Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

L’expérience de Dieu dans la vie religieuse

Nouveaux défis et chances actuelles

Pedro Arrupe, s.j.

N°1977-6 Novembre 1977

| P. 323-347 |

La crise présente, culturelle et théologique, affecte aussi la vie religieuse, mais les défis qu’elle lui lance sont autant de chances nouvelles. Nous sommes invités à un passage par le désert, un exode spirituel qui nous amène à une expérience de Dieu renouvelée. Trois défis, qui sont aussi trois chances. L’interrogation, signe de notre temps, peut rendre notre expérience de Dieu imprécise et problématique, elle peut aussi nous amener à redécouvrir le vrai Dieu, qui est « mystère absolu ». Sur le plan du pouvoir, à l’heure où la science déloge Dieu de larges secteurs où il n’est plus « nécessaire », le défi qui nous est lancé peut nous faire retrouver le sens de la gratuité. Face à un monde qui exalte la praxis, le religieux est incité à ne se contenter ni de belles paroles sans action, ni de l’action sans plus. Mais ce triple défi ne peut être surmonté que par une expérience de Dieu en Jésus-Christ, contemplé dans le silence de la cellule comme au milieu de son peuple, et, plus mystérieusement, dans la faiblesse des petits.

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C’est devenu un lieu commun de parler de crise de la vie religieuse. Si je reprends cette expression, c’est en raison d’une curiosité étymologique. Pour écrire le mot qui correspond à « crise », les Japonais tracent deux caractères : l’un signifie « danger », « ruine imminente », l’autre « occasion favorable », « ouverture vers l’avant ». Telle est précisément l’optique où je situe cet entretien [1].

À l’heure actuelle, et comme il arrive en beaucoup d’autres secteurs de la société et de l’Église, une forme de la vie religieuse est comme crucifiée afin de libérer des possibilités nouvelles. Celles-ci, à leur tour, n’épuiseront pas davantage toute la richesse de la vie religieuse, mais elles offriront les réponses les plus adéquates aux défis du moment et de l’avenir immédiat.

Évidemment, il était inévitable que l’expérience de Dieu comme constitutif essentiel et radical de la vie religieuse soit affectée par la crise présente, qui est culturelle autant que théologique.

Crise culturelle : les racines mêmes de l’homme, son idée des différentes valeurs et leur expression, son système de rapports avec ses semblables et avec la nature, tout a été secoué. Et pareillement la vie religieuse. L’histoire de celle-ci montre assez clairement que ses mutations n’obéissent pas seulement au dynamisme intérieur de l’Esprit, mais aussi à l’inévitable pression exercée par le contexte culturel, social (politique, économique) et spirituel.

Crise théologique également. Non seulement parce qu’en arrière-fond à tout phénomène humain est en cause une théologie, mais encore parce que la question concerne, au-delà des adaptations institutionnelles, si radicales et nécessaires soient-elles, une articulation nouvelle de l’expérience spirituelle qui est source et soutien de la vie religieuse, celle-ci devant se vivre en plein cœur du monde moderne, qui, c’est le moins qu’on puisse dire, ne fait plus profession de christianisme.

Le problème

Une des prétentions de l’esprit moderne est de soumettre au seul examen de la raison, de la recherche expérimentale et de la critique la réalité que constitue l’expérience religieuse, y compris sous cette forme spécifique qui est un élément constitutif de la vie consacrée. Prétention vaine. Parce que son projet d’analyser cette expérience suivant les schèmes de la sociologie, de la psychologie, du structuralisme, ne peut aboutir qu’à détecter et à purifier diverses contrefaçons et aliénations, certains sentimentalismes, des déformations de la spiritualité et de l’engagement, en nous laissant dans la pénombre du « soupçon », et à nous faire entrevoir la rupture entre une « tradition spirituelle » donnée et la nouvelle expérience de Dieu maintenant en gestation dans l’homme et la société.

Comment saisir, interpréter et vivre aujourd’hui cette nouvelle expérience ? Il s’agira de découvrir la relation profonde entre l’expérience de Dieu et la vie religieuse incarnée dans le monde actuel et vécue pour lui, sans pourtant être de ce monde. Car cette expérience doit précisément être telle qu’en nous situant dans le monde réel des hommes et nous faisant vivre avec et pour eux, elle nous donne en face de lui une liberté et une distance qui lui soient bénéfiques et salutaires, nous habilitant à lui rendre le meilleur des services.

Dans ma pensée, la vie religieuse contemplative elle-même, en ses formes multiples, n’échappe point à ce problème. Si elle doit être vécue comme le cœur du monde, il lui faut rassembler en son rythme tous les besoins des hommes, leurs faiblesses, leurs efforts, leurs échecs, leur souffrance, grâce à une « insertion » mystérieuse mais effective dans la réalité de ce monde. Toutefois nos réflexions porteront essentiellement sur la vie religieuse apostolique.

Pour parler clair, nous pourrions nous demander : pourquoi le « soupçon » jeté aujourd’hui sur l’expérience de Dieu ? Pourquoi présenter celle-ci comme opposée à l’engagement au service du monde ? Pourquoi la vie religieuse est-elle si profondément affectée par le soupçon (explicite ou vécu) d’une tension irréductible entre ces deux termes ? Pourquoi voyons-nous si répandue la tendance à exaspérer et à polariser cette tension en imaginant une expérience de Dieu introvertie ou une action pour l’homme qui soit iconoclaste ? Pourquoi l’effort stérilisant qui consiste à séparer le premier commandement du second ? Le fait de ne pas savoir adorer Dieu dans l’homme nous a menés à une action (pour l’homme) qui entend faire abstraction de Dieu, mais qui se révèle en fin de compte peu capable d’aider l’homme effectivement et en profondeur.

La vie religieuse aujourd’hui est un domaine privilégié pour formuler et résoudre ces questions, qui se posent de façon universelle à l’Église entière. Dans la mesure où elle est capable d’articuler – théologiquement, existentiellement et sur le plan institutionnel – et à intégrer son insertion spécifique dans le monde avec son expérience spécifique de Dieu, et non seulement en théorie mais dans des « figures concrètes » que l’Esprit suscite en son sein, elle réalisera une part importante de sa mission prophétique : aider l’homme « séculier » à unir en une synthèse profonde la foi et l’existence temporelle.

Le problème revient donc à surmonter la distance qui sépare de l’expérience chrétienne de Dieu en sa spécificité le langage symbolique (style de vie et d’action, spiritualité, institutions...) qui est propre à la vie religieuse comme « signe ». A retrouver la cohérence entre l’expérience et son expression. En sens contraire, le formalisme affectant les « symboles » rendra l’expérience elle-même toujours plus opaque (pour les gens du dehors et pour ceux de l’intérieur) et alors le signe (la vie religieuse) deviendra insignifiant.

Dépasser cette ambiguïté, ressentie existentiellement comme rupture, cela réclame un effort constant et urgent de lucidité et d’authenticité. De lucidité, pour analyser sereinement le problème, ses causes, ses racines culturelles et spirituelles ; d’ authenticité, pour confronter loyalement la vie religieuse d’aujourd’hui avec ses propres sources et le fait évangélique originel. C’est à partir de là que la vie religieuse doit répondre aux défis d’une culture qui se proclame post-chrétienne.

