Accueil et formation des jeunes dans les communautés religieuses
Vincent de Couesnongle, o.p.
N°1977-2 • Mars 1977
| P. 67-85 |
Une « nouvelle race » de jeunes commence à frapper aux portes des Instituts religieux. Après avoir évoqué les énergies vitales que les jeunes espèrent y trouver aujourd’hui, l’auteur, Maître Général des Dominicains, marque à quelles conditions la vie religieuse offrira aux jeunes des lieux favorables à leur recherche : renouvellement évangélique, milieu de prière vraie et ouvert à l’écoute des hommes. Pour être formatrice, l’intégration à la communauté doit être progressive. Elle suppose aussi que les religieux formés sachent écouter les jeunes et que ceux-ci, de leur côté, acceptent de s’engager au concret dans l’Institut, comme la graine qui se confie à la terre dans laquelle le Seigneur l’invite à croître.
Cette conférence a été donnée à Madrid, lors de la 5e Semaine Nationale des Religieux, le 23 avril 1976, semaine organisée par l’« Institut Théologique de Vie Religieuse » des Pères Clarétains. Nous les remercions de nous avoir aimablement autorisés à publier ce texte, qui a paru dans le recueil des travaux Acogida y formación de los jóvenes en la vida religiosa, Madrid, Instituto Teológico de Vida Religiosa, 1976, p. 231-253.
La lecture en ligne de l’article est en accès libre.
Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.
Un peu partout, on parle aujourd’hui d’une certaine reprise des vocations religieuses. On dit même parfois que c’est une « nouvelle race » de jeunes qui frappe à nos portes. Et tout de suite la question, angoissante après la crise récente, se pose aux responsables : comment nos communautés vont-elles les recevoir ? comment allons-nous les former ?
Jadis le problème était assez simple. J’entends encore le Père Prieur me dire lors de ma prise d’habit : « Durant cette année, vous pourrez voir si le genre de vie de l’Ordre vous plaît, et nous, si votre conduite nous plaît. Si l’épreuve est positive, nous vous recevrons à la profession ; en cas contraire, l’un et l’autre nous reprendrons notre liberté ».
De nos jours, les choses sont un peu plus compliquées. Sans doute la communauté accueille et forme, mais elle doit aussi accepter d’être mise en cause par les nouveaux venus. Les jeunes veulent bien passer sous les fourches caudines du noviciat, mais ils ont déjà sur les lèvres des questions insidieuses que la communauté devra écouter. Entre les uns et les autres, une espèce de dialogue s’établit donc dès le premier jour. Leurs points de vue ne seront pas toujours identiques, même s’ils se complètent. C’est pour cela que, comme dans un dialogue, cet exposé interrogera tour à tour les communautés et les jeunes, sur certains des problèmes que posent l’accueil et la formation de ces derniers.
Le sujet est immense. J’insisterai surtout sur les conditions de l’accueil et, en ce qui regarde la formation, sur l’intégration des jeunes dans la communauté.
Nos communautés rebutent-elles les jeunes ?
Il y a un accueil antérieur à l’entrée dans une communauté religieuse. Les maisons dites de formation ne sont pas seules en cause. Les jeunes ne se contentent plus de prendre contact avec une seule communauté. Ils veulent savoir ce qui se passe dans les différentes maisons de la Province ou de l’Institut. Et c’est seulement après enquête, sérieuse et élargie, qu’ils feront leur choix.
Il y a bien sûr les communautés contre-témoignages. Dans une de nos missions depuis longtemps sans vocation, un jeune homme désire se faire dominicain. Il partage la vie des Pères, tout en commençant ses études ecclésiastiques. Après deux années, il nous quitte, juste une heure avant de prendre l’habit : « Je pars, dit-il au père Maître, parce que la communauté ne vit rien de ce que vous m’avez enseigné, et qui me plaisait ».
De même qu’il y a des foyers qui ne veulent point d’enfants, il y a également des communautés qui écartent les jeunes, de crainte d’avoir à changer quelque chose à leur vie. D’autres désespèrent de la vie religieuse et, mettant en avant par exemple l’absence de vraie formation – du moins, à leur sens – dans leur congrégation, ils s’emploient malheureusement à décourager les vocations possibles. Malthusianisme d’un nouveau genre... Comment de telles communautés seraient-elles accueillantes à ceux qui passeraient outre au mur de leur hostilité ? Peut-on trop blâmer ces religieux et religieuses qui refusent la vie, et ne savent pas que le désir de vivre est source de santé ?
Et puis, il y a, à l’inverse, des communautés qui sont trop accueillantes. En ce sens qu’elles sont hantées par la quantité. Celle-ci n’est pas nécessairement source de qualité ; il est plus vrai de dire que « la qualité est la quantité à l’état naissant ». Communautés trop accueillantes encore parce qu’elles s’ouvrent à n’importe qui et à n’importe quoi, à condition que ce soit inédit, marginal, en création continuelle. Communautés toujours en recherche, qui changent leurs projets au premier mouvement d’humeur et dont la créativité, si nécessaire aujourd’hui, risque de tourner à l’anarchie. Ces communautés me font penser à ces moines gyrovagues de jadis. Mais ces nouveaux gyrovagues errent sur les grands chemins de l’imagination, de la déstructuration et de la liberté sans frein.
