La pratique du discernement des esprits
Jan Bots, s.j.
N°1977-5 • Septembre 1977
| P. 284-294 |
Comment agir en liberté dans un monde où l’homme est assailli par de multiples forces de séduction ? Comment choisira-t-il ce qui est le meilleur pour lui ? L’auteur trace un chemin, inspiré du discernement des esprits chez saint Ignace. Ce chemin introduit dans une disponibilité radicale à la volonté du Père, source de liberté intérieure, et dans une contemplation de Jésus-Christ qui évangélise le cœur et lui donne de coïncider avec les préférences du Seigneur vivant dans son Église. L’homme pourra alors discerner spirituellement, par les mouvements intérieurs de son cœur, si telle manière de voir, telle décision à prendre, etc., se laisse intégrer dans sa marche personnelle vers Dieu.
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D’incroyables changements caractérisent l’époque où nous vivons. Il n’est personne d’entre nous dont les conditions de vie n’aient été profondément transformées en l’espace de quelques années ; grâce à l’abondance des biens, la grande majorité des hommes est désormais à l’abri de tout souci matériel. Autre changement non moins profond, notre existence ne se déroule plus dans les cadres étroits d’une société close sur elle-même, mais elle s’ouvre tout entière à tous les courants d’idées qui agitent le monde.
Jamais les hommes de l’Occident n’ont reçu de leurs semblables dans une telle mesure la liberté d’organiser leur propre vie conformément soit à leurs caprices, soit aux exigences de leur conscience. Jamais non plus ils n’ont connu une telle aisance, leur permettant de satisfaire largement à tous les besoins vitaux : habillement, nourriture, chauffage et instruction. Jamais enfin ils n’ont été préservés aussi efficacement contre tous les dangers pouvant menacer leur sécurité matérielle : vieillesse, maladies, accidents, chômage, etc.
Notre société de consommation ne développe notre liberté que dans un sens déterminé : elle offre à notre liberté extérieure des possibilités permettant à chacun d’agir selon ses goûts. Nous ne dirons pas que cela ne constitue pas un progrès, mais nous constatons qu’elle ne se préoccupe guère de l’accroissement de notre liberté intérieure qui, elle, ne peut se développer que dans un climat de sobriété et de détachement. Notre liberté personnelle est exposée à la séduction de corrupteurs nombreux et subtils et faute de liberté intérieure il nous sera bien difficile de leur résister.
Situation nouvelle, s’accompagnant dès lors aussi d’obligations nouvelles : notre liberté extérieure doit être élargie et approfondie aux dimensions d’une vraie liberté intérieure, personnelle. Nous devons être capables, comme il convient à des êtres lucides et responsables, de prendre de libres décisions. Le but de cet article est de montrer comment chacun de nous peut y parvenir, à partir des expériences qu’il lui est donné de faire dans les circonstances mêmes de sa vie concrète.
Le monde où nous vivons
C’est là une nécessité qui s’impose de nos jours bien plus encore que par le passé. Il est vrai que de tous temps il s’est trouvé des occasions où des décisions importantes devaient être prises à la seule lumière de ce que nous inspirait notre conscience, en particulier pour le choix d’une profession, d’un état de vie ou d’un conjoint. Mais l’époque où nous vivons nous invite plus que jamais à des prises de position personnelles. Car les hommes ont conquis une emprise étonnante sur le cours naturel des choses. Cela les oblige à définir leur position personnelle en de nombreux domaines de la vie où les possibilités restreintes de la technique et de l’économie ne laissaient guère de place autrefois à un choix quelconque. Mais ce qui est plus important encore, c’est que les individus se trouvent désormais placés dans des situations où ils ne peuvent plus compter que sur eux-mêmes. Ils étaient soutenus autrefois par les liens communautaires que leur apportaient la vie au village et en famille, la classe sociale, la profession, la paroisse, les groupements divers ; ces liens se sont peu à peu dissous et les règles de conduite en vigueur, ainsi que les coutumes observées par tous, qui donnaient jadis l’impression rassurante de la solidarité et de la communion, ont ainsi perdu une grande partie de leur valeur et de leur signification.
