Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

S’engager à suivre Jésus

François Morlot

N°1977-6 Novembre 1977

| P. 348-353 |

Si tous sont également appelés à la sainteté, à quoi bon parler de vie consacrée ? Quel est donc cet appel particulier qui n’ajoute rien aux exigences du baptême, qui n’invite pas à devenir un « super-chrétien » ? En des pages toutes simples, l’auteur nous présente quelques traits caractéristiques de cette vocation.

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Le Règne de Dieu est comme un trésor qui est caché dans un champ : celui qui l’a découvert, dans sa joie, ne peut que vendre tout ce qu’il a pour acheter le champ (Mt 13,44). Qui a trouvé Jésus a trouvé un trésor : il ne peut que lui donner son cœur, car « où est ton trésor, là aussi sera ton cœur » (Mt 6,21).

Tout donner, tout perdre, cet aspect négatif de renoncement n’est que l’envers de l’amour pour le Seigneur : c’est le résultat de l’élan qui veut répondre à l’appel de l’amour.

Cela, c’est l’Évangile, et cela est dit à tous. De ce point de vue en effet, il n’existe pas plusieurs catégories de chrétiens : les baptisés « ordinaires » et ceux à qui il serait demandé davantage. Cela pourtant, certains l’ont dit pendant longtemps, mais n’aboutissait-on pas ainsi à une sorte d’invitation à la médiocrité pour les laïcs, puisque l’appel à la « perfection » semblait ne s’adresser qu’aux prêtres et aux religieux ?

Le Concile Vatican II a réaffirmé la saine tradition : « L’appel à la plénitude de la vie chrétienne et à la perfection de la charité s’adresse à tous ceux qui croient au Christ, quels que soient leur état et leur rang » (L.G., ch. V : « Appel universel à la sainteté », 40).

Mais ceci n’est pas sans créer une nouvelle difficulté.

Si tous sont également appelés à la sainteté, à quoi bon parler de vocations « consacrées » ? La spécificité de la vie religieuse ou des instituts séculiers est aujourd’hui mise en question.

Et pourtant, depuis tant de siècles, l’Église n’aurait pas approuvé et encouragé ces milliers d’associations où le premier et fondamental engagement est de chercher partout et toujours la « perfection » chrétienne.

Quel est donc cet appel particulier qui n’ajoute rien aux exigences du baptême, qui n’invite pas à devenir un « super-chrétien », et qui cependant mérite un tel respect que le Concile a voulu lui consacrer tout un chapitre (VI) de sa Constitution sur l’Église ?

Immédiatement

Il serait, certes, prétentieux, et faux d’ailleurs, de prétendre trouver dans l’Évangile une justification théologique de cet appel particulier : les auteurs récents (Légasse, Tillard, etc.) ont montré combien étaient fragiles les bases scripturaires de la vie « religieuse ».

Néanmoins, on sent bien dans l’Évangile, et peut-être plus clairement encore dans l’histoire de l’Église, qu’il peut y avoir une manière « raisonnable » de suivre Jésus, une manière calme, pondérée, honnête : les enseignements du Seigneur sont reçus, on veut y être fidèle ; ils constituent un idéal vers lequel on tend, auquel on veut se conformer peu à peu. On serait même prêt à des sacrifices rudes et difficiles s’il le fallait.

Cependant, tant que les circonstances ne les imposent pas, on ne fait pas spontanément ces sacrifices. Sans rien refuser de l’Évangile, on n’en est pas passionné. La sainteté, l’amour de Jésus, bien sûr, on les désire : mais on n’en est pas impatient.

Or, il y a aussi un amour impatient. L’amour de celui qui ne peut pas attendre les circonstances, mais qui les provoque en quelque sorte. Une espèce de folie, de passion. Pourquoi pas tout de suite ? Non par un calcul logique : puisqu’il faut tout donner à Jésus, autant le faire dès maintenant ; mais par un élan qui ne calcule pas.

« Je te suivrai partout où tu iras », dit un inconnu au Seigneur (Lc 9,57). Celui-ci tient à lui faire prendre conscience du sérieux de cet élan généreux, des risques courus. Mais il ne le repousse pas : cet homme a trouvé, sans le savoir, la définition des élus qui portent le nom de Jésus et de son Père sur leurs fronts : « Ils suivent l’Agneau partout où il va » (Ap 14,4).

Tout de suite : c’est la réponse des martyrs quand ils donnent « le témoignage suprême de l’amour » (L.G., 42). Il n’est plus alors question de calcul, de raison, de « peu à peu » ; c’est tout, et tout de suite, qu’il faut donner.

Or, remarque-t-on suffisamment qu’après avoir mis en valeur cette voie parfaite de sainteté, le Concile passe aussitôt à la vie selon les conseils évangéliques ? Il utilise même un mot de transition, item (encore, de la même manière), malheureusement absent de certaines traductions françaises, qui affirme combien cette voie est proche du martyre.

