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François d’Assise et la vie religieuse hier et aujourd’hui

Thaddée Matura, o.f.m.

N°1976-5 Septembre 1976

| P. 259-273 |

François d’Assise est surtout connu comme un être à part, un exemplaire unique. On oublie trop souvent qu’il a inauguré, avec des frères, un genre de vie évangélique dans l’Église de son temps. Si ce projet était en rupture avec les formes courantes de la vie religieuse du XIIIe siècle, il était en continuité non seulement avec les aspirations des mouvements laïcs de l’époque, mais aussi avec la visée profonde des origines monastiques. L’article essaie de situer le projet franciscain dans l’ensemble de l’histoire de la vie religieuse et de montrer comment il peut éveiller et stimuler la recherche actuelle de son renouveau.

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François fondateur d’Ordre ?

Parler du rapport de François avec la vie religieuse du passé et du présent est une entreprise difficile. En effet, tel qu’il est habituellement présenté depuis le XIXe siècle, et dans la littérature et dans l’histoire, François apparaît comme une figure solitaire, marquée d’un signe dramatique. Non certes qu’il n’ait pas attiré à sa suite des foules et des disciples, mais parce que le projet évangélique radical qu’il a voulu vivre avec eux aurait, en dernière analyse, échoué. Si l’Évangile a réussi à s’incarner en lui, et avec quel éclat, peut-on dire qu’il a laissé une trace permanente dans la longue histoire de la vie religieuse ?

Dans une toute récente histoire de l’Église, où François occupe une place de choix, un des chapitres, intitulé « François, fondateur d’Ordre » et signé par un grand historien [1], porte un point d’interrogation. François a-t-il vraiment voulu fonder un nouveau groupe religieux dans l’Église ? Des historiens affirmaient naguère qu’il s’agissait au départ d’un mouvement informel, embrassant toutes les catégories de chrétiens, d’où se serait dégagé, peu à peu, et sous les pressions de la Curie, un Ordre masculin puis un Ordre féminin. Une telle hypothèse n’a aucun fondement dans les sources ; celles-ci, au contraire (les deux Règles rédigées par François et surtout son dernier écrit adressé aux frères et appelé Testament [2] , ainsi que divers rescrits des papes) montrent à l’évidence que François a élaboré, avec ses frères, un projet de vie incontestablement « religieux ». Mais justement, aux dires de la plupart des historiens qui se rallient à l’interprétation de Paul Sabatier [3], ce projet a été sans cesse contré et dilué par la résistance des frères et par la politique modératrice de l’institution ecclésiale (la Curie). C’est de guerre lasse et le coeur brisé par tant d’oppositions, que François se serait laissé imposer une règle de compromis. Déjà de son vivant, il ne se reconnaissait plus dans l’Ordre sorti de lui. Quelle n’aurait pas été sa réaction par la suite ?

Cette interprétation, qu’on peut dire courante, peut invoquer en sa faveur un certain nombre de textes anciens, dont la datation est cependant discutée et qui proviennent tous des milieux « spirituels », zélateurs de l’observance rigide de la règle. Si on la poussait dans toutes ses conséquences, il faudrait marquer une coupure entre le projet de François et celui qui s’exprime dans les règles telles qu’elles nous sont parvenues.

Il n’est certes pas possible de résoudre sérieusement en quelques lignes la « question franciscaine » : comment concilier les images de François, différentes selon les sources, tantôt « officielles » et datées, tantôt anonymes et non datées ? Nous appuyant plutôt essentiellement sur les deux Règles, le Testament et d’autres écrits de François, nous allons décrire en un premier temps le projet de vie que François proposait à ses frères. Après quoi, il nous sera possible d’instituer une comparaison, d’abord avec les formes de vie religieuse du Moyen Âge, ensuite avec la vie religieuse qui a précédé et qui a suivi l’expérience franciscaine. On pourra voir alors ce qu’une telle conception de vie religieuse garde de valable, non seulement pour la famille franciscaine, mais pour tout groupe religieux dans le christianisme.