Il est bien vrai, d’une part, que les hommes ont pu en éprouver un sentiment de libération. Mais, d’autre part, cette grande permissibilité et l’absence totale de pression sociale qui en résulte, ont pour conséquence que les hommes se sentent isolés et démunis de tout secours qui pourrait les protéger et de toute protection. Hors des cadres sécurisants des coutumes et des traditions sociales, les hommes sont exposés dorénavant, bien plus que dans le passé, aux influences criardes de la publicité et à la tyrannie de l’opinion publique. Nous sommes désormais assaillis de tous côtés par une foule innombrable de séducteurs plus ou moins occultes, sollicitant notre pouvoir d’achat et notre avidité, et nous sommes tous submergés par un flot d’informations nous présentant, sous les formes les plus spécieuses, les idéologies les plus diverses. L’air que nous respirons est plein de slogans.
Pris dans l’engrenage de la concurrence économique et des idéologies rivalisant entre elles pour maîtriser l’opinion publique, les individus éprouvent donc une difficulté croissante pour élaborer en toute liberté leur projet de vie personnelle. Tâche d’autant plus ardue que tout ce qui se présente à eux contient à la fois du bon et du mauvais. Un discernement est-il encore possible ? C’est à cette question que nous allons essayer de répondre, non par des considérations abstraites, mais en proposant à chacun de nous, dans la situation bien concrète où il se trouve, une aide efficace pour se frayer un chemin entre les bonnes et les mauvaises influences qui le sollicitent, entre les bons et les mauvais « esprits » qui l’agitent, et en l’amenant ainsi à conformer en toutes choses sa conduite, non à l’idée abstraite du Bien en général, mais à ce qui est vraiment le meilleur pour lui.
« Telle est la victoire qui a triomphé du monde : notre foi » (1 Jn 5,4)
Si nous décidons de mettre de l’ordre dans la conduite de notre vie, il nous faut commencer par examiner quelles sont nos dispositions fondamentales. Sommes-nous prêts, au terme de notre recherche, à laisser Dieu libre d’avoir le dernier mot ? Sommes-nous prêts à vérifier l’exactitude de nos vues humaines, si perspicaces et si bien intentionnées qu’elles soient, à la lumière de ses intentions ? à faire pencher sans cesse la balance du côté de ses préférences ? Et cela non seulement en l’une ou l’autre occasion, mais de manière habituelle, conformément à une disposition englobant la totalité de nos actes ! Car la volonté de Dieu ne se laisse pas capter par une oraison bien faite, par quelques moments de prière, à la messe du dimanche par exemple, et pas davantage dans l’une ou l’autre bonne action, celle-ci fût-elle le service des âmes ou une promesse de fidélité à quelque personne ou à l’Église. Il ne nous est ni permis ni possible de ne concéder à Dieu qu’un morceau de notre vie et de nous réserver le reste. Avec lui c’est le centre de notre vie tout entière qui se déplace : le vin nouveau de son Esprit fait éclater les outres de tous nos critères humains (Mc 2,22).
