait rachetées de son sang précieux » (90). Quant à la vision de la mer, elle est à l’arrière-fond de cette quête pathétique qui traverse la vie de Marie pour obtenir la pureté du cœur : être vraiment néant devant Dieu de sorte que lui, la vie, soit à jamais le grand tout pour elle (77-78).

Ces deux images complètent les deux grands songes de Marie. Elles montrent combien, pour Marie, la croix comme mystère de mort et de résurrection était loin d’être dressée sur le monde à partir d’un seul point précis, le Golgotha, mais affectait vraiment comme de l’intérieur l’univers entier. Et du coup, ces mêmes images aident à comprendre sous quelle forme le Christ des Évangiles, celui que Marie appelle le Sacré Verbe Incarné, s’est présenté à elle dans l’oraison dès le point de départ.

L’Esprit du Verbe Incarné

« Notre-Seigneur... me conféra un nouveau don d’oraison qui était en liaison à Notre-Seigneur Jésus-Christ touchant ses sacrés mystères depuis la naissance jusqu’à sa mort. J’expérimentai en ce don d’oraison que ce divin Sauveur était la Voie, la Vérité et la Vie... » (32). Marie a alors 22 ans, et il est éclairant de voir comment elle comprend aussitôt cette parole de l’évangile de Jean. Cette voie qu’est le Christ, Marie la découvre dans la tendance intérieure qu’a son âme à le suivre ; cette vérité, en cette certitude intérieure dans laquelle le Christ s’ouvre à elle et lui dit tout de façon ineffable, au point qu’elle peut presque s’écrier par moments « je n’ai plus la foi » ; cette vie, en ce que lui-même la remplit de son Esprit. Dès le point de départ, le Christ est pour Marie cet Esprit qui, dans la certitude qu’il suscite en elle, imprime à sa vie entière une tendance à le suivre.

Du coup se trouve donné le mode de prière qui sera celui de Marie toute sa vie durant. Point n’est besoin pour elle d’entrer dans une scène évangélique par un effort d’imagination, pour ensuite en tirer par le raisonnement quelque intelligence et finalement par la volonté quelque application pratique. Dans l’attrait qu’exerçaient sur elle les mystères du Christ, écrit-elle, « je voyais tout d’un regard par manière d’envisagement intérieur » (33). Son imagination n’avait pas à faire réflexion : « tout se passant dans l’entendement et la volonté avec une grande pureté » (37), tout en ayant parfois un sentiment intérieur que Notre-Seigneur était proche d’elle, comme à son côté, l’accompagnant.

Marie eut crainte d’être trompée par le diable en suivant ainsi cette pente de son cœur. Elle se fit violence pour revenir à une oraison mentale méthodique. Ce qui ne lui causa que maux de tête. Finalement son directeur intervint pour lui défendre ce genre d’exercice et l’encourager à s’abandonner entièrement à la conduite de l’Esprit (34). De fait c’est à toute une attitude de prière et de présence à Dieu que Marie peut éduquer ici. Le Seigneur fait passer parfois à une prière extrêmement simple et dépouillée, une prière qui, par rapport au brouhaha des pensées qui se bousculent habituellement dans nos têtes, pourrait paraître un long silence. Tout ce qui se passe alors en soi semble « plus spirituel et plus abstrait », comme le remarque Marie (37). Mais « spirituel et abstrait » ne sauraient être synonymes ici d’« inconsistant », d’« évanescent », ou encore de « désincarné ». L’Esprit de Dieu est la plus réelle, la plus persuasive et la plus vivante des réalités. Par rapport à ce monde des choses que l’on touche et que l’on voit, il peut paraître aussi impalpable que le vent dont on ne sait ni d’où il vient ni où il va. Pourtant, dans la mesure où c’est lui qui insensiblement nous reprend et nous renouvelle intérieurement, c’est au Verbe même de vie qu’il nous donne accès, et à vrai dire, c’est à lui qu’il donne de parler en nous.