Le projet franciscain primitif

Au témoignage de l’histoire et des documents qui nous sont parvenus, l’élaboration de la règle où s’est exprimé le propos de François, a duré une bonne dizaine d’années. Un texte bref, composé principalement de citations évangéliques, a été présenté à l’approbation orale d’innocent III (1209 ou 1210). Ce texte, dont il ne reste aucune trace explicite, s’est ensuite accru, au fur et à mesure de l’évolution du groupe qui, en dix ans, passe de douze frères à quelque 2000 à 3000 membres. Les dernières couches de cet écrit en 23 chapitres datent de l’année 1221 ; il est connu sous le nom de Première Règle (1 R). Pour diverses raisons (longueur du texte, manque de précision, situations dépassées, pression des frères), François rédige un texte plus condensé, plus bref (12 chapitres), qui reçoit en 1223 l’approbation écrite d’Honorius III. C’est la Deuxième Règle (2 R), définitive celle-là. Lorsque, trois ans plus tard, François parle de la Règle dans son Testament, il ne fait aucune distinction : pour lui, il n’y a eu qu’une règle, qui exprime toujours une même intention. De fait, une lecture sereine et approfondie de ces trois textes fondamentaux montre la permanence d’un projet identique ; loin d’apparaître comme un compromis, la Deuxième Règle marque souvent une plus grande rigueur sur tel point, même si c’est aux dépens d’un souffle spirituel et lyrique.

« Ne désirons rien d’autre que Dieu » (1 R)

Des études récentes [4] ont montré qu’à l’origine de l’aventure spirituelle de François il n’y a ni préoccupation sociale, ni désir de réformer l’Église, ni volonté de s’opposer aux mouvements hérétiques. François se convertit à Dieu et, avant que d’autres ne viennent le rejoindre, il vit en solitaire. L’expérience de Dieu, longuement et chèrement acquise, est au cœur de sa vie et de son projet, et les deux Règles en soulignent fortement la centralité. A elle tout doit être subordonné et rien, ni service, ni travail, ni salaire, ne doit faire obstacle. Quand on parle de l’évangélisme de François, de son radicalisme, avant de penser à la pauvreté, c’est à ce radicalisme de foi qu’il faut songer, car lui seul fonde le reste. Jésus et son Évangile introduisent l’homme à ce mystère indicible que la Première Règle chante avec enivrement (ch. 23). Le saisissement par le mystère explique l’importance de la solitude, de l’élément érémitique, et la place que doit occuper la prière dans la vie des frères.

François sait aussi que l’Évangile, qui est sa règle, n’est donné et reçu, en même temps que les sacrements du Seigneur, que dans l’Église et par l’intermédiaire du ministère sacerdotal. De là son attachement à l’Église et à sa structure hiérarchique romaine, ce qui n’allait pas du tout de soi à l’époque où il vivait.

Ainsi le point central du projet franciscain est le désir de se livrer à l’Esprit de Dieu et à son dynamisme, dans la fidélité radicale à l’Évangile du Christ reçu dans l’Église.

« Le Seigneur m’a donné des frères »

Cette recherche de Dieu, François la vit avec des frères que Dieu lui a donnés, comme il l’écrit dans son Testament. Dès le début, c’est un groupe socialement bigarré, où des nobles, des bourgeois riches, des paysans, des clercs, des étudiants et des gens de robe se côtoient dans l’égalité. Tous ces hommes sont invités à un amour mutuel concret, que François caractérise comme maternel : ils doivent se réjouir quand ils se revoient, s’ouvrir l’un à l’autre de leurs besoins, se procurer mutuellement le nécessaire, « se laver les pieds les uns aux autres ».

Quand, plus tard, seront institués des ministres, dont la fonction est de visiter, d’encourager et de corriger des frères dispersés en petits groupes, le principe traditionnel de l’obéissance est affirmé : « il faut leur obéir en tout ce qui n’est pas contraire à la conscience et à la règle ». Ce qui est nouveau cependant c’est la mise en garde étonnante (la trouve-t-on dans les règles des autres ordres religieux ?) adressée à ces ministres, contre toute volonté de puissance et toute autorité de domination, et cela au moyen de citations évangéliques (Mt 20,25.26.28 ; Lc 22,26), comme aussi cette expression : « que les frères puissent se comporter avec les ministres comme des maîtres avec leurs serviteurs » (2 R). Il y a là, incontestablement une conception de l’autorité comme humble service, puisée aux sources de l’évangile, sur laquelle François insiste.

« Quand les frères vont par le monde » (2 R)

Si les frères prient volontiers dans les églises et se retirent en des lieux solitaires, ils sont aussi, contrairement à l’institution monastique de l’époque, parmi les hommes. Dans les premières années – les deux règles témoignent encore de cette situation – la vie des frères est itinérante : ils n’ont pas, habituellement, de résidences fixes.