Le Seigneur passe, et « laissant aussitôt leurs filets », « laissant dans la barque leur père Zébédée avec les ouvriers » (Mc 1,18 et 20), « quittant tout » et en particulier le guichet de la perception (Lc 5,28), les disciples le suivent. Ce n’est pas sans raison que Marc situe ces épisodes au début de son récit : aussitôt que Jésus passe, aussitôt qu’il parle et qu’il appelle, certains se lèvent et le suivent, mus par un amour fou.

N’est-ce pas le même mouvement que l’on trouve dans l’épisode de l’homme riche (Mt 19,16-22) ? A bien lire ce texte, on voit que Jésus ne propose pas deux voies au choix de son interlocuteur, la voie commune où l’observation des commandements suffirait, et la voie de l’élite qui veut faire davantage ; c’est à tous que Jésus indique la voie de la « perfection » (si tu veux = voici la condition nécessaire, et non : voici une option libre). Le Seigneur donc demande cela à tous. Mais, pour cet homme, l’invitation est pour aujourd’hui ; il faut prendre la décision tout de suite : va, vends. Immédiatement.

Définitivement

Ce n’est pas pour faire un bout de chemin. Certes, il y aura des moments difficiles, des tentations, des retours en arrière, des heures de doute et d’hésitation : notre marche n’est jamais rectiligne.

Mais peut-on offrir à Dieu un don limité dans le temps ? L’abbé Daniel Fontaine, qui restaura en 1918 la Société du Cœur de Jésus fondée par le Père de Clorivière, avait dû quitter en 1902 l’institut religieux où il avait fait profession. Or, son frère Henri a laissé ce témoignage : « Jamais mon frère ne s’est résigné à l’épreuve qui lui fut imposée en demandant sa dispense de vœux. Il me disait qu’il ne faut pas reprendre à Dieu ce que nous lui avions donné. Ce renouvellement de ses vœux le jour où il reçut sa dispense en est la meilleure preuve. Il m’avait confié cela, mais cet acte trop privé ne lui suffisait pas. Il rêvait la vie religieuse avec approbation officielle de l’Église ».

Même si la prudence demande des étapes juridiques pour un engagement aussi sérieux, l’intention ne peut être que définitive. Même si parfois les circonstances obligent à changer de voie, ce ne saurait être au détriment de la profondeur de l’engagement.

Le signe que les choses sont définitives, c’est qu’on prend un engagement. Et là est peut-être une caractéristique de la vie « consacrée ». On n’y est pas nécessairement plus saint, plus généreux ; on n’est même pas appelé à une sainteté plus grande (peut-il y avoir une sainteté plus élevée que celle à laquelle le baptême appelle ?). Mais on prend conscience de ce que veut dire l’invitation de Jésus à l’amour, on y répond : et on n’y répond pas pour un jour ou pour une heure, ou pour une durée dont on fixe arbitrairement la limite. On s’engage, et ce mot, quand il est pris au sérieux pour des choses sérieuses, est un mot très fort : s’agissant ici de notre destinée elle-même, l’engagement est le consentement à l’exigence intérieure de l’amour en nous.

Notre réponse à l’appel de Jésus n’est pas seulement pour tout de suite, elle est pour toujours. Nous consentons inconditionnellement à une loi intérieure que l’Évangile nous révèle.

Ensemble

Il arrive que cette vocation à une consécration immédiate et définitive au Seigneur retentisse dans un cœur humain sous une forme nouvelle et médite : le plus souvent alors celui ou celle qui accueille un tel don ne se sent pas le cœur de le garder pour soi ; il l’offre à des compagnons et devient ainsi fondateur d’un nouveau cheminement évangélique.

Pour la plupart d’entre nous, la vocation à une vie immédiatement et définitivement donnée ne se présente pas sous une forme abstraite mais comme l’appel à partager avec d’autres un cheminement déjà ouvert, à entrer dans un corps dont l’autorité de l’Église a approuvé l’authenticité évangélique.

Totalement

Peut-on choisir dans l’Évangile ? Ce serait « diviser le Christ » ; pourrait-on n’en aimer qu’une partie ? Et cela, bien sûr, s’impose à tous ; opter pour lui, c’est, si l’on ose dire, le prendre tel qu’il est, sans compromis.

Cependant, on peut le suivre d’une manière un peu générale, sans vouloir entrer dans trop de précisions. Mais on peut aussi répondre par un amour qui veut toujours plus aimer, qui n’est jamais satisfait de ce qu’il fait, qui veut connaître mieux les intentions et les désirs pour y répondre mieux, de plus près, totalement si c’était possible.