Le corps ecclésial du Christ

Ce serait donc une méprise totale sur la prière de Marie que d’y voir un état d’âme prompt à faire l’économie de l’humanité de Jésus. Ce que cette prière semble perdre de cette humanité au niveau d’un certain imaginaire, elle le retrouve, combien plus tangiblement, dans une configuration de tout soi-même à cette humanité. La prière de Marie ne peut se comprendre sans son rapport vivant aux sacrements et sans l’engagement radical de toute sa vie. Elle trouve sa vérité dans ce rapport aux sacrements de l’Église et dans cette ascèse qui est un véritable travail sur soi-même. Ceux-ci en sont le corps, pour ainsi dire : corps du Christ tel qu’il se donne par les sacrements dans son Église, labeur sur son propre corps qui incorpore au mystère de celui du Christ.

Ainsi en est-il, par exemple, de la grâce de la vision du sang. Elle trouve chez Marie son terme immédiat et sa vérité dans la démarche pénitentielle qui la suit : « je m’en revins à notre logis, changée en une autre créature, mais si puissamment changée que je ne me connaissais plus moi-même » (30). De même pour la communion : l’Esprit qui l’animait la poussait à une fréquentation de la table eucharistique qui était de beaucoup en avance sur la pratique de son époque (22). Quant aux grandes mortifications auxquelles s’est adonnée Marie durant une période de sa vie (cf. 41), on ne saurait les comprendre que sous cet angle, en tant que désir véhément de suivre le Christ. Dans une page écrite en 1633, elle s’écrie : « Mon doux Amour, puisque je ne puis retenir mes pensées pour considérer les travaux de votre sainte Passion, et que vous attirez aussitôt mon esprit à votre Personne divine, que je puisse au moins endurer quelque peu, afin de vous imiter et de vous suivre » (I, 173). Mais c’est surtout en cachant tous ses talents, en se donnant au service des autres dans les tâches les plus humbles, comme au cours de ses premières années chez les Buisson, en s’ingéniant ainsi à n’avoir d’autre raison de vivre que de lui et par lui que Marie entre dans ses mystères (36). Cet effort de Marie n’avait rien d’« ascétique » ; il avait un caractère « ontique », pourrait-on dire. « L’âme est cachée vraiment dans les « trous de cette pierre vive et dans les cavernes de cette divine masure » (Ct 2,14), dans laquelle elle est comme entée que pour ne vivre que de son divin esprit et ne subsister que dans sa vie » (II, 203). S’il y a effort, cet effort s’avère en définitive pure grâce. « Maintenant que je fais réflexion sur cet état, remarque-t-elle, je le trouve infiniment précieux » (36). Un même effort de fidélité à la motion de l’Esprit la conduira par la suite à la découverte progressive des conseils évangéliques, au point de s’engager par le triple vœu de chasteté, de pauvreté et d’obéissance, alors qu’elle était encore dans le monde.

Telle est la prière de Marie de l’Incarnation, une prière qui est tout à la fois tendance vers Dieu, purement spirituelle, vie sacramentelle et agir sur soi-même. Cette prière est pour Marie non seulement intelligence des mystères des Évangiles, mais encore, comme elle le relève, intelligence de « la nature de chaque chose », rencontre de Dieu « en toutes les créatures et dans les fins pour lesquelles elles avaient été créées » (40). Hier et aujourd’hui, l’Évangile et le monde ne font plus qu’un dans la présence d’un même Esprit.

Le Cœur du Verbe Incarné

L’Esprit conduisait donc Marie vers une relation toujours plus intime avec le Christ lui-même. Le caractère concret de cette union se manifeste à la manière dont Marie est parvenue au Cœur du Verbe Incarné par une voie personnelle et indépendante. A cette époque, Marie n’avait pas encore lu sainte Gertrude ; la dévotion au Sacré-Cœur, telle que nous la connaissons, ne devait prendre forme que quelques décades plus tard, à la suite de Bérulle, saint Jean Eudes et surtout de sainte Marguerite-Marie Alacoque. Or à trois reprises (qui se situent à autant de moments décisifs de sa vie), il fut signifié à Marie que c’était au Cœur même de Jésus qu’elle se trouvait unie et que c’était par lui qu’elle devait prier le Père. La première fois, ce fut en 1625, peu avant une grâce insigne sur le mystère de l’Incarnation ; la seconde fois précède de peu sa dernière vision trinitaire, et la troisième se situe au centre même de cette période où Marie s’ouvre à sa vocation missionnaire.

