Pour une intelligence chrétienne du célibat
Albert Chapelle, s.j.
N°1976-6 • Novembre 1976
| P. 323-336 |
Voici une réflexion théologique et anthropologique sur le sens chrétien du célibat. L’auteur le décrit d’abord comme situation vécue. Il montre ensuite comment il est une histoire, où la genèse affective de chacun est progressivement intégrée dans le mystère de Jésus-Christ affectant et sauvant l’homme ou la femme jusqu’au plus intime de sa liberté incarnée. Dans un second article, il analysera comment s’édifie une vie dans le célibat : il y faut faire certaines choses qui sont comme l’aliment normal et vital de l’affectivité spirituelle. Ce caractère de tâche du célibat permettra d’y reconnaître une béatitude de pauvreté à tous les âges de la vie.
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Le célibat est indissolublement une réalité psychique et une réalité spirituelle. D’où sa complexité vivante. Il est important de garder en mémoire cette dualité pour savoir quelles paroles adresser à nous-même ou à d’autres dans le dialogue pastoral aux moments de difficulté.
Cette dualité existe en chaque homme. L’affectivité psychique se définit à partir de l’expérience que l’homme fait de lui-même : elle est la manière dont il se découvre en lui-même situé dans le monde et par rapport aux autres. Je suis né à tel endroit, à telle date, de tels parents avec telle constitution génétique et organique. Cet ensemble est déterminant de la genèse psychologique de l’individu que je suis. L’affectivité spirituelle se définit à partir de l’expérience que l’homme fait de Dieu : elle est la manière dont l’être humain, dans l’Esprit de Dieu, se découvre affecté, touché par Jésus-Christ, par Dieu son Créateur et Rédempteur qui se manifeste à lui à travers la réalité sacramentelle et communautaire de l’Église. L’histoire de Jésus-Christ touche l’homme et l’affecte en son corps, en son cœur, en son esprit autant que sa propre genèse affective.
C’est une option tout à fait fondamentale de parler d’affectivité spirituelle autant que d’affectivité psychique. L’affectivité est une parce que l’homme est un. Il n’y a pas à dissocier l’affectivité spirituelle de l’affectivité psychique, mais à respecter les plans. Si tout est vu du point de vue spirituel, l’homme refuse de porter le poids de son humanité, nie sa vulnérabilité humaine, il n’existe plus, n’a plus de genèse propre. D’autre part si Dieu n’est vu que dans les termes du psychisme, il n’existe plus du tout pour l’homme. L’homme et Dieu ne sont pas identiques, mais ils sont inséparables. Enlever quelque chose à la psychologie de l’homme ou bien à la nature humaine au sens large du terme, c’est-à-dire à la croissance de l’homme qui s’inscrit dans un univers dont le devenir est susceptible de recevoir une forme rationnelle, c’est enlever quelque chose au Créateur. Ne pas reconnaître Dieu, c’est enlever à l’homme la force qui lui est propre, son autonomie en tant qu’il est engagé par l’Esprit dans l’alliance avec Dieu.
Deux approches du célibat
Un premier article paru dans Vie consacrée et intitulé La maturation de la sexualité dans le célibat [1] a pris comme cadre d’exposé sur le célibat la maturation affective au niveau psychologique. La genèse psychique a ses lois, ses étapes. Il est évident qu’un homme de 30 ans ne ressent pas les choses comme un garçon de 20. Tout au long de son pèlerinage terrestre, il a à se poser la question : comment percevoir avec lucidité ce qui se passe en moi pour prendre personnellement distance par rapport à ce qui me touche et déterminer librement mon comportement ?
Ici nous abordons le charisme du célibat par un autre biais, complémentaire du premier. Il s’agira de la maturation dans l’intelligence spirituelle, théologique du célibat. La maturation spirituelle, à la différence de la maturation psychique, ne fait pas seulement appel à une lucidité intérieure mais à la lumière de la foi. La référence de l’homme n’est plus sa propre genèse psychique ou sa relation à autrui, mais ce qu’est Jésus-Christ.