Les siècles passés ont trouvé pour dire cela une formule qui vaut ce qu’elle vaut, mais dont il faut comprendre l’exigence : observer les conseils évangéliques. Cela signifie la volonté de ne pas se contenter d’à-peu-près, de ne pas se limiter à un survol de l’Évangile, donc la recherche amoureuse de tous les appels de Jésus, y compris ceux qui n’apparaissent pas immédiatement, et la décision d’en faire la règle de sa vie.

Voulant analyser la totalité du don de la charité selon toutes les dimensions de la personne humaine, la théologie du Moyen Âge l’a vu se développer dans les trois directions de l’avoir, de l’amour et du pouvoir (estimant que cette triple relation disait tout l’homme), sous la forme de la pauvreté, de la chasteté et de l’obéissance. Cela ne veut pas désigner trois vertus facultatives et « ornementales » qui font le chrétien meilleur : c’est la totalité de l’amour évangélique dans la totalité de l’existence.

Que faisons-nous dans notre Institut ? Rien de plus que ce à quoi tout chrétien, tout prêtre doit aboutir. Mais nous prenons conscience plus claire du vrai contenu de l’Évangile, nous nous le formulons les uns aux autres à l’école des fondateurs, et nous décidons ensemble que cette expression plus élaborée sera notre règle de vie.

On pourrait imaginer une autre manière de lire l’Évangile : d’autres instituts ont en fait formulé d’autres lois de vie. Cela ne doit pas étonner. Personne ne songe à refuser une partie de l’Évangile, mais personne non plus ne peut prétendre en avoir épuisé toute la richesse en le lisant. Chacun selon sa grâce, les uns mettront plus en valeur la pauvreté, d’autres, l’obéissance, d’autres encore, la prière, etc. ; on peut ainsi varier à l’infini dans une même Église, enrichie par cette variété de points de vue. Personne n’épuisera jamais la sève évangélique, personne ne reflétera jamais toute la variété du visage de Jésus.

C’est pourquoi d’ailleurs on ne s’engage pas à suivre les « conseils évangéliques » abstraitement, mais toujours selon une règle déterminée, dans un institut concret. Nous avons fait un choix, avec les limites qu’il comporte nécessairement, et il est inutile d’envier le choix d’instituts voisins.

S’exprimer une loi de vie, d’abord. Ensuite, s’engager à la suivre. On peut bien comprendre qu’il y ait dans l’institut des gens qui cheminent sans s’engager, parce que certaines situations le demandent ; mais cela ne peut être que l’exception. Il y aurait une sorte de contradiction à se formuler une loi de vie et à ne pas s’engager à l’observer : car à travers elle, nous apercevons quelque chose qui est plus grand que nous, qui demande notre adhésion, non point fantaisiste ou passagère, mais sérieuse et constante. On peut discuter la forme de cet engagement : on ne peut en nier la nécessité.

Globalement

Pour des raisons juridiques qu’il est inutile d’exposer ici, l’engagement, dans beaucoup d’instituts, a pris la forme de trois vœux (ou trois promesses) au lieu d’une donation unique. Cela risque en fait de créer l’impression d’un démembrement du grand élan évangélique qui anime la réponse de la « vie consacrée » dans l’Église. Si l’appel de Jésus est unique, s’il englobe toute l’existence, n’est-il pas préférable que la réponse, non seulement dans son intention, mais encore dans son expression, soit, elle aussi, unique ? C’est d’ailleurs dans cette perspective que nous parlons plus volontiers d’« un engagement » que de « trois vœux » ; ce n’est pas pour en diminuer la portée, mais pour mieux en dire la globalité.

Dans le monde

La nouveauté des instituts séculiers, voulue par Pie XII en 1947, est celle que Clorivière avait déjà entrevue ; si respectable que soit la vie en communauté séparée du monde, si utiles que puissent être les formes de vie cloîtrée ou de vie apostolique religieuse, cela n’est pas indispensable pour suivre le Christ pleinement et définitivement. C’est tout aussi possible dans le monde, en continuant à partager la condition des autres hommes, en demeurant dans sa maison, dans sa profession, en gardant son réseau de relations.

C’est à ce genre de vie évangélique que nous sommes appelés : une vie consacrée dans le monde ou, pour dire le mot technique, dans la « sécularité ».

Concluons par ces mots du Concile : « Les membres de tout institut se rappelleront principalement que, par la profession des conseils évangéliques, ils ont répondu à une vocation divine, de sorte que, non seulement morts au péché (Rm 6,11), mais encore renonçant au monde, ils ne vivent que pour Dieu seul. Ils ont, en effet, dédié entièrement leur vie à son service ; et ceci constitue précisément une consécration particulière qui s’enracine intimement dans la consécration du baptême et l’exprime avec plus de plénitude » (Décret sur la vie consacrée, 5).

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