Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Vie religieuse « active » et insertion dans le monde du travail

Jean-Marie Roger Tillard, o.p.

N°1977-5 Septembre 1977

| P. 259-279 |

L’auteur prend acte d’un fait : nombre de religieux et de religieuses de vie active entrent dans le monde du travail et dans ses solidarités. À son avis, il s’agit là de fidélité à leur mission, saisie dans la relation entre évangélisation et promotion humaine. C’est dans ce lieu nouveau que sont les chantiers du monde avec leurs dimensions culturelles et socio-politiques qu’ils entendent manifester le déjà du Royaume et communier au vouloir divin qui est que ce monde devienne autre. Mais il y faut certaines conditions. Tout d’abord, être habité par une vision évangélique de l’homme ; ensuite garder une liberté critique dans ses solidarités mêmes. De plus, le religieux aura toujours la préoccupation du témoignage et de la confession de sa foi ; il portera ce témoignage dans une appartenance ecclésiale et communautaire : celle-ci est sa solidarité première, celle qui vivifie toutes les autres.

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Un des traits les plus caractéristiques de l’évolution des religieux et des religieuses au cours des dix dernières années est, sans nul doute, le choix de nouvelles formes d’insertion dans ce qu’on appelle le « monde du travail ». Et ce choix a souvent amené comme conséquence l’entrée dans les mouvements de solidarité pour la justice sociale, débouchant parfois sur un engagement politique plus ou moins profond.

Jusqu’ici, en effet, sauf rares exceptions, les congrégations assignaient leurs membres dans les institutions ou les « œuvres » (collèges, écoles, cliniques) qui leur appartenaient ou qu’elles étaient chargées de gérer au nom de l’Église ou de l’État. Les religieux y travaillaient pour les gens du monde, même incroyants, et la promotion de l’humanité, mais dans des milieux qui se voulaient typiquement ecclésiaux, chrétiens, voire « religieux ». Très souvent ils s’efforçaient de faire de ces lieux de leur labeur apostolique une sorte d’extension de leur lieu communautaire. C’est d’ailleurs pourquoi on trouvait dans leurs maisons d’éducation ou leurs hôpitaux un climat spécial, une attention aux personnes, une conscience du devoir d’état assez rares dans les institutions civiles. Or, de plus en plus, selon un rythme qui ne fait que s’accentuer, des religieux enseignent dans des écoles d’État, travaillent comme soignants dans des hôpitaux civils, vont à domicile s’occuper des vieillards ou des infirmes. Ils accomplissent ainsi au dehors la tâche qu’autrefois ils accomplissaient chez eux. Mais d’autres prennent une option plus radicale. Ils vont jusqu’à chercher une profession ou un métier sans vraie ressemblance, voire sans lien direct avec ce que leur congrégation a toujours considéré comme sa fin secondaire ou tout au moins son type spécifique d’activité. Des religieuses travaillent en usine, certaines sont vendeuses dans des magasins, des religieux sont conducteurs de camions, certains sont cuisiniers dans des restaurants, d’autres ingénieurs ou avocats. Large est la gamme de ces emplois. Elle couvre à peu près l’ensemble des métiers et des professions ordinaires des hommes, avec toutefois une préférence très marquée pour tout ce qui permet une solidarité avec la classe ouvrière.

Cette nouvelle orientation et la repensée théologique, plus ou moins implicite, qu’elle implique, sont beaucoup plus importantes et plus lourdes de conséquences que les autres changements survenus dans la vie religieuse depuis un quart de siècle et qui pourtant ont davantage frappé les imaginations, suscitant parfois des polémiques violentes. Elles traduisent une évolution considérable dans la conception de la mission des religieux au sein du Peuple de Dieu. En effet, si des timides tentatives de « religieux au travail », dans l’après-guerre, aux décisions des derniers chapitres de maintes congrégations le pas franchi est immense, ce n’est pas seulement de par la mutation des tâches, c’est surtout de par l’évolution des perspectives théologiques. Il ne suffit pas d’enregistrer le fait. Il importe de réfléchir sur lui en profondeur. Les limites de cette conférence ne nous permettent, hélas, que d’ébaucher une réflexion que nous aurions aimé traiter plus amplement.

Pourquoi cette insertion ?

Le premier point à éclairer est celui de la motivation. Peu de théologiens s’y sont attardés ; de leur côté les dénigreurs de tout poil oublient de chercher ce qui pousse les religieux et les religieuses aux décisions qu’ils dénoncent. C’est pourtant la question centrale. Pourquoi les congrégations optent-elles pour de nouveaux milieux de travail et souvent de nouvelles tâches, au prix de difficiles rééquilibres ?

Il y a dix ans, il était possible de répondre à la question en présumant que les religieux faisaient une telle option parce que les circonstances les y contraignaient. Souvent, en effet, ce choix avait couleur de pragmatisme, parfois même d’issue de secours. D’une part le nombre des entrées au noviciat baissait tandis que celui des sorties grandissait. Ceci incitait à fermer ou regrouper nombre d’institutions si on ne voulait pas que les rares jeunes deviennent les organes témoins d’un style de travail apostolique en voie de lente extinction ou les victimes, vite désespérées, de la pyramide des âges les obligeant à porter sur leurs seules épaules le poids des œuvres de la congrégation. D’autre part, en plusieurs contrées, l’État prenait en charge les secteurs où jusque-là les congrégations œuvraient (enseignement, œuvres de jeunesse, hospitalisation). On cherchait donc ailleurs un lieu de travail pour les plus jeunes et pour les religieux d’âge moyen se trouvant « sans emploi ». Car à moins de changer le but spécifique de la congrégation ou de transformer chaque maison en refuge pour retraités précoces, il fallait trouver comment vivre le charisme propre sans institutions propres et sans œuvres propres. On tenait avant tout à la tâche propre.

Mais, là même où elle a prévalu et joué dans l’évolution un rôle clé – qu’il faut reconnaître –, cette contrainte extérieure ne représente plus la motivation dominante. Certes elle demeure présente. Mais elle s’est trouvée absorbée dans une relecture théologique de la mission de l’Église. Les derniers chapitres d’ aggiornamento en témoignent : la plupart d’entre eux se montrent très attentifs à appuyer leurs décisions en ce domaine sur une vision doctrinale cohérente et non plus uniquement sur la pression des faits ou le vouloir de trouver coûte que coûte un lieu où exercer la « fin secondaire ». Ceci est, à nos yeux, très important.

