Consécration par les vœux et choix apostoliques
Jean-Marie Hennaux, s.j.
N°1977-5 • Septembre 1977
| P. 280-283 |
La consécration par les vœux prédispose-t-elle à certains choix apostoliques, envoie-t-elle par préférence vers certains hommes ? Y a-t-il un rapport entre notre vœu de pauvreté et les pauvres, notre vœu de chasteté et ceux qui souffrent dans leur affectivité, notre vœu d’obéissance et ceux qui sont écrasés par un pouvoir ?
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Nous voudrions répondre ici à la question suivante : nos vœux nous prédisposent-ils à certains choix apostoliques ? Notre consécration religieuse nous envoie-t-elle par préférence vers certains hommes [1] ? Y a-t-il un rapport entre notre vœu de pauvreté et les pauvres, notre vœu de chasteté et ceux qui souffrent dans leur affectivité, notre vœu d’obéissance et ceux qui sont écrasés par un pouvoir ?
Être consacré par le Père pour être envoyé dans le monde, c’est se laisser consacrer par l’acte de mourir pauvre, chaste et obéissant de Jésus [2]. C’est à travers cet acte que Jésus est glorifié et béatifié par le Père et qu’il est effectivement et définitivement envoyé vers les hommes ; les apparitions du Ressuscité sont encore, pour le Christ glorieux, des missions reçues du Père, et il vient constamment, dans le temps de l’Église, vers le monde. La vie religieuse est, par conséquent, le mystère de la vie dans la mort, de la joie dans la croix, de la béatitude dans le renoncement ; elle est, par les trois vœux, le mystère de la transfiguration de la pauvreté, de la solitude, de la soumission à autrui. Il en résulte que le religieux a la mission particulière de révéler aux pauvres, aux solitaires, aux humiliés, une joie et une béatitude qui leur sont destinées par le Seigneur. Prononcer les trois vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, équivaut à être envoyé, de préférence et par priorité, aux pauvres, aux solitaires, aux maltraités. Vécus à fond, nos vœux sont par eux-mêmes un principe de discernement apostolique. Telle est l’idée que nous voudrions développer quelque peu [3].
Écartons tout d’abord une mauvaise compréhension de ce qui va être dit. Les pauvretés, les solitudes, les humiliations les plus terribles ne sont pas d’ordre économique, social ou politique ; elles sont d’ordre spirituel. Notre plus grand malheur, c’est notre péché. Jésus est envoyé vers nous, qui sommes dans la misère, l’emprisonnement et l’esclavage du péché. Participer à sa mission, c’est toujours être appelé à descendre avec lui aux enfers, pour y apporter et y recevoir sa miséricorde, son espérance, sa grâce, sa vie. Notre amour nous porte d’abord vers les plus pécheurs de nos frères, qui le sont toujours moins que nous. Mais nous ne serions pas les envoyés de celui qui a guéri les aveugles et les boiteux et qui a consolé les affligés, si nous ne nous intéressions qu’aux « âmes ». Pauvreté, solitude, humiliation n’ont pas qu’un sens « spirituel », elles ont également un sens matériel qui résulte, lui aussi, du péché du monde. Les religieux ne sont-ils pas envoyés par le Christ vers les pauvres, ceux qui pleurent, ceux qui sont persécutés, pour leur révéler la béatitude qu’il ne cesse de leur adresser (cf. Mt 5,1-12) ?
Certes, il y a une immense différence entre la pauvreté volontaire et celle des pauvres, entre le vœu de célibat et la solitude forcée des vieillards, des orphelins, des laissés pour compte, des mal-aimés, entre le vœu d’obéissance et la situation de ceux qui sont brimés par la volonté des autres. Cependant notre consécration, comme celle de Jésus, nous envoie de préférence à ceux qui sont dans la solitude, la pauvreté, la peine ou l’humiliation, pour leur révéler une joie qui n’est qu’à eux.
On nous fera sans doute ici une objection. Parler d’une joie pour les pauvres dans leur état et suggérer que cette joie leur sera révélée par des gens qui font profession de choisir et d’aimer la pauvreté, n’est-ce pas un scandale ? N’est-ce pas faire de la religion cet « opium du peuple » si justement dénoncé ? Veut-on amener les pauvres à aimer leur pauvreté ? N’est-ce pas là les endormir, alors qu’il faut les réveiller et les conscientiser pour le combat de la justice ? Le rôle des religieux n’est-il pas ce rôle de conscientisation ?
Oui, il faut travailler sans relâche et faire travailler tous ceux qui le peuvent pour extirper les causes de misère, de souffrance et d’injustice. Mais cela ne se fera pas en un jour et c’est dès maintenant, sans plus attendre, que ceux qui souffrent ont besoin de la béatitude du Christ crucifié et ressuscité. Dans les béatitudes, Jésus ne parle pas seulement au futur ; il parle aussi au présent : il donne tout de suite une joie.