Sans doute peut-il y avoir quelque chose de sympathique chez ces « religieux en cavale ». Dans un passé encore récent, des jeunes ont pu se sentir attirés par ce type de vie. Je pense qu’en 1976 ils cherchent quelque chose de plus solide et de moins problématique. Ils répugnent à construire leur vie sur des sables mouvants. Ou si, après quelques années, sous couleur de présence au monde et de modernité, ils prennent ce style et cette mentalité à l’intérieur de leur Institut, c’est souvent par déception de ce qu’on leur a offert ou par manque de formation adéquate. Au fond, ce n’est pas ce qu’ils étaient venus chercher.
Que cherchent les jeunes qui pensent à la vie religieuse ?
Dans la vocation religieuse, ce que les jeunes d’aujourd’hui considèrent comme le plus précieux, c’est ce qui est commun à tous les chrétiens : la vie avec Jésus-Christ selon l’Évangile. Vatican II les confirme dans leur sentiment. Le Concile ne proclame-t-il pas que tous les chrétiens, quelle que soit leur condition, sont appelés à la perfection ? Ne rappelle-t-il pas aussi, et à l’occasion de la vie religieuse, que rien n’est supérieur à la consécration baptismale ?
C’est en fait par rapport à cette vérité première – le Christ de l’Évangile – que les jeunes chrétiens orientent aujourd’hui leur vie. Quant à eux, les candidats à la vie religieuse pensent avoir découvert, dans le type de vie de tel ou tel Institut, un milieu sous le signe des conseils évangéliques où ils pourront normalement réaliser à l’extrême l’idéal de tout chrétien.
Dans le passé, nos aspirants étaient beaucoup plus sensibles aux institutions religieuses : régime de vie, observances, structures, œuvres, tradition... On avait alors tendance à leur donner comme une valeur en soi : « vivez cela, et tout le reste – le Christ lui-même – vous sera donné par surcroît ». On connaît le mot, de Pie XI paraît-il : « Présentez-moi un religieux qui suit parfaitement sa Règle et je le canoniserai ».
De nos jours, ces considérations ne sont certes pas absentes, mais on les vit plus consciemment dans la lumière même du Christ, comme milieu de rencontre avec lui, et comme exigences de son amour. Et c’est par rapport à leur capacité de servir et d’annoncer effectivement l’Évangile que nos jeunes jugent l’essentiel et l’accessoire de la vie religieuse qui leur est proposée. Disons qu’hier l’appel à la vie religieuse était vécu d’une façon « plus institutionnelle » ; aujourd’hui il l’est d’une manière « plus kérygmatique ».
La Constitution fondamentale, par quoi débute la nouvelle législation dominicaine, organise toute notre propre vie autour de deux axes : communion, mission – ces deux mots prenant le sens très plein que leur donne le Nouveau Testament. Tout Institut religieux se reconnaît sans peine dans ce binôme. Mais, ce que je veux surtout souligner ici c’est que ces deux axes rejoignent les exigences fondamentales de toute vie chrétienne : aimer son prochain et annoncer le Sauveur.
Mais, et c’est ce qui la caractérise, la vie religieuse radicalise ces deux requêtes. Grâce aux conseils évangéliques de chasteté, pauvreté et obéissance, elle les porte à l’extrême. En vie religieuse, dans la ligne de la première communauté de Jérusalem, l’amour du prochain se structure en vie de communauté. A la suite des premiers apôtres partant sans bâton, ni besace, ni pain, ni argent, les religieux se veulent libres, sans autre souci que celui du salut à annoncer.
Suite du Christ, mission, communion : de ces trois composantes qui sont autant d’énergies vitales, nos futurs religieux ont déjà eu, avant leur entrée, une certaine expérience. La formation n’aura pas d’autre but que de les approfondir et de leur donner pleine dimension spirituelle et humaine.
Je ne crois pas me tromper en avançant que, de ces trois réalités, celle qui marque le plus les jeunes d’aujourd’hui, c’est la communion. Ces jeunes sont de leur temps. Et ils sentent d’autant plus le besoin de se rapprocher les uns des autres, d’échanger, de partager, de vivre ensemble, que le monde dans lequel ils vivent est plus dur, plus oublieux des personnes, qu’il écrase pour ne voir en elles que des automates qui produisent et qui consomment. D’ailleurs s’ils ont découvert le Christ et appris à le rejoindre, n’est-ce pas le plus souvent dans des groupes de prière ou des partages d’Évangile ? Et n’est-ce pas « ensemble avec d’autres » qu’ils ont expérimenté la force de transformation, dans le monde, de la Parole de Dieu ? C’est dire ainsi que leur expérience du Christ et de la vie apostolique est passée de manière privilégiée par l’expérience de liens et d’un milieu communautaires. Nous comprenons mieux l’importance qu’ils donnent à la communauté dans la nouvelle vie qui se présente à eux.
On pourrait multiplier les exemples. Je pense à ces jeunes d’Amérique du Nord. Ils ont donné quelques mois à de petites communautés de religieux qui partagent leurs journées, entre une intense vie de prière et l’aide accordée aux populations misérables du quartier. Ils veulent se consacrer totalement à cette vie qui leur plaît... et entrent ainsi dans cette congrégation. En certains pays d’Amérique latine, il y a une dizaine d’années, ce sont les aumôniers d’étudiants ou d’action catholique qui découvraient des vocations parmi les jeunes universitaires. Aujourd’hui c’est dans les barrios et les favellas qu’on rencontre les jeunes intellectuels animés des mêmes désirs. En Italie enfin, de nombreux jeunes découvrent leur vocation religieuse dans l’ambiance des focolarini, mouvement communautaire s’il en est.
À quelles conditions une communauté offre-t-elle aux jeunes un lieu favorable pour mener à bien leur recherche ?