Ils travaillent chez les gens, dans les champs, dans des léproseries, dans des centres de service « social », pour s’occuper et pour se procurer le nécessaire en nature, car l’argent comme salaire leur est interdit. En principe, ils exercent la profession ou le métier qu’ils avaient. C’est là un trait original de l’expérience primitive. Si le travail ne suffit pas à assurer la vie, on aura recours à la mendicité, et si cela situe les frères avec « les pauvres, les malades et ceux qui mendient le long des routes » (1 R), ils doivent s’estimer heureux.

À part ce contact du travail, tous sont invités à porter aux gens, chrétiens ou infidèles (Sarrazins), la paix, selon la recommandation évangélique, et à leur adresser, si l’occasion se présente, une parole d’exhortation, les invitant à la conversion du cœur, à la prière, à l’amour du prochain. Quand il s’agira de la prédication au sens canonique, seuls les frères approuvés pourront la donner. Aussi, contrairement à ce que l’on pense habituellement, la prédication, au sens courant du mot, n’occupe dans les règles qu’une place restreinte, ce qui ne sera certes pas le cas plus tard, lorsque l’ordre se cléricalisera.

Mais ce qui est capital, c’est l’attitude des frères dans leur contact avec les hommes. Pas de jugement, surtout sur les riches, pas de disputes, de querelles, d’affirmation de ses droits, de privilèges ecclésiastiques, mais plutôt bienveillance, effacement, douceur, courtoisie. Les frères doivent être des minores (mineurs), petits, derniers, « serviteurs inutiles ». En face de l’opposition, de la violence, il leur faut pratiquer la non-résistance : « Quiconque vient à eux, ami ou ennemi, voleur ou brigand, doit être bien accueilli » (1 R).

« La pauvreté de Jésus-Christ » (2 R)

La radicalité de la pauvreté franciscaine est connue. Les règles interdisent aux frères de posséder quoi que ce soit : « maison, lieu, toute autre chose ». Ce qui leur est loué ou prêté doit être pauvre et ils y séjourneront comme des passants. Tout usage de l’argent est formellement exclu (la Deuxième Règle est plus catégorique sur ce point que la Première) ; seul le salaire ou les dons en nature peuvent être reçus.

Au plan individuel, le premier geste de rupture demandé au candidat, est de « vendre tout ce que l’on possède et de le donner aux pauvres », comme le dit l’évangile (Mt 19,2). Et selon les exigences du discours de mission (Lc 9,3 ; 10,4-8), il faut se contenter d’une tunique et aller pieds nus.

Il est certain que nous sommes en face d’une conception qui prend à la lettre des textes évangéliques. Il faut cependant reconnaître que François n’a rien d’un littéraliste ; car l’application de ces exigences demeure souple et exige un discernement spirituel (liberté intérieure, nécessités extérieures, etc.). Ajoutons que ces exigences sont motivées non par une contestation sociale ou par le désir de s’identifier aux pauvres, mais par la fidélité à l’Évangile.

« S’il veut et peut spirituellement »

Un trait frappe le lecteur attentif des règles franciscaines : c’est leur imprécision en ce qui concerne les structures du groupe, comme aussi l’organisation concrète de la vie des frères.

Si les frères sont tenus d’avoir un ministre général (élu à vie, semble-t-il), le chapitre général peut le déposer « s’il n’est pas à la hauteur de son service », sans que les motifs et le mode de cette déposition soient aucunement précisés. Des ministres provinciaux sont institués, mais rien n’est dit sur la façon de les désigner ni sur la durée de leur charge. Des responsables locaux ne sont pas mentionnés dans les règles. De même si les chapitres (chapitres des ministres pour tout l’Ordre, de tous les frères pour les provinces) doivent être convoqués, cela se fait au gré des ministres. A part le rattachement, fort souligné, de l’Ordre au siège romain, aucune autre structure n’est indiquée. Seule une mention présuppose qu’il y a des prêtres dans l’Ordre, mais aucune place particulière ne leur est reconnue.

Les seuls détails réglementant la vie individuelle sont des prescriptions relatives à la pauvreté des vêtements et à l’usage de l’argent. Les jeûnes imposés sont beaucoup moins rigoureux que dans la pratique monastique : les règles ignorent l’abstinence perpétuelle et réaffirment la liberté évangélique de manger de tout aliment servi.