L’aujourd’hui de l’Église et la vie religieuse

Je suppose connus, et davantage encore saisis dans l’expérience et la vie, les traits fondamentaux de cette culture. D’aucuns interprètent cette situation comme un désastre et même comme une sorte de châtiment que Dieu, en ses desseins mystérieux et justes, a permis pour l’expiation de nos péchés et la purification de nos infidélités. Au fond ils donnent au phénomène du changement que nous vivons une explication de type éthique.

Cependant, pour peu qu’on y réfléchisse, on saisit facilement l’insuffisance de pareille interprétation. Il serait injuste de taxer l’état de choses actuel de péché ou d’infidélité. Quand se produisent des mutations aussi radicales et globales que celles dont nous sommes les témoins, les causes profondes ne peuvent résider dans la volonté plus ou moins bonne des individus.

En réalité, et à regarder la situation avec les yeux de la foi, nous trouverons que l’interprétation la plus pénétrante qu’on puisse donner de ce qui se passe est théologique. Et cela en un sens assez concret : l’Histoire Sainte du peuple de Dieu nous apprend que les montées dans la libération et la conversion vers Dieu se sont réalisées à travers le désert. Or le désert est un espace vide, sans routes ni horizons définis, où le peuple passe par l’expérience redoutable de la solitude et du dépouillement de toutes les sécurités humaines, parce qu’on ne peut rencontrer le Dieu vivant que moyennant cette expérience.

L’évangile de saint Jean applique à la vie chrétienne cet enseignement fondamental de la Bible : la tente (1,14), le serpent d’airain (3,14), la manne (6,31-32), l’eau du rocher (7,38) sont autant de jalons qui montrent comment le chemin de la rencontre avec le Dieu-homme est pour nous aussi une traversée du désert. Un parcours au long duquel nous nous verrons plongés dans l’expérience de l’inconnu, de l’insoupçonné, et surtout dans l’expérience que c’en est fini de nos sécurités d’autrefois, parce que le maître de nos « autonomies » veut que nous les reconnaissions et les éprouvions pour ce qu’elles sont, un don de sa part, incapable de subsister sans lui.

L’Église et la vie religieuse vivent aujourd’hui (d’une manière ou d’une autre, elles ont toujours vécu et vivront toujours) une condition d’exode gigantesque : sortie d’une culture, de conceptions, de sécurités, d’idéologies, d’un ordre social, sortie qui impose des ruptures et des désappropriations parfois violentes et très douloureuses, d’autres fois inconscientes, en vue d’inaugurer quelque chose de nouveau, d’inconnu qui est en train de s’engendrer comme spontanément et hors du contrôle de l’homme, précisément alors que celui-ci se croyait capable de dominer l’univers et de le façonner par sa propre créativité. Un exode au cours duquel l’ancien monde et le nouveau monde sortent d’eux-mêmes à la rencontre d’un tiers monde et d’un quart monde, en vertu de l’interdépendance des nations et de la croissance des peuples nouveaux. Et en même temps un exode du troisième et du quatrième en direction du premier et du second, à la recherche d’aide pour leur équipement technique et leur progrès économique, de formules nouvelles pour leur propre développement. Un exode total, de tous et de tout, vers une région inconnue, qui apparaît comme un no man’s land, qui peut devenir ou la « terre promise » ou bien un camp de concentration où l’homme se fait son propre bourreau, une sorte d’immense Dachau.

Mais aussi, au plus intime de l’homme, un exode spirituel qui contraint chacun à sortir de son monde intérieur, de ses idées, de ses schèmes mentaux, de ses attaches, de ses habitudes, pour les remplacer par du nouveau jamais encore connu ni éprouvé... C’est pourquoi, de même que pour être capable de cheminer à travers le désert et d’atteindre sûrement le pays de la promesse le peuple eut besoin du contact et de la compagnie du Seigneur qui faisait l’histoire avec lui, soit comme interlocuteur des prophètes, soit en guidant le peuple d’une manière invisible – et le peuple marcha en sécurité tant qu’il vécut cette rencontre et cette relation personnelles, et se trouva désorienté lors de ses moments d’oubli –, ainsi c’est un contact de ce genre, une expérience de Dieu, qui doit nous conduire et nous diriger au cours de notre exode individuel et collectif, lui donner son sens et nous faire parvenir sûrement à la nouvelle terre promise.

Un religieux qui vit et travaille dans un faubourg miséreux d’Amérique latine décrit en ces termes un aspect de cet exode intime et personnel :

Les schèmes classiques utilisés pour la contemplation dans la vie religieuse n’ont aucune valeur pour nous. Impossible de nous retrouver dans un sanctuaire qui inspire la dévotion, car nos lieux de culte sont pauvres et servent à de multiples usages. Impossible de nous enfermer dans notre cellule, si modeste soit-elle, car nous n’avons pas de chambre individuelle. Impossible de nous arrêter à contempler de belles images, parce que la misère du quartier s’impose avec plus de force et de réalisme que n’importe quel signe. Impossible de nous isoler régulièrement dans un coin de beauté, car de toute part nous sommes submergés par l’ambiance polluée et l’atmosphère d’oppression. Les cloîtres sont remplacés par des ruelles encombrées. Sans respect de la vie privée, la misère envahit notre silence, et notre tranquillité est continuellement assaillie par les besoins urgents des communautés humaines. Comment être contemplatif ?

Telle est en réalité la grande question. Pour résoudre en profondeur les problèmes posés par la vie religieuse, totalement plongée dans les conditions nouvelles de la civilisation, il faut libérer son potentiel contemplatif, qui est à l’origine de toute forme de vie religieuse. Il nous est aisé à tous de reconnaître, sous mille formes singulières, ce potentiel contemplatif comme un facteur essentiel et décisif de la vie et de l’œuvre de nos fondateurs.

L’expérience de Dieu

Je n’ai pas l’intention de soumettre cette expérience à une analyse qui d’ailleurs, à moins de procéder suivant des catégories différentes de celles de la sociologie, de la psychologie, du structuralisme, nous arrêterait au seuil de l’objet à observer. Nous partirons de cette expérience comme d’un fait et l’accepterons comme une réalité, mystérieuse en fin de compte comme Dieu lui-même, et néanmoins réalité historique, qui a fait l’histoire et continue de la faire, depuis le plus ancien des prophètes jusqu’aux hommes engagés, en ces temps les plus récents, au service du Royaume des cieux.

Dans la vie de tout religieux s’est formée et se forme continuellement, de façon plus ou moins voyante, une attitude semblable à celle des anciens prophètes. Au niveau de la conscience s’est manifestée une intervention dont Dieu a l’initiative de façon personnelle, intervention personnalisée et du coup singularisante, possessive et en même temps créatrice d’engagement du fait qu’elle donne de participer, selon la mesure humaine, à l’engagement même de Dieu pour le monde.

Une caractéristique affecte réellement cette expérience : personnelle comme elle l’est, elle ne ferme pas sur lui-même le cercle des personnes en cause – Dieu et l’homme –, mais elle l’ouvre et elle élargit ce dialogue originel, elle sort l’homme de lui-même dans l’adoration de Dieu découvert dans le mystère de l’homme, adoration unique en deux moments essentiels : celui de l’écoute et de l’accueil de la Parole et celui de l’action et du service.

Expérience qui n’est certes pas le privilège des religieux, mais sans laquelle la vie religieuse, avec sa fonction spécifique dans l’Église et le monde, devient plus inexplicable que toute autre forme d’existence.