Une nouvelle relation au monde

Depuis Vatican II, les religieux ne sont pas seulement attelés à la rude besogne de leur aggiornamento. Ils ont tenu à l’opérer en communion étroite avec la recherche de l’Église entière. Ils se sont donné comme loi d’inscrire leur réforme à l’intérieur de la repensée que le Peuple de Dieu faisait de sa vie et de sa mission. Ceci explique pourquoi, alors que Perfectae caritatis avait été pensé et rédigé dans les perspectives de Lumen gentium, on en est peu à peu venu à l’interpréter dans l’esprit de Gaudium et spes. Ce fait, remarquable, n’a guère été souligné. Les perspectives, missionnaires, de la Constitution sur l’Église et le monde ont envahi l’horizon. En sorte que l’un des axes centraux du renouveau a été pour les congrégations, comme pour l’ensemble des Églises locales et des groupes chrétiens, la recherche d’une nouvelle relation avec le monde. Ceci, dans une visée essentiellement évangélisatrice. L’orientation était d’ailleurs en germe sinon dans le document sur l’ Adaptation et la Rénovation de la vie religieuse, du moins dans les discussions conciliaires le concernant. A relire aujourd’hui, avec le recul d’une dizaine d’années, le dossier des interventions d’évêques ou de supérieurs dans l’aula du Concile et la liste des modifications demandées, on est frappé de constater combien déjà on se montrait attentif à l’apostolat, à l’engagement au service de la mission. C’étaient des thèmes qui, depuis plusieurs années, couvaient un peu partout : devant la déchristianisation des pays autrefois chrétiens, on en appelait à une mobilisation de toute l’Église. Mais, sans nul doute, Gaudium et spes a infusé à cette volonté apostolique une nouvelle dimension. C’est elle qui a pris le dessus dans la conscience des congrégations de vie active (sans parler de son impact chez les moines et les contemplatifs) au point de dominer la repensée de l’engagement apostolique.

Deux paragraphes surtout de Gaudium et spes ont été déterminants. Ce sont les paragraphes 42 et 43, longs, trop denses, qu’on aimerait aujourd’hui plus explicites et plus nerveux. Mais au terme du Concile ils ouvraient tout large un portail qui, jusque là, n’avait été que timidement entrebâillé. Or, l’exhortation apostolique de Paul VI sur l’évangélisation (8 décembre 1975) en a repris l’inspiration d’une façon remarquable. Il faut en citer quelques lignes, touchant au cœur de notre sujet :

L’Église a le devoir d’annoncer la libération de millions d’êtres humains, beaucoup d’entre eux étant ses propres enfants ; le devoir d’aider cette libération à naître, de témoigner pour elle, de faire qu’elle soit totale. Cela n’est pas étranger à l’évangélisation.
Entre évangélisation et promotion humaine – développement, libération – il y a en effet des liens profonds. Liens d’ordre anthropologique, parce que l’homme à évangéliser n’est pas un être abstrait, mais qu’il est sujet aux questions sociales et économiques. Liens d’ordre théologique, puisqu’on ne peut pas dissocier le plan de la création du plan de la rédemption qui, lui, atteint les situations très concrètes de l’injustice à combattre et de la justice à restaurer. Liens de cet ordre éminemment évangélique qui est celui de la charité : comment, en effet, proclamer le commandement nouveau sans promouvoir dans la justice et la paix la véritable, l’authentique croissance de l’homme ? (nos 30-31).

L’Église post-conciliaire a relu le sens et la nature de sa mission à cette lumière, assez neuve, tranchant sur celle qui l’avait éclairée durant les derniers siècles et en fonction de laquelle plusieurs groupes religieux étaient nés. Or, au même moment, dans l’élan du Concile, les religieux redécouvraient que leur vocation apostolique ne pouvait trouver sa vérité qu’en communion totale avec ce que l’Église entière se donnait comme objectif missionnaire. Il leur devenait donc impossible de se réformer sans repenser leur mission en jonction étroite avec la relecture que l’Église faisait de sa responsabilité apostolique. C’est ce vouloir de fidélité missionnaire, mais saisi dans la relation entre évangélisation et promotion humaine, qui explique les nouvelles insertions des religieux et des religieuses dans le monde du travail. À la racine des décisions des derniers chapitres se trouve la volonté de « proclamer le commandement nouveau » par l’entrée dans les efforts des hommes pour que règnent la justice et la paix. Ces décisions sont l’écho, l’impact de la perception neuve que l’Église a de sa mission.

Il ne s’agissait donc pas – ainsi qu’on l’a écrit, bien à tort – d’une « conversion au service du monde et de l’homme ». Ce « service », les religieux de toute robe et de toute obédience l’ont toujours voulu et accompli, sans le proclamer à tout vent. Les moines, par exemple, avec leurs champs, leurs ateliers, leurs étables, leurs fromageries, leurs bibliothèques n’ont certainement pas fait moins pour l’humanité que les fermiers, les paysans, les artisans, les rats de bibliothèque de leur temps. Il en va de même des congrégations enseignantes ou hospitalières. Service humble, à la mesure de ce que peut un homme simple. Pour situer leur aggiornamento dans la visée missionnaire de l’Église post-conciliaire, les congrégations devaient toutefois trouver un nouveau « lieu » pour les tâches qui étaient jusqu’ici les leurs ou celles qu’elles croyaient bon d’ajouter à leur actif.

Trouver un autre « lieu » pour la mission

Trouver un autre « lieu ». Plus nous réfléchissons sur cette question, plus il nous semble que pour l’essentiel tout s’est joué là. D’autant plus que cette recherche était en osmose avec le vouloir de redéfinir la séparation ou coupure d’avec le monde, la fuga mundi. Et ce vouloir, se situant lui aussi dans l’élan de Gaudium et spes, se concrétisait à tous les registres du type de vie des religieux, depuis leur façon de se vêtir et de se loger jusqu’à celle de se former et de s’éduquer aux mœurs de la « suite du Christ ». La poussée vers de nouvelles formes d’insertion dans le travail, impliquant d’ordinaire le choix d’une tâche purement temporelle dans un milieu purement profane, avec des hommes et des femmes de toute tendance, dépend largement – nous osons dire qu’il en dépend radicalement – de ce désir de trouver un autre « lieu » pour l’action apostolique et évangélisatrice des familles religieuses, surtout de celles qu’on appelle de « vie active ».