La croissance humaine a ses propres rythmes, ses propres lois, son idéal, sa force, sa forme. Et en même temps, cette réalité humaine et cosmique est assumée à l’intérieur du mystère du Royaume où l’Esprit de Dieu norme et rythme le temps et les moments de l’avènement de Dieu. Les différentes blessures psychiques que l’homme peut avoir éprouvées au cours de son existence ne disparaissent pas au fur et à mesure qu’il connaît davantage le mystère de Dieu, mais elles deviennent le matériau de sa maturité spirituelle. La relation à Dieu n’est jamais de l’ordre du déterminé, elle est toujours une relation d’alliance de libertés, de grâce et de miséricorde. Prendre le regard de Dieu sur nous-mêmes et sur autrui, c’est nous regarder nous et les autres avec une confiance créatrice.
Il y a des niveaux de profondeur différents, des relais dans la compréhension du célibat. L’intelligence doit se convertir, cheminer d’un niveau à l’autre sous peine de ne pouvoir motiver ses choix, faire face à la contestation du célibat, parler du mystère de la sexualité. Ces niveaux correspondent à des objets formels différents : des plus extérieurs aux plus intérieurs. Chaque objet formel a sa visée d’universalité. Dès le premier niveau, toute la réalité du célibat consacré est engagée, mais la densité intime de l’amour chrétien ne s’exprime que dans un moment ultime. Il y a danger grave à ne pas méditer ce mystère divin aux niveaux divers où il se laisse réfléchir et exprimer, à ne pas tenir compte dès lors de sa réalité incarnée et humaine. Si le célibat n’avait aucun sens positif au niveau anthropologique, comment pourrait-on en manifester la vérité théologique et mystique ? Dieu ne nous parle pas par des signes in-signifiants.
Il en va de la lecture du célibat comme de la lecture du Cantique des cantiques. Différentes interprétations sont possibles. L’interprétation littérale n’est pas fausse qui y entend parler l’amour sexuel, mais elle est incomplète. Les interprétations allégoriques et morales sont valables : elles enrichissent le sens. Seule l’interprétation mystique donne le sens « plénier » qui intègre le sens littéral dans lequel il s’enracine.
Dans cet effort d’approfondissement de sa compréhension progressive, nous réfléchirons d’abord au célibat comme situation vécue (I) ; nous mettrons ensuite en lumière l’histoire dans laquelle il s’inscrit, à laquelle il concourt (II) ; par là nous serons invités à en reconnaître le caractère onéreux : le célibat est une tâche (III) ; enfin nous verrons qu’il est par surcroît béatitude évangélique (IV).
I. le célibat est une situation vécue
Spontanément la conscience commune définit négativement le célibat, soit par l’abstention du mariage, soit par le renoncement provisoire ou définitif, religieusement significatif ou non, au mariage.
La vie impose-t-elle à un homme ou à une femme le célibat, sa destinée apparaît « insolite », elle « dérange » la société. Cela se traduit dans les faits. Il est de bon ton qu’un chef d’État aille en visite à l’étranger avec son épouse ou, si elle est morte, avec sa fille. Se présenter seul, c’est souvent mettre en cause autrui dans ce que les liens de l’affection humaine tissent entre les sexes et les générations, à l’intérieur des familles. Même dans un monde où le célibat n’est pas sacralisé, où il n’apparaît pas comme une sorte d’épiphanie magique d’un monde inconnu, il inflige une blessure. Pourquoi ?
Un homme qui voue le célibat dit « non » à une jeune femme qui l’aime, avec qui il pourrait contracter mariage et dont il pourrait avoir un enfant. La conscience commune entend ce « non » comme un « non » à l’amour, comme un « non » au désir. Au moment du choix, celui qui voue ou ratifie le célibat, participe habituellement à cet entendement de la conscience commune. Pour lui, ce peut être la nuit. Pourquoi ?
