Plaidoyer pour notre identité
Louis-Albert Lassus, o.p.
N°1977-6 • Novembre 1977
| P. 363-368 |
Grand ami de l’Orient, l’auteur se réjouit de tout l’apport que nous en recevons. Mais il nous invite à puiser d’abord dans le trésor de nos richesses propres.
La lecture en ligne de l’article est en accès libre.
Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.
Tous ceux qui me connaissent, à commencer évidemment par mes frères, savent que je n’ai rien d’un Occidental farouche et encore moins d’un « Latin » à outrance. J’ai même été séduit, et depuis fort longtemps, par la théologie, la spiritualité et la sainteté de l’Église d’Orient et j’ai parfois succombé à la tentation dont je me permets de dire ici quelque chose : celle de ne plus être ce que je suis ou plus précisément de ne plus paraître ce que je reste, un Occidental, un Latin.
Nous assistons depuis quelques années à une très heureuse redécouverte des richesses de pensée et de vie de l’Orthodoxie, disons de la tradition orientale de l’Église indivise de Jésus-Christ. Et qui oserait nier les bienfaits énormes que théologiens, spirituels, pasteurs, humbles chercheurs de Dieu ont pu et peuvent puiser à ces jaillissantes sources de lumière. Je songe évidemment à la Divine Liturgie, mais aussi à la Patrologie, aux écrits monastiques, à la Philocalie, aux contacts fraternels avec des moines, des laïcs et des prêtres de l’Orthodoxie présente aujourd’hui parmi nous. Une sorte d’épiphanie, une si merveilleuse manifestation de beauté que, au sein de la sécheresse et de la laideur où nous vivons, a surgi la tentation sinon de « passer » à notre Église Sœur, du moins de faire nôtres certains de ses comportements, de ses « manières », aux dépens de notre tradition propre, bien sûr.
Nous avons assisté tout d’abord à l’invasion des icônes. Il faut bien reconnaître que beaucoup d’entre elles sont autant de fenêtres du ciel. Dans de nombreuses communautés, et non seulement dans les cellules des frères ou des sœurs, mais à l’église même, elles remplacent statues ou tableaux pieux, dont beaucoup, reconnaissons-le, n’avaient de valeur ni esthétique, ni religieuse. A nos poignets ou entre nos doigts, voici le chapelet de laine noire porté par les moines et les évêques orientaux pour la prière de Jésus, le rosaire ou tout bonnement le chapelet ayant été abandonné. Les métanies, petites ou grandes, remplacent la traditionnelle génuflexion, accompagnées de majestueux signes de croix « à l’envers ». L’encens brûle au chant de l’offrande vespérale de la lumière, et les modes byzantins supplantent « authentiques » et « plagaux » de nos admirables mélodies grégoriennes, avec plus ou moins de succès, avouons-le. Certains se complaisent même à célébrer sinon entièrement selon le rite de notre bienheureux Père Jean Chrysostome ou Basile, du moins selon quelque chose qui voudrait lui ressembler. Des monastères féminins et masculins se « convertissent » à l’Orient. Il nous faut bien confesser en effet qu’ici et là on est arrivé à « faire » de très belles liturgies, à réaliser une ambiance de joie céleste. Or, si l’on veut bien être objectif, ceci fait problème.
Tout d’abord, je noterai qu’en général nos frères et sœurs orthodoxes ne sont pas tellement enthousiastes de ces emprunts, de ces façons de faire et je commence à les comprendre. C’est tout comme si, en Grèce, en Roumanie ou en U.R.S.S., les chrétiens orientaux se mettaient soudain à célébrer selon le rite de Pie V ou de Paul VI (ce qu’ils ne feront jamais, soyez-en sûrs !), à faire la génuflexion, à réciter le chapelet, à se signer « à l’endroit » ou à chanter du grégorien. L’on sait les difficultés qu’ont, en Grèce par exemple, les chrétiens dits « uniates », et pourtant ils sont Grecs, mais descendants de Vénitiens. Le cas n’est pas le même en France ou en Belgique, mais il prête encore plus à confusion.