Dans le passé, cette communauté c’était le noviciat. Celui-ci n’avait que peu de relations avec le couvent ou la maison religieuse qui l’abritait : rares « fusions » (ou récréations communes), les jours de très grandes fêtes seulement ; permission spéciale nécessaire pour parler à un Père (on ne se confessait pas tous les jours) ; au début et à la fin du noviciat, comparution devant quelques Pères « graves » pour les examens canoniques, etc.
À l’heure actuelle, le noviciat, bien que distinct de l’ensemble de la communauté, lui est profondément uni. C’est la communauté tout entière qui doit accueillir et former le nouvel arrivé. Le critère d’appartenance des Pères à une maison de formation n’est plus le même qu’autrefois. Alors que nos anciennes Constitutions, par exemple, n’acceptaient dans ces maisons que des religieux « de parfaite vie commune et de stricte observance », les nouvelles parlent seulement de vie commune, à laquelle les jeunes religieux doivent activement et progressivement participer, activités apostoliques comprises. Et si, dans les deux cas, il s’agit de vie commune, on devine tout de suite que ce mot ne recouvre pas la même réalité. Jadis, c’était surtout « faire la même chose, au même moment, dans le même lieu ». Aujourd’hui, elle est échanges, partages, réciprocité de services, communion des personnes, etc.
Le principe premier qui guide actuellement la formation c’est donc le désir de faire vivre, concrètement et progressivement, aux jeunes la vie même qui sera la leur demain, et cela par leur intégration graduelle dans une communauté adulte. A l’hétérogénéité d’hier a fait place une certaine homogénéité dans le temps et avec les personnes.
Perspective révolutionnaire, si nécessaire qu’elle soit, elle pose plus de problèmes qu’elle n’en résout. Quel formateur en effet peut se flatter d’éviter tous les récifs, de connaître parfaitement la manœuvre et d’avoir trouvé une fois pour toute son rythme de croisière ?
Je ramènerai à trois les conditions qui font de la communauté, ainsi comprise, un lieu favorable où les religieux, dans leurs premières années de formation, peuvent mener à bien leur recherche. Comme chacun sait, ces premières années peuvent s’organiser de manières bien différentes. Je laisse de côté ces distinctions et les problèmes qu’elles posent pour m’en tenir aux généralités.
Un climat de renouvellement évangélique
« La vie religieuse, a-t-on dit récemment – mais cela vaut pour toute communauté –, n’est vraie, belle, agissante dans le monde et digne d’estime qu’à l’état naissant ».
Que veut dire « à l’état naissant » ?
Il s’agit sans doute des Instituts aux premières années de leur existence. A leurs débuts, en effet, ces communautés connaissent le plus souvent une ferveur, une vitalité, un bouillonnement vraiment extraordinaires. C’est le dynamisme des commencements. Qu’on pense à saint Dominique, à saint Ignace de Loyola, à sainte Thérèse d’Avila, à saint Antoine-Marie Claret, pour ne citer que des espagnols.
Mais, dans la pensée de son auteur, « à l’état naissant » veut dire aussi – peut-être même surtout – que pour être vraiment elle-même, la vie religieuse doit être toujours à l’état naissant, c’est-à-dire en état de renouvellement continuel. N’est-ce pas là d’ailleurs ce que cherchent confusément les jeunes ? Ils veulent revivre eux-mêmes, dans l’Église et le monde présents, ce que les premiers frères ou les premières soeurs ont vécu en d’autres temps autour du fondateur ou de la fondatrice.
Un gouffre sépare bien sûr les désirs de leur réalisation. Si, pourtant, nous étions plus accessibles au sens que les fondateurs avaient de leur temps et au désir, souvent informulé, des jeunes au regard des débuts de leur congrégation, nous pourrions certainement beaucoup mieux les comprendre. Mais ce serait terriblement exigeant, et pour eux et pour nous.
Mais, que signifie exactement une communauté « à l’état naissant » ou « en état de renouvellement continuel » ?
Rien d’autre, qu’une communauté « en état de conversion » incessante. Il ne faut pas seulement se reprendre et se reconvertir à cause de l’usure du temps et de la pesanteur des communautés. Dans un monde en perpétuelle évolution, un réajustement s’impose à chaque instant pour que nos actes, nos paroles, notre vie rejoignent les hommes dans la réalité de ce qu’ils sont. Si, dans certaines techniques, un ingénieur de trente-cinq ans est un vieil ingénieur, que dire du prédicateur ou de la catéchiste qui doivent parler de Dieu à des gens de tout âge et de toute condition, dont la mentalité et les problèmes évoluent aussi vite que le monde en lequel ils vivent ? La conversion au Christ et à l’Évangile ne va donc pas sans un regard nouveau. C’est par le regard qu’on porte autour de soi qu’on vieillit le plus vite. Nos yeux fatigués ne peuvent plus accommoder sur le monde nouveau. Et les jeunes s’aperçoivent rapidement de notre infirmité. Si nous ne prenons pas les moyens – une paire de lunettes ne suffit pas –, ils douteront de l’efficacité de nos engagements apostoliques et de notre capacité à les comprendre eux-mêmes.
Un véritable apôtre, c’est un homme inquiet du salut de ses contemporains, insatisfait de ce qu’il fait, animé d’un sentiment d’urgence devant l’immensité de la tâche à accomplir. Les brebis de l’Évangile ? Les chiffres ont changé. Et les jeunes s’étonnent de voir certaines communautés prendre tant de soin pour l’unique brebis sage et ne guère se soucier des 99 perdues. Ne les a-t-on pas oubliées ? Cherche-t-on, sérieusement, les chemins qui permettraient de les atteindre ?