Souvent d’ailleurs l’engagement du mariage et de la parentalité est considéré, lui aussi, comme un « non » dit au désir, à l’érotisme. Cependant la conscience commune voit le mariage et la parentalité comme valeurs positives, tandis qu’elle définira spontanément le célibat de manière négative par rapport au mariage. Pourquoi ?
A. Une intelligence négative
1. Une raison approximative serait que le célibat est spontanément compris à partir du mariage statistiquement plus répandu. Même à ce niveau extérieur, la réponse est contestable car elle suppose que le mariage soit une institution répandue. Or s’il est une chose peu vécue, c’est bien le sacrement de mariage. Il y a un nombre important d’unions contractées à l’État civil, c’est vrai. Nombreux sont les mariages validement consacrés dont il ne faudrait en rien diminuer l’authenticité et la valeur. Mais un mariage monogame, indissoluble et normalement fécond est statistiquement rare. Plus encore un mariage où ces réalités sont vécues comme sacramentelles [2]. Au niveau sociologique, on ne peut donc définir purement et simplement le célibat par l’abstention du mariage.
2. Une seconde raison de la définition négative du célibat, – raison d’ordre psychologique, celle-là, – c’est que le célibat imposé par la vie ou choisi est toujours en fait par quelque endroit un renoncement. Mais ceci admis, on n’a pas encore dit pourquoi la conscience commune pense spontanément le célibat même volontaire, même consacré, à partir de ce à quoi il est renoncé : le mariage, et non à partir de ce pour quoi il est renoncé : la solitude avec Dieu pour le « Royaume des cieux ».
3. Cela nous amène à une troisième raison plus profonde. La conscience commune voit une négation dans la solitude acceptée librement : et de fait, le « non » dit à l’exercice de la sexualité est signe d’un dépassement qui n’a pas d’explication rationnelle exhaustive. Mais ce renoncement n’est pas la simple mise hors jeu du désir, de la condition sexuée ; il est intégration et accomplissement grâce au désir devenu amour en liberté. Corps et désir ne se réduisent pas. Le désir sexuel est d’ordre psychique, primordialement de l’ordre de la liberté. La liberté est donnée à elle-même dans le corps mais elle transcende le corps. Cette transcendance est la condition de tout choix. Si le désir sexuel était un besoin physiologique, il serait impossible de donner à l’existence sexuée un sens librement déterminé et rationnel. Il serait tout aussi impossible de ne pas se marier que de contracter mariage, de vouer le célibat que de ne pas le vouer, de porter quelque jugement que ce soit sur aucun comportement sexuel possible. La liberté de l’amour ne s’exprime en vérité que dans la mesure où l’homme reconnaît que le désir est en lui, est livré entre ses mains tout en lui échappant et qu’il peut être dit grâce à sa liberté. Le dynamisme du désir donne d’aimer, soit en acceptant librement le désir de l’autre, soit en renonçant librement à ce désir. Le célibat est désir en esprit et vérité. En lui, le désir s’est accompli non de manière précaire et transitoire dans la satiété qui est plaisir, mais dans le renoncement qui est reconnaissance de sa réalité originaire : la promesse donnée à l’homme de ne pas défaillir. Si l’amour est plus fort que la mort, ce n’est pas que la passion soit plus forte, c’est que la liberté se reçoit dans le désir et le transfigure en sa vérité, celle de l’esprit.