C’est que épouser une liturgie, un rite, une manière de se comporter ou de chanter ou de prier, c’est d’abord avoir accepté d’« être », pour ensuite exprimer cet « être » en vérité. On ne peut être absolument authentique lorsque l’on est « bi-rite », selon l’horrible jargon conventionnel, même si l’on célèbre impeccablement dans l’un et l’autre rite. Et je puis comprendre, tout en le regrettant sincèrement, que certains, à force de grandir dans l’être et le rite orthodoxes, passent un jour officiellement à l’Orthodoxie. C’est justement, à mon avis, une question d’honnêteté avec soi-même et avec les autres.
Est-il possible d’expliquer ce phénomène sociologique récent que nous constatons ? Oui, bien sûr. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un mépris systématique des richesses de la tradition occidentale et de ses expressions religieuses, mais plutôt d’une ignorance presque totale, conséquence d’un abandon quasi universel sous prétexte de mise à jour, de rénovation, d’adaptation au monde d’aujourd’hui, de démythisation. Bien sûr, chaque peuple a son génie et ce génie lui-même peut évoluer puisqu’il est vie. Si, en Afrique, aux Antilles, en Amérique du Sud, on commence à danser et à chanter au sortir du sein maternel, il n’en est pas de même sans doute en Germanie, en Scandinavie, ni tout bonnement à Louvain ou à Gand, à Bordeaux ou à Lyon. La culture latine, le juridisme romain, l’intellectualisme et le « Discours de la méthode », tout comme un climat froid et brumeux peuvent faire de nous, Occidentaux, des hommes et des femmes qui ne chantent ou ne dansent qu’avec retenue, se méfient de leur sensibilité, l’abandonnant dédaigneusement aux Napolitains, jugent de l’homme plus par son cerveau que par son cœur. Un tel malheur a atteint depuis longtemps une grande partie de notre Église latine, pourtant née à Jérusalem dans le vent et le feu. Certes on a vécu un moment, quelques siècles, dans l’imprévu d’une telle naissance, mais peu à peu les grands gestes liturgiques, les expressions de la foi et de l’amour se sont guindées, rétrécies parfois jusqu’au ridicule et, tout dernièrement, ont été balayées en deux temps, trois mouvements, car ça ne « voulait » plus rien dire.
Je songe, entre autres, au sacrement du baptême, où l’immersion du catéchumène a peu à peu été remplacée par la raisonnable ondée répandue sur le front « par mesure de pudeur », où le geste de l’Eppheta a été supprimé « par mesure d’hygiène »... Je pense au sacrement de l’Eucharistie, où le pain est devenu la frêle et transparente hostie, où le vin a été réservé aux seuls célébrants, où le beau geste des mains qui se tendent pour recevoir le Corps du Seigneur s’est mué en la timide ou grotesque sortie d’un bout de langue. Et que dire du baiser de paix qui mettait en fête la cathédrale de Saint-Trophyme d’Arles, devenu le chaste coup de corne ecclésiastique ou l’in-signifiante poignée de mains que nous connaissons. Quant à la célébration de l’Office divin, les textes ont beau nous inviter à exulter, à nous prosterner, à battre des mains, à les lever vers le Seigneur, à nous incliner profondément, à danser autour de l’autel, peine perdue ! Nous avons fait et nous faisons les sourds et demeurons inflexibles, droits comme des piquets, ou bonnement assis. N’a-t-on pas été jusqu’à avoir peur de traduire littéralement l’invitation de Benoît à ses moines au sujet de la prière lorsque, au chapitre quatrième de la Sainte Règle, il leur conseille non pas de « s’adonner fréquemment à la prière », mais de « se recroqueviller fréquemment pour la prière ». Mais il est vrai que les « formes » des stalles interdisent absolument toute spontanéité, surtout de ce genre ! Quant aux bénédictions, aux processions des fêtes, à l’usage de l’encens, des ornements, des fleurs, des lumières, n’en parlons plus. Un prélat avec qui j’avais l’honneur de concélébrer et à qui je faisais remarquer l’absence de cierges sur ou à côté de l’autel me répondait : « Mais ne voyez-vous pas qu’il fait soleil ? »...