C’est donc tout de suite qu’il faut révéler aux pauvres que « le Royaume des Cieux est à eux ». Et si ce Royaume est à eux, c’est parce qu’ils sont aimés d’un amour préférentiel par le Seigneur qui n’attend pas notre action (indispensable !) pour réparer toute injustice. Avant cette action, à son principe et de manière concomitante avec elle, il faut que cet amour soit dit. Il ne peut l’être que par une présence d’amitié [4]. Jésus a pu transfigurer en béatitude la situation des pauvres par sa présence et par l’amitié qui l’identifiait aux plus démunis. Entrer dans la pauvreté de Jésus, c’est nécessairement entrer dans son amitié pour les pauvres, c’est être envoyé aux pauvres. Si nous ne pouvons pas dire aux pauvres une parole d’espérance et de joie dans leur pauvreté, c’est parce que nous ne participons pas assez à leur condition, c’est parce que nous ne réalisons pas la première condition de l’amitié qui est la ressemblance.
La béatitude, c’est d’être aimé. On ne pourra donc pas la révéler hors d’une amitié vraie.
Le vœu de pauvreté nous envoie donc aux pauvres pour qu’ils puissent découvrir en nous la béatitude qui est la leur, c’est-à-dire la transfiguration de leur pauvreté, – pour qu’ils puissent découvrir que la pauvreté est le lieu d’une providence particulière du Père, d’un amour particulier de Jésus qui est né parmi les pauvres et qui est mort nu sur la croix. Cette découverte ne les endormira pas, mais elle leur permettra de travailler vraiment à l’instauration d’un monde plus heureux, parce que ce travail ne naîtra pas du désespoir, mais de l’espérance.
Ce que nous venons de dire au sujet de la pauvreté, vaut aussi en d’autres domaines. Le religieux vivant dans le célibat peut aborder d’une manière particulière ceux qui souffrent de leur solitude ; ceux-ci peuvent reconnaître en lui quelque chose de leur situation, car il n’est pas dans la position de force de celui qui peut jouir tout au long de sa vie du réconfort d’une épouse. Il pourra peut-être les amener à transformer, dans le Christ, leur solitude en communion.
Celui qui a compris que son vœu de pauvreté l’envoie aux pauvres pour qu’ils se reconnaissent en lui, que son vœu de chasteté l’envoie aux sans amour pour qu’ils découvrent l’amour, que son vœu d’obéissance l’envoie aux humiliés, celui-là comprend vite qu’il n’est pas vraiment pauvre, ni chaste, ni obéissant. Il est renvoyé à la contemplation du Christ en lui-même, mais aussi dans les siens. Il comprend qu’il a besoin des pauvres pour devenir pauvre, des inutiles pour devenir chaste, et de ceux qui doivent obéir à tous et à tout pour devenir obéissant. Il réalise qu’il ne pourra transfigurer, par sa consécration, misère, manque, humiliations, que s’il découvre sa grâce, l’humble gloire du Crucifié, dans tous ceux qui souffrent, qui manquent, qui ploient. Il est mûr alors pour l’amitié vraie, celle qui reçoit plus qu’elle n’apporte. Il entre enfin dans la vraie pauvreté.
La vie religieuse consiste à aller à la rencontre de Jésus qui vient. Il vient à nous dans les pauvres, dans tous ceux qui souffrent, dans tous ceux qui sont laissés en marge de notre civilisation. Nous avons à contempler en tous ceux-là le Christ crucifié et glorieux. Il y a là une mission qui appartient en propre à la vie religieuse comme telle et qui est déterminée par les vœux eux-mêmes.
rue A. Fauchille 6
B-1150 BRUXELLES, Belgique
[1] Nous avons essayé d’éclairer le rapport intime unissant « consécration » et « mission » dans Vie Consacrée 1976, 296-303. Nos réflexions présentes se basent sur cet article.
[2] Ibidem, 300-301.
[3] Nous nous mettons dans la perspective de la vie religieuse active. Cependant, ce que nous dirons vaut aussi, d’une certaine manière, pour la vie contemplative, même cloîtrée. Thérèse de Lisieux est patronne des missions. Quand elle entre au Carmel, ce n’est pas pour se mettre à l’abri du monde, mais pour lui être « envoyée » ; c’est pour mieux assumer « maternellement » des bandits comme Pranzini et pour « s’asseoir à la table des pécheurs ». Le contemplatif recueille dans sa compassion toute la douleur et tout le péché du monde pour les présenter au Sauveur.
[4] Sur cette idée de l’apostolat comme étant essentiellement et avant tout une amitié, cf. É. Van Broeckhoven, Journal spirituel d’un jésuite en usine, Desclée De Brouwer, 1976.