Celui qui s’apprête à faire la volonté de Dieu doit en conséquence s’abstenir d’attribuer à son propre jugement une valeur absolue ; il faut qu’il soit prêt au détachement complet de lui-même. Et cela ne s’applique pas seulement aux questions relatives à la pratique religieuse ou à la discipline ecclésiastique, comme par exemple de savoir s’il faut prier peu ou beaucoup, ou attacher plus de prix à la confession individuelle qu’à la célébration communautaire du sacrement de pénitence, ou encore se déclarer pour ou contre le maintien du célibat des prêtres. Cela vaut aussi pour toutes les questions dont la solution importe pour la conduite générale de notre vie, aussi bien dans nos relations avec les autres et dans notre comportement personnel que dans l’appréciation de tout ce qui nous arrive. Nous devons, par exemple, pouvoir décider aussi, avec non moins de liberté intérieure, de l’attitude exigeante ou tolérante que nous adopterons dans nos relations ou en matière d’éducation, du juste équilibre à trouver entre nos désirs d’activité extérieure et notre besoin de détente, et enfin du sens que nous attacherons à nos réussites, à nos échecs et à tous les événements survenant dans la vie de l’Église et du monde où nous vivons. Celui qui vit devant Dieu s’efforcera de voir toutes choses dans la lumière où Dieu lui-même les voit. Cette libre disponibilité pour tout ce qui est la volonté de Dieu ne nous demande pas de faire une croix sur nos préférences spontanées ou de professer une indifférence complète par rapport aux résultats de la recherche scientifique, à la mentalité de notre temps ou à la sympathie de nos semblables, etc. Le résultat sera déjà fort appréciable si nos jugements spontanés sur les hommes et les choses cessent d’avoir un tel poids qu’ils déterminent par eux seuls nos prises de position. Dieu doit pouvoir disposer de nous, même s’il veut nous mener dans une direction contraire à nos goûts, à la mentalité régnante, aux idées communément admises dans la société ou dans l’Église.
C’est là une disposition bien exigeante. Mais elle récompense largement celui qui l’adopte. Et le premier bienfait qu’elle procure, c’est la liberté intérieure. Car la soumission à la volonté de Dieu ne s’oppose nullement à notre liberté personnelle ; elle en est au contraire la première condition. Et cela est parfaitement plausible, dès que l’on a compris que notre être tout entier est intérieurement accordé à la volonté de Dieu. En cela nous ne différons pas de Jésus lui-même, dont c’était la « nourriture » de « faire la volonté de celui qui l’a envoyé » (Jn 4,34).
C’est pour ce motif qu’il nous a appris à prier : « Notre Père, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ». C’est ainsi qu’il a prié lui-même : « Que ce ne soit pas ma volonté qui se fasse, mais la tienne ! » (Lc 22,42). Notre adhésion à Dieu nous délivre de tout ce qui entrave le libre épanouissement de notre personnalité : non seulement du mal, mais aussi de toutes les choses qui, bonnes en elles-mêmes et peut-être aussi bonnes pour d’autres, ne sont pas bonnes pour nous ou qui, tout en ayant été bonnes pour nous autrefois, ont cessé de l’être au point où nous nous trouvons maintenant.
Ce que nous proposons ici continuera peut-être d’apparaître bien difficile, sinon impossible, aux yeux de beaucoup. M’est-il vraiment possible de connaître ce que Dieu veut de moi ? Il n’en reste pas moins certain que ce que Dieu veut de chacun de nous nous a été révélé en général par l’exemple de son Fils venu partager avec nous notre condition humaine, et que celui-ci nous le révèle en particulier par l’inspiration et la force de son Esprit répandu dans nos cœurs. Ce sont là les deux points que nous proposons d’éclaircir l’un après l’autre en ce qui va suivre.
Nos pensées sont celles du Christ (1 Co 2,16)
Ceux qui ont décidé de confier à Dieu la libre disposition de leur vie, trouveront dans la contemplation de Jésus-Christ un modèle instructif de vie accordée au plan de Dieu. Car notre foi en Dieu est tôt ou tard soumis à de rudes épreuves. Il se produit tant d’événements qui nous font spontanément poser la question : Quel peut bien être le sens de tout cela ? Qu’est-ce que Dieu peut bien vouloir me signifier par ce qui m’arrive ? Ou encore, nous nous disons : Il n’est quand même pas possible que ce soit cela que Dieu demande de moi !