Mais qu’entendre, dans ce contexte, par « autre lieu » ? Il est évident qu’il ne pouvait être question simplement d’un lieu au sens géographique, donc du passage pur et simple d’un lieu intra-institution-communautaire à un lieu extra-institution-communautaire non qualifié. Il fallait un « heu » qui soit déterminé par l’intention d’évangélisation dont parle le texte d’Evangelii nuntiandi que nous citions. Parmi les qualités de ce « heu » le lien avec la promotion et la libération humaines, surtout par le biais de la justice, était donc prédominant. Ceci impliquait qu’on pouvait difficilement songer à un « lieu » étranger à l’espace habituel où les hommes mènent leur existence profane. Fondamentalement, les « situations très concrètes de l’injustice à combattre », les « questions sociales et économiques » ayant un impact dans la libération des hommes, se rencontrent sous leur vrai jour dans la sphère profane de l’existence quotidienne, non dans la sphère religieuse. Et, sans nier que même là, hélas, l’injustice s’infiltre, les milieux religieux ou ceux qui y sont annexés (les œuvres, les institutions) se sont pas, par nature, le théâtre de grands déploiements d’efforts pour la conquête de la libération. Le « heu » voulu devait donc être celui où fermente et germe, en sa complexité et à ras le sol, l’humanité de demain, les chantiers du monde en construction avec leurs inévitables dimensions culturelles et socio-politiques. Rien d’étonnant qu’on ait senti le besoin de glisser peu à peu – aidés par les circonstances, disions-nous – du travail accompli dans cette poche religieuse et ecclésiale qu’était l’œuvre ou l’institution de la congrégation au travail accompli en pleine sécularité, avec tous les hommes, croyants ou incroyants. Il est clair que la motivation primordiale était la mission, et que la tâche propre définie par le charisme du fondateur se trouvait repensée non dans des perspectives de facilité ou de refus des exigences mais en fonction de la relecture que le Peuple de Dieu faisait de sa responsabilité.

Peut-être objectera-t-on qu’un tel « heu », appartenant à la sphère profane et à l’espace séculier de la vie humaine, manque de lien direct avec la nature propre de la « suite du Christ » telle que la Tradition l’a comprise. La sequela Christi n’est-elle pas « religieuse », sinon dans son intention première, toute de foi, du moins dans les matériaux où cette intention s’incarne ? Ne redécouvre-t-on pas aujourd’hui la surprenante parenté des monachismes orientaux, essentiellement « religieux », et du monachisme chrétien ?

La mission de la vie religieuse active

La réponse à cette objection, qu’il convient de prendre au sérieux, ne saurait être exactement la même selon qu’il s’agit des moines ou des contemplatifs, des Ordres voués à une fonction pastorale pour la communauté chrétienne, des congrégations liées à une tâche apostolique ou caritative. Les exigences propres à une vie cistercienne ou à une vie dominicaine fidèle à l’intuition de Dominique ne sont pas en tout point identiques à celles d’une vie de Fils de la Charité ou d’une Petite Sœur de l’Assomption. On l’oublie trop souvent. En ce qui concerne les congrégations dites de vie active, visées par notre réflexion, il nous semble erroné de trop durcir – comme on l’a fait ces dernières années – la distinction entre le type d’action apostolique qui leur revient et celui qui revient aux militants chrétiens laïcs. Alors que le laïcat n’avait pas encore dans le Peuple de Dieu, au plan de la responsabilité apostolique, le statut qui lui est dorénavant reconnu, les religieux et les religieuses – qui étaient pour une bonne part des laïcs – n’hésitaient pas à s’engager partout où ils sentaient que le service de l’Évangile l’exigeait. En fonction, bien entendu, des catégories de leur temps. On a vu des religieux se consacrer à la libération des captifs des musulmans, se faire hospitaliers, construire comme maçons des cités, partir apprendre aux Africains les techniques occidentales. Et ils se sentaient bien dans leur peau. Les options actuelles se situent dans la même logique. Il est faux de penser qu’il y aurait une zone apostolique réservée au laïcat et interdite aux religieux. Cela vaut même pour un engagement syndical authentique, s’il est vécu en harmonie avec les autres composantes du projet religieux.

Les religieux, en effet, « suivent le Christ » sur le chemin de sa seigneurie. Or celle-ci dit relation non seulement à l’autre monde, qui s’ouvrira le jour où le Christ remettra le Royaume au Père (1 Co 15,24-28), mais à ce monde-ci qui doit devenir un monde autre, c’est-à-dire un monde où puisse apparaître l’humanité-que-Dieu-veut, soudée dans la paix, la justice, l’amour mutuel. La seigneurie du Christ appelle à la transformation du monde dans la ligne du dessein créateur. Dans l’Évangile, Jésus lie l’annonce du Royaume à l’accomplissement de signes qui sont des gestes contre ce qui opprime l’homme et assombrit son existence sur cette terre. Faire reculer le rideau de souffrances, abattre les murs de haine, rendre possible sur cette terre un peu plus de justice et de paix, en un mot travailler à l’« authentique croissance de l’homme » dans le sens de sa dignité, c’est objectivement servir Dieu, instaurer le Royaume dont maintenant – jusqu’au jour où « il le remettra à Dieu son Père » – le Christ est Seigneur. Même si, dans ce service, le nom du Dieu de Jésus-Christ n’est pas encore prononcé. Car cette action est accomplie devant Dieu, en communion à son vouloir qui est que le monde devienne autre. Lui seul en est le juge. On ne recherche pas, par elle, primordialement la réaction des hommes, même s’ils en sont les bénéficiaires. La visée n’est pas, en effet, d’abord de gagner autrui, en lui faisant soupçonner Dieu ou le Royaume, en sorte que sa vie débouche sur l’autre monde. Elle est d’abord d’obéir au vouloir du Seigneur sur ce monde-ci. Certes, de même que le vouloir de Dieu sur ce monde autre est intrinsèquement uni à sa volonté pour l’autre monde, l’action du chrétien pour ce monde-ci veut s’ouvrir sur un témoignage rendu au Christ et à son Père. Néanmoins, d’emblée, en son intention première, elle entend être une collaboration à la transformation de cette terre pour la rendre en harmonie avec le déjà du Royaume qui y est ensemencé. C’est, répétons-le, une action devant Dieu.