Je résume très succinctement ce qui me paraît le plus important pour le thème que nous traitons. Ce à quoi nous avons affaire, c’est, transcendant le niveau purement empirique (qui n’offre tout au plus qu’un point de départ) et l’ expérimental proprement dit (lequel, même s’il est consciemment provoqué, reste épisodique et ne fournit qu’un appui provisoire), une réalité expérientielle, c’est-à-dire qui engage ce que moi-même je possède de plus mien et en laquelle la personne est saisie tout entière, se reconnaît, se rencontre, se donne et se réalise tout entière.

Les sciences empiriques, orientées vers la domination de la nature, ont besoin, pour atteindre à plus d’objectivité, de considérer et d’analyser leur objet en se distançant de lui. Ces deux termes : domination et distance, sont essentiellement irréconciliables avec l’expérience religieuse profonde, qui consiste précisément en engagement et proximité. Faire l’expérience de Dieu, c’est « le subir », le laisser être tout en toutes choses, en renonçant à toute prétention dominatrice qui tente de l’enclore dans la prison de nos schèmes étroits et ambigus.

C’est ainsi que l’authentique expérience de Dieu est libératrice : saisi par l’absolu de Dieu, le religieux se rend volontairement désarmé, disponible en ses mains, découvrant dans cet abandon de soi actif et confiant la plénitude de son être personnel. A centrer en Dieu toute son existence, le sujet se libère effectivement du plus pénible esclavage qui affecte tout être humain, celui de sa dislocation intime due au fait de n’avoir pas perçu la vie comme un don et de ne pas l’organiser et la réaliser pleinement dans l’histoire comme don.

En conséquence, il s’agit d’une expérience unifiante par elle-même, capable d’intégrer au plus profond de la personne des éléments que la pesanteur humaine nous ferait séparer en dichotomies stérilisantes : action - contemplation, spiritualité - engagement, individu - communauté, verticalité - horizontalité...

Assurément cette libération et cette unification ne s’obtiennent que par une démarche de conversion, car l’expérience de Dieu est essentiellement transformante. La Parole du Dieu personnel (c’est-à-dire sa communication la plus personnelle) par laquelle le Seigneur fait irruption dans l’histoire de tout religieux, doit « prendre » (Jn 8,37), faire lever la pâte (Mt 13,33), faire germer dans le silence de la nuit une vie nouvelle (Mc 4,26-28) et celle-ci n’est autre que la vie du Dieu-charité pour l’homme (1 Jn 4,8-9).

Le terme de ce processus, c’est que l’homme tout entier, et tout ce qui est en lui, se trouve possédé et engagé par cette expérience totalisante. Dieu et l’homme, le moi créé et le toi créateur, ne se rencontrent pas en un contact superficiel, ni par intermédiaire, mais en profondeur et directement. Même dans les moments où ce toi est senti comme plus distant, toujours c’est lui, et lui tout entier, qui est cherché ; et l’homme, en son noyau le plus profond et le plus personnalisant, est celui qui cherche et aspire à trouver.

Cela ne s’identifie pas à un type de connaissance religieuse occulte, mystérieux, privé, qui situerait le Dieu chrétien hors de toute atteinte, inaccessible sinon à une petite minorité d’« illuminés ». L’expérience authentique de Dieu est nécessairement expansive, destinée à être proclamée et communiquée. A partir de ce noyau essentiel intrapersonnel de l’expérience du Père, et comme en Jésus lui-même, se déploie la dimension interpersonnelle, qui fait se croiser et s’échanger entre elles des expériences personnelles équivalentes (ce qui constitue en réalité la communauté chrétienne : Ac 2,42-47 ; 4,32-35) – la découverte et l’expérience de l’autre comme tâche et comme connaissance. Enfin l’onde déterminée par l’authentique expérience de Dieu complète son expansion en atteignant sa dimension métapersonnelle, la dimension sociale de l’action, l’engagement ; à partir de là, toute l’expérience va s’alimentant de nouveau, dans un processus qui s’approfondit sans cesse et simultanément en toutes ses dimensions.

J’ai bien conscience de schématiser et de durcir la description d’une réalité extrêmement complexe comme la personne même qui en est le sujet, et mystérieuse comme Dieu qui la provoque. Expérience qui, en même temps, se produit avec une indicible simplicité. J’ai voulu rassembler les traits qui sont fondamentaux et communs dans toutes les formes de cette expérience, qu’elle se réalise dans la plénitude du Sinaï ou qu’elle ait lieu dans le train-train ordinaire et dans les rudes journées du désert.

Dans le religieux qui la vit, elle forme l’ expert de Dieu auprès des hommes. Les affirmations qu’elle pose, et qui sont réellement nées de cette expérience, engagent jusqu’en son fond la vie de celui qui en est le sujet et, encore qu’elles soient indémontrables et déconcertantes pour les autres types de logique, elles portent en elles-mêmes vérité et vertu de crédibilité. Cependant cette expérience éduque en même temps l’ expert en humanité quant à toute la profondeur de celle-ci. Le sens dont est chargé cet être si petit et si grand qu’est l’homme (Ps 8) est, pour celui qui vit cette expérience de Dieu, bien au-delà de ce que peuvent révéler en dernière analyse toutes les autres approches de l’homme par la voie des sciences expérimentales (la psychologie, la sociologie) et de la philosophie, même en conjuguant leurs recherches.

Il s’agit d’une lecture nouvelle de la réalité homme et de la réalité histoire, d’une nouvelle espèce de contemplation, qui rend l’expert de Dieu capable de réaliser à fond l’expérience de l’homme, d’une manière qui n’est autre que celle selon laquelle Dieu lui-même la réalise, c’est-à-dire dans l’aventure de sa kénose sans restriction. Vivre à fond cette expérience unique et double, c’est le service spécifique du religieux.

Défis et chances d’aujourd’hui pour l’expérience de Dieu

C’est précisément cette double expérience de Dieu et de l’homme, ou cette expérience unique en deux moments, qui vit aujourd’hui sa purification (les défis) et son renouveau (les chances) dans la situation de crise globale de notre monde, crise affectant immédiatement le sens de l’homme parce qu’elle est une crise du sens de Dieu.

Considérons quelques manifestations principales de cette crise, qui est en réalité une et fondamentale.

Le sens du mystère

Même au plus profond de l’expérience de Dieu dont nous avons parlé – et justement d’autant plus qu’elle est plus pure – la réalité de Dieu est saisie comme mystère. Jusque dans les moments que saint Thomas appelle « vision tranquille ». Aujourd’hui le religieux vit cette expérience en homme d’un siècle « qui sait », fier de ses conquêtes, avide de sécurités tangibles, qui aspire à contrôler toute espèce de savoir et qui se trouve décontenancé devant la plus légère ombre de mystère. Le fait que, à mesure même du progrès des conquêtes scientifiques, les problèmes se multiplient et la zone du mystère s’élargit, ce fait rend l’homme moins sûr et plus hésitant, moins satisfait de son savoir et davantage chercheur, moins porteur de réponses que de demandes. L’interrogation est un signe de notre temps.

Il est logique qu’aujourd’hui le religieux de son côté voie souvent sa relation à Dieu affectée d’inquiétude, de doute, de souci. Tel ou tel la vit d’une façon particulièrement dramatique. D’autres gardent une foi paisible, brillant comme une grande lumière, dans un espace vital exempt de tempêtes.