« Une fois, écrit Marie, j’expérimentai qu’on avait ravi mon cœur et qu’on l’avait enchâssé dans un autre cœur, et qu’encore que ce fussent deux cœurs, ils étaient si bien ajustés que ce n’était qu’un, et une voix intérieure me dit : C’est ainsi que se fait cette union des cœurs » (50). A la suite de cette vision, Marie découvre le mystère de l’Incarnation d’une manière telle qu’elle ne l’avait jamais encore conçu, ainsi qu’elle le fait remarquer. Marie n’est pas prolixe sur cette grâce. Devant son caractère intraduisible, elle ne sait que renvoyer à la foi de l’Église. C’était en quelque sorte toute l’économie de l’intérieur de Jésus, des affections de son Cœur tant envers son Père qu’envers les hommes qu’il lui était donné de pénétrer (I, 193).

Mais c’est au moment où sa prière devient résolument missionnaire que la référence au Cœur du Verbe Incarné prend chez Marie une forme précise, au point de se concrétiser dans une prière composée de sa main et qu’elle fera sienne tous les soirs jusqu’à la fin de sa vie. En ce temps-là, mue qu’elle était par cette émanation de l’esprit apostolique qui lui faisait parcourir en esprit l’univers entier, Marie avait coutume dans sa prière de plaider instamment auprès du Père pour les intérêts de son Époux. Ainsi, un jour qu’elle « poursuivait sa pointe » auprès du Père Éternel, lui présentant « ce grand affaire », elle sentit par une lumière intérieure que sa divine Majesté ne l’écoutait pas. Alors qu’elle était ainsi toute angoisse, elle s’entendit dire : « Demande-moi par le Cœur de Jésus, mon très aimable Fils ; c’est par lui que je t’exaucerai et accorderai tes demandes » (92-93). Dès cet instant, poursuit Marie, « l’Esprit qui m’agissait m’unit à ce divin et très adorable Cœur de Jésus, en sorte que je ne parlais ni ne respirais que par lui, en expérimentant de nouvelles infusions de grâces dans ce divin Cœur... au sujet de l’amplification du royaume de Jésus-Christ ». Ainsi, si l’Esprit qui l’habitait et l’agissait pouvait dilater sa prière jusqu’aux confins du monde, cette prière qu’il mettait en elle ne pouvait avoir accès au Père qu’en passant par un cœur, le Cœur du Verbe Incarné, et qu’en devenant à vrai dire la sienne. Pour être apostolique, la prière de Marie devait être trinitaire dans son mouvement même.

Pour nous dont la dévotion au Sacré-Cœur est parfois trop marquée par un certain imaginaire, Marie peut aider à entrer dans une authentique spiritualité du Cœur de Jésus. Ce cœur, il est celui qui devient sien dans la mesure où par toute sa vie elle entre dans les rapports du Christ vis-à-vis de son Père et vis-à-vis des hommes. Il est encore celui dans lequel elle prie du moment où sa prière et sa vie deviennent foncièrement sous la motion de l’Esprit actif à la suite du Christ pour le salut du monde.