4. Une dernière raison pour laquelle la conscience commune définit le célibat en termes négatifs, c’est que l’interdit, le sentiment d’angoisse, de culpabilité, de faute, qui sont liés communément dans l’expérience humaine à la sexualité sont mis en éveil de manière plus vive par la réalité du célibat. C’est un fait sociologique non seulement à l’intérieur de la tradition chrétienne, non seulement à l’intérieur de la civilisation occidentale, mais dans la plupart des cultures. Il ne suffit pas de dénoncer le puritanisme et les tabous sexuels, ou d’invoquer la libération sexuelle de l’homme et de la femme pour que ce fantasme soit exorcisé. En fait, une association s’opère spontanément entre désir et interdit. Dans la condition sexuée de l’homme, un rapprochement s’établit trop naturellement entre désir sexuel et loi morale. Seule la révélation de la miséricorde sauve de cette angoisse de faute. Car dans la contingence de notre histoire, les libertés humaines sont toujours mises en cause non seulement dans leur faillibilité, leur fragilité, mais dans leur faute, en terme théologique, dans leur péché. L’interdit vise à aider de l’extérieur la liberté à suivre son dynamisme interne. Tant que ce dynamisme interne n’est pas assumé par la liberté, l’interdit extérieur est perçu comme une limitation de la liberté et il provoque à l’infraction. Là où il y a liberté, il y a loi ; là où il y a loi, il y a péché.
B. Une intelligence positive
En analysant ces raisons de l’intelligence communément négative du célibat, nous avons engagé une certaine compréhension positive de sa réalité. Il ne s’agit pas ici de porter déjà un jugement mais d’accueillir l’expérience vécue et de prendre distance par rapport à nos réactions affectives pour y discerner la réalité positive du célibat. Et nous pouvons nous poser la question : dans quelle mesure notre compréhension du mariage comme du célibat est-elle déjà chrétienne ? Notre intelligence du célibat vit de ce que nous vivons ; elle parle du célibat, de la sexualité au niveau où nous les comprenons, où nous les éprouvons.
Pourquoi prendre notre point de départ dans ce qui paraît à la fois extérieur et dévaluant ? Pour bien laisser peser les choses et faire percevoir que le don de Dieu, que la sérénité à laquelle nous avons à nous convier les uns les autres dans la fidélité, dans la miséricorde, est l’œuvre d’un combat spirituel. Dans l’expression « combat spirituel », le mot le plus important est « spirituel ». C’est l’Esprit de Dieu qui, selon la grâce départie à chacun, modèle peu à peu l’affectivité humaine. Le véritable enjeu du combat spirituel dans le célibat est d’abord l’affrontement à la vérité de la rudesse de la condition militante du chrétien.
En référence au mariage, le célibat n’est pas seulement renoncement, il est solitude sexuelle exprimant la condition ultime et originaire de tout homme. L’homme est tout entier sexué, mais il n’est pas relation avec l’autre sexe, s’il n’est pas liberté, et liberté créée, en relation à Dieu. Celui qui vit la solitude sexuelle s’approche de la découverte de cette solitude fondatrice. Le célibat est la métaphore vécue (abstraction faite des images et des rites qui l’expriment) de cette solitude originaire de l’homme avec Dieu. La non-conjugalité, le non-exercice de la génitalité a par là un sens positif pour l’ensemble de l’existence humaine, pour l’ensemble de l’humanité [3]. Au sein de toute union, l’homme est seul à seul avec Dieu.
II. le célibat est une histoire
Le célibat « pour le Royaume » n’est pas seulement un acte de consécration, un état dans lequel un homme se trouve amené à vivre. Il est aussi une histoire. Il existe un lien entre la rudesse de la situation vécue et le fait que le célibat est une histoire. Le caractère rude et militant du combat spirituel engagé dans le célibat manifeste à l’évidence comment l’histoire où nous nous trouvons engagés avec autrui ne peut être que progressive.