En de pareilles situations, nous tirerons grand profit à considérer comment dans les évangiles les apôtres ont connu les mêmes difficultés. Ils ont été complètement désarçonnés lorsque le Christ leur a annoncé sa passion : « Ils ne comprirent rien à tout cela ; cette parole leur demeurait cachée et ils n’en saisissaient pas le sens » (Lc 18,34). Pierre se révolte : « Le tirant à lui, il se mit à le morigéner » (Mc 8,32) : « Dieu t’en préserve, Seigneur ! Non, cela ne t’arrivera point » (Mt 16,22). L’opposition est complète : leurs vues humaines ne coïncident en aucune façon avec les pensées divines : « Passe derrière moi, Satan ! car tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes » (Mc 8,33).
Le contact avec Jésus-Christ nous acclimate à ce Dieu étrange, pour qui, semble-t-il, les choses ne font que commencer là où nous mettrions volontiers le point final. Sans doute le besoin de ce contact se fait-il ressentir de nos jours encore plus qu’en d’autres temps. Car dans la société où nous vivons, tout ce qui suggère, même de loin, les faiblesses et les défaillances de l’homme est relégué à la périphérie de la vie sociale, le plus loin possible des regards des gens du commun : les malades dans les hôpitaux, les vieillards dans les maisons de repos, les infirmes et les handicapés mentaux dans leurs institutions spécialisées et les morts dans leurs tombes. Et peut-être est-ce un moindre mal qu’il en soit ainsi. Mais il en résulte, en tout cas, que notre société n’a guère d’attention que pour l’homme intact, en pleine possession de ses forces vitales. Les malades, les faibles, les vieillards et les inutiles sont considérés comme des êtres plus ou moins anormaux. Il est pour ainsi dire interdit à l’homme de souffrir et toute souffrance apparaît dès lors comme une absurdité. Dans la société où nous vivons, on est honteux de montrer ses faiblesses et nous nous sentons constamment obligés de les dissimuler. Comment s’étonner dès lors que, dès qu’un choix nous est proposé, nos préférences aillent à ce qui est grand et fort plutôt qu’à ce qui est petit et sans éclat.
La contemplation de l’Évangile peut assurément nous aider à neutraliser ces influences qui limitent notre liberté de choix et à rapprocher de notre portée des décisions auxquelles ne nous portent ni notre nature ni les pressions sociales dont nous sommes l’objet. Car ce sont précisément les personnes que nous écartons de nos préoccupations qui, dans l’Évangile, occupent la place centrale : tous ceux qui sont le rebut de la société, les vieillards et les malades, les possédés « d’esprits impurs », les païens et les étrangers, les pauvres et les pécheurs publics, les publicains et les femmes de mauvaise vie, ou tout simplement les petits enfants et les hommes de tous les jours. Ils nous invitent tous à nous identifier à eux, nous apprenant qu’en Jésus, Dieu s’intéresse à nous tous et que, tous, nous sommes importants à ses yeux : « A la vue des foules il en eut pitié » (Mt 9,36 et 15,32).
En nous efforçant de faire attention à Dieu et à sa sainte volonté, nous constaterons que Dieu fait attention à nous. Bien plus : c’est notre propre sort qu’il est venu partager : « Il s’est anéanti lui-même, prenant condition d’esclave et devenant semblable aux hommes » (Ph 2,7). Ce dont nous nous détournons est ce que Jésus a placé au centre même de sa vie : « Et c’est ouvertement qu’il parlait de ces choses » (Mc 8,32), des souffrances et des humiliations qui l’attendaient. Ce que nous considérons comme impossible est cela même qu’il a embrassé pour y déployer ses divines possibilités. Au ciel, Jésus est le Fils du Père, Fils de celui dont il reçoit la vie. C’est là ce qui explique qu’il vienne sur terre parmi les hommes dans la pauvreté et dans la dépendance totales. Déréliction et humiliation, solitude et rejet sont autant de signes nous manifestant cette situation initiale : qu’il tient sa vie d’un autre, qu’il n’a pas sa propre vie en main, qu’il est « fils ». C’est pour cela qu’il mène une vie cachée, qu’il ne cherche pas « sa propre gloire » (Jn 8,50), qu’il est au milieu de ses disciples « comme celui qui sert » (Lc 22,27). Jésus choisit précisément le contre-pied de ce qui nous attire si puissamment : l’entourage rassurant d’un cercle de bons amis, les plaisirs et les distractions, l’honneur et la puissance. Non que cela n’ait eu pour lui aucun attrait ; il ne serait pas vraiment homme, s’il y était insensible. Lui aussi a connu la tentation et a craint de souffrir : « Éloigne de moi cette coupe » (Lc 22,42). Mais il choisit par-dessus tout d’être le Fils du Père qui est aux cieux, et donc de mener une vie d’esclave, allant jusqu’à l’anéantissement dans la mort sur la croix.