L’accès au Père

La relation de Marie au Cœur de Jésus montre déjà combien sa vie était d’ordre trinitaire, avant même qu’il lui soit donné de percevoir par grâce ce en quoi consistait ce mystère. L’esprit qui agit en elle est l’Esprit de Jésus, et en la configurant ainsi au cœur de Jésus, lui donne accès au Père. Marie a reçu trois « visions » trinitaires, et avec celles-ci arrive à son point de repos cette tendance spirituelle qui avait traversé les vingt premières années de sa vie. On pourrait croire que, dans leur caractère exceptionnel, ces visions ne sauraient intéresser que le théologien ou le spécialiste de la spiritualité. Et pourtant c’est précisément à cette étape-ci que se révèle le mystère le plus intime de la vie de Marie, et pourrait-on tout aussi bien dire, le « secret » de nos vies. C’est à cette étape aussi que, par-delà tout effort personnel pour suivre le Christ, nos vies deviennent pur désintéressement dans l’accueil et la contemplation du don qui leur est fait, et du don qu’elles sont en vérité. Elles deviennent alors totale ouverture à une vie et à un dialogue qui déjà s’effectuaient par-delà elles-mêmes, simple reconnaissance d’un amour qui dans son infinie gratuité trouve sa source inépuisable en lui-même. Ces visions de Marie n’ont donc en un sens rien d’extraordinaire. Elles rendent tout simplement manifeste, comme dans un miroir, ce qui est au creux du moindre de nos actes, là où ceux-ci, dans leur caractère désintéressé, sont œuvre de Dieu en nous. C’est pourquoi leur considération peut être pour nous aujourd’hui lumière et nourriture spirituelles.

Ces trois visions ont fait entrer progressivement Marie dans une seule et même économie d’alliance. Lors de la première, Marie a 25 ans. De fait, plutôt que de « vision », Marie préfère parler d’« impression », d’une impression « sans forme ni figure, mais plus claire et intelligible que toute lumière » (53). Cette impression lui fait connaître que son âme « était dans la vérité ». En un moment, écrit-elle, elle vit le commerce qu’ont ensemble les trois personnes divines. Or ce que Marie perçut alors, comme en un instant, ce ne fut pas seulement le mystère de l’intimité divine en elle-même, mais encore jusqu’à quel point le Père, le Fils et l’Esprit se communiquaient, chacun selon son mode propre, à toute la création, la cour céleste tout aussi bien que l’homme créé à l’image de Dieu, et l’informaient intérieurement. L’univers entier était marqué à l’effigie d’un même mystère. Les chœurs célestes reflétaient, chacun selon son ordre, soit la pureté et la solidité des pensées éternelles du Père, soit les splendeurs des lumières du Fils, soit encore les ardeurs de l’Esprit. L’homme quant à lui, trine en ses puissances et un dans son entendement, avait rapport au Père dans sa mémoire, au Fils dans son entendement, et au Saint-Esprit dans sa volonté. C’est donc dans une vision grandiose du caractère trinitaire de tout l’univers en Dieu que Marie se trouva comme perdue en quelque sorte, quoique consciente de l’élection qui lui était faite à elle personnellement à travers cette grâce insigne.

Comme le fera remarquer Marie par la suite, cette vision était d’ordre plutôt intellectuel. Elle était lumière qui l’établissait dans sa vérité, celle de créature. Dans la vision qui suivit deux ans plus tard, c’est en revanche la volonté qui prit le dessus « parce que la grâce présente était toute pour l’amour, et par l’amour mon âme se trouva toute en sa privauté et en la jouissance d’un Dieu d’amour » (62). A vrai dire, Marie se trouva alors transportée au cœur même de ce mystère de grâce qu’est l’histoire du salut, là où, dans le Verbe fait chair, Dieu n’est plus seulement le Créateur face à une créature façonnée à son image, mais où, attirant à lui sa créature, il se donne à elle en ce qu’il est, amour. Niveau d’intimité dans l’échange et le partage, mystère d’alliance, auquel la Bible ne trouve d’autre analogue humain que l’amour que peut porter un époux à son épouse. Tel est, dans le Verbe Incarné, le terme de l’histoire de Dieu avec son peuple. Tel est aussi le terme de cette tendance véhémente qu’avait eue Marie à posséder la divine Majesté tout entière « par un titre qui lui était encore inconnu et qu’elle prétendait » (40).