La grande majorité des religieux, aux prises avec les difficultés des tâches quotidiennes, soumis aux transformations profondes qu’apporte cette heure de Dieu, a de Dieu une expérience imprécise, vécue comme mystère et problème plus que comme évidence et sécurité. Cette aventure de notre vie que constitue l’expérience de Dieu ne comporte point de garantie mathématique. Pas plus d’ailleurs que tant d’autres piliers de notre existence, l’amour et l’engagement, la fidélité, l’amitié. Ce qui décide ici, c’est la foi simple, sans laquelle n’est possible ni la relation avec Dieu ni la communion ouverte avec les hommes. Le « tu l’as révélé aux petits » (Mt 11,25) prend ici toute son importance.

Tels sont le premier défi et la première chance que rencontre aujourd’hui l’expérience de Dieu dans la vie du religieux. Défi, parce que la présence de Dieu peut se muer en absence ou du moins se faire percevoir comme telle ; parce que nous courons le risque de ne rencontrer que nous-mêmes, de perdre la dimension de profondeur et de nous leurrer en restant à un niveau superficiel, éludant l’appel qui nous invite à entrer dans la vérité des choses et de nous-mêmes, cela par avidité excessive d’évidences immédiates ou par crainte inavouée des exigences qui naissent de ce genre d’expérience.

Mais aussi une chance : car le défi peut en même temps donner lieu à une purification profonde et nous aider à centrer l’expérience sur l’essentiel. Car Dieu, comme Karl Rahner le répète inlassablement, est bien le « mystère absolu ». « Dieu, personne ne l’a jamais vu », déclarait déjà saint Jean (1,13). Déjà l’homme de l’Ancien Testament est pénétré de cette conviction qu’on ne peut voir Dieu sans mourir, sans rester aveuglé par l’éclat de sa splendeur. Dieu n’est pas un objet de plus parmi les réalités sujettes à notre connaissance, à nos prises, à nos possibilités de manipulation. Le percevoir comme mystère, c’est le percevoir d’une manière conforme à l’Écriture. Même après la Révélation en Jésus-Christ. C’est le percevoir à la façon des prophètes, de Paul, d’Augustin. C’est, ajoutons-le, en faire l’expérience comme la font l’immense majorité de nos contemporains : en aspiration, dans une soif, comme utopie suprême chargée d’espérance et de plénitude.

Aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce que l’interprétation théologique ait trouvé une veine prometteuse de résultats positifs dans la crise contemporaine de Dieu. Que Dieu soit devenu pour nous quelque chose de lointain et de mystérieux, que nous en fassions l’expérience comme celle d’un silence absolu, cela ne doit pas, au sentiment de K. Rahner, susciter notre regret, et il ne faut pas attribuer ce fait tout simplement à une décadence marquant notre époque. Nous sommes devant ce paradoxe : ce sont justement les hommes les plus profondément croyants qui font l’expérience de Dieu dans la voie du mystère et de l’inquiétude, vivant tout à la fois l’assurance intime qui consiste précisément à le chercher, seule sécurité possible parce que le « mystère » se rend déjà présent d’une certaine manière en suscitant notre recherche. Et un autre témoin fidèle de notre siècle, le théologien et pasteur protestant Dietrich Bonhoeffer, affirme que le problème de Dieu a son origine en Dieu plutôt que dans l’homme. La difficulté que l’homme d’aujourd’hui rencontre dans l’expérience de Dieu a sa raison en Dieu lui-même, dans son altérité essentielle par rapport à notre monde limité et ambigu.

Notre époque ne se caractérise point par la note de théocentrisme qui marqua le Moyen Âge, temps difficiles eux aussi, mais pour d’autres raisons. A cette époque-là, l’expérience de Dieu bénéficiait d’une assurance et d’une évidence dont est privé cet homme critique, né du siècle des lumières, que nous sommes tous. L’esprit critique et contestataire de Luther lui-même ne mettait pas en doute l’existence et l’omniprésence de Dieu. Son interrogation dramatique avait pour objet la miséricorde de Dieu : « Comment puis-je avoir affaire à un Dieu miséricordieux ? » Mais l’existence de Dieu et la possibilité d’entrer en contact avec lui, d’en faire l’expérience, c’est pour Luther objet de possession pacifique et de conviction profonde.

En revanche, de nos jours, pour la grande masse des hommes, l’expérience de Dieu a perdu ce caractère d’évidence pour devenir l’une des plus graves questions qui interpellent l’homme du XXe siècle. Notre temps, témoin de tant de guerres et d’autres tragédies, se réfère à Dieu surtout par la voie de l’interrogation. Romano Guardini avait coutume de dire qu’à l’heure du jugement il aurait plus de question à poser à Dieu que Dieu à lui.

En effet la condition requise pour être capable de comprendre la signification profonde du mot « Dieu », c’est un « non-comprendre » ; ne pas comprendre la réalité et l’histoire du monde, ne pas saisir Dieu lui-même ; ne pas réussir à concilier positivement et sans violence avec son existence la souffrance des innocents, la faute, le non-sens et la mort. Celui qui est incapable de demeurer, et longtemps, dans l’attitude d’humble demande, réalise malaisément cette expérience de Dieu qui est typique de l’homme d’aujourd’hui.

La grandeur de l’homme réside, au fond, dans l’incapacité d’assigner des limites à sa particularité d’être questionnant, dans le fait d’être lui-même demande et question ouverte. Pour avoir appris à manœuvrer les machines du XXe siècle, on ne dépasse pas saint Paul, saint Augustin et tant d’autres chercheurs inquiets. Et il n’y a pas non plus d’expérience de Dieu qui élimine l’inconfort de notre condition d’êtres questionnant, inquiets, insatisfaits de l’image que nous nous faisons de la réalité. Il n’y a pas de raison de dissimuler avec anxiété le fait que notre expérience de Dieu est telle : interrogative, ouverte et problématique. Celle même des grands mystiques a été telle. Cela ne peut scandaliser que si l’on s’imagine que l’expérience de Dieu livre des réponses, des recettes et des sécurités, que si l’on oublie qu’on fait l’expérience de Dieu – comme les grands croyants de l’Ancien Testament et du Nouveau, « ces hommes dont le monde n’était pas digne » (He 11,1-20) – précisément quand on commence à entrevoir plus profondément le caractère mystérieux de la réalité et à parler, à adresser ses demandes réellement à Dieu, et non plus à soi-même.

Nous restons toujours dépassés par le fait de l’Incarnation, c’est-à-dire par les présences nouvelles, insaisissables, de Dieu dans notre monde. Présences nouvelles pour nous, pour notre aspiration à voir son visage et notre incapacité à le découvrir.

Nos questions naissent essentiellement du même fond que celles où s’exprimèrent la confiance de Marie (Lc 1,34 ; 2,48) ou l’embarras de Nicodème (Jn 3,4) ou l’agressivité des « sages » du chapitre 6 de saint Jean (Jn 6,41-42.52.60...). Mais ce qui importe, c’est de faire de ces réactions éminemment personnelles suscitées au plus profond de nous-mêmes une expérience authentique de Dieu consistant en interrogations et en silences ; interrogations qui ne jugent pas, mais demandent humblement, et silences qui attendent. L’interrogation est la prière de l’enfant (pourquoi ? comment ? qui ? quoi ?). Et le silence, la prière du pauvre.

Aucune attitude ne nous dispose mieux à trouver la clé de lecture de l’histoire présente et à venir, c’est-à-dire à recevoir la nous. révélation (Lc 10,21) de l’Incarnation qui se prolonge jusqu’à

Le sens du gratuit

Avec le défi sur le plan du savoir, et étroitement hé à lui, le défi rencontré sur le plan du pouvoir.