En beaucoup de situations, une grande liberté est laissée au groupe et aux individus. Les expressions comme : « s’il veut, s’il peut, avec la bénédiction de Dieu, spirituellement », invitent à une décision personnelle appuyée sur le discernement spirituel. Comparée à la plupart des règles du passé, la Règle de François apparaît essentiellement comme étant un texte spirituel plutôt qu’un coutumier ou des constitutions.

Le projet franciscain et la vie religieuse au XIIIe siècle

Telles sont, schématisées et simplifiées à l’extrême, les grandes lignes de la forme de vie évangélique que François condense dans ses Règles et dans son Testament. C’est ce projet que la papauté, non sans quelque audace, approuve. Certes, avec le temps – et déjà les règles reconnaissent cette évolution –, il faudra tenir compte du nombre, de la diffusion, et trouver les formes concrètes pour incarner quelque chose de cet idéal à la limite de l’utopie. Et puis, rapidement, il y aura cléricalisation du groupe, avec deux conséquences : une grande importance accordée à la prédication ecclésiastique et aux autres formes du ministère clérical ; l’abandon du travail chez autrui. Dans l’ensemble, toutefois, ce type de vie religieuse apparaît nouveau, voire révolutionnaire. Il suffit, pour cela, de comparer ce projet, pas seulement proposé, mais vécu dans l’ensemble par le groupe, avec la vie religieuse que François voyait autour de lui.

L’Ordre monastique

Nous sommes à l’époque (XIIIe siècle) où le monachisme réformé de Cluny est plus qu’essoufflé après deux siècles de rayonnement extraordinaire. C’est l’âge d’or de la réforme cistercienne (François naît 30 ans après la mort de saint Bernard). Malgré leurs différences, ces deux types monastiques ont en commun une insertion socio-économique féodale. Les moines vivent de grandes propriétés terriennes (dons ou acquisitions), qu’ils exploitent par eux-mêmes ou le plus souvent par des fermiers. Même si la majorité des moines (au moins dans la tradition clunisienne) vivent à quelques-uns en des prieurés ruraux, l’abbaye centrale est une construction imposante. À cette époque, tous les moines (les convers ne le sont pas pleinement) sont clercs ; ils se recrutent surtout dans les couches élevées de la société. Tout en étant prêtres, ils vivent cependant à l’intérieur de la clôture, et ne frayent pas avec les gens. Leur vie, centrée sur la célébration de l’office et le travail intellectuel (copistes), est strictement réglementée par des us et des coutumes.

En marge de l’institution monastique, il y a des groupes érémitiques, soit organisés comme les Chartreux et les Camaldules, soit plutôt libres, comme, par exemple, l’Ordre de Grammont. Chez ces ermites, l’assise économique est en général modeste. C’est le cas particulièrement de Grammont, où il y a un fort évangélisme, insistant sur la pauvreté. D’autres, comme l’Ordre de Fontevrault, pratiquent, au moins dans leurs débuts, l’itinérance jointe à la prédication.

L’Ordre canonial, les Hospitaliers et les Militaires

C’est aussi l’époque où l’Ordre canonial (Saint-Ruf, Saint-Victor, les Prémontrés) connaît une grande diffusion. Modelée sur le type monastique, mais suivant la Règle de saint Augustin, plus adaptée à ce genre de vie, l’institution canoniale rassemble dans la vie commune régulière des prêtres qui continuent à s’adonner au ministère pastoral.

Les Ordres hospitaliers (du Saint-Esprit, Antonins, de Saint-Jean de Jérusalem) et les ordres militaires se consacrent les uns aux soins des malades et des lépreux, les autres à la protection du Royaume latin de Jérusalem, tant qu’il existe.

Ce dernier groupe est centralisé (un seul supérieur général), contrairement à la tradition monastique. De plus, tous, chanoines, hospitaliers, chevaliers, ont une tâche précise à accomplir : soin des âmes, des corps, défense de la Terre Sainte. Par rapport à l’ordre monastique, qui se caractérise par un genre de vie, ils peuvent être dits fonctionnels, c’est-à-dire, polarisés par un service, une tâche particulière. Leur assiette socio-économique est, en gros, semblable à celle du monachisme : propriétés terriennes, édifices importants.