L’hypocrisie ou l’inexpérience de beaucoup de discours en la matière donne à penser que la progressivité de cette histoire vient des âges de la vie : l’être humain passerait d’une enfance non sexuée à une effervescence de l’adolescence et de la jeunesse, puis à la maturité, la paix et la tranquillité du troisième âge. C’est faux. Le combat spirituel pour la chasteté est aussi exigeant à 60 ans qu’à 40 ou à 15. Cette réalité n’a pas d’âge. Dix ans de plus ne donnent aucune supériorité en la matière. Et le fait d’être passé par une crise ou d’avoir vécu longtemps dans la sérénité ne permet pas de faire des pronostics. Il importe de le percevoir à temps de manière à ne jamais se laisser surprendre par ce que la vie révèle de soi-disant « surprises ».
La progressivité de cette histoire ne se mesure pas non plus à la description couramment admise de la genèse sexuelle. Que le célibat puisse avoir en lui-même un sens, qu’il ait à être défini non seulement à partir de l’hérédité mais de l’individu et de sa genèse affective est en principe facilement admis. Ce qui est tacitement mis en doute par beaucoup, c’est que le célibat puisse réellement constituer, à l’intérieur d’une genèse affective, l’intégration plénière des éléments d’une personnalité. L’ensemble des schèmes psychologiques et analytiques courants entretiennent cette mise en doute, car ils présupposent le contraire.
Statistiquement le célibat comme état des personnes non mariées est vécu la plupart du temps, soit par des êtres humains qui sont en attente de se marier, soit par des hommes et des femmes qui ont été mariés. Le célibat est donc vécu par eux sur le mode d’une promesse, d’une attente ou sur le mode d’une mémoire, voire d’un regret. Quand il est vécu ainsi comme attente, le célibat représente, dans la maturation, une phase transitoire qui correspond, de manière plus ou moins heureuse, au passage du narcissisme à l’hétéroérotisme. L’enfant, dit-on, n’a d’attrait que pour son corps, puis il découvre un intérêt pour l’autre qui n’est pas trop différent de lui-même, – on parlera d’une phase indifférenciée où l’homosexualité joue, au niveau des pulsions sinon des comportements, un rôle prévalent, – puis il atteint la possibilité de trouver dans l’autre posé dans sa différence charnelle, dans l’hétérosexualité, l’accomplissement de son désir. Cette analyse de la genèse sexuelle, si juste qu’elle puisse être, est nécessairement liée à un certain nombre de présupposés de fait (puisqu’il s’agit de science humaine faite aussi de statistiques) et de présupposés théoriques qui consistent à comprendre le mariage comme la forme d’intégration affective et sexuelle par excellence et à ne voir le célibat qu’en référence au mariage.
La vie chrétienne est plus spécifique, plus complexe et plus riche. La consécration du célibat institue, elle aussi, une forme d’intégration affective et sexuelle originale dont le sens et la valeur n’ont pas à se vivre et à se définir seulement ni d’abord par la différence d’avec le mariage. La spécificité de l’histoire dans laquelle le célibat consacré se déploie est la conjonction de deux genèses : la genèse de l’individu et l’histoire de Jésus-Christ. La vie dans le célibat est une intégration de l’histoire affective de chacun en tant que celle-ci se découvre touchée par et intégrée à l’histoire de Jésus-Christ. Que l’histoire de Jésus-Christ touche et affecte aussi immédiatement la réalité sexuée de l’homme que sa propre genèse affective déconcerte. Pourquoi ?
Intégration spirituelle à l’histoire de Jésus-Christ
La genèse affective d’un individu est à portée d’analyse, de souvenir, de mémoire. Et d’autre part chacun porte, dans l’expérience quotidienne de son corps, la trace des différents événements affectifs ou sexuels qui ont marqué sa vie. La présence immédiate de soi-même à soi-même est affectée par tout ce passé. Il y a un siècle, notons-le, notre culture n’était pas habituée à penser ainsi ; c’est devenu aujourd’hui une banalité. Ce qui nous demeure étranger, c’est que la réalité spirituelle du Christ ressuscité touche et affecte notre propre corps.