L’homme du progrès s’est rendu capable de contrôler une foule de forces que l’homme du Moyen Âge réservait à Dieu. Et l’on a vu Dieu délogé de larges espaces du domaine humain. Pour assurer bien des choses, Dieu n’est pas « nécessaire », et peut-être (pense-t-on) ne l’est-il pour aucune.

Qui ne voit que ce déplacement crée des problèmes au religieux qui par définition doit rendre Dieu présent, en être le signe, et justifier par son existence la présence inévitable et nécessaire de Dieu, Père et serviteur de l’homme ? L’expérience de ce Dieu peut être compromise et rendue suspecte comme le fait d’une faiblesse incapable d’agir au bénéfice de l’humanité. Le religieux peut être tenté d’y renoncer ou induit à la vivre avec un certain complexe de débilité, à la dissimuler ou à la noyer dans la recherche anxieuse de pouvoirs nouveaux, capables de soutenir la concurrence sur le plan humain.

Bien sûr ce pouvoir de l’homme sur la nature se trouve profondément mis en question par lui-même, par les interrogations indéfinies qui surgissent à chacun de ses pas en avant. Les véritables pieds d’argile de ce pouvoir, nous les découvrons quand nous observons qu’en fait il se retourne contre l’homme à la manière d’un boomerang puissant ; quand, dans la réalité quotidienne, nous rencontrons l’homme changé en manipulateur de la nature pour des fins inavouables et en manipulateur de l’être humain lui-même, le disséquant, le programmant et le transformant en robot de façon impitoyable, dans l’atelier de certaine psychologie, sociologie ou biologie. Ou finalement en manipulateur de groupes humains, en vertu des philosophies et des tactiques voilées qui vont de l’individualisme capitaliste au collectivisme marxiste. « Il existe désormais des techniques indolores de manipulation des masses qui sont terriblement efficaces [2] ».

C’est tout juste à ce point que s’offre l’occasion d’une expérience de Dieu vraiment libératrice, qui nous conduise au sens de ce que nous sommes et à la vision lucide du monde. Car celui-ci ne peut certes pas se libérer lui-même.

C’est l’heure du religieux capable de démontrer par ce qu’il est qu’il est possible d’être toujours libre et fort, encore que dépouillé de tout, oublié de tous et livré à tous, et même menacé et persécuté – que ce soit devant le peloton d’exécution d’un camp de concentration ou simplement derrière les grilles d’un cloître monastique – ; du religieux capable d’établir dans le monde la présence nouvelle et la force nouvelle de Dieu, toujours nécessaires aux côtés et au cœur des nouveaux opprimés de toutes les classes. Face à la manipulation du pouvoir, la libération du service chrétien assuré de préférence aux gens marginalisés de toutes les révolutions, à ceux qui n’ont pas le pouvoir de se manifester, qui ne peuvent élever d’autre voix ni produire d’autre titre que ceux qui consistent à être simplement des êtres humains.

Mais comment est-ce possible sans l’expérience personnelle de la « faiblesse » de Dieu, c’est-à-dire sans avoir accueilli son retournement, sa kénose, sa donation gratuite à l’homme – la scandaleuse révélation de ce qu’est Dieu et de ce qu’est l’homme ? Et où peut-on faire cette expérience sinon dans la « passivité » de la prière authentique, où l’homme cesse de se regarder soi-même et prend sa juste mesure, se fait petit, sort de soi, brise le cercle fallacieux de son immanence, se découvre lui-même et se confesse comme pur don de Dieu ? Et quand il met « gratuitement » à la disposition de Dieu un temps qui soit à lui, pour se tenir avec lui « sans rien faire » (« vaquant à l’oraison »), convaincu que ce don bien modeste est récompensé par « une bonne mesure, tassée, secouée, débordante » (Lc 6,33) ?

Qui ne le voit ? C’est seulement dans l’authentique expérience de Dieu que nous saisissons notre propre existence comme don gratuit et que nous trouvons la « force chrétienne » de faire à notre tour de cette existence un don gratuit. Enfin (bien qu’on puisse multiplier indéfiniment des questions de ce genre), comment douter que le religieux possède ici un titre original en vertu de sa vocation spécifique, l’expérience de Dieu lui montrant aussi chaque jour tout ce que l’homme vaut par le simple fait d’être homme ?

Face au « pouvoir » humain qui nous induirait en tentation d’« autonomisme », le religieux rend présente « la force de Dieu » résidant en une Église pauvre, servante des pauvres, faible et offrant un soutien aux faibles, une Église qui croit à la kénose de Dieu, l’accueille et en fait l’expérience, et prolonge celle-ci comme catégorie de sa propre existence.

Pour arriver à tout savoir
ne veuille être quoi que ce soit en rien


Pour arriver à ce que tu n’es pas
il te faut passer par où tu n’es pas.

Le défi de la praxis

En dernier lieu, et en connexion avec les autres défis, celui de l’ agir, de la praxis prise comme valeur primordiale. De toute espèce de praxis, depuis celle qui se justifie elle-même par la divinisation de la technique jusqu’à celle qui se donne sa validité par la révolution. Pour cette mentalité, ne vaut que ce qui est mesurable en termes d’efficacité et d’utilité immédiates pour l’individu ou la collectivité.

Le défi se fait pourtant plus subtil et plus fort quand ce sens pragmatique de l’existence devient l’idéal et la mesure de l’engagement chrétien de l’homme.

Ne voit-on pas ici un défi pour l’expérience de Dieu, qui n’est pas réductible à des catégories d’efficacité humaine immédiate ?

Il est bien sûr que l’authentique expérience de Dieu dont nous parlons porte à l’engagement. La foi du chrétien est une foi historique, en ce sens aussi qu’elle fait l’histoire. Connaître Dieu, dans le sens le plus purement biblique (et l’expérience de Dieu ne peut que procurer cette connaissance), c’est « lui obéir », mettre en pratique sa volonté, agir, donner la vie de façon concrète. Le terme « faire » sous toutes ses formes (« mes œuvres », « les œuvres du Père ») jalonne toutes les pages de l’Évangile. Pour saint Jean il n’y a pas de connaissance de Dieu, de véritable expérience de Dieu, sans amour concret.

En ce sens le religieux rencontre aujourd’hui dans ce défi de la praxis une double requête positive.

D’abord il est invité à dégager son expérience de Dieu de toute espèce d’évasion. Réaliser l’expérience de Dieu ne saurait, à l’heure actuelle, se réduire à contempler intellectuellement et à accepter affectivement sa présence libératrice parmi nous. Un assentiment purement conceptuel ou affectif ne nous rapprocherait pas du Dieu des Pères et de la tradition chrétienne.

L’authentique expérience de Dieu est inconciliable avec quelque manière que ce soit de s’évader, d’émigrer vers d’autres mondes. Elle exige qu’on s’engage à fond dans ce monde ci. La vie religieuse contemplative elle-même se justifie à ses propres yeux en fonction du Royaume (Perfectae caritatis, 7). Le religieux – précisément parce que « relié » à Dieu – animé par l’expérience profonde et totalisante que nous venons d’évoquer, ne peut laisser aucune parcelle de la vie aux puissances démoniaques qui voudraient l’asservir : ni la culture, ni la politique, ni la réforme sociale, ni la famille, ni la société. Son propos est, comme pour saint Paul, qu’en tous les domaines fondamentaux de la vie Dieu soit tout en tous (1 Co 15,28).