La fin secondaire des congrégations nées durant les derniers siècles s’inscrit de plain-pied dans ce contexte. Instruire les enfants pauvres, soigner les malades, éduquer les orphelins, initier des peuples mal développés aux progrès de la technique, tous les actes de charité évangélique voulus par les fondateurs et les fondatrices sont un engagement pour l’homme, devant Dieu. Ce serait caricaturer l’intention des fondateurs que de considérer ces actions, qui souvent expliquent la naissance de l’Institut, comme une sorte de captatio benevolentiae ayant pour unique finalité de conduire les hommes à accueillir la révélation de Jésus-Christ. Sauf rarissime exception, les textes des origines les présentent non comme une méthode pour annoncer le Christ, mais comme une façon de vivre l’Évangile. Vincent de Paul ne s’occupe pas des enfants pauvres d’abord dans le but de prêcher ainsi sa foi. Il le fait d’abord pour vivre dans la situation qui l’assaille, la charité du Christ. Le témoignage qu’il rend est le rayonnement d’une fidélité gratuite à l’Évangile, accomplie devant Dieu. Ce devant Dieu est premier. Il en va de même dans toute congrégation religieuse de vie active. Certes, il n’est aucun religieux fidèle à son appel qui ne soupire après le jour où il pourra annoncer le nom du Christ, révélant ainsi celui que, dans sa foi, il tient pour l’unique source de plénitude et de bonheur pour l’homme et son monde. Ce désir de l’annonce explicite de l’Évangile a même, ordinairement, chez lui plus de relief que chez le militant laïc. En effet, ce dernier se sent souvent appelé plus à un témoignage de solidarité avec ceux qui brûlent leur vie pour la justice qu’à une parole sur Jésus-Christ, et il s’en contente, sûr que l’Esprit désire cela de lui. Tandis que le religieux se sait à mi-chemin de sa responsabilité tant qu’il n’a pas parlé du Christ, dévoilé le contenu de sa foi : la « suite du Christ » tend vers l’annonce de celui que l’on suit. Et pourtant, même si le religieux ne peut pas encore expliciter sa foi, même si personne ne comprend le pourquoi de son action, même s’il sait qu’il faudra une longue période de présence silencieuse avant que soit prononcé le nom du Seigneur Jésus, il n’en demeure pas moins contraint de travailler à changer le monde dans la ligne de l’Évangile. C’est un dû à Dieu, une responsabilité qu’il a devant Dieu du fait qu’il « suit le Christ » sur le chemin de sa seigneurie. Faisant cela, il ne triche donc pas avec sa vocation propre. Bien plus, si l’humanité entière n’avait plus besoin d’entendre le « message évangélique » – parce qu’elle l’aurait reçu et compris – le religieux se devrait encore d’accomplir la fin secondaire de sa congrégation. Il faudrait encore rendre ce monde-ci un peu plus autre. Il y aurait encore des situations à redresser, des plaies physiques et morales à guérir, dans la charité de l’Évangile. Est-ce que, d’ailleurs, plusieurs congrégations n’ont pas été fondées dans des périodes de ferveur ecclésiale pour exercer des « œuvres de miséricorde » d’abord dans la communauté chrétienne ?

L’attention aux relations « longues »

Ainsi s’explique l’évolution des congrégations religieuses dans le choix des tâches et l’insertion en plein monde du travail. On comprend mieux qu’elles soient passées à la fois d’un « lieu » religieux de travail à un « lieu » séculier et de tâches caritatives à des tâches impliquant la solidarité avec les courants de libération et de sursaut qui travaillent l’humanité. Les premières étaient surtout des besognes de suppléance dans des domaines dont la société civile n’avait cure ou des œuvres d’assistance par lesquelles on soulageait la misère immédiate, tout en sachant que demain la même situation renaîtrait, la cause n’étant pas enlevée. Les secondes, elles, débouchent sur un effort pour aller aux racines des situations d’injustice d’où naît une foule de maux. On ne pense pas uniquement à soulager ou calmer, on entend s’attaquer aux causes. La prise de conscience de l’importance des facteurs socio-politiques à tous les registres de la condition humaine a fait que d’une attention presque exclusive aux relations courtes de la charité, celles qui pansent et consolent les personnes, on s’est orienté vers une insistance sur les relations longues, celles qui visent le cadre socio-politique déterminant la condition des hommes dans les sociétés concrètes. Les religieux se retrouvent là, avec les militants chrétiens, en communion avec une foule d’hommes souvent adeptes d’une idéologie que la foi ne saurait admettre, qui pourtant militent eux aussi pour un monde meilleur. C’est au cœur de cette communion et du dialogue qu’elle instaure qu’ils ont à témoigner du Christ. Et c’est à ces compagnons qu’ils ont à parler de l’homme-selon-Dieu. Longue est la route qui va de l’instruction religieuse, donnée dans l’« œuvre », à la rude discussion sur l’homme véritable avec des collègues de travail ou des responsables syndicaux. Pourtant le chemin est toujours celui de la « suite du Christ ».

Notons rapidement que si, par le passé, les congrégations ne pensaient guère aux relations longues et s’attaquaient peu aux sources sociales des maux, ce n’est pas parce qu’elles croyaient que leur vocation propre l’interdisait. L’Église entière, laïcs en tête, n’y pensait pas. Et pas seulement l’Église ! Évoluant à l’unisson de l’évolution des sociétés, celle-ci a longtemps conçu la lutte contre la misère, à laquelle elle est demeurée attentive, comme une assistance aux démunis, parce que c’était la façon dont les instances sociales le faisaient. Les pionniers de l’action sociale ont, au départ, agi dans cette ligne. Sans verser dans le triomphalisme, il est bon de rappeler que – inspirés par la signification de leur vœu de pauvreté – les religieux ont joué un rôle important dans les grandes bouffées « messianiques » qui ont fait se préciser l’utopie d’une terre où « justice et paix régneraient ».

Comment vivre cette insertion ?