Un climat de prière vraie
Ce dont la nouvelle génération a surtout besoin, c’est d’un lieu, d’un climat où leur quête de Dieu sera partagée et comprise. Un enseignement et même quelques exemples ne suffisent pas.
Vraie prière : de quoi s’agit-il ?
Il me semble que le goût d’une prière, tour à tour intime et partagée, dont on parle un peu partout aujourd’hui, mérite d’être appelé « un signe de notre temps ». Les jeunes ne craignent plus de parler de prière, de méditation et de contemplation – ces mots que certains d’entre nous ne prononçaient qu’avec circonspection dans les années 60. C’est nouveau dans l’Église. Qui pouvait le prévoir ? Les groupes de prière prolifèrent. En parlant ainsi, je ne vise pas d’abord les groupes dits charismatiques. Ce ne sont, pour moi, que des manifestations plus spectaculaires, et parfois contestables, d’un mouvement spirituel plus général qui, à mes yeux, est beaucoup plus important. Seuls ce mouvement, cette aspiration et ce goût pour le retour à Dieu méritent d’être regardés comme un véritable signe de notre temps. Il est aisé de discourir à perte de vue sur les signes du temps. Les découvrir sur le vif et les prendre au sérieux le moment venu est beaucoup plus difficile. Soyons donc très attentifs aux nouveaux phénomènes que je viens d’évoquer. Une comparaison peut être instructive à ce sujet.
Les années 1930-1960 se sont caractérisées par un essor exceptionnel de l’Action Catholique. On peut y voir comme la manifestation, en climat chrétien, du « militantisme » qui, sous divers vocables, animait alors nombre de mouvements politiques, sociaux ou syndicaux. Cette tendance est toujours vivante. Mais une autre tendance semble s’affirmer, également tributaire, en partie du moins, d’un aspect plus caractéristique du temps présent.
En effet, contre un univers destructeur des personnes, nos contemporains cherchent à se retrouver eux-mêmes au plus profond de leur être. De plus en plus nombreux sont ceux qui, quelles que soient leur religion ou leur idéologie, font appel à des techniques d’intériorisation orientale : méditation transcendantale, Zen, Yoga, etc. Laissons de côté ces méthodes. Je pense que le désir de prière plus intérieure que l’on constate dans la nouvelle génération chrétienne n’est pas totalement étranger à ce fait plus général. Ce serait, dans l’Église et au niveau spirituel qui lui est propre, la manière privilégiée pour l’homme de redevenir lui-même. Comme quelqu’un l’a dit si magnifiquement : « Je ne suis que si Dieu me tutoie ». La prière est cherchée et vécue comme le lieu privilégié de cette interpellation. Elle permet en fait à l’homme moderne attaqué de toutes parts de s’ouvrir de manière décisive à l’existence, et même à l’existence en plénitude.
Pour la plupart des jeunes qui viennent à nous, l’oraison, la méditation, la prière personnelle ne sont pas des abstractions. Certains d’entre eux ont participé à des groupes de prière : une heure, deux heures et plus dans l’écoute silencieuse de la Parole de Dieu, un partage d’idées sur le texte sacré ou à propos de la vie quotidienne, une rumination intérieure, une respiration commune dans le souffle de l’Esprit Saint.
Tout cela peut être malhabile, impur, durer autant qu’un feu de paille. La sensibilité et l’imagination peuvent y prendre trop de place ; ceux qui en jouissent se croient « arrivés ». Reste que c’est leur expérience. L’Esprit a fait son chemin, parmi ces broussailles et l’appel de Dieu a surpris ces jeunes, dans cet état de veille. Ce qu’ils attendent alors de la communauté qui les reçoit, c’est d’être accueillis tels qu’ils sont, avec cette marque divine en eux.
Comment va-t-on écouter leurs confidences ? Avec un sourire entendu ? L’air distant et sceptique, au risque de blesser ce qu’ils considèrent comme le plus précieux en eux ? De fait, sommes-nous tentés de penser : les jeunes peuvent-ils découvrir quelque chose de solide dans un domaine si réservé ? Mais, ce ne sont pas des prêtres, des docteurs chevronnés en spiritualité qui ouvrirent ces nouveaux sentiers de prière. Ce sont le plus souvent des jeunes qui ne sont pas clercs et dont la plupart n’aspirent pas à le devenir. L’Esprit Saint souffle où il veut.
Qu’avons-nous alors à leur offrir ?
Il y a l’Office, il y a la Messe. – Avons-nous vraiment compris que la « liturgie des heures » n’est pas une édition revue et corrigée de l’ancien bréviaire. Mais, en rigueur de termes, une manière inédite de prier avec l’Église. Silence, partage des intentions... Savons-nous profiter de toutes les possibilités que nous offre la liturgie post-conciliaire ? Combien hélas ! n’arrivent pas à dépasser une fidélité trop uniquement matérielle dans une prière qui devrait être digne de la présence de Dieu et provoquer une union des coeurs à sa Gloire.
Mais il est un autre aspect que je voudrais souligner.
Écoute de la Parole, prière partagée : ce sont quelques-uns des nouveaux mots de notre vocabulaire chrétien. Les novices et postulants pensent retrouver chez nous quelque chose – beaucoup plus même – de ce qu’ils ont vécu, dans le monde. Que leur offrirons-nous ? Ne vont-ils pas recevoir... beaucoup moins, être fortement déçus ? Ou, alors, ce sera en marge de la communauté, avec quelques initiés, dans un petit oratoire ou une cellule à l’écart.