Son expérience de Dieu conduira le religieux à des formes très diverses d’insertion et de solidarité active et quotidienne, au sein de l’histoire du salut – celle-ci assumant l’histoire profane où a pénétré, grâce à l’événement Jésus de Nazareth, un sens nouveau qui illumine tout, jusqu’à la souffrance et à la mort, et ouvre l’espérance la plus fondée. Ainsi, pour tout chrétien, l’histoire se transforme en effort déployé pour reconnaître, en soi-même et par les faits, la valeur première de fils de Dieu et reconnaître effectivement cette valeur en tous les hommes. Accompagner cette histoire, la lisant et aidant à la lire en sa profondeur, la faisant et aidant à la faire, c’est un service spécifique que le religieux est requis de rendre en vertu de son expérience propre de Dieu.

Mais il y a la seconde chance, l’autre requête positive, qui est adressée aujourd’hui au religieux par l’accentuation renouvelée de la praxis : celle de transcender cette praxis même.

Elle ne serait certainement pas authentique, l’expérience de Dieu qui mènerait seulement à une simple parole humaine ou se proclamerait en gestes, en rites, en formalisme, en magie, en « sécurité de la loi ». « Votre cœur est loin de moi » (Mt 15, 8).

Et de même l’action sans plus. La praxis, la pure praxis, n’a pas le pouvoir rédempteur et libérateur qu’on prétend lui attribuer. Ni même une praxis « pour l’homme ». L’agir chrétien, cette présence active – être dans le monde avec et pour l’homme – n’est valable que si elle est de Dieu sans équivoque, et si elle s’exerce pour l’homme comme Dieu, sans réductions, c’est-à-dire si on entre dans la structure de l’Incarnation : celle-ci n’est pas politique mais Évangile, elle n’est pas fonction sociale mais fraternelle, elle est délivrance non d’un seul esclavage, mais de tous les esclavages, elle n’est pas défense de l’homme et de ses droits, mais affirmation intégrale de l’homme et proclamation de ses devoirs (les Béatitudes). Seule cette praxis empreinte de dépassement, qualifiée, qui découle purement de la foi, d’une vision profonde où, à partir de Dieu on saisit ce que l’homme est et vaut réellement, cette praxis qui est toute charité – la « charité qui demeure » (1 Co 13) – est la praxis capable de changer radicalement notre monde, d’introduire déjà en lui la résurrection de Jésus comme une catégorie de l’existence humaine.

Une telle praxis sera une dimension constitutive de l’expérience de Dieu et elle la réalimentera constamment à partir des requêtes concrètes de l’existence.

Sans doute il se présente de nos jours d’autres défis encore. Celui de la « privatisation » de l’élément religieux (et aussi de l’expérience de Dieu) : elle est impliquée dans divers projets de privatisation de l’Évangile, pour lesquels il s’agit d’un problème exclusivement intérieur, n’intéressant que la conscience personnelle. Mais il y a en même temps une chance importante offerte par l’Esprit : la redécouverte de la dimension communautaire de l’expérience de Dieu. La Parole qui se donne à nous, la communication que Dieu nous fait de lui-même en quelque forme que ce soit est destinée à être publiquement communiquée et partagée.

Cette chance, je la tiens pour reconnue et admise, et je ne m’y attarde point, m’étant borné à considérer uniquement les principaux défis qui atteignent aujourd’hui l’expérience de Dieu comme réalité personnelle, ce qu’elle est en tout cas et à titre primordial. Cela n’a évidemment rien à voir avec l’individualisme dont pareille expérience a pu se revêtir parfois.

D’autres défis (par exemple des situations d’exil, de désinstitutionnalisation, voire de persécution) présentent un caractère conjoncturel et offrent clairement par eux-mêmes un stimulant manifeste pour certaines formes (y compris des formes extraordinaires) d’expérience de Dieu plutôt que de trouble. Cependant tous ces défis rentrent d’une façon ou d’une autre dans les trois défis fondamentaux, aussi anciens que l’histoire humaine (nous pourrions les déceler déjà dans les profondeurs de la Genèse), encore que toujours nouveaux dans leurs expressions.

L’expérience de Dieu en Jésus-Christ

Or il est inconcevable (et même impossible) qu’une expérience de Dieu surmonte aujourd’hui ce triple défi et exploite cette triple chance sans être expérience de Dieu en Jésus-Christ.

Ce Dieu mystérieux, « toujours plus grand », n’est connu que du Fils et de celui « à qui le Fils veut le révéler » (Lc 10,22). Et ce Dieu « toujours nécessaire » est en Jésus-Christ la force d’une Église faible avec les faibles, qui n’a d’autre pouvoir que « le nom de Jésus-Christ le Nazaréen » (Ac 3,6 ; 4,10), « force de Dieu et sagesse de Dieu » (1 Co 1,24). Jésus-Christ est aussi l’engagement concret de Dieu envers les hommes, sa « praxis » vivante. En résumé, toute expérience légitime de Dieu, aujourd’hui comme toujours, passe tout entière et se donne tout entière à nous dans une expérience religieuse de Jésus-Christ.

La médiation du Christ est donc miséricorde infinie, parce que Dieu nous fait un chemin d’homme pour aller à lui ; elle est paradoxe infini, parce que c’est par un homme que s’atteint le Dieu inaccessible ; elle est possibilité permanente de scandale, parce qu’elle semble humaniser Dieu et mettre un homme entre nous et Dieu ; elle est source de toute vie, parce qu’elle est le lien vivant entre l’homme et Dieu. Toute l’humanité et toute la hardiesse de la foi sont ici engagées ; et l’homme est sauvé lorsqu’il croit vraiment que Jésus-Christ est le Fils de Dieu. Ainsi toute relation véritable au Dieu véritable se réalise par le Christ, se noue dans le Christ, s’achève par l’Esprit dans le Fils en qui nous trouvons le Père. Et voici que, prenant d’un seul coup toutes ses dimensions, l’homme existe, comme créature, dans le Christ, en qui tout a été créé ; comme racheté, dans le Christ, en qui tout a été sauvé ; comme fils, dans le Christ, en qui toute filiation s’inaugure et se consomme ; comme frère, dans le Christ, en qui toute communion se fonde et se déploie. Toute l’expérience chrétienne doit s’inscrire à l’intérieur de ces relations constituantes ; et, sur ce point, la foi est l’affirmation de notre immanence ontologique et spirituelle dans le Christ, la prise de conscience de notre enracinement et de notre fondation dans l’amour du Christ.

De fait la foi en Jésus-Christ considéré comme rassemblant de façon existentielle tout le don qu’est Dieu lui-même, sa communication, sa Parole (la Parole, la Parole unique) constitue la nouveauté essentielle du christianisme, la propriété qui le distingue de toute autre religion et de tout autre humanisme. De toute religion, parce qu’en son centre se situe l’homme Jésus comme présence et révélation du sens absolu d’une existence humaine dans l’histoire ; et de tout humanisme, parce que cette valeur infinie de l’homme ne trouve pas sa raison en l’homme lui-même, mais s’enracine en Dieu. Le scandale produit par cette expérience de foi attira aux chrétiens l’accusation d’athéisme, selon la même logique qui fit condamner Jésus à mort pour blasphème.