Mouvements laïcs évangéliques

Les mouvements laïcs les plus importants et, de fait, contemporains de François, sont les Vaudois et les Humiliés. Les premiers, vite coupés de la grande Église, pratiquent la pauvreté radicale : abandon des biens, marche pieds nus, port d’une seule tunique et prédication itinérante laïque. Les Humiliés, plus sédentaires, vivent en communauté et travaillent de leurs mains (ce que ne font pas les Vaudois, qui vivent de leur prédication). Les deux groupes se heurtent vite à l’opposition du clergé et se radicalisent dans leur critique de la hiérarchie et leur refus des sacrements qu’elle administre. Ils prétendent vivre la vraie vie apostolique, inspirée davantage du discours d’envoi en mission (Mt 10,5-14 et par.) que par les « Sommaires » des Actes (2,42.44.45 ; 4,32.34).

Les Ordres nouveaux

En 1198, est approuvée (dix ans avant celle de François) la Règle des Trinitaires, ordre voué au rachat des captifs. En 1215, ce sont les Frères Prêcheurs qui sont reconnus : ils adoptent la règle de saint Augustin et élaborent des constitutions inspirées de Cîteaux et de Prémontré. Les deux Ordres sont internationaux et centralisés. Les Prêcheurs sont tous des clercs (Dominique est chanoine régulier d’Osma) et se consacrent à la prédication antihérétique ; ils adoptent sur le point de la pauvreté une pratique radicale : absence de revenus fixes, mendicité, pauvreté vestimentaire.

Cette évocation historique, pour sommaire qu’elle soit, fait voir clairement en quoi le projet franciscain ressemble à la vie religieuse de son temps et en quoi il en diffère. Il semble n’avoir rien de commun avec la vie monastique telle qu’elle existe, au moins depuis le IXe siècle, en Occident : assise économique, cléricalisation, recrutement, réglementation détaillée, séparation d’avec le monde. Il en est de même pour la vie canoniale et les ordres hospitaliers ou militaires, qui se fixent des objectifs, des services à réaliser.

Il y a par contre parenté entre certains groupes d’ermites qui vivent dans la pauvreté et se réfèrent à l’Évangile (tels Grammont et Fontevrault) et le mouvement franciscain primitif. La ressemblance est encore plus forte avec les Vaudois, dont la pauvreté et la prédication itinérante paraissent presque identiques à celles que pratiquera François (bien que des influences directes soient à exclure). C’est peut-être le travail chez les gens qui est un trait franciscain pour ainsi dire inconnu ailleurs. Enfin, si la pauvreté des Dominicains (et plus tard des autres Ordres mendiants), sans être aussi radicale, va dans la même ligne, la composition nettement cléricale de cet Ordre, la place centrale de la prédication ainsi qu’une organisation plus ferme créent des différences considérables. A vrai dire, certaines de ces différences s’estomperont lorsque l’Ordre franciscain se cléricalisera (vers 1240) et s’orientera vers un même type d’activités, souvent concurrentielles.

Ainsi le projet franciscain est, au XIIIe siècle, quelque chose de nouveau et d’original, du moins si l’on fait abstraction des mouvements laïques, qui, de toute façon, n’ont pas survécu. Il n’est ni monastique, ni canonial, ni fonctionnel. Malgré une ressemblance indéniable, il diffère profondément du groupe dominicain jumeau. Dans la structure canonique de l’Église, il lui faudra trouver une place particulière, sans le ramener à des formes préétablies. C’est ce qui sera fait, non sans un certain nivellement, tant le poids des structures pèse lourd.

Le projet franciscain dans l’histoire de la vie religieuse

La vie évangélique conçue et proposée par François n’a donc pas beaucoup de points communs avec la vie monastique du Moyen Âge ; elle diffère tout autant des formes de vie religieuse d’alors. Est-ce à dire qu’elle est une nouveauté absolue, qu’elle inaugure dans l’Église un type de vie inconnu ?

Pour qui regarde l’histoire d’ensemble de la vie religieuse, la réponse devra être nuancée. Car la vie religieuse a passé par bien des formes diverses avant qu’elle ne se stabilise, en Occident, vers l’époque carolingienne et avec la réforme de Cluny, dans des expressions que François lui a connues. Si l’on considère son long passé, bien des points de ressemblance, voire de profonde continuité, doivent être affirmés.

Vie franciscaine, vie monastique ?