« Donc, comme étant abîmée en la présence de cette suradorable Majesté, Père, Fils et Saint-Esprit, en lui rendant mes adorations, poursuit Marie, la sacrée Personne du Verbe divin me donna à entendre qu’il était vraiment l’Époux de l’âme fidèle » (63). La personne même du Verbe s’empara alors de son âme. L’embrassant avec un amour inexplicable, il l’unit à soi et la prit pour épouse. Comme le fait remarquer Marie, il ne saurait s’agir ici d’embrassements à la façon humaine. A ce niveau, nos mots terrestres défaillent tout simplement. « Ce fut par des touches divines et des pénétrations de lui en moi et d’une façon admirable de retours réciproques de moi en lui, de sorte que n’étant plus moi je demeurai lui par intimité d’amour et d’union, de manière qu’étant perdue à moi-même je ne me voyais plus, étant devenue lui par participation. » Marie désormais possédait le Fils dans la mesure où elle était possédée par lui. Sa volonté était devenue volonté de Dieu dans la mesure où celle-ci était devenue sienne. L’union était consommée.

Au cours de cette vision, le Verbe Incarné était passé à l’avant-plan ; les autres personnes divines étaient restées quelque peu en retrait, pour ainsi dire. Quelques années plus tard, juste comme elle venait d’entrer chez les Ursulines, Marie eut encore une troisième vision trinitaire, la dernière aussi des grâces extraordinaires de sa vie. Il lui fut signifié alors que, si le Verbe Incarné l’avait prise pour épouse, c’était de fait pour que la Trinité entière, Père, Fils et Esprit, se communiquent à elle et prennent ainsi possession de son âme. « Et lors, écrit Marie, l’effet s’en ensuivit, et comme les trois divines Personnes me possédaient, je les possédais aussi dans l’amplitude de la participation des trésors de la magnificence divine. Le Père éternel était mon Père ; le Verbe suradorable, mon Époux, et le Saint-Esprit, celui qui par son opération agissait en mon âme et lui faisait porter les divines impressions » (77). Marie venait de recevoir la plus haute des grâces qu’elle avait reçues jusqu’alors.

Dieu qui se manifeste à travers sa création, Dieu qui se communique en son Fils fait homme, Dieu qui dans le Verbe Incarné donne à l’homme de vivre de sa propre vie, telle est l’économie du salut, telle est l’ordonnance des visions dont fut gratifiée Marie, tel est aussi le mouvement, trinitaire en sa nature, de notre vie chrétienne. « C’est l’amour qui engendre la lumière », remarque Marie (57). C’est aussi dans la mesure où Dieu se manifeste comme amour et suscite en l’homme une réponse d’amour, que tout l’ordre de sa création devient lumineux. Ce mystère d’alliance, Osée, Isaïe et Jérémie l’avaient pressenti et annoncé, les grands mystiques l’ont vu décrit dans le Cantique des Cantiques, Jésus lui-même l’a accompli en personne, dans le plus grand dépouillement de la Cène et de la Croix en s’en remettant au Père pour le salut de tous. C’est de ce mystère d’alliance que vivra désormais Marie à la suite du Verbe Incarné.

Contemplative dans l’action

Dans ses visions trinitaires, Marie avait vu son Époux, « face à face », pourrait-on dire ; désormais, c’est dans une même direction avec lui qu’elle devra regarder. Elle l’avait porté dans son cœur ; dorénavant, c’est ce que lui-même porte dans le sien qui deviendra son souci : cette humanité qu’il s’est acquise et qui ne le reconnaît pas encore. Du ciel qui était devenu en quelque sorte sa patrie, son attention devra se tourner vers la terre et son vaste horizon. Du coup, c’est l’ombre de la croix qui se dessine sur sa vie, non tant comme ascèse, mais comme solidarité mystérieuse – une solidarité par-delà elle-même et cachée dans le secret du Père – avec cette souffrance et cette détresse d’un monde que le Christ a fait siennes. « Ce qui manque aux détresses du Christ, je l’achève dans ma chair en faveur de son corps qui est l’Église » (Col 1, 24). Cette phrase de Paul pourrait être écrite en exergue à la théologie de la mission qu’offre le deuxième versant de la vie de Marie de l’Incarnation.