Ainsi donc il n’est pas d’authentique expérience chrétienne de Dieu hors de l’affirmation irréductible de la réalité historique de Jésus et de la révélation qui nous est faite en lui, comme il n’y a point d’expérience de la divinité de Jésus-Christ à côté ou au-dessus de la nouveauté de son existence humaine, mais en elle. En Jésus-Christ la présence de Dieu ne se manifeste pas à travers la réalité pour nous mener à un « au-delà » mythique, mais en lui, de façon paradoxale, Dieu s’identifie avec l’existence historique, sans être soumis à sa particularité contingente, et il se particularise en elle sans se renfermer ni l’enfermer dans une immanence intra humaine, mais il l’ouvre et la porte, dans l’extrême mesure de ses limites, à la rencontre et à l’acceptation de l’auto communication totale et gratuite de l’amour de Dieu pour l’homme. En Jésus-Christ notre existence est donc restée ouverte à la rencontre et à l’expérience du Dieu vivant. Par la foi en Jésus-Christ – par l’expérience que nous faisons de lui – cette vie se fait nôtre (Jn 20,31 ; 1 Jn 1,2-3).

Cette réalité immense, commune à tous les chrétiens, acquiert une densité vitale spécifique chez le religieux et elle le caractérise d’une certaine façon. Quels que soient les traits particuliers de la réalité de Jésus-Christ que saisit le religieux, sa singularité parmi les croyants tient à la densité de l’option fondamentale qui voue son existence à Jésus-Christ, sur la base d’une expérience religieuse qui a donné naissance à cette option et la nourrit chaque jour.

Et c’est précisément cette expérience de Jésus, faite à fond, qui nous rend possible une lecture nouvelle de la réalité et de l’homme. A la lumière de l’événement Jésus de Nazareth, tout être humain acquiert une certaine note d’absolu qui fait de lui quelque chose, quelqu’un pour qui l’on peut mourir. Pour qui cela vaut la peine de mourir. Autre nouveauté et originalité qui situe le chrétien à des milliers d’années-lumière de toute autre idéologie ou religion qui ait apparu ou qui puisse être inventée dans l’histoire humaine.

Qui a fait l’expérience de Dieu en Jésus se voit placé dans des conditions exceptionnelles pour faire pleinement l’expérience de l’homme. L’expert de Dieu se trouve être aussi expert en humanité. Il n’est point de vue plus pénétrante que la sienne sur cet être humain, serait-il le plus débile, le plus « petit ». Le fait d’avoir cette « vision » particulière (Mt 25,37-39), ce sera justement le point culminant d’une authentique expérience chrétienne : « ce que vous leur aurez fait... c’est à moi » (ibid.).

L’expérience du Christ et le pauvre

Et, bien que l’expérience du Christ ne s’épuise pas dans l’expérience du pauvre, c’est un fait qu’elle y trouve un lieu privilégié. C’est, entre autres raisons, parce que là la foi est davantage foi ; le Dieu mystérieux se fait davantage mystère dans l’image dépouillée du pauvre, et sa force plus forte dans la faiblesse des petits. Et celui qui commence de vivre cette expérience ne le fait point par sa propre initiative, comme « né de la chair et du sang », mais parce qu’il a été objet d’amour le premier (1 Jn 4,7.10 ; cf. aussi Perfectae caritatis, 6).

L’authentique expérience de Dieu ne se ferme jamais sur elle-même. Elle s’ouvre en une spirale sans fin. Le pauvre (et je donne à ce terme un sens très large, couvrant toutes les pauvretés) devient un véritable « lieu théologique » pour une découverte jamais achevée de la nouveauté (de la « nouvelle ») que Dieu est en Jésus. C’est comme une lumière neuve qui brille là, donnant une transparence nouvelle et plus profonde et une coloration neuve à la Parole de Dieu mille fois lue et écoutée dans le silence de la cellule. Tous ceux qui vivent cette expérience dans la foi et selon la foi sont unanimes à en rendre témoignage. Voici ce qu’atteste le témoin que j’ai cité plus haut, un religieux qui consume son existence dans un faubourg misérable en Amérique latine :

Le Nouveau Testament est né dans des communautés pauvres, petites, dispersées dans l’Empire Romain, menacées par la persécution, continuellement soumises aux suspicions et au mépris. Si nous rencontrons aujourd’hui des difficultés à lire l’Écriture, ce n’est pas toujours par insuffisance de connaissances exégétiques, mais pour une autre raison : la situation. L’opprimé entend bien le langage de l’opprimé, et le message de l’Évangile est écrit en langage d’opprimés, de marginaux de la société, de groupes minoritaires, sur qui pèse constamment une menace. Pourrons-nous comprendre l’Évangile si nous le lisons dans la condition privilégiée qui est la nôtre dans le système, du point de vue où nous mettent le pouvoir, la sécurité, l’institution ?
Lire en ce lieu ci la Parole de Dieu, c’est la voir naître ici, aujourd’hui, la découvrir différente et neuve, surprenante, incarnée dans les paroles et la vie de la communauté des pauvres. Ici, où l’homme est davantage foulé aux pieds et démoli, où les mécanismes d’oppression écrasent le faible, ici même se manifeste avec plus de force la grâce de Dieu qui sauve. Le Christ arraché de ce monde par la violence des puissants, relégué dans un tombeau bien scellé et gardé, et qui est descendu jusqu’au fond de la misère humaine, ressuscite aujourd’hui dans le cœur des pauvres avec une nouveauté porteuse de salut. Notre rôle consiste à aider les hommes à donner un nom et un visage à cette espérance anonyme que tant de siècles d’exploitation n’ont pas étouffée et qui surgit comme un feu des cendres de l’opprimé, l’Esprit de Jésus de Nazareth.
Ainsi nous nous transformons en « témoins de la résurrection » (Ac 2,32), non seulement de celle du Christ historique, mais de celle du frère qui aujourd’hui ressuscite d’entre les morts, sortant du tombeau de l’oppression par la force de l’Esprit, au milieu de la communauté qui accueille sa parole et sa vie de ressuscité : « il était mort et il est ressuscité ; nous l’avons vu », nous l’avons re-connu.

Cette citation est longue ; je crois qu’elle valait d’être faite. Cette expérience de l’homme, du pauvre, dans laquelle le religieux s’enfonce, comme il advint dans l’Incarnation, avec un regard de foi qui, au-delà du visage du pauvre, voit le Christ « force de Dieu et sagesse de Dieu », c’est une expérience profonde de Dieu. Le religieux lui doit de devenir davantage expert de Dieu en se faisant expert en humanité (1 Jn 4,12-13).

Dès lors est acquise la possibilité de ce dialogue unique, avec son aspect concret et tangible de l’action et son autre aspect, mystique, celui de la parole, du rite, du geste ; mais ces deux aspects sont inséparables, sans faille ni opposition entre eux. Car, au fond, et l’action et la parole se donnent parce qu’elles sont reçues. Elles sont un Don, l’expression de l’amour (« agapè ») de Dieu, qui provoque l’amour, agapè de l’homme, l’unique et véritable engagement chrétien.

En résumé, le religieux devient expert de Dieu et expert en humanité dans la mesure où il met au cœur de son expérience religieuse l’expérience de Jésus-Christ, du Dieu-Homme. Et voilà que de nos jours cette expérience est précisément touchée par une forme subtile de défi, dont je crois devoir dire un mot.