Or, la religion chrétienne, je veux dire « l’art de vivre » en Christ devant le Père, en Occident tout comme en Orient, n’est pas une affaire d’âme et surtout pas de cerveau. Elle est une manière d’être, un comportement d’homme ou de femme, doués par Dieu d’une sensibilité, d’une affectivité, d’une émotivité indéniables et qui ont le droit et le devoir de s’exprimer en des attitudes, des gestes, des formules, des objets qui disent et alimentent l’engagement dans les « choses qui plaisent à Dieu ». L’intellectualisme, reconnaissons-le, est un de nos plus grands défauts, à nous surtout, clercs, religieux et religieuses. Aussi bien sommes-nous partis du principe que le peuple, le « laos » dont la liturgie est l’œuvre, devrait être l’œuvre, doit tout lire, tout savoir, tout comprendre, tout reconnaître, ou encore qu’il faut à tout prix s’adapter au milieu, à l’assemblée, à son niveau culturel, sociopolitique. Et l’on en est arrivé à ce qu’on sait : le « misérabilisme » des formes. Certes, en écrivant cela, j’ai la vague impression que d’aucuns penseront que je fais partie des nostalgiques du passé. Je m’en défends, du moins en ce qui concerne un certain passé, d’ailleurs récent, auquel s’agrippe désespérément qui vous savez. Le trésor de l’Église d’Occident comprend un ensemble de gestes, de mouvements, de jeux, de mises en scène, de représentations, de chants, de costumes d’une noblesse, d’une beauté, d’une puissance évocatrice incomparables, qui nous mènent au secret de la fête pascale qu’est le mystère de Jésus-Christ. Voilà pourquoi j’assure les jeunes générations qu’elles n’ont rien à envier aux Églises d’Orient. Il leur faut seulement se mettre en peine pour retrouver la façon de notre Église et s’ingénier à la magnifiquement célébrer. Aujourd’hui plus que jamais peut-être, nous avons besoin de prier et de jouer devant Dieu sur de la beauté. Et la beauté est là, à portée de main, la nôtre, celle qui plaît à Dieu, que nos Églises Sœurs attendent désespérément. Voici quelques années, Thomas Merton faisait remarquer : « Un arbre glorifie Dieu tout d’abord en étant un arbre. Car, en étant ce que Dieu entend qu’il soit, il imite une idée qui est en Dieu et qui n’est pas distincte de l’essence de Dieu. C’est pourquoi, en étant un arbre, il imite Dieu. Plus un arbre ressemble à lui-même, plus il ressemble à Dieu. S’il essayait de ressembler à quelque autre chose qu’il n’a jamais été destiné à être, il ressemblerait moins à Dieu, et, par conséquent, le glorifierait moins ». Et Merton continue : « La perfection de chaque chose créée ne réside pas simplement dans sa conformité à un type abstrait, mais dans son identité individuelle avec elle-même. Cet arbre particulier glorifiera Dieu en étendant ses racines dans la terre et en élevant ses branches dans l’air et dans la lumière d’une façon qu’avant ou après lui nul autre arbre ne l’a fait et ne le fera jamais... Chaque être en particulier, dans son individualité, sa nature concrète et son entité, avec toutes ses caractéristiques, les qualités qui lui sont propres et son inviolable identité glorifie Dieu en étant précisément ce qu’il veut qu’il soit, ici et maintenant, dans les circonstances prescrites pour lui par son amour et son art infini [1] ».