Les religieux d’aujourd’hui ne se demandent plus s’ils doivent ou non s’insérer d’une façon nouvelle dans le monde du travail. Ils ont déjà répondu par les faits. Nous avons décelé leur motivation profonde. Plusieurs d’entre eux, toutefois, s’interrogent sur le comment de cette présence. Car il est évident que, de tout côté, on tâtonne. Le problème est difficile, sans doute l’un des plus complexes qui se soit posé à la vie religieuse au cours de sa longue histoire. Il serait, en effet, tragique que l’évolution actuelle vers une présence au cœur des bouillonnements humains fasse perdre aux religieux leur identité. Ils deviendraient infidèles et à leur appel à « suivre le Christ » et à leur envoi par l’Esprit sur les chantiers de l’humanité. Ils le pressentent bien.

Le problème est d’autant plus complexe que le comment de la présence des religieux se démultiplie, en quelque sorte, en deux questions exigeant toutes deux une réflexion sérieuse, si l’on veut éviter que les congrégations engagent leurs membres d’une façon irréparable sur des voies sans issue. Comment s’engager dans les tâches nouvelles et sous des modes nouveaux si on entend le faire comme chrétiens ? Comment s’engager chrétiennement dans ces tâches nouvelles et sous ces modes nouveaux si on entend le faire en gardant les traits spécifiques du projet religieux ? La réponse à chacune de ces questions est plus malaisée qu’il ne le semblerait à première vue.

Solidarité avec le monde du travail

Commençons par une constatation. L’engagement dans une tâche séculière, selon la visée que nous avons présentée, dit beaucoup plus que le choix d’un travail honnête, utile pour l’entretien, la bonne marche ou le progrès de la société. Car sur lui se greffe, d’une façon qui normalement est explicitement voulue dès le départ, l’entrée dans la solidarité avec « le monde du travail ». Or, selon une inévitable logique, celle-ci appelle la participation aux mouvements socio-politiques et aux organismes (tels les syndicats) qui véhiculent les vouloirs d’émancipation ou de libération dont parlait Evangelii nuntiandi et leur donnent forme. Et nul n’ignore que, au détriment parfois d’une analyse objective des situations, les mouvements et les organismes enrobent de passion, de dramatisation ces vouloirs (légitimes et nécessaires). Un manichéisme implicite pousse par exemple à admettre une division claire et nette entre les bons et les méchants sur la base uniquement de la position sociale ou encore à refuser de se laisser interpeller par ce que « les autres » voient de critiquable dans les comportements que l’on adopte. Il est donc essentiel, dès qu’on parle d’engagement des religieux dans « le monde du travail », de distinguer nettement entre la tâche comme telle (avec son apport objectif à la construction du monde) et la condition du travailleur pris dans le réseau serré de solidarités, de contestations, d’agressivités et d’espérances qui l’enserre de toute part. Dire aujourd’hui qu’un religieux s’engage dans « le monde du travail », c’est implicitement affirmer qu’il choisit cette communion à « la condition ouvrière » ou aux situations assimilées. Et, en outre, c’est suggérer que cette communion est pour lui plus déterminante et plus importante que le métier ou la profession pris en eux-mêmes.

Une vision évangélique de l’homme

Si plus haut nous affirmions que, par les tâches séculières accomplies devant Dieu, on obéissait au vouloir de celui-ci sur le monde à transformer, il faut maintenant préciser que dans cette transformation les situations humaines comptent par-dessus tout. L’Église d’après Vatican II est d’ailleurs convaincue que, chacun à sa mesure et selon son appel propre, les chrétiens ont à s’intégrer aux mouvements qui militent pour le respect de la personne et pour la justice. Et pour elle, celle-ci, on le sait, dit infiniment plus que l’équitable répartition des biens matériels : elle inclut en particulier une « justice de liberté » et une « justice de pensée ». Mais il est évident que les croyants doivent alors être habités par une certaine idée de l’homme. Celle que la Tradition puise dans la Révélation. Or cette idée de l’homme comporte deux éléments caractéristiques.

Le premier élément clé de la vision chrétienne de l’homme concerne la destinée humaine conçue non en termes de récompense et punition, mais bien plutôt en termes de plein accomplissement ou non de l’homme et de son univers. Pour la Bible, l’homme ne peut être pleinement lui-même – individuellement et collectivement – que s’il reconnaît son Dieu et entre en une relation gratuite d’amitié avec lui. Loin d’être secondaire ou de s’ajouter du dehors au mystère de l’homme, la référence à Dieu s’inscrit en son centre. La vie éternelle dont parlent les Credos et les textes liturgiques n’est donc pas, pour le chrétien, un appendice aux efforts de l’homme pour se construire et construire son univers. Elle est constitutive de l’authentique destinée humaine. Le chrétien engagé dans le « monde du travail » (avec ses vigoureux appels à la justice sociale et à l’équitable répartition des biens) ou œuvrant pour le développement des peuples, ne saurait donc se laisser enfermer dans ses choix temporels, identifier purement et simplement sa vie avec les combats qu’il mène pour plus de justice et de bonheur terrestre. Il situe cela sur un horizon plus large.

Si cet élément de la conception évangélique de l’homme insiste sur la grandeur de celui que Dieu crée « à son image et ressemblance », le second élément à souligner insiste au contraire sur la faiblesse de la condition humaine. Vision réaliste, peu à l’unisson des vues de Jean-Jacques Rousseau sur la bonté native de la personne. La Révélation ne cesse de renvoyer à la radicale fragilité de l’homme, marqué d’une faiblesse native qu’elle lie au péché, l’incitant à consentir à un égoïsme foncier qui l’habite. Elle insiste également sur l’inévitable rencontre, personnelle et collective, de l’humanité avec le drame du mal. Et elle refuse de minimiser l’importance de la mort. Il faudrait évoquer ici le sens de la grande espérance eschatologique qui traverse la Bible de part en part et son lien avec l’apocalyptique : dans ce temps-ci de l’histoire, jusqu’au jour de l’avènement définitif du Seigneur, le futur ne pourra jamais prendre les traits d’un « paradis terrestre ». Le ressac de la faiblesse humaine et du mal viendra toujours battre contre les digues élevées pour sauver la justice, la dignité, la liberté, et peu à peu il les rongera. Le problème de l’humanité et de son histoire ne saurait donc être réduit uniquement à ses dimensions sociales, économiques et politiques. Le chrétien sait que le jour où la justice sociale régnerait sur la terre, sans que le soupçon de quelque Goulag ne vienne obscurcir l’optimisme, tout serait loin d’être achevé. Non seulement il faudrait encore ouvrir l’homme à l’espérance d’un au-delà, mais la carie du cœur humain est telle qu’inévitablement de nouveaux maux naîtraient. La personne – qui compte plus que les valeurs économiques – en serait blessée. Réaliste, la Révélation incite le croyant à une perpétuelle et vigilante mobilisation des énergies en faveur de la dignité et de la destinée de la personne. Et bien qu’il faille concentrer là, aujourd’hui surtout, le gros des forces, cette mobilisation ne se limite pas au front économico-social. Pour un chrétien, la liberté est une réalité trop profonde pour être conquise uniquement par des victoires sur l’aliénation économique et matérielle. Il faut agir sur tous les fronts. L’homme vraiment libre n’est pas l’homme simplement heureux, mais l’homme bienheureux ; ce qui est tout différent.