Ce qui caractérise le courant « monastique » depuis ses origines au IVe siècle, c’est qu’il est un projet de vie chrétienne intégrale et non un projet d’action ou de service. Les chrétiens qui s’y engagent ne se situent pas dans la ligne cléricale (ils ne sont prêtres que rarement) et prennent, par ailleurs, leurs distances à l’égard des engagements et services de type laïque. Au sein de l’Église et du monde, ils créent un nouveau type d’existence : une communauté de chercheurs de Dieu et de frères qui s’aiment, figure du Royaume à venir. S’il y a toujours chez eux une rupture avec la façon courante de vivre des hommes (et des chrétiens), la distance, la séparation, la « fuite du monde » comportent bien des nuances, depuis l’érémitisme total (mais peuplé de disciples et de visiteurs), en passant par les colonies d’ermites (les laures palestiniennes), jusqu’au cénobitisme strict de Pachôme, à l’écart des villes, et celui de Basile, inséré dans les cités. S’il est vrai qu’habituellement ils vivent en sédentaires, ils ne cessent de sillonner les mers et les routes. En Orient, le monachisme syrien et byzantin modèle la prière et la vie de l’Église. En Occident, Martin et ses missionnaires « pachômiens » (R. Hostie) évangélisent la Gaule (IVe siècle). Ce sont les moines irlandais qui donnent son visage au christianisme des îles britanniques et qui, du VIe au VIIe siècle, parcourent le continent européen. Enfin, la pénétration et l’établissement de la foi dans le monde anglo-saxon (Grande-Bretagne, pays germaniques) sont dus aux moines bénédictins et aux évêques sortis de leurs rangs, aux VIIeet VIIIe siècles.

Avant que la règle bénédictine ne devienne la règle de tout le monachisme occidental (vers le VIIIe siècle), celui-ci a connu bien des visages et son insertion socio-économique était plus modeste qu’à l’époque féodale.

Comparé à ce type de vie, le projet franciscain a un air de parenté. Il renoue, en quelque sorte, par-delà le monachisme particulier du IXe au XIIIe siècle, avec les formes diversifiées des origines. Il est, lui aussi, un propos de vie chrétienne et rien d’autre. En son centre le plus profond, il se veut ouverture à Dieu, fidélité à l’Évangile du Christ, amour et service du frère. Même les traits qui paraissent le distinguer se retrouvent, épars, dans des mouvements du passé. Des moines itinérants n’y étaient pas inconnus ; c’était même une plaie du temps de saint Benoît (d’où son insistance sur l’appartenance stable à un monastère). Si la « fuite du monde » reste un idéal du moine, n’oublions pas que l’érémitisme, au moins temporaire, fait partie du projet franciscain. La prédication franciscaine des origines s’apparente davantage aux paroles d’exhortation et d’encouragement des Pères du désert qu’au sermon clérical, et cela d’autant plus que la première communauté est largement laïque. C’est le radicalisme de la pauvreté, surtout collective (refus de toute possession et de l’argent), qui semble nouveau, encore qu’on lui trouverait des précurseurs dans le passé, pour ne point parler des contemporains, comme les Vaudois. Même le travail chez les gens n’était pas chose totalement inconnue : les moines de Pachôme ne faisaient-ils pas la moisson dans les villages voisins ? Quant à la structure centralisée du gouvernement, pratiquée par les Pachômiens, déjà Cîteaux y tendait et elle est courante dans les Ordres militaires et hospitaliers.

Il ne s’agit certes pas de démontrer que le mouvement franciscain n’avait rien d’original, mais de faire remarquer qu’aux yeux de l’historien, il apparaît comme une reprise, adaptée au Moyen Âge, du courant « monastique », c’est-à-dire de la volonté de réaliser en commun l’Évangile du Christ. Si François refuse d’entrer dans le cadre monastique du Moyen Âge, modelé par les structures féodales, il rejoint, sans le savoir, le propos plus dépouillé, plus souple, de ceux qui, aux IVe et Ve siècles, ont cherché, dans la simplicité et la pauvreté, à servir Dieu et à aimer leurs frères.

Par contre, la différence – et cela, on ne l’a pas assez remarqué – est grande avec les groupes que l’on pourrait appeler fonctionnels, orientés vers le service et l’action : chanoines, hospitaliers, chevaliers et, plus tard, prédicateurs, missionnaires, éducateurs. À moins de considérer, à tort, croyons-nous, la prédication cléricale comme une tâche primordiale de l’Ordre, force nous est de constater que le groupe franciscain n’a aucun projet d’action, quelle qu’elle soit : « La règle et la vie des frères consiste à observer le saint évangile de notre Seigneur Jésus-Christ » (2 R).