Je vous dois une confidence. La première fois que j’ai participé à un « partage d’Évangile » – il y a plus de douze ans – c’était... avec des prêtres du clergé diocésain. Dans la suite, j’ai eu l’occasion de revivre un certain nombre de fois cette expérience, mais toujours avec des prêtres séculiers. Il m’a fallu attendre, j’ai honte de le dire, sept longues années avant de connaître de semblables échanges avec mes propres frères. C’était au cours d’une visite canonique, j’accompagnais le Père Aniceto Fernandez, alors Maître de l’Ordre. Ces dominicains étaient des prêtres-ouvriers. Faut-il penser que leur commun engagement au niveau des mêmes réalités – et quelles réalités ! – leur rendait vraiment plus spontanée une prière que je n’avais jamais vécue jusque-là à l’intérieur de l’Ordre ?
Je résume ces considérations :
- Non pas d’abord des prières, mais un vrai climat de relation à Dieu qui crée une atmosphère.
- Non pas uniquement des formules stéréotypées, mais des cœurs et des vies qui s’ouvrent et qui s’expriment.
- Non pas seulement des paroles, mais une rencontre avec Dieu et avec ses frères dans le silence.
Une communauté à l’écoute des hommes d’aujourd’hui
Rien n’est étranger à l’Évangile. Il est lumière pour la vie personnelle et familiale, pour l’organisation d’une société plus juste, la défense de la personne, l’épanouissement de l’homme en relation avec ses semblables et avec l’univers. C’est par référence à cette dimension « mondaine » qu’on peut parler d’« Évangile intégral ». Les jeunes sont particulièrement sensibles au rôle de l’Église en ce domaine. Leur vocation en est nécessairement marquée et personne ne songerait sérieusement à le leur reprocher.
Cette nécessaire présence des religieux et religieuses au monde actuel doit être l’une de nos préoccupations majeures. Qu’il s’agisse d’une communauté ou d’individus, la tentation est si grande de continuer à faire ce qu’on a toujours fait. Les choses étaient fort différentes il y a vingt, trente, cinquante ans et plus. Le monde ne changeait guère – en tout cas pas avec la rapidité que nous connaissons aujourd’hui – et la manière d’aborder les problèmes, qu’il n’avait pas été difficile de dénombrer une fois pour toutes, était toujours la même. Nous vivons aujourd’hui un moment où le péché d’omission, pour ne parler que de lui, augmente, chaque jour, en nombre et en gravité, l’homme tenant entre ses mains les moyens de changer beaucoup de choses dont il était hier la victime impuissante. Il est capable d’orienter le monde dans un autre sens : détruire l’homme ou le grandir, faire sauter la planète ou la rendre plus accueillante, augmenter ou réduire l’écart entre les démunis et les nantis. Devant une pareille situation, les professionnels de l’Évangile doivent être en un état d’alerte permanente.
Toutes ces questions, et combien d’autres ! qui devraient retentir continuellement à nos oreilles, et être objet de réflexions dans les communautés qui se veulent vivantes. Dans ce quartier, cette ville, ce village, cette région, où sont les hommes qui préparent le monde de demain ? Au XIXe siècle, l’Église a perdu la classe ouvrière – ce sont les Papes qui l’ont dit. Quel groupe d’hommes, quelle classe, quel secteur du monde sommes-nous aujourd’hui en train de perdre ? Les techniciens après les ouvriers ? Les femmes après tant d’hommes ? Les enfants après les adultes ?
Presque tous les grands fondateurs d’instituts religieux se sont posé des questions semblables en leur temps. La découverte de tel ou tel secteur de misère – physique, intellectuelle, morale, religieuse – les a bouleversés. Ils ont voulu y répondre et sont devenus fondateurs.
Ai-je besoin d’ajouter que nos jeunes scrutent nos faits et gestes en ce domaine. Ils nous attendent, avec quelle attention et quelle espérance aussi, au tournant de nos choix et de nos décisions. C’est pour eux comme un baromètre qui ne les trompe pas. Le recrutement en dépend en partie.
Il est un fait que nous constatons souvent. Il y a d’une part des congrégations qui recrutent et, même si les nouveaux ne sont pas en grand nombre, celles-ci augmentent progressivement. Il est des congrégations qui au contraire voient leurs vocations diminuer, et diminuer de plus en plus. On songe à la parole du Seigneur : « A celui qui a, on donnera ; et à celui qui n’a pas, on enlèvera même ce qu’il a » (Mc 4, 25). S’il en est ainsi, n’est-ce pas parce que, à l’encontre des secondes, les premières sont plus sensibles à des besoins actuellement ressentis ? La vie appelle alors la vie ; l’inadaptation au milieu, ici comme partout, produit la mort. Cette réflexion ne prétend pas éclairer définitivement le délicat problème du recrutement religieux. Du moins mérite-t-elle attention.
La nécessité d’être à l’écoute des hommes pose une autre question.
Être à l’écoute du monde suppose qu’on lui soit présent dans la connaissance de ses problèmes, et dans la communion avec tous ceux qui se les posent et qui souffrent de leur situation : les plus pauvres, les chômeurs, les migrants, etc. Il est du devoir des chrétiens, et singulièrement des religieux, d’être proches de ces problèmes et de ces personnes. L’Évangile contient des enseignements et ouvre des perspectives que nous n’avons pas le droit d’ignorer. Nous devons les faire connaître et aider les hommes à traduire cette doctrine face aux situations concrètes qui sont les leurs.