Ne pas tricher avec l’identité chrétienne

Chrétien, le religieux engagé avec d’autres hommes rêvant d’un avenir meilleur et le préparant, ou cherchant le bien de l’humanité dans des tâches culturelles, doit évidemment demeurer loyal à cette vision évangélique. Il n’a pas à tricher avec son identité chrétienne, même s’il n’est pas toujours opportun qu’il la dévoile. Il ne peut pas fuir son propre visage. Question d’honnêteté envers lui-même, envers les autres, et plus fondamentalement envers Dieu devant qui il agit. Ceci l’oblige à garder, en plein dialogue et en communion avec ses compagnons, son organisation ou son syndicat, un esprit critique. Il a même à revendiquer le droit de manifester cet esprit critique. C’est à nos yeux un point des plus importants. Sinon on sombrera vite dans une vague et visqueuse assimilation entre christianisme et marxisme, et on en viendra inconsciemment à agir non plus pour le Royaume de Dieu mais pour des « militances étrangères ». Face à l’intimidation intellectuelle et sentimentale d’une idéologie séduisante, largement orchestrée dans la société, le religieux engagé avec sa sincérité dans « le monde du travail » doit scrupuleusement veiller à aiguiser en lui l’esprit critique, à croître en rigueur intellectuelle. Impossible pour lui de consentir à renvoyer la dimension spirituelle et mystique de l’homme dans la marge des projets de société pour tout ramener aux questions matérielles et économiques. Il serait alors infidèle à la vision que l’Écriture donne de l’homme, à la fois « image de Dieu » et pauvre pécheur ayant toujours besoin de salut. Personne n’y gagnerait, même pas le parti et l’idéologie en question qui ayant peut-être recruté un membre de plus auront perdu l’occasion de se sentir interpellés, contestés, amenés à évoluer.

Confesser le nom du Seigneur

Lorsque le chrétien qui réfléchit sur le comment de sa présence sur les nouveaux chantiers est un religieux, ce que nous venons de rappeler ne suffit pas encore. Ce religieux veut que rien de ce que son projet de « suite du Christ » a toujours eu de caractéristique ne soit mis dans l’ombre ou compromis par sa nouvelle façon de participer à la mission du Peuple de Dieu. Son action apostolique doit, en d’autres termes, demeurer en parfaite harmonie avec sa vocation religieuse.

D’ordinaire, d’ailleurs, cette volonté joue un rôle prédominant dans le choix de la tâche par laquelle on s’insère dans « le monde du travail ». Pour une part à cause de la formation reçue et de l’expérience acquise, mais aussi par souci de fidélité à la vocation de la congrégation, on opte très souvent pour un métier ou une profession dans la ligne ou tout au moins dans l’esprit de ce que le fondateur ou la fondatrice envisageait. Et si l’on croit bon de s’orienter dans une nouvelle direction, on demeure alors attentif à trouver un travail qui ne soit pas uniquement un moyen de gagner sa vie et de se procurer le pain quotidien, mais un service rendu à la société. Ceci rejoint, directement, la fin secondaire des congrégations plus modernes, fondées pour la plupart en vue d’un exercice effectif de la charité et de l’amour des hommes. Et si l’on préfère s’engager dans une tâche banale, comme celle du manœuvre ou de l’ouvrier d’usine peu convaincus de l’utilité sociale de ce qu’ils font mais « prenant ce qu’ils trouvent », c’est que l’on cherche à entrer, grâce à elle, dans un réseau de relations humaines avec les autres ouvriers et employés ou avec les personnes qu’elle permet de côtoyer. Nous avons vu plus haut pourquoi, mutile d’y revenir. Ces façons de faire sont saines, elles répondent à la nature du projet religieux.

Après les hésitations des débuts, on perçoit aujourd’hui la nécessité de ce choix critique où la confrontation avec l’ensemble du projet religieux joue dans l’option pour telle tâche un rôle capital. Il semble de plus en plus anormal, par exemple, qu’une religieuse cherche un emploi uniquement dans le but de gagner sa vie ou – comme on l’écrivait il y a cinq ans – « afin de se sentir valorisée par le fait d’avoir elle aussi un salaire ». Que des religieux soient contraints de s’embaucher s’ils veulent subvenir à leurs besoins, on le comprend. Mais même alors on tient à ce qu’ils aient le vouloir d’éveiller leurs compagnons même incroyants à certaines valeurs. Bref, on conçoit difficilement qu’un religieux « travaille pour travailler ». S’il croit bon de ne pas s’impliquer dans les mouvements de solidarité du milieu, il doit au moins porter le désir d’être une présence évangélique posant question, ou (dans la perspective mystique qui fut celle des Mendiants au Moyen Âge et près de nous d’un Charles de Foucauld) de communier secrètement au mystère du Christ pauvre en s’identifiant à la situation des plus misérables des hommes. Ce qui est profondément évangélique et concordant avec la « suite du Christ ». Ici, d’ailleurs, entre en jeu ce que nous disions du lien quasi intrinsèque entre sequela Christi et besoin de révéler de quelque façon, fût-ce au terme d’une longue et patiente attente, le nom du Seigneur Jésus et de son Père. Même dans le choix de la tâche la plus séculière, à remplir dans le contexte le plus profane, en dehors d’une possibilité immédiate de nommer explicitement le Christ, la préoccupation du témoignage et de la confession de foi doit intervenir. Cela nous paraît un trait caractéristique de l’activité des religieux, et une de leurs contributions maximales à la mission du Peuple de Dieu [1]

Première solidarité : la communauté

Le projet religieux a également parmi ses caractères constitutifs une dimension communautaire. La koinônia des cœurs, des volontés, des désirs apostoliques, des biens, de la prière lui est essentielle. Cette koinônia se trouve au croisement de deux coordonnées : celle qui va du religieux pris individuellement à la communauté, celle qui va de la communauté prise globalement au religieux. Or ces deux coordonnées ont à être soigneusement maintenues là où les religieux repensent leur type d’insertion dans « le monde du travail ».