De fait, Marie n’avait pas attendu d’être entrée en religion pour s’ouvrir à la dimension apostolique de toute vie chrétienne. Déjà, dès son jeune âge, elle avait trouvé sa joie à reprendre avec éloquence devant son entourage les prédications entendues à l’église paroissiale. « Je ne trouvais rien de plus grand que d’annoncer la parole de Dieu » (24). Tout ce qu’elle avait, elle était aussi portée à le donner spontanément aux pauvres. Une fois chez les Buisson, c’est non seulement avec ardeur qu’on la voit prendre soin des domestiques jusque dans leurs maladies, mais aussi avec vigueur qu’on la voit leur rappeler leurs devoirs chrétiens les plus élémentaires. De plus elle était mère ; et durant de longues années n’avait-elle pas eu elle-même à veiller à la croissance d’un fils, le sien ? Son choix des Ursulines est significatif à cet égard : c’était, dit-elle, « parce qu’elles étaient instituées pour aider les âmes, chose à laquelle j’avais de puissantes inclinations » (75).

Nulle part dans la vie de Marie, on ne repère la moindre tension entre ce qu’on a coutume d’appeler contemplation et action. Le Christ est tout simplement sa vie. « J’entrais en lui, par lui et dans lui, qui me découvrait ses divins mystères desquels je vivais, et mon âme en était repue ; et remplie de cet aliment je sortais dans les emplois où il m’avait mise, sans en sortir, et y rentrais par un redoublement d’amour » (33). Dans une page magnifique écrite en 1633, l’on voit Marie travaillant des jours entiers dans une écurie des Buisson qui servait de magasin, ou encore parfois même jusqu’à minuit sur le port à faire charger ou décharger des marchandises, en compagnie de crocheteurs et charretiers, tout cela sans parler des quelque soixante chevaux dont il lui fallait avoir soin. « Je me voyais quelquefois si surchargée d’affaires que je ne savais par où commencer ». Néanmoins, « tous ces tracas ne me détournaient point de Dieu, mais plutôt je m’y sentais fortifiée, parce que tout était pour la charité et non pour mon profit particulier » (I, 162). Ainsi en sera-t-il tout au long de ses années en terre de Nouvelle-France (cf. 118-119). Marie y abattra une tâche écrasante. Jamais, ni dans ses relations, ni dans sa correspondance, nous ne trouvons la moindre trace de doléance, comme s’il eût pu s’agir d’un temps ravi au Seigneur.

Porter avec le Christ la détresse des pauvres

La tâche apostolique est foncièrement un agir, un faire, par la parole et les œuvres de toutes sortes, au service de la croissance du Royaume. On pourrait ajouter que là réside de fait l’essentiel de l’apostolat. N’est-ce pas dans le geste concret, si humble soit-il, que se scelle la vérité de toute charité ? Et pourtant, à travers et par-delà toutes ces œuvres au service de ses frères, il y a encore une autre forme de labeur, tout aussi réel bien que mystérieusement efficace, c’est celui où, dans la pauvreté et le dénuement intérieurs, il est donné de porter avec le Christ la détresse et l’impuissance des hommes, dans l’attente d’une aube que seul le Père peut faire lever sur le visage des hommes. Tel est l’état victimal qu’a connu le Christ sur la croix en donnant sa vie pour ses frères, tel est aussi celui auquel Marie a été conviée au moment de mettre pied sur la terre de Nouvelle-France.