C’est ici qu’apparaît la valeur spécifique de l’humanisme chrétien, qui attache une valeur positive à l’idéal d’une humanité harmonieuse et intacte, mais qui comprend aussi que les béatitudes évangéliques puissent être la source d’une énergie nouvelle, puisée au-delà de l’existence humaine, c’est-à-dire en Dieu. La possibilité de dépasser l’humain nous est montrée en Jésus-Christ, selon les paroles de saint Paul : « L’homme laissé aux seules ressources de sa nature n’accueille pas ce qui est de l’Esprit de Dieu : c’est folie pour lui et il ne peut le connaître, car c’est par l’Esprit qu’on en juge » (1 Co 2,14). Il nous faut en conséquence, en tout ce qui nous arrive et dans toutes les décisions que nous prenons, nous inspirer de l’exemple de Jésus-Christ. Indépendamment des objets bien concrets de nos divers choix, c’est sur l’esprit dans lequel nous agissons que porte notre choix : « Ayez entre vous les mêmes sentiments qui furent dans le Christ Jésus » (Ph 2,5).
Le désir d’imiter Jésus-Christ, les dispositions de service et de renoncement à soi font donc essentiellement partie du projet de vie de ceux qui par le baptême font profession d’être chrétiens. Ainsi se pose la question à laquelle il nous faut répondre maintenant : Comment nous est-il possible de connaître ce que Dieu veut de nous en chacune des circonstances et des situations concrètes de notre vie ?
« L’homme spirituel juge de tout » (1 Co 2,15)
Nous avons vu au début de cet article que le monde où nous vivons nous place au milieu d’un champ de forces sollicitant de toutes parts nos jugements de valeur et notre adhésion. Les hommes et les choses qui nous entourent, nous apparaissent comme une réalité complexe, opaque et écrasante dont nous subissons tour à tour la tyrannie et la séduction. Comment, au milieu de toutes les influences et de toutes les forces qui nous travaillent, trouver la voie la plus sûre et la plus directe nous permettant de discerner ce qu’elles contiennent de bon et de moins bon ? A cette question nous répondrons : en examinant, au travers de nos propres expériences accordées à l’esprit du Christ, la part de bien que ces forces et ces influences diverses nous font.
Si tel ou tel mouvement, tel ou tel groupement (que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Église, peu importe), si telle ou telle manière de vivre, telle ou telle décision à prendre, exercent sur nous une attirance positive, tenons pour certain que c’est de ce côté que se trouve ce qui est le meilleur pour nous. À condition toutefois qu’il ne s’agisse pas d’un sentiment de satisfaction ou de contentement superficiels. Si telle ou telle pensée nous fait ressentir une paix durable qui nous affermit au plus profond de nous-mêmes et qui, en même temps, renforce notre don à Dieu et notre attachement à Jésus-Christ, voyons-y le signe que c’est de ce côté que se trouve la volonté de Dieu. Si nous remarquons que telle pensée nous rend vraiment heureux, non d’un sentiment de bonheur plus ou moins factice, suscité artificiellement par les efforts de notre imagination, mais dans une expérience de bien-être qui nous envahit et qui perdure même lorsque l’horizon s’obscurcit, n’hésitons pas à l’admettre et à nous confier tout entiers à elle.