Spontanément l’expérience du vécu est pour nous ce qui se trouve à portée de regard, de voix, de sentiment immédiatement perçu, de geste. Cependant cette expérience du vécu est mystère. L’idée même de chercher dans le vécu le point de départ de la réflexion implique que le vécu comporte en lui-même comme un réservoir infini de virtualités rationnelles, de symboles d’amour et de liberté. « Partir du vécu » : l’expression même suppose la promesse que le vécu recèle en lui-même plus qu’il n’a déjà livré. L’expérience vécue est toujours plus riche que nous ne le pensons spontanément, plus riche donc infiniment et en tous sens : elle symbolise l’histoire de Jésus-Christ.
Par ailleurs, quand nous parlons de l’« histoire » de Jésus-Christ, nous pensons trop spontanément à une réalité passée, soit d’ordre imaginaire [4], soit d’ordre rationnel, qui permet d’avoir une intelligence du monde, de l’histoire et de nous-même. Qu’il s’agisse alors d’une compréhension imaginaire ou rationnelle, théorique ou pratique, doctrinale ou morale du christianisme, nous avons là une réalité qui, puisque imaginaire ou rationnelle, nous apparaît à distance de notre propre corps (donc de notre propre réalité sexuée) et de notre liberté (donc de notre propre histoire).
En réalité, l’histoire de Jésus-Christ n’appartient pas seulement à notre monde imaginaire ; elle ne relève pas seulement de l’ordre de la raison ; elle est aussi le mystère de la charité qui sauve nos libertés incarnées jusqu’en leurs pulsions et leurs fantasmes élémentaires.
L’histoire de Jésus-Christ affecte l’histoire de l’homme
Jésus ressuscité se manifeste en cette lumière comme le principe, l’objet et le terme de notre espérance théologale croyante et aimante. Son intimité proprement divine – présence agissante de l’Esprit Saint – crée et recrée en son intégrité originaire tout ce que nous sommes, corps et âme : il nous affecte à l’intime, plus intime à nous-mêmes que nous-mêmes. Parce que Jésus, né de la Vierge Marie, est glorifié en son âme et en son corps, et que cette présence du Christ glorieux, à l’intérieur de la réalité ecclésiale et eucharistique, se déploie affectivement comme une présence au monde, comme une présence spirituelle qui intègre l’histoire par ses gestes sacramentels, le Corps du Christ affecte l’histoire des hommes autant que les hommes peuvent s’affecter eux-mêmes. Et c’est dans l’intimité divine de la foi, de l’espérance et de la charité que la présence dans l’Esprit Saint du Corps glorifié du Seigneur affecte l’histoire des hommes.
Explicitons ceci, car du point de vue de ce qui est la réalité de l’homme, l’intimité avec le Christ peut se situer à des niveaux très différents :
Il y a une manière d’être en rapport avec le Christ qui détermine l’expérience personnelle d’un chacun : cela joue nécessairement au niveau des libertés, au niveau de la réalité ontologique de l’homme. Paul, Jean et les autres évangélistes expriment l’insertion salvifique du chrétien dans le mystère du Christ, dans sa mort et sa résurrection. « Si je vis, ce n’est plus moi, mais le Christ qui vit en moi. » (Ga 3,22). « Je suis la Vigne, vous êtes les sarments. » (Jn 15,5). « Dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » (Mt 25,40). Chaque chrétien fait l’expérience inchoative de cette insertion : « Nous avons été ensevelis avec le Christ par le baptême dans la mort, afin que comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous vivions nous aussi dans une vie nouvelle. » (Rm 6,4), mais elle est souvent peu réfléchie en esprit et en vérité.