On pourrait être porté à lire distraitement ces pages plutôt mornes et arides de la relation qui couvrent les années 1640-1647 de la vie de Marie. Ce serait se méprendre gravement sur leur portée spirituelle. « Dès l’abord, écrit Marie, cela commença par le changement de cette paix qu’il me donna durant la navigation : paix intense et profonde, quoique en moi éloignée de moi par sa subtilité. Je l’expérimentais en une région si éloignée, qui est une chose très pénible à la nature et crucifiant l’esprit humain » (96). Mais survint bientôt un autre état, bien plus crucifiant encore. Marie se vit dépouillée de tous les dons et de toutes les grâces reçues, de tous les talents intérieurs et extérieurs que Dieu lui avait donnés. Elle perdait toute confiance en qui que ce fut ; elle se voyait « basse et ravalée » ; elle avait l’impression de ne pouvoir susciter qu’aversion de la part des autres. Elle se voyait dans des abîmes d’obscurité, « comme plongée dans un enfer qui portait en soi des tristesses et amertumes provenant d’une tentation de désespoir, et je me fusse perdue dans cette tentation si, par une vertu secrète, la bonté de Dieu ne m’eût soutenue » (98).

Le sacré Verbe Incarné qu’elle connaissait être son Époux, elle le voyait maintenant tout à la fois en sa qualité de juge des vivants et des morts (102). Cette vue était pour elle un « purgatoire plus pénétrant que la foudre », un « glaive qui divise et fait des opérations dignes de sa subtilité tranchante » (100). Sa ténèbre était parfois traversée d’un rayon de lumière, mais celui-ci n’en rendait que plus sensible l’abîme d’obscurité dans lequel elle se trouvait perdue. À propos de cette période, Marie parle d’« agonies extrêmes » (103) ; de « flagellation » (107) ; de « morts premières » (109), ou encore d’une « vacuité qui est chose insupportable » (100). Il me semblait, ajoute-t-elle, « que mes croix devaient être éternelles et moi-même me condamnant à cette éternité » (101). Or c’est précisément au cours de ces années d’épreuve, c’est-à-dire en 1645, que Marie prononça entre les mains du Père Lejeune, supérieur de la mission de Nouvelle-France, le vœu du plus parfait : « de faire, de souffrir, de penser et de parler tout ce que je connaissais être le plus parfait et qui me paraissait être pour la plus grande gloire de Dieu, et aussi de laisser l’agir, le souffrir, le penser et le parler lorsque j’y verrais la plus grande perfection ; le tout, entendu dans mes actions libres » (109).

L’œuvre du salut s’accomplit en elle

À lire ces pages de Marie, on aurait l’impression que le monde de Marie s’est refermé sur lui-même. Tous les feux se sont éteints, ou plutôt, comme elle en prendra conscience par la suite, ils sont cachés sous la cendre (113). On ne voit plus chez elle ces grands transports d’amour qui traversent la première partie de sa vie ; on n’y sent même plus courir cette passion véhémente des âmes qui soulevait les premières années de son éveil missionnaire. Pourtant, cette même période est parmi les plus actives de la vie de Marie. Elle est supérieure de sa petite communauté ; elle construit le monastère ; elle s’attaque à l’épineuse élaboration des constitutions de la nouvelle fondation. « Dans les autres fonctions de ma charge, j’y agissais librement, écrit-elle ; j’avais l’esprit libre pour l’étude des langues...Je n’ai point su qu’aucunes s’aperçussent de ce que je souffrais, quoique alors il m’était avis que toutes voyaient ma misère comme moi » (98).

Mue par l’Esprit de Jésus, Marie s’était déjà vue « une même chose   » avec les ouvriers de l’Évangile de par le vaste monde (cf. 91). Désormais, il lui était donné qu’il en soit ainsi. Et tandis qu’aux prises avec des conditions de vie effroyables (froid, moustiques, portages, isolement) et battus par l’Iroquois qui semblait réduire à néant leur effort missionnaire vers l’intérieur du continent, les missionnaires de la Nouvelle-France perdaient tout pour retrouver leur Seigneur sur le visage d’une Église naissante, quand ce n’était pas par le martyre, Marie de l’Incarnation, elle, du fond de son monastère, partageait mystiquement leur labeur apostolique dans un dénuement intérieur des plus complets. Tel son Époux à la Cène et à la Passion, elle était « rompue » pour que de son impuissance naisse une chrétienté nouvelle. C’était l’œuvre du salut qui désormais s’opérait à travers elle. « On dit, et il est vrai en une façon, que la contemplation est oisive ; mais cependant elle a de grands travaux à faire qui ne lui donnent, ni jour ni nuit, de repos dans ces chemins et dans ces voies que l’Esprit de grâce lui fait tenir » (110).