Confesser toute la réalité de Jésus-Christ

C’est le défi de certaines théologies ou christologies plus savantes que confessantes, où l’on entend une parole humaine sur Dieu plus que l’écho de la Parole crue et transmise jusqu’à nous : en vertu d’un nouveau rationalisme, elles déchirent en quelque sorte cette tunique sans couture qu’est la réalité de Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme. La négation de cette réalité (ou une simple insinuation dans ce sens) ne peut pas ne point affecter directement l’expérience de Dieu chez qui a fixé sur la personne de Jésus l’option fondamentale de sa vie. Et par voie de conséquence son expérience de l’homme s’en trouvera atteinte elle aussi.

Ici également se présente aujourd’hui au religieux une occasion importante à saisir : recréer une théologie vivante, fruit de l’humble accueil fait à la Parole dans la prière ; exprimer en termes non équivoques son option fondamentale ; « confesser » Jésus-Christ avec joie et liberté (« hardiment », « parrhèsia »), « comme il le doit » (Ép 6,19-20). C’est là sans doute le service le plus précieux que le religieux puisse rendre au monde de l’ère postcapitaliste et postmarxiste.

Le nouveau croyant de toutes les latitudes, survivant à tous les matérialismes, l’homme intérieurement libre, qui n’est plus entravé par des dictatures sociales, politiques, idéologiques d’aucun genre, est un homme qui demande, qui s’interroge. Et il est déjà là, en notre monde présent. Et c’est aussi un homme pour qui l’homme est sujet de préoccupation, parce qu’au fond de lui-même il est déjà en train de le dépasser. C’est pourquoi, s’il ne va pas nous demander d’abord : « Parle-moi de ton Dieu », il nous abordera avec ces questions très directes : « Toi, qui es-tu ? Que dis-tu de toi-même ? Que fais-tu ? Que vis-tu ? (car il a grand souci de la « qualité » véritable de la vie) ». Et, franchissant un second pas : « Pour quoi ou pour qui vis-tu de la sorte ? Comment justifies-tu ton existence ? »

De constater que notre existence fait surgir autour de nous de telles questions, cela doit nous réjouir ; qu’elle ne les suscite point, cela devrait nous alerter. Parce que le seul fait de les avoir provoquées est « déjà proclamation silencieuse mais très forte et efficace de la Bonne Nouvelle [3] ».

Conclusion

Notre thème suggérerait encore beaucoup de développements. Restons-en à ce qui est le noyau spécifique de la vie religieuse de tous les temps et à quoi est lié l’avenir même de celle-ci. Si la vie religieuse n’est pas confession et annonce sans équivoque de Jésus-Christ, nous avons un juste motif d’inquiétude pour l’avenir et l’obligation d’appliquer notre révision non seulement (ou du moins non pas principalement) aux couches superficielles, mais à notre enracinement chrétien le plus profond, à notre expérience de Dieu, là où le Verbe de la vie touche le plus intime de nous-mêmes.

À considérer le passé récent de la vie religieuse et les dommages subis, d’aucuns estimeront que nous avons gâché des énergies par excès de jugements négatifs. Non qu’il n’y ait pas beaucoup à dénoncer au nord, au midi, à l’est et à l’ouest, mais parce qu’en réalité nos critiques traduisent simplement une agressivité refoulée, et ne débouchent pas dans la joie de l’annonce, qu’elles démolissent et usent les plus grandes générosités. D’autres penseront que bien souvent, en prétendant porter l’annonce, nous avons péché par complicité en taisant des dénonciations qui s’imposaient. Et c’est également possible. Mais alors nous ne pouvons pas nous vanter d’avoir prêché en vérité. Et il n’y aurait pas à chercher d’autre cause à nos dégoûts, à l’insatisfaction que nous inspirent nos inerties et nos manques de créativité.

D’un point de vue comme de l’autre, nous nous voyons appelés à un renouveau de notre expérience de Dieu en Jésus-Christ. Ce qui est en jeu de toute évidence, c’est la force « témoignante » (« martyrion »), la vigueur de « confession » de la vie religieuse, son aptitude à annoncer Jésus-Christ, c’est-à-dire Dieu tout entier et l’homme tout entier qui se révèle à nous en Jésus.

En conséquence, cette force de la vie religieuse comme signe, témoignage et contestation continuera d’être proportionnée (comme elle le fut chez nos fondateurs) à nos manières de vivre aujourd’hui l’expérience spirituelle qui est à l’origine de cette vie religieuse et qui la soutient, comme une action mesurable de service et de donation aux hommes qui est indivisiblement un acte d’humble adoration du Dieu mystérieux partageant notre histoire. Pour atteindre à cette intégration qui doit s’effectuer au plus intime de la personne, il faudra que la vie religieuse déploie tout son potentiel contemplatif, sa capacité de se polariser sur Jésus-Christ, de « le voir » dans le silence de la cellule, dans l’affairement de la vie, dans la souffrance d’un hôpital ou d’un bidonville, dans le labeur acharné de la recherche scientifique, dans la fête des hommes..., au milieu du peuple de Dieu où le Seigneur se tient toujours présent. Ainsi s’impose une manière nouvelle de contempler, de voir et d’éprouver les choses dans la foi et d’après la foi. Le témoin déjà cité dit encore :

Il n’est pas facile de reconstituer les structures d’espace et de temps propres à la vie religieuse traditionnelle. Une spiritualité faite de pratiques accomplies en des moments et dans des endroits bien délimités ne peut suffire, et elle est pratiquement impossible. Nous ne pouvons-nous contenter d’une spiritualité consistant à « se remplir de Dieu » pour « servir » les hommes ; mais c’est au sein de la communauté et dans l’engagement historique avec l’opprimé qu’il faut développer une spiritualité qui nous permette de vivre en plénitude. Le visage du pauvre doit manifester ses exigences absolues, et toute la force de la mort et de la résurrection de Jésus-Christ doit nous faire passer en communauté de la mort à la vie.
De la sorte les temps prolongés de silence, les périodes nécessaires de retraite et les heures de prière de la communauté religieuse ne sont pas un « repli » par rapport à l’action pastorale, mais le « désert » où nous rencontrons Dieu face à face et où résonne tout ce que nous « avons vu et entendu » dans la communauté au sujet du « Verbe qui est la Vie ».

Ces mots, je les cite simplement comme un des nombreux témoignages de cet effort qu’il nous faut intensifier pour déployer le potentiel contemplatif de la vie religieuse apostolique.

Parce qu’en effet – et je termine par là – le prophétisme d’aujourd’hui (et la vie religieuse est un lieu privilégié du prophétisme dans l’Église), comme tout prophétisme légitime, naît d’une expérience de Dieu qui englobe une expérience du peuple. C’est à l’une et à l’autre qu’envoie le Seigneur quand il consacre un prophète (Jr 1,5-10). Ainsi donc, en dépit de tous les défis (ou précisément à cause d’eux) c’est maintenant l’heure d’une expérience renouvelée de Dieu au cœur de ce monde moderne, où gémit encore toujours dans l’esclavage le même homme auquel les prophètes s’adressaient et dont ils partageaient le sort, sous l’impulsion irrésistible d’une présence de Dieu toute personnelle qui envahissait chacun d’entre eux.

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[1Cette conférence, prononcée lors de la 6e Semaine nationale des religieux (Madrid, 12-16 avril 1977), a été publiée dans Experiencia de Dios y Compromiso temporal de los Religiosos, Madrid, Instituto Teológico de Vida Religiosa, 1977, 27-55. Nous remercions les éditeurs de nous avoir aimablement autorisés à traduire ce texte.

[2R. Coste, « Progrès scientifique et technologique et foi en Jésus-Christ », Nouvelle Revue Théologique, 99, 1977, 81.

[3Paul VI, Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi, 21.

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