Notre insertion dans le Christ, le don de notre liberté au Christ de personne à personne, fonde la rencontre que l’adoration ou la manducation eucharistique actualise. Mais pour qu’un chrétien communie à l’acte eucharistique du Christ, il ne suffit pas qu’il croie à la résurrection du Christ ni même à la présence du Seigneur dans sa vie. Il faut encore qu’il perçoive que le Christ pose dans sa vie des gestes, une action dont il devient passif et qui se passe dans tel espace et dans tel temps à la manière d’un événement. La relation du chrétien au Christ eucharistique est une relation actuelle et active. Dans l’eucharistie, la vérité de l’Évangile et la vérité de l’Église lui deviennent intérieures.
La manière dont nous appréhendons le Christ dans l’Église est différente encore de celle dont nous l’expérimentons dans l’Eucharistie. Certains chrétiens à l’heure actuelle font cette déclaration : nous célébrons l’Eucharistie, mais nous ne croyons pas à l’Église. Ils croient que le Christ est vivant et qu’il agit en ce monde d’une manière ponctuelle, dans des gestes, mais pas dans la continuité d’une vie ecclésiale. Croire à l’Église comme Corps du Christ, c’est se laisser investir, affecter par le Christ au niveau de la représentation imaginaire. La société ecclésiale, dont l’Esprit fait l’unité malgré nos péchés et résistances, affecte le chrétien comme présence du Christ là où les êtres se rencontrent les uns les autres. Le Christ lui parle, le rejoint à travers le corps social de l’Église.
C’est encore une autre dimension de l’homme qui est mise en jeu par la contemplation des mystères de la vie du Christ tels qu’ils sont révélés dans l’Évangile. Quand la contemplation est vraiment livraison de soi et intimité avec Jésus-Christ, elle comporte l’application des sens pendant un temps à un même endroit. Elle ne se fait pas sans que l’homme se trouve engagé au niveau du corps, de l’espace et du temps, mobilisé au niveau de l’affectivité dans son enracinement pulsionnel et fantasmatique et au niveau de la réalité incarnée de sa liberté.
L’intégration spirituelle implique normalement que l’ensemble des dimensions humaines soient d’une manière ou d’une autre mobilisées par la vie du Christ. On peut prévoir avec certitude que si, pendant un temps, une année, un jour, cela dépend, la réalité corporelle de l’homme n’est pas engagée dans l’oraison, si son affectivité n’est pas touchée par la présence du Christ dans l’Église, si sa raison ne devient pas passive de l’action eucharistique et a fortiori si la liberté personnelle n’est pas engagée consciemment ou inconsciemment vis-à-vis de Jésus ressuscité, l’équilibre spirituel et psychique cesse. La vocation au célibat n’est plus assez intégrante pour représenter une vie, elle devient nécessairement non signifiante. Si une partie de l’homme n’est pas au moins à titre d’espérance ou de combat engagée dans la relation d’intimité avec le Christ, l’évidence des faits montre que le célibat n’est plus possible. La personnalité n’est pas assez structurée pour ne pas avoir, par instinct vital, besoin d’autre chose.
S’il est exact que l’histoire de Jésus-Christ touche et affecte tout ce que je suis davantage que ma propre genèse psychique liée à l’hérédité, à l’histoire de ma propre famille, il est absurde de vouloir se persuader que c’est vrai ou faux. Il n’y a aucun sens en psychanalyse à chercher dans son propre inconscient ses soi-disant complexes, parce que l’inconscient n’est pas accessible par une méthode réflexive. De la même manière cet inconscient spirituel qu’est la genèse affective d’un individu n’est pas accessible à une simple réflexion théologique ou pastorale. Il faut laisser reposer en soi ce qui vient d’être dit de l’intégration spirituelle à l’histoire de Jésus-Christ et y percevoir une force de discernement et une ligne d’espérance sans plus.
L’histoire d’un combat, d’une joie
La parole de l’Évangile invite au combat spirituel, au renoncement de la croix ; elle ne doit pas être source de tristesse et de malheur. Inviter à entrer dans l’histoire de Jésus-Christ provoque une joie et une souffrance pour chacun d’entre nous. Une joie, parce que c’est de cette espérance que nous vivons ; une souffrance parce que cette invitation creuse la distance qu’il y a entre le don de Dieu et la manière dont nous y sommes déjà entrés. Cette joie et cette souffrance sont reprises dans la certitude de la fidélité de Dieu.