Mission et « état victimal »

C’est en la fête de l’Assomption 1647 que, par l’intercession de la Vierge, Marie fut déliée d’une épreuve qui aura duré huit années. « En un instant, je me sentis exaucer et ôter de moi comme un vêtement sensible, et une suite et écoulement de paix en toute la partie sensitive de l’âme. Cette aversion fut changée en un amour cordial pour toutes les personnes avec lesquelles ma nature avait ressenti de l’aigreur » (112). Marie entrait dans un état qui sera le sien pour le reste de sa vie, un état de paix certes, mais aussi un « état de victime continuel » dans lequel le Seigneur l’introduit et « qui par diverses manières me va consommant par son Esprit » (121), selon ce qui est dit dans les Béatitudes.

Désormais Marie se tait. Tout a été dit, ou plutôt ce qu’il y aurait encore à dire passe trop la diction humaine. « Quelque degré d’union avec Dieu qu’elle ait expérimenté en cette vie, il y aura toujours quelque chose de plus, Dieu étant infini dans ses dons », car « les opérations de l’Esprit de Dieu changent dans leurs effets, à proportion de l’état où l’âme entre, de sorte qu’un passage de l’Écriture Sainte opérera en un temps et un sens tout autre chose qu’en un autre, mais toujours dans une plus grande perfection » (114). Marie se tait. Et à vrai dire, Marie est tellement en Dieu, possédée par Dieu, que désormais sa vie se confond tout simplement avec l’ordinaire. Il faudra un événement comme celui de l’incendie de son monastère en 1650 pour lever un coin du voile. A lui seul, cet événement laisse pressentir combien sa volonté ne fait plus qu’une avec Dieu, au point d’opérer elle-même comme mystiquement l’épreuve soudaine que Dieu envoie à sa communauté et d’éclater dans un « Magnificat » où la joie du Christ ressuscité transfigure déjà de l’intérieur la passion subie à cause du péché (117).

Fécondité cachée en Dieu

Marie expérimente en elle-même « une clarté toute extraordinaire dans les voies de l’Esprit suradorable du Verbe Incarné » (130). Mais ce qu’elle sème ainsi par sa vie, dans l’obscurité de ses tâches et dans la lente usure de ses forces physiques, pour l’avènement de la jeune Église de la Nouvelle-France, demeure néanmoins caché dans le mystère de Dieu. « Il y avait un secret que je ne connaissais pas », avait-elle écrit à la première page de sa relation. Ce secret couvre finalement la fécondité de toute sa destinée missionnaire. Celui-ci est en Dieu. Et c’est ce qui fait en définitive le caractère si saisissant de sa vie : une manifestation du Père qui, dans son Esprit, donne toujours à nouveau à ce monde de lui renvoyer le visage humain de son Fils.

En Marie de l’Incarnation se rencontrent comme de l’intérieur ces deux grands élans spirituels qui ont vivifié le XVIIe siècle français, d’une part cette contemplation ardente de l’humanité du Christ dans la personne du Verbe, qui a façonné ce qu’on a coutume d’appeler l’école française de spiritualité ; d’autre part, cette épopée tout autant mystique que missionnaire que fut l’arrivée des premiers Jésuites sur le sol de la Nouvelle-France. Ces deux mouvements se rencontrent en elle par la force toujours nouvelle de l’Esprit. C’est cette œuvre de l’Esprit qui fait de Marie de l’Incarnation, non seulement un visage fascinant, mais encore un visage actuel pour nous aujourd’hui.

Avenue Boileau 22
B-1040 BRUXELLES, Belgique

[1Marie de L’incarnation, Autobiographie, Solesmes, 1976, 134 pages. Les chiffres entre parenthèses renverront à la pagination de cette édition ; les sigles I, II à l’édition des Relations de 1633 et de 1654 publiée par Dom Jamet chez Desclée De Brouwer en 1929 et 1930.

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