Cette motion annonçant un bonheur profond, moins impulsive que vraiment intense, produite en nous sans que nous en soyons les vrais auteurs, survenant donc du dehors et nous conduisant vers un autre que nous-mêmes, est l’œuvre du Saint-Esprit « qui habite en nous » (2 Tm 1,14). Le Saint-Esprit est en effet la personne qui unit au Père non seulement le Fils, mais aussi tous ceux que celui-ci rend participants de sa filiation divine. Son opération féconde nous est décrite par saint Paul : « Le fruit de l’Esprit est charité, joie, paix, longanimité, serviabilité, bonté, confiance dans les autres, douceur et maîtrise de soi » (Ga 5,22-23). Ce sont là « ces douces forces d’énergie dont le triomphe est finalement assuré » (H. Roland Holst).
De leur côté, les influences nocives ou les « mauvais esprits » se laissent reconnaître, eux aussi, par l’expérience des effets négatifs qui en résultent. Ainsi dès qu’une impression négative se dégage pour nous en l’une ou l’autre occasion, que ce soit d’un projet, d’une conversation, d’un livre ou d’une émission télévisée sur quelque événement dans le monde ou dans l’Église, on peut y voir un signe certain qu’il s’agit de quelque chose qui ne doit pas retenir plus longtemps notre attention. À condition (répétons-le) que l’impression produite soit plus qu’un sentiment superficiel d’insatisfaction ; mais si elle se traduit pour nous, à un niveau plus profond, par la perte de notre paix intérieure, par une diminution de foi et de confiance en Dieu, elle nous apporte l’indication claire que nous n’avons pas à rechercher ce qui est bon pour nous de ce côté-là. N’en concluons pas toutefois que ce qui nous impressionne défavorablement est condamnable en soi et que tout le monde doit s’en détourner. Car une même chose peut très bien être mauvaise pour celui-ci et bonne pour celui-là. La connaissance expérimentale que donne le discernement de nos impressions, ne conduit pas, comme c’est le cas pour la connaissance scientifique, à la connaissance de ce qui est valable pour tous ; le discernement spirituel ne tend à rien d’autre qu’à nous rendre personnellement plus attentifs et plus sensibles à ce qui est bon pour nous, à ce qui nous accorde mieux (nous, tels que nous sommes) au plan de Dieu sur nous. La recherche de Dieu et notre vrai bonheur étant deux choses intimement reliées entre elles, abstenons-nous de tout ce qui s’y oppose, comme par exemple : le découragement, la sécheresse, l’indifférence, la pusillanimité, l’amertume, le mécontentement, la révolte, la paresse spirituelle, en un mot toutes les formes que prend la « désolation ».
Le métier d’homme s’apprend en se laissant conduire et attirer en toutes choses par ce qui nous promet un bonheur plus profond, en écoutant sans cesse les voix intérieures et en suivant leur appel. Telle est, à proprement parler, la vie spirituelle. Celle-ci n’est pas une vie immatérielle, mais une vie dans l’Esprit Saint. Celui qui mène une vie spirituelle, ne se contente pas de se demander si une chose est bonne en soi ; mais ce qui lui importe, c’est de savoir si les choses bonnes qui se présentent à lui s’accompagnent du bon esprit, c’est-à-dire si elles se laissent intégrer pour lui dans sa marche vers Dieu. Ce n’est qu’alors qu’il se trouve en présence du bien qui lui convient vraiment. Ne réglons donc plus notre conduite en prenant pour guide unique ce que pense notre entourage ou ce que disent les sciences et pas davantage ce que peuvent nous apprendre les règles d’une saine psychologie. En ce cas nous ne faisons que nous déterminer par des considérations abstraites, je veux dire : valables pour tous en général. En vérité nous agissons alors « comme des esclaves asservis aux éléments du monde » (Ga 4,3). Devant les impressions premières de sa spontanéité, devant tout ce que lui dictent la science et l’esprit de son entourage, le chrétien doit, sans se presser de prendre position, avoir une attitude de réserve et se dire : « Fort bien ! Mais de combien de choses encore faudra-t-il que je m’embarrasse ? » Parce que nous avons « reçu un esprit de fils adoptifs » (Rm 8,9), nous ne pouvons nous engager vraiment que lorsque nous avons perçu clairement vers quoi le Saint-Esprit nous pousse. Cela revient à dire qu’en toutes nos actions notre attention doit se porter en tout premier lieu sur l’action de l’Esprit en nous et que, s’il s’agit d’un choix à faire entre plusieurs possibilités, c’est du côté où l’action de l’Esprit est la plus forte que nous devons nous diriger. Or tout chrétien, vraiment disposé en toute liberté à faire la volonté de Dieu et prêt à suivre la voie d’humble service que nous a montrée son Fils crucifié, possède en toute occasion l’assurance qu’il ressentira l’action de l’Esprit en lui. Car Jésus nous dit lui-même dans l’Évangile : « Si donc vous, qui êtes mauvais, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus le Père du ciel donnera-t-il l’Esprit Saint à ceux qui l’en prient » (Lc 11,13).