Trop souvent les mots nous manquent pour dire l’amour de notre vie qui est celui de Jésus crucifié et ressuscité. Or ces mots sont vitalement nécessaires pour beaucoup. Quand ils sont prononcés avec assez d’effacement et de discrétion, ils ne sont jamais superflus. Nous ne nous rendons pas assez le service de témoigner que nous savons de quel amour nous vivons les uns et les autres. Les motifs sont nombreux : celui de la pudeur, celui de l’évidence de notre propre pauvreté spirituelle et de notre propre péché, celui de l’évidence du mystère de Dieu, de Jésus. Cette omission est une des causes fréquentes de la déshérence du célibat.
Le vœu du célibat est une réalité ontologique concrète. « Ton alliance avec Jésus-Christ est inscrite dans ta chair. Tu en vis. C’est ce que tu es. L’amour de ta vie, c’est Jésus-Christ. C’est à Jésus crucifié que tu as donné ton cœur, ton corps. Et quelle que soit la joie ou la peine que tu puisses aujourd’hui en éprouver, c’est ce que tu veux. Il te veut. Tu le veux. Vous êtes d’accord. Alors c’est bien ainsi. » C’est dans cette alliance des volontés et des libertés profondes que se joue la rencontre aimante d’un être humain avec son Seigneur. Ces paroles de l’Église, qui viennent par nous, aident à faire mémoire de l’existence. À combien d’hommes et de femmes, à combien de groupes humains qui se veulent chrétiens, ces paroles sont-elles données ? Et sans elles, l’affectivité n’étant pas articulée, s’engage plus difficilement dans un mouvement de foi. Ces paroles nous jugent tous évidemment et c’est pourquoi il nous est parfois malaisé de les tenir. Mais elles nous fortifient tous. Elles sont ce qui nous donne de vivre. En ce sens, l’espace de chasteté comme réalité ecclésiale dépend aussi de la parole dite. « Soyez miséricordieux comme votre Père céleste est miséricordieux. » « La charité porte tout... Elle espère tout. » Quand nous voyons avec sincérité que la miséricorde de Dieu nous est d’abord donnée à nous-mêmes, nous sommes mis alors par Dieu en chemin pour partager sa miséricorde avec d’autres.
rue du Collège Saint-Michel 60
B-1150 BRUXELLES, Belgique
Pistes de réflexion
– Comment discerner si le célibat est vécu et compris de manière chrétienne ?
– La contemplation de Jésus-Christ et de ses mystères remodèle l’être humain tout entier. Comment le comprendre et le vivre ?
– Le célibat consacré a-t-il une parole à dire sur la sexualité humaine aujourd’hui ? Laquelle ?
[1] 1972, p. 321-331 et 1973, p. 5-27.
[2] C’est que l’homme est pèlerinage. Marqué, comme la mort, par la réalité du péché, l’amour est toujours infiniment fragile et précaire. Que la réussite de l’amour toujours menacé soit une chose précieuse et rare ne constitue pas une vue pessimiste des choses, c’est un gage d’espérance. Bon nombre de couples considèrent leurs difficultés comme anormales alors que les statistiques prouvent le contraire.
[3] La vision romantique tend à définir l’homme par la dualité sexuelle, par la conjugalité. Elle représente l’amour humain comme la réalisation éthique la plus haute, la plus humaine : l’homme et la femme ne se réalisent que dans la rencontre de l’un et de l’autre et même, dans leur rencontre sexuelle.
[4] Il est clair qu’imaginaire ne signifie pas « fictif » mais renvoie à la capacité de l’être au monde de remodeler celui-ci à son image et à sa ressemblance.