Influences franciscaines

Si tous les Ordres religieux apparus au XIIIsiècle se situent dans la catégorie historique et juridique de « mendiants », cela n’est pas dû à l’influence franciscaine directe, mais, si l’on peut parler ainsi, plutôt à l’air du temps, au mouvement général vers la pauvreté. Le fait est que tous : Dominicains, Carmes, Servîtes, Ermites de Saint-Augustin, ne vivent plus de l’exploitation des terres, mais des dons et de la mendicité. Leurs couvents, sauf exception, seront modestes, sinon pauvres. Par bien des côtés, il serait même difficile de les distinguer les uns des autres, car tel point mis à part (la rigueur de la pauvreté chez les Franciscains), ils ont à peu près le même type, conventuel, de vie, les mêmes activités apostoliques, les mêmes structures de gouvernement, plus ou moins démocratiques.

Plus tard, certaines fondations, tels les Minimes (XVe siècle), seront directement influencées par l’idéal de pauvreté franciscaine. Au XVIe siècle, ce sera le cas du Carmel féminin réformé par Thérèse d’Avila, et, dans la Compagnie de Jésus, la pauvreté totale des maisons professes, voulue par Ignace de Loyola, n’est pas sans rapport avec l’idéal de François.

À l’époque moderne, le XIXe siècle connaît une foison de fondations, surtout féminines, qui se rattachent de près ou de loin à la famille franciscaine, encore qu’elles soient, pour la plupart, de tendance fonctionnelle. A l’heure actuelle, plus de 200.000 religieuses portent le nom de Franciscaines. Il y a des communautés franciscaines même en dehors de l’Église romaine : ainsi existent des Franciscains anglicans, et, tout récemment, des luthériens, suédois et allemands, ont constitué des communautés de vie religieuse franciscaine.

Il n’est pas jusqu’aux Petits Frères de Jésus du Père de Foucauld en qui on n’ait vu comme une résurgence des premiers temps du franciscanisme.

Actualité du projet évangélique de François

Jusqu’ici nous n’avons pas parlé de l’Ordre laissé par François ni de son évolution. Si numériquement il a connu depuis le XIIIe siècle une énorme diffusion (au XVIIIe siècle, il formait, à lui tout seul, la moitié de la vie religieuse masculine, et aujourd’hui encore il y a environ 45.000 frères du Premier Ordre sur 300.000 religieux), son histoire n’a jamais été de tout repos. Sur le point de la pauvreté (usage pauvre, refus de l’argent et des revenus, non-propriété des édifices), il n’a cessé de s’enliser et de se reprendre, comme en témoignent les réformes et les scissions (jusqu’à la fin du XIXe siècle, il y avait six familles masculines, plus ou moins autonomes). Au départ de chaque réforme, se manifestait également une tendance marquée vers la vie érémitique, ce qui ne nuisait en rien, au contraire, au rayonnement apostolique.

Ces toutes dernières années, un ressourcement plus profond a conduit à des remises en question plus radicales. Car il paraît clair qu’un certain nombre de points fondamentaux du projet, tel qu’il est présenté par les règles, n’ont pas été réalisés. L’Ordre est devenu vite un Ordre de clercs, consacré principalement à la prédication et au ministère des âmes. Ce n’est pas la question de la pauvreté (encore qu’elle ne soit jamais résolue) qui est la principale, c’est l’orientation même de l’Ordre. Doit-il rester, comme il l’est depuis environ 1240, un Ordre clérical, avec une grande majorité de prêtres accomplissant divers ministères de type sacerdotal, ou doit-il redevenir ce qu’il est selon la règle, un groupe de chrétiens, surtout laïcs, vivant, en petites communautés mobiles et pauvres, la prière, l’amour fraternel, le travail de toute sorte, et « faisant connaître au monde entier, par la parole et par la vie, qu’il n’y a de puissant que Dieu [5] ».

Le projet franciscain garde une actualité pour ceux, bien entendu, qui se rattachent au charisme de François, mais aussi pour tous les hommes et les femmes qui, aujourd’hui, cherchent à vivre la vie commune selon l’Évangile du Christ.

Cette actualité se cristallise, à mon avis, autour de quatre thèmes : Évangile, Église, communauté comme mission, relativité des structures.