Attention cependant au « pouvoir de récupération » du monde. Plongés dans ces milieux, en communion et en connivence avec eux, nous risquons de nous faire absorber et même de nous laisser engloutir. On ne vit plus la distance, les ruptures sans lesquelles la vie religieuse se dilue. Et cela, au nom de l’Évangile qui prêche la justice et la miséricorde, qui condamne le publicain voleur comme le pharisien satisfait, chasse les marchands du temple, défend la veuve et l’orphelin. Autant d’exigences évangéliques qui sont d’ordre proprement social. On peut parler tout le temps de l’Évangile, mais n’en voir que l’aspect sociologique. L’Évangile, comme comportement social, n’est qu’un aspect de l’Évangile intégral. Il en est un autre, premier celui-ci : l’Évangile comme attitude intérieure, comme relation à Dieu, à la prière, à la rupture avec le monde ; l’Évangile comme pauvreté, chasteté et obéissance.
Il y a quelque temps un supérieur provincial me parlait de quelques-uns de ses religieux, engagés à fond dans un bas quartier, et qui aidaient des émigrants à trouver du travail et à améliorer leur situation misérable. Au bout de quelque temps, ces religieux se sont interrogés : « Nous n’avons ni femme, ni enfants. Mais, à part cela, qu’est-ce qui nous distingue de nos voisins ? » Et ils se sont remis à prier. Cas extrême sans doute et nous aurions tort de penser que le danger de récupération par le monde n’existe que dans les bas quartiers. Il est partout ; il imprègne – et imprégnera de plus en plus – le monde. Un rééquilibrage sera de plus en plus nécessaire. Ce qui est déjà difficile pour la génération présente, le sera encore plus pour celles qui suivront. Montrons aux jeunes des communautés à l’écoute et du monde et de Dieu. Former les jeunes, ce n’est pas avant tout les protéger d’un monde difficile. C’est, avec la circonspection et les coupures nécessaires, leur apprendre à l’affronter. Ce sont des communautés vivantes, et non pas seulement des conseils et un enseignement abstrait, qui leur apprendront à aller vers le monde qui les attend, non pas les mains nues, mais avec la croix du Christ aimée et contemplée.
Des jeunes qui s’intègrent dans une communauté
Climat de renouvellement évangélique et de prière vraie, communauté à l’écoute des hommes : je viens d’évoquer le lieu idéal que cherchent les candidats à la vie religieuse. Ils ne le trouveront pas... Dieu veuille qu’ils rencontrent beaucoup de communautés qui s’en approchent, ou au moins qui tendent à l’être. Ce serait déjà signe de vraie vie.
Comment la communauté, considérée en elle-même, est-elle formatrice ? Entre parenthèses, je parle du rôle formateur de la seule communauté et non de la fonction du Père Maître ou de la Mère Maîtresse. N’en concluez pas – comme on le fait assez souvent aujourd’hui : « Il n’y a pas besoin de Père Maître ou de Mère Maîtresse. C’est la communauté en son ensemble qui est responsable de la formation ». Non, car le Père Maître ou la Mère Maîtresse sont le chemin... Fermons la parenthèse.
À ses tout débuts, la formation doit viser trois choses : une première évaluation de la vocation, une initiation à ce qu’est la vie religieuse – l’une et l’autre exigeant une part d’enseignement et une part de dialogue, surtout avec le Maître des novices –, et troisièmement, une intégration dans la communauté. Intégration : voilà le rôle spécifique de la communauté dans la formation.
C’est sur le seuil de sa maison qu’on accueille quelqu’un – même si, dans la suite, on doit continuer à accueillir ce nouvel hôte, au fur et à mesure qu’on découvre les différents aspects de sa personnalité. Avec le temps, l’accueil se fera plus large, plus chaud. L’hôte se sent de plus en plus chez lui : « Faites comme chez vous ». Il est devenu membre de la famille – pour nous, de la communauté. Il s’y est intégré.
Il est difficile d’évoquer une opération qui, pour une bonne part, est inexplicable. Apprivoisement mutuel, dialogue le plus souvent sans paroles entre la communauté et le postulant qui désire de plus en plus se faire accepter – car ici le vécu l’emporte de beaucoup sur le dit. Peu à peu, la communauté découvre dans le nouveau venu une personnalité en qui elle croit se reconnaître. Le postulant ou le novice prend de plus en plus part à la vie de l’ensemble, aide les autres de son travail, de son attention et de ses prévenances. Ses bévues témoignent surtout de sa bonne volonté et de l’affection qu’il commence à ressentir pour les autres. Il épouse les peines et les préoccupations de la communauté, devient solidaire de ses projets. De plus en plus, il a conscience de faire partie de la maison ; et on le considère comme l’un de ses membres. Sans trop s’en rendre compte, lui-même parle moins de moi et de vous ; il emploie, de plus en plus, la première personne du pluriel : nous.
Ceci nous amène à faire deux remarques.
Je n’insisterai pas sur le caractère progressif d’une véritable intégration. Il faut aller au pas de chacun : celui de l’intéressé bien sûr, le pas de la communauté, mais – par-dessus tout – le pas de Dieu.
La seconde remarque concerne les rapports entre le groupe des novices et le reste de la communauté. Il faut avouer qu’à ce sujet, on est passé d’un extrême – l’ancien noviciat juxtaposé à la communauté – à un autre extrême – le noviciat noyé dans la communauté. Dans ce dernier cas, faute d’être progressive, l’intégration ne peut jouer son rôle formateur.