« Réflexion » et examen de conscience
Le discernement suppose une attitude d’ouverture et de disponibilité envers Dieu et une grande mesure de réserve et de détachement en face des créatures. En un sens, il faut que nous nous placions au-delà de notre sentiment et au-delà de notre raison, que ce ne soient plus nos seules impressions ou nos seuls raisonnements qui nous guident, mais que nous nous dirigions du côté où Dieu nous attire davantage et où nous sentons d’expérience que s’exprimera davantage l’amour que nous lui portons. Pour discerner sous l’influence de quel esprit nous nous trouvons, il est indispensable de prendre l’habitude de considérer comme à distance nos impressions et de faire l’examen de ce qui nous occupe. Sans doute, c’est là une chose à faire en tout temps. Mais il est bon d’y consacrer chaque jour explicitement certains moments spécialement destinés à cet effet. Comme, par exemple, après l’oraison (lieu privilégié pour le discernement), un temps de « réflexion », un coup d’œil rétrospectif sur ce qui s’y est passé, ou encore, en fin de matinée ou de soirée, un bref examen de conscience. Dans la « réflexion », nous notons ce qui nous a occupés dans l’oraison, tant dans les moments où Dieu nous était présent que dans les moments de distraction où il ne l’était pas. Dans l’examen de conscience, nous nous demandons : « En quelles occasions ai-je ressenti une diminution de paix intérieure ? À quels moments celle-ci s’est-elle trouvée atteinte ou renforcée ? »
De cette manière la « réflexion » et l’examen de conscience deviennent des pratiques permettant à Dieu de prendre lui-même en main l’initiative dans notre direction spirituelle. La pratique de la réflexion et de l’examen de conscience ne rend pas superflu le rôle d’un père spirituel ; au contraire, grâce à cette pratique, sa direction peut atteindre sa pleine efficacité.
Ce sont des temps de discernement où notre cœur se met à l’écoute des bons mouvements, des bonnes pensées qui l’agitent et où s’affinent cette disponibilité et ce sens particulier qui nous permettent de nous abandonner à l’action du bon esprit [1].