La référence à l’Évangile ne doit pas être comprise d’une façon étroite, comme si elle ne regardait que la pauvreté. Vivre selon l’Évangile, cela veut dire accueillir Dieu dans son mystère, tel qu’il se révèle en Jésus par l’Esprit et ne cesser d’approfondir cette donnée centrale de la foi dans la solitude et la prière ; cela veut dire aussi accueillir le frère dans l’esprit du sermon sur la montagne, dans le respect, l’attention, le refus de toute violence, dans la liberté évangélique et l’égalité fraternelle qui conteste tout autoritarisme et toute tentation de puissance.

Cet Évangile de Jésus est porté aujourd’hui encore par l’Église. Au temps de François, l’Église n’était guère meilleure ni plus belle qu’en ces temps-ci (au contraire !) et les critiques les plus violentes l’attaquaient et la déchiraient. François a pris en quelque sorte le contre-pied de cette attitude : il ne cesse de réaffirmer sa foi dans les prêtres et dans les sacrements, et se lie pour toujours au « Seigneur Pape et à l’Église de Rome ». Il n’est ni aveugle ni naïf, mais il croit que cette communion, qui est amour et non aigreur, peut seule le maintenir dans la fidélité à l’Évangile authentique.

Le projet de François, c’est aussi la mise en valeur de l’existence chrétienne en communauté évangélique, comme mission. Aucun type particulier « d’apostolat » n’est proposé : il s’agit avant tout de vivre, « de suivre les enseignements et les traces de Jésus-Christ » (7 R). De cette vie font partie la prière, une certaine ascèse, les relations fraternelles, le travail, les contacts avec les gens, l’exhortation à la louange et à la conversion. Vivre ainsi a un sens plein et suffisant : c’est une interpellation adressée à l’Église et au monde, une démonstration vivante de la possibilité de l’Évangile et de ce que celui-ci accomplit quand il investit le cœur des hommes.

Enfin, ce qui a toujours conféré au projet franciscain sa capacité de rebondissement et d’adaptation, c’est qu’il est beaucoup plus une inspiration qu’une réglementation. Les quelques rares détails précis des règles sont devenus caducs ; mais l’ensemble du texte, simple, direct, citant continuellement l’Écriture, garde aujourd’hui encore une étonnante modernité. L’Esprit continue à y souffler, indiquant les grandes options évangéliques, avec rigueur et radicalisme, mais laissant à la responsabilité du groupe et de l’individu les discernements nécessaires et les choix concrets.

On ne peut mieux conclure cette réflexion sur l’actualité du projet franciscain qu’en citant quelques passages d’une proclamation qui clôt la Première Règle. Dans ce texte lyrique, François et ses « frères mineurs, serviteurs inutiles », s’adressent aux hommes et aux femmes de tous les temps, clercs, religieux et laïcs. Et voici le message brûlant qu’ils ont à proposer et qui semble garder son urgence aujourd’hui comme hier.

« Demeurons dans la vraie foi et dans la conversion... De tout notre être aimons Dieu, ne désirons rien, ne veuillons rien d’autre que lui. Que rien ne s’interpose entre lui et nous, que rien ne nous en éloigne ».

Comme le premier mot de la Règle était une invitation à « garder le saint évangile de notre Seigneur Jésus-Christ » (2 R), le dernier mot de François est un mot sur Dieu.

Fraternité franciscaine
Grambois
F-84240 LA TOUR D’AIGUES, France

Piste de réflexion

Un charisme est toujours donné pour toute l’Église. En quoi celui de François nous interpelle-t-il ?

[1André Vauchez, « François d’Assise, fondateur d’Ordre ? », 2000 Ans de christianisme, Paris, 1975, T. III, p. 221-227.

[2On trouvera, dans Saint François d’Assise, Documents, Écrits et premières Biographies, Paris, Éd. Franciscaines, 1968, la Première Règle (p. 55-87), la Deuxième Règle (p. 88-97) et le Testament (p. 104-108).

[3La Vie de saint François de ce grand franciscanisant du début du XXe siècle parut en première édition à Paris, chez Fischbacher, en 1894 ; en 1926, elle connaissait, chez le même éditeur, sa 46e édition.

[4Cf. Heribert Roggen, o.f.m., Die Lebensform des heiligen Franziskus von Assisi in ihren Verhältnis zur feudalen und bürgerlichen Gesellschaft Italiens, Mechelen (Malines), St.-Franciscus-Uitgeverij, 1965.

[5Cf. Lettre 3 « Au Chapitre » (op. cit., p. 130, v. 9).

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