La première de ces coordonnées, qui va du religieux à la communauté, est sans doute celle qui, aujourd’hui, risque d’être le plus malmenée. Il n’est pas inutile de rappeler – pour écarter dès le départ l’objection qui trotte en beaucoup d’esprits – que, puisque ce sont les chapitres eux-mêmes qui, de plus en plus, préconisent les insertions individuelles dans les milieux de travail, les religieux concernés ne vivent pas en dehors de l’obéissance. C’est bien à tort qu’on le laisse çà et là entendre, insidieusement, en certains cercles de l’Église. Tout comme il est faux d’insinuer que, lorsque chapitres ou supérieurs prennent une telle orientation, ils rognent sur les exigences communautaires du projet religieux. Jamais en effet – sauf exceptions très précises – l’obéissance religieuse n’a voulu que les religieux ne travaillent que tous ensemble, selon les mêmes méthodes, suivant les mêmes horaires, au service de la même œuvre. Traditionnellement affirmé – et très fermement – pour ce qui touche le partage des biens, la recherche du vouloir de Dieu, la prière, en un mot ce qu’on peut ranger sous l’étiquette « style de vie », le « en commun » (communiter) est rarement donné comme qualificatif du travail des religieux. D’ailleurs, si lieu de la communauté et lieu du travail se recouvrent dans les formes de vie autarciques du type du monastère classique où chaque groupe est une petite société auto-suffisante, ailleurs il en va autrement. Les premiers Dominicains prêchent dans les églises qu’ils rencontrent sur leur route ; les premiers missionnaires spiritains s’enfoncent chacun dans son coin de brousse ; les premières petites sœurs de Jésus se dispersent pour le travail. Mais cela toujours en relation étroite avec un vouloir émis par le groupe (ou ses autorités parlant en son nom) ou tout au moins accepté par lui. La référence obligatoire à la communauté se trouve ainsi à la racine de l’insertion individuelle en tel milieu.

Responsabilité envers la communauté

Engagé, seul, avec l’accord de ses frères, dans une tâche séculière et ce qui s’y raccroche, le religieux doit évidemment demeurer en situation d’appartenance à sa communauté. Il n’est ni un exilé en terre profane, ni un exclaustré. Cette situation d’ appartenance est à l’axe même de son projet de « suite du Christ », car il a fait profession de « suivre le Christ » non pas seul, dans une relation immédiate à Dieu et à l’Église, mais en s’insérant dans la médiation d’une « fraternité », celle que réalise sa famille religieuse, concrétisée soit dans la Province, soit surtout dans la communauté. Cette médiation est essentielle à son projet, quelle que soit la forme concrète qu’elle revêt. Elle appartient aux éléments qui font de lui, en vérité, un religieux et sans lesquels il ne peut plus se dire, en vérité, un religieux. On comprend donc que la solidarité radicale autour de laquelle rayonneront ses solidarités avec le milieu de travail, l’équipe apostolique, voire le groupe d’action politique, soit la solidarité avec ce groupe d’appartenance hors duquel il perd son identité de religieux. Or être religieux répond à la vocation qu’il a reçue de l’Esprit. Sa responsabilité devant l’Esprit le renvoie donc à sa responsabilité face à sa communauté. C’est à celle-ci qu’il s’est librement lié pour sa fidélité au Christ et son engagement au service du Royaume, inséparable de cette fidélité. L’insertion dans d’autres solidarités doit comporter une référence vitale à la solidarité communautaire.

Bien comprise et bien vécue, cette solidarité ne saurait d’« ailleurs » être un obstacle aux autres solidarités. Elle doit, au contraire, les vivifier. Le problème de la nature de l’obéissance se trouve ici en cause. Avant d’être un désir de mortification de la volonté propre, l’obéissance religieuse est la décision que l’on prend de ne jamais déchiffrer seul la volonté de Dieu sur sa vie et son engagement, mais de le faire avec d’autres. Car on entend prendre au sérieux la possibilité offerte par le baptême : ne plus être seul, enclos dans les limites de son désir personnel ou l’étroitesse de ses propres vues, et pouvoir grâce à des frères briser ses limites, élargir son regard. Ceci demeure même lorsqu’il s’agit de lire la volonté de Dieu sur des situations difficiles, reliées à l’engagement dans un milieu de travail séculier dont les autres membres de la communauté connaissent probablement fort peu de choses. Certes, la plupart du temps, le religieux sera en définitive laissé seul devant l’ultime décision, car lui seul aura alors compétence pour décider. Il aura néanmoins, dans ce jugement, à demeurer transparent à ce que ses frères lui auront apporté, à leur critique, à leur contestation. Ce qui deviendrait impossible s’il refusait de soumettre son action et ses options au regard de sa communauté. Il y a d’ailleurs l’autre versant de l’obéissance. La solidarité fraternelle est à double sens, recevoir et donner. Chacun se sait au service de ses frères pour les aider à faire craquer eux aussi les limites de leur propre désir et trouver ainsi le vouloir du Père. Le religieux travaillant au dehors de la communauté, dans une tâche absorbante ouvrant sur des solidarités astreignantes, ne saurait renoncer pour autant à ce service fraternel, qui représente le test de sa sincérité religieuse. Un test le préparant à celui que pourra être, un jour ou l’autre, le renoncement à telle démarche qui souderait sa communion avec le milieu de travail, mais déchirerait d’une façon irréparable sa communauté fraternelle encore incapable d’en comprendre le sens évangélique. L’attachement réel au projet religieux se mesure à des attitudes de ce genre. Il faut leur ajouter la fidélité à la mise en commun des salaires et des argents perçus qui – la fascination de la possession étant ce qu’elle est – demeure un rappel permanent de la solidarité à tous les plans.