Une Église qui se renouvelle sans cesse
Toutefois celui qui se laisse conduire par son expérience spirituelle ne peut oublier que ses propres sentiments n’ont pas une portée absolue et universelle. Personne ne peut prétendre à l’infaillibilité et, en ce que l’Esprit nous inspire, l’illusion est toujours possible. L’Esprit n’est donné de manière infaillible qu’à l’Église prise dans sa totalité et représentée par les évêques en union avec le pape. Mais il ne s’en suit pas qu’il ne puisse être très profitable de faire part de nos expériences spirituelles personnelles en réunion de groupe, dans le respect de la liberté des autres. Il se produit alors une mise en commun et comme une reconnaissance mutuelle pouvant donner lieu à l’origine d’une communauté s’inspirant d’un même esprit. Et c’est de cette manière aussi que l’Église a coutume de se renouveler sans cesse, la conduite du Saint-Esprit appelant les individus et les groupes à vivre d’une inspiration commune. Toutefois le renouvellement de la vie communautaire ne sera pas vraiment durable et fécond si chacun des membres d’une communauté nouvelle ne commence pas par se sentir porté à la conversion personnelle et par consentir en son propre cœur à renaître de l’Esprit qui « souffle où il veut » (Jn 3, 8). Les aspirations personnelles des individus, des groupes et des mouvements particuliers ne peuvent trouver l’unité à l’intérieur de l’unité de l’Église que s’ils portent la marque du seul et unique Esprit de sainteté, qui est aussi le principe vital de l’Église en sa totalité.
Car n’arrive-t-il pas bien souvent que les « esprits impurs » trouvent un lieu de retraite et de repli dans les raisonnements théologiques eux-mêmes ? Il est bien préférable d’écouter son propre cœur, d’intégrer tous les événements dans notre prière et d’examiner ce que nous ressentons à leur occasion : sont-ils en accord avec ce que nous expérimentons dans la prière, en harmonie avec ce vers quoi Dieu nous attire ? C’est là une connaissance intuitive et directe, s’exerçant sous l’influence immédiate et toute proche de ce que Dieu opère en nous.
Une vie qui se renouvelle sans cesse
Vivre dans le discernement des esprits, c’est vivre en puisant aux profondeurs les plus secrètes de notre cœur, là où nous recevons notre être de la main même de Dieu. Ce don que Dieu nous fait, on ne se contente pas de le recevoir, on s’attache par-dessus tout, en toutes choses, à observer les réactions profondes qu’il suscite. Et on en retire de multiples avantages. En effet :
- On se sent branché sur la force de Dieu lui-même ; car le Saint-Esprit n’est pas seulement une lumière qui nous montre la voie à suivre, il est aussi une force : « L’Esprit Saint viendra sur toi et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre » (Lc 1,35) ; « Vous allez recevoir une force, celle de l’Esprit Saint qui descendra sur vous » (Ac 1,8). Celui qui confie la conduite de sa vie aux motions du Saint-Esprit, dispose toujours de forces suffisantes.
- On est moins tiraillé en tout sens par des forces contraires. Car, par la « réflexion » et l’examen de conscience, on apprend à distinguer et à écarter les influences négatives. Et ainsi on épargne beaucoup d’énergie.
- L’attention aux mouvements intérieurs de notre propre cœur fait qu’on ne peut plus jamais s’écarter loin du bon chemin. Le discernement de ce qui est bon et mauvais s’effectue bien plus rapidement qu’en réservant en tout premier lieu notre attention pour la manière dont on se comporte extérieurement ou dont les autres nous jugent. Même avant d’avoir eu le temps de dire une parole inconsidérée ou de poser un acte dont on se repentira plus tard, on est averti, par le sentiment de désolation que l’on éprouve, du danger qui nous menace. Mais en portant son attention sur les mouvements du cœur, on se tient près de la source. Et si la source est pure, les eaux qui en jaillissent le sont aussi. Dès que les mouvements de notre cœur sont purement dirigés vers Dieu, les bonnes paroles et les bonnes actions nous viennent d’elles-mêmes : « L’homme bon, du bon trésor de son cœur, tire ce qui est bon » (Lc 6,45). Et cette pureté rejaillit aussi sur les jugements que l’on porte sur les choses et sur les événements dont la vraie signification est perçue bien mieux que par les voies du raisonnement et de la réflexion théologique.
Van Wevelikhovenstraat 1
TEGELEN- 5630, Nederland
[1] Cf. P. Penning de Vries, s.j., Ignatius of de Spiritualiteit der Jezuïeten, Tielt-Amsterdam, Lannoo, 1964, 75.