S’il est sans cesse avec ses aînés, partage leur vie en tous leurs événements, communie à leurs projets et à leurs doutes, écoute leurs confidences, s’il est considéré par les autres religieux à l’égal d’eux-mêmes, le novice n’aura pas le recul nécessaire pour examiner s’il est à sa place et prendre conscience de la vérité de sa vocation. Il risque de se passionner pour les problèmes des anciens, d’épouser leur mentalité ; il ne traitera de ses propres problèmes que de manière transitoire. Si une juxtaposition trop poussée des deux groupes a quelque chose d’infantilisant – les jeunes étant totalement coupés de la vie réelle, présente et future –, il y a quelque chose de dépersonnalisant dans l’autre cas. Il faut du temps pour apprendre à s’intégrer sans se fondre.
Bien menée, l’intégration est source et critère de maturation. Dans son déroulement comme dans ses motivations, elle provoque ou freine l’approfondissement d’une personnalité et manifeste son évolution réelle.
On rencontre des novices qui veulent tout de suite s’imposer. Du jour au lendemain, ils se considèrent comme membres, à part entière, de la communauté. Ces envahisseurs devront se faire pardonner leur indiscrétion ; la communauté sera longue à les accepter, si elle y consent. Il y a les timides, les complexés qui restent en marge et ne se réveillent que très lentement. Les deviner n’est pas toujours facile. Il ne faut pas les juger trop vite. Il y a ceux qui, par crainte d’être éliminés ou pour avoir la paix avec les supérieurs, « font » tout ce qu’il faut faire. L’intégration risque d’être superficielle. On s’apercevra plus tard – trop tard peut-être – qu’il n’y avait pas grand-chose derrière la façade. Il y a enfin – mais on pourrait continuer – les fortes personnalités, ceux qui ont du caractère. Et parfois, leur façon d’avoir du caractère, c’est de l’avoir mauvais, du moins au jugement des responsables qui pensent que la vertu cardinale du novice, c’est d’être en tout un modèle de passivité.
Sans doute, l’intégration du nouveau venu est loin de suivre la ligne rectiligne que j’ai tracée. Il y a des hauts et des bas, des crises et des éclats. Malgré cela et surtout à cause de cela, elle est indispensable à la formation. Mais ses difficultés mêmes posent un problème, dont je ne puis malheureusement parler : celui de la composition de la communauté qui reçoit.
Une communauté qui écoute le message des jeunes, en discerne le sens et accepte de se mettre en cause
Deux hommes de l’âge des cavernes, vêtus de peaux de bête, sont assis à l’entrée d’une grotte. Ils contemplent un assemblage d’objets, plus hétéroclites les uns que les autres, faits en pierre, en os ou de terre. L’un d’eux déclare d’un air désabusé : « La recherche, c’est fini comme métier. Tout a été inventé ». Cela me rappelle cette parole qui semble venir directement de l’Ecclésiaste : « Tout est dit et l’on vient trop tard ». Mais l’histoire nous apprend à corriger ces jugements. Il faudrait plutôt invertir cette phrase : « Rien n’est dit, et l’on vient trop tôt ». Trop tôt, parce que ceux qui entendent du neuf ne veulent pas l’accepter et brûlent le messager. Rien n’est dit, parce qu’il y a toujours du nouveau à découvrir. Si « rien n’est dit », pourquoi les jeunes eux-mêmes n’auraient-ils pas quelque chose à nous apprendre, ou au moins, ne pourraient-ils pas nous alerter sur les nouveautés qu’ils « sentent » ?
N’en concluez pas que pour moi ils ont le privilège de l’Esprit Saint. Mais, si vous vous souvenez de ce que nous avons dit, entre autres choses, sur le désir de prier et la nécessité d’une écoute du monde, comment ne pas prendre garde à ce qu’ils nous disent ? Sans doute le font-ils parfois avec maladresse, voulant que nous acceptions tout les yeux fermés et ne départageant pas le vrai du contestable. Du moins, nous invitent-ils à prendre conscience des nouveaux acquis, à ouvrir tout grands nos yeux et, ce qui n’est pas le moins important, à ne pas nous assoupir. C’est Nietzsche qui a dit : « Bienheureux les assoupis, car ils ne dormiront pas ». Il faut toujours craindre de s’endormir avant l’heure. Ce serait donc manquer à la vérité et pécher par anachronisme que de nous boucher les oreilles, par principe, à tout ce qu’avancent nos nouveaux venus.
Encore faut-il garder le sens critique et savoir séparer le blé de l’ivraie. La communauté n’est-elle pas le lieu le plus approprié pour cette opération ? Ce sera alors faire oeuvre de discernement personnel, et de discernement communautaire. Les jeunes pourront y exposer leurs points de vue. La communauté tout entière verra ce qu’il convient d’accueillir et d’intégrer. Occasion exceptionnelle d’écoute réciproque, d’accueil, comme aussi d’enrichissements mutuels ; et, pour les plus jeunes, manière de formation et effort d’intégration.
Je ne me fais aucune illusion sur ce qu’a d’idéaliste une telle perspective. Mais les progrès se nourrissent d’utopies. Ce qui nous manque le plus, quand il s’agit d’un renouvellement de vie commune, comme en toute chose d’ailleurs, c’est ce qu’on peut appeler la « politique du petit doigt » : mettre celui-ci dans l’engrenage et, peu à peu, la main se fait prendre, puis le corps, puis la communauté tout entière : celle-ci en est transformée... « Voyez ! Qu’il est bon... » (Ps 133,1).