Un petit groupe de religieuses a fondé, récemment, un monastère de rite oriental. Bien sûr, vive la liberté ! Mais quand on songe que leur Ordre avait sa façon propre de « danser devant l’Arche », sa liturgie, comment ne pas regretter que ces moniales, qui savent que je les aime, n’aient pas essayé de retrouver leur visage (d’autant plus qu’il est presque oriental) plutôt que d’emprunter le masque de saint Jean Chrysostome... Mais il en est de même dans mon Ordre. La liturgie dominicaine est d’une prodigieuse richesse de textes, de gestes, de mélodies, de dévotions, tout en étant traditionnellement célébrée « brièvement et succinctement », selon l’expression des anciennes Constitutions. Un ouragan a soufflé et, sans que personne ne crie « gare », toute une façon d’être, propre à l’Ordre, a disparu dans l’oubli. Alors je comprends que beaucoup de nos jeunes frères et sœurs, « amants de la beauté », comme il se doit d’après la Règle de saint Augustin que nous professons, jouent aux byzantins, sinon aux archimandrites, ou encore cherchent dans les groupes charismatiques ou dans la pratique du yoga et du zen un mode d’expression pour leur « aller vers Dieu » et leur « dire Dieu », aux dépens de leur identité et du patrimoine merveilleux acquis par leurs frères et sœurs.
L’entrée dans les temps modernes a été, pour l’Église d’Occident, extrêmement funeste à bien des points de vue certes, mais plus particulièrement à celui dont nous parlons. Il faut humblement le reconnaître et, comme nous le conseille le décret conciliaire sur « la rénovation de la vie religieuse », revenir intelligemment à nos sources, au temps où l’on parlait encore de l’homme et non de l’âme, où l’on pensait que c’est tout entier que l’on va à Dieu et tout entier que l’on s’exprime devant Dieu avec son air de famille, ce goût, cette odeur du terroir qui est le sien. Je ne puis pas ne pas songer, par exemple, à notre merveilleux chant, dit « grégorien ». S’il est devenu trop souvent chant d’esthètes, rappelons-nous qu’originairement, dans ses pièces les plus authentiques, il est un chant tout entier de chez nous, tout entier de chez Dieu. Il a été pétri durant des siècles par la ferveur contemplative et la joie de l’Incarnation des chrétiens d’Occident, si bien qu’il restera toujours la preuve éclatante de notre habileté à faire jaillir de notre tréfonds un authentique chant d’Église. Je ne nie pas la splendeur mystique du chant byzantin, surtout dans sa version slavonne. Il me bouleverse, mais ne jaillit pas de mes entrailles, même si ma voix de basse me permet de descendre jusqu’au ré bémol. Mes entrailles en effet ne sont ni grecques, ni russes, mais tout bonnement béarnaises. Et il faut bien avoir l’humilité de s’accepter tel que Dieu a voulu qu’on soit. C’est alors une telle richesse et une si grande joie que de nous savoir complémentaires, Orient-Occident, et de l’être vraiment dans le service d’amour de notre grand et beau Seigneur.
Je n’ai jamais aimé le « faire semblant », même si je l’ai pratiqué, plus par légèreté que par malice. Et c’est précisément cela qui m’ennuie et m’irrite presque lorsque je vois nos frères et sœurs d’Occident « faire semblant » d’être Orientaux. Je ne veux pas dire que leur prière n’est pas vraie et qu’ils sont des travestis. Dieu me garde d’un tel jugement, qui serait absolument faux. Mais pourquoi un rossignol jouerait-il à la pie ou la pie au rossignol ? « Dieu appela la terre « terre » et la masse des eaux « mers » et Dieu vit que cela était bon » (Gn 1,10).
L’an dernier, je me trouvais à Notre-Dame de Paris pour la célébration des Vêpres de la Pentecôte. J’étais très fier d’être fils de l’Église. Pourtant rien d’extra-ordinaire ni de byzantin dans la liturgie, mais le chant solennel du Veni Creator, les psaumes et les merveilleuses antiennes de la fête, entremêlés de jeux d’orgue, l’encens, les célébrants qui « célébraient » la fête du Saint-Esprit à notre belle manière, comme cela est toujours possible quand on veut bien se donner la peine et la joie de puiser dans le patrimoine de l’Église à laquelle nous appartenons et dont, en effet, nous pouvons être fiers.
9 rue Saint-François de Paule
F-06300 NICE, France
[1] Thomas Merton, Semences de contemplation, Coll. La Vigne du Carmel. Paris, Éd. du Seuil, 1952, 17-18.