Responsabilité de la communauté

Parler de solidarité communautaire, c’est toutefois renvoyer également à l’autre coordonnée de la koinônia, celle qui regarde la responsabilité de la communauté comme telle à l’endroit de chaque membre. Car si le religieux inséré dans un milieu de travail où il milite pour la justice et les droits de la personne ne doit pas pour autant se couper de son appartenance communautaire, de son côté la communauté ne saurait d’aucune façon se penser déliée de toute responsabilité à son endroit. En l’accueillant au moment de sa profession, elle s’est liée à lui, s’engageant à devenir son appui dans le combat de sa fidélité à l’appel du Seigneur. Elle doit donc se vouloir solidaire de ce qu’il accomplit. Même si son travail échappe à sa compétence, elle a à se considérer comme le milieu, la cellule évangélique où, grâce à la prière et à l’amitié fraternelle, il sera porté, éclairé, réconforté. Il serait odieux et évangéliquement scandaleux que le groupe comme tel excommunie tel membre dont la tâche profane ou les options socio-politiques ne lui plaisent pas. Certes, devant l’attitude à prendre face aux demandes venant de ses compagnons de travail, de ses collègues, des organismes où il milite, le religieux se montrera souvent loin de la mentalité et de la préoccupation de ses frères religieux. Parfois son attitude contredira ce qu’un autre membre de la communauté affiche extérieurement. Il optera pour l’autre parti ou l’autre mouvement d’opinion. Il défendra par exemple les droits lésés des infirmiers laïcs dans un hôpital tenu par sa congrégation. Devant ce pluralisme des prises de position provoquées par l’engagement social de ses membres, la communauté aurait tort de se fragmenter. Là le rôle du supérieur ou du responsable prend tout un sens. Car il lui revient de guider le groupe dans la prise de conscience que son unité s’enracine non dans les tâches, avec les options qu’elles amènent, mais dans l’appel du Seigneur. Vécue dans un sain et réaliste pluralisme, la koinônia fait en effet que l’interpellation, la confrontation, l’affrontement, la friction des points de vue provoquent chez chacun une réflexion le conduisant à nuancer, voire à remettre en question ce que, sans cela, il continuerait de maintenir d’une façon intransigeante. Faut-il préciser que la vie en koinônia menée dans ce contexte n’a rien d’une quête sentimentale des délices de l’amour fraternel ? Elle n’est rien d’autre que la prise en charge, ferme, adulte, de chacun et de ses problèmes par tous. Une prise en charge à laquelle on refuse de renoncer. Le sérieux d’une communauté religieuse se juge à cette volonté.

Donner à la vie communautaire un nouveau visage

Pour que ce que nous venons d’exposer, et qui garantit la qualité des insertions nouvelles en plein « monde du travail », puisse être autre chose que souhaits et mots, il est évident que les congrégations, de toute espèce et de toute robe, doivent chercher à donner à leur vie communautaire un nouveau visage. Cela représentera une des nécessités majeures des prochaines années. Des communautés formalistes, engoncées dans des relations interpersonnelles stéréotypées, ne sauraient soutenir des religieux engagés dans les styles de travail qui s’instaurent. Ceux-ci prendront peu à peu leurs distances et se retrouveront un beau matin étrangers à leurs frères. Il faut créer un climat de transparence fraternelle permettant de se reconnaître, en dépit de tout, comme des frères soudés les uns aux autres par un même appel devant Dieu. Ceci nous apparaît comme une condition sine qua non de la qualité et du succès des nouvelles insertions. Jamais les religieux livrés à eux-mêmes ou considérés comme des francs-tireurs ne parviendront à unifier projet de « suite du Christ » et entrée dans les problèmes humains de plus en plus complexes qu’ils rencontreront. Si les communautés acceptent de n’être que des dortoirs où on se retrouve pour un peu de repos, ou des oratoires pour la récitation en commun de quelques psaumes, elles n’ont plus qu’à fermer leurs portes. Elles ont tué leur avenir. Mais d’autre part, ce serait faire fausse route que de les concevoir comme des nids de chaleur spirituelle irréalistes, sortes de havres de satisfaction psychologique et piétiste. On serait vite déçu. Ce qu’il faut, c’est recréer un tissu conjonctif tenant compte du fait qu’on ne vit plus tout le jour sous le même toit, qu’on n’est plus tous présents aux mêmes exercices communautaires, qu’on n’a plus tous les mêmes rythmes d’existence quotidienne, qu’on ne partage plus tous les mêmes vues politiques ou sociales, mais qu’on doit pourtant se forger un cœur commun et une âme commune, à cause du Christ et de son appel. Nous ne sommes pas au bout de nos peines.

L’intervention des supérieurs, à tous les échelons, doit, en conséquence, revêtir des formes nouvelles. Par une sorte d’extension analogique du principe de subsidiarité, il faudra sans doute en venir à ce que les religieux soient laissés à leur propre responsabilité, portée, comme nous le disions, par la solidarité communautaire, là où ils se montrent capables d’y voir clair par eux-mêmes. Mais, d’autre part, on devra s’engager à leur procurer toute l’aide nécessaire lorsqu’ils piétinent, perdent courage, sont en crise. L’ accompagnement, spirituel et fraternel, prend ainsi le pas sur le commandement, même conçu sous les formes adoucies et profondément évangéliques que nous connaissons depuis une dizaine d’années. Les responsables des congrégations auront surtout à œuvrer de toutes leurs forces pour donner aux communautés la qualité d’accueil, de dialogue, de fraternité que nous évoquions. S’ils prennent la chose au sérieux, cela redonnera à leur fonction un lustre qu’ils croyaient à tout jamais perdu. Pour eux aussi, donc, nouvelle tâche.

Comment conclure, sinon par un appel à l’espérance ? Nous sommes dans des temps difficiles. Mais l’histoire du Peuple de Dieu nous apprend que la nuit prépare l’aurore des matins ensoleillés, que la pourriture du grain de blé en pleine terre prépare l’épi, que Gethsémani prépare l’aube de la Résurrection. Que la nuit, la pourriture du grain, Gethsémani soient bénis puisque d’eux jaillit la vie !

Avenue Empress 96
OTTAWA, Canada K1R 7G2

Pistes de réflexion

Selon quels critères une communauté religieuse insérée dans le monde du travail fera-t-elle son unité et vivra-t-elle une mission commune ?

Face au dynamisme totalisateur des engagements socio-politiques, comment le religieux restera-t-il fidèle, jusque dans l’intégration de ces engagements, à son identité et à son charisme propres ?

[1Nous avons approfondi ce point dans « Religieux sur les chantiers des hommes », Lumen Vitae, 30 (1975), 221-254.

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