Dialoguer et discuter ne suffisent pas. Chacun doit être prêt à se « mettre en cause », c’est-à-dire s’examiner soi-même (et pas seulement, les autres) sous un nouvel éclairage. Mentalité, culture religieuse ou professionnelle, nouveaux champs d’apostolat, etc. Remuer tout cela en commun approfondit les liens qui font une communauté, la rend plus vivante, plus accueillante. Les jeunes attendent tellement cela ! Et puis, prendre nos frères et nos sœurs à témoin de nos découvertes et de nos décisions sera pour nous une force.
Oui il y a beaucoup à chercher et beaucoup à découvrir. Il ne s’agit point d’absolutiser la recherche – ce mot qui donne parfois la nausée aujourd’hui, tellement on en abuse –, mais bien de lui donner sa place et son sens. Alors, nous serons tous, et tous ensemble, plus capables d’être, dans l’Église et pour le monde, le visage et la bouche de celui qu’on a appelé, avec raison, « le plus contemporain de tous les hommes », Jésus-Christ.
Des jeunes qui acceptent de compromettre leur vie avec l’Institut dans l’espace et dans le temps
Il n’est pas question d’étudier ce point qui à lui seul mériterait un exposé spécial.
Jadis, « compromettre sa vie » avec l’Institut était une chose, au fond, assez facile. En ce sens qu’on connaissait, avec assez de précisions, les conditions de vie et le type précis d’apostolat auxquels on s’engageait pour la vie. Il n’en est pas exactement de même aujourd’hui. Le problème me semble se poser dans le contexte suivant :
Un Institut a des œuvres déterminées (paroisses, aumôneries, écoles, hôpitaux, etc.) que le passé a léguées au présent. Les années qui viennent (dix ans, et même davantage, si le nombre des vocations ne remonte pas fortement) verront, par conséquent, une sérieuse diminution des effectifs. Comment tenir ces postes ?
Au même moment, la plupart des diocèses auront à affronter un problème semblable. Beaucoup demanderont des religieux-prêtres une aide dont ils n’avaient pas tellement besoin dans un passé récent. Compte tenu du charisme de chaque Institut, comment répondre à la demande et de quelle manière ?
Durant la même période, des besoins nouveaux se feront certainement sentir (nouveaux champs d’apostolat et méthodes d’évangélisation, importance accrue des moyens de communications sociales, problèmes de « Justice et Paix », etc.). Qui va s’adonner à ces nouveaux ministères ? Faudra-t-il laisser certains postes tenus par nous aujourd’hui ? Qui les prendra ?
Demain et après-demain, les jeunes devront normalement subvenir à la subsistance de leurs aînés, plus nombreux que jadis du fait d’une plus grande longévité. Cette exigence ne risque-t-elle pas de peser excessivement sur le choix des engagements apostoliques, le point de vue économique l’emportant sur l’aspect apostolique ?
Ces questions, les jeunes se les posent avec de plus en plus d’acuité. Se compromettre avec un Institut, c’est se compromettre avec sa Province, avec d’autres Provinces, avec la Congrégation ou l’Ordre tout entier, avec l’Église universelle, ainsi qu’avec les différentes Églises locales où l’on est appelé à travailler. C’est dire qu’en acceptant de compromettre leur vie avec l’Institut de leur choix, les postulants ne doivent pas refuser d’avancer dans une obscurité que la plupart de leurs devanciers n’ont pas connue. Leur sens du propos du fondateur et du service de l’Église doit être d’autant plus profond, sous peine de mettre en cause, à plus ou moins brève échéance, la spécificité et l’existence même de l’Institut.
Conclusion
C’est sous forme dialogale que j’ai essayé d’évoquer les principales questions que posent aujourd’hui l’accueil et la formation des jeunes dans les communautés religieuses. Nous avons considéré les principaux problèmes en les voyant, tour à tour, du côté de la communauté et du côté des jeunes.
Nous sommes ainsi passés des communautés qui rebutent les aspirants à la vie religieuse à ce que cherchent ceux-ci en y entrant ; des conditions qui rendent une communauté favorable à la recherche des jeunes à l’intégration de ceux-ci dans la communauté ; de la communauté qui écoute et se met en cause aux jeunes qui acceptent de « se compromettre » pour un Institut conditionné par le temps et l’espace.
Au terme de cette réflexion, deux idées semblent résumer assez bien ce que j’ai voulu dire :
L’accueil n’est pas seulement le fait de la communauté qui reçoit ; les postulants et les novices doivent accueillir leurs aînés, tels que la vie les a faits.
Si la formation est la tâche de la communauté et de ceux qui la composent – à commencer par le Maître ou la Maîtresse des novices –, les aînés ont quelque chose à recevoir de ceux qu’ils forment.
Parler ainsi, ce n’est pas sombrer dans un égalitarisme qui ne serait pas de mise. Chacun des deux interlocuteurs doit en fait jouer son rôle, à sa place. Et les postulants et novices doivent accepter de voir la graine, que le Seigneur a mise en eux, confiée à une terre, à un milieu, à une matrice dont ils ne sont pas les premiers propriétaires. La communauté ne doit les traiter ni comme des collégiens, ni comme des égaux. Le dernier mot appartient peut-être à saint François d’Assise. Remerciant le Seigneur des jeunes vocations qu’il venait de recevoir, il disait : « L’ami que tu m’as donné ».
Santa Sabina (Aventino)
I-00153 